Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Jeremy Eugene Matson, Mardy Eugene Matson et Melody Katrina Schneider

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Affaires indiennes et du Nord Canada

(Aujourd’hui appelé  « Affaires autochtones et Développement du Nord Canada »)

l’intimé

Décision

Dossiers no :   T1444/7009

Membre instructeur : Edward P. Lustig

Date : Le 24 mai 2013

Référence : 2013 TCDP 13



I.                   Les plaintes

[1]               Les plaignants, Jeremy et Mardy Matson ainsi que Melody Schneider, qui sont frères et sœur, ont déposé chacun une plainte en vertu de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985, ch. H‑6 [la Loi]. Ces plaintes visent Affaires indiennes et du Nord Canada, aujourd’hui appelé « Affaires autochtones et Développement du Nord Canada » (l’intimé).

[2]               Les plaignants disent être victimes de discrimination du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur sexe et de leur situation de famille, à cause de la manière dont ils ont été inscrits à titre d’Indiens sous le régime de la Loi sur les Indiens, L.R.C., 1985, ch. I‑5 [la Loi sur les Indiens]. Ils soutiennent qu’en raison de leur ascendance indienne matrilinéaire, ils continuent d’être traités de manière différente dans la manière dont ils sont inscrits aux termes du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens, comparativement à ceux dont la lignée est paternelle et qui sont inscrits aux termes du paragraphe 6(1). C’est-à-dire que le fait d’être inscrits aux termes du paragraphe 6(2) ne leur permet pas de transmettre leur statut à leurs enfants.

II.                Le contexte

[3]               Dans la présente affaire, le Tribunal a eu l’avantage de disposer d’un exposé conjoint des faits. Si l’on y ajoute les observations des parties, il est possible de résumer comme suit le contexte dans lequel s’inscrivent les plaintes qui ont été déposées.

[4]               Les plaignants ont un seul grand-parent indien : une femme qui a perdu son statut en épousant un non-Indien avant 1985 et qui l’a récupéré en vertu de l’alinéa 6(1)c) de la Loi sur les Indiens au moment où a été adoptée la Loi modifiant la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. 32 (1er suppl.), en 1985. Par suite de ces mêmes modifications, les enfants issus de son mariage avec un non-Indien (dont l’un était le père des plaignants, Eugene Matson) ont été considérés comme admissibles au statut aux termes du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens. Étant donné que les modifications apportées en 1985 accordaient seulement à leur père le statut prévu au paragraphe 6(2) et que leur mère n’était pas indienne, les plaignants, au moment du dépôt de leurs plaintes, n’étaient admissibles à aucun statut sous le régime de la Loi sur les Indiens. Le paragraphe 6(2) de cette dernière ne permet pas à une personne de transmettre son statut aux enfants qu’elle a avec un non-Indien. De ce fait, les enfants que les plaignants ont eu avec des non-Indiens depuis 1985 n’ont pas droit eux non plus au statut.

[5]               En novembre et en décembre 2008, les plaignants ont déposé les plaintes dont il est question en l’espèce. De pair avec ces plaintes, ils ont établi et produit un tableau qui décrit l’historique de leur famille et de leur statut, comparativement à l’historique d’une famille hypothétique qui est identique à tous égards, sauf pour ce qui est du sexe de leur grand-parent indien. Autrement dit, dans l’historique de la famille hypothétique, le grand-parent indien est de sexe masculin, plutôt que féminin. Toutes les dates de naissance, de mariage et de décès sont les mêmes dans les deux scénarios. Comme l’illustre ce tableau, les plaignants, selon le scénario patrilinéaire hypothétique, auraient le statut que prévoit le paragraphe 6(1) de la Loi sur les Indiens, et ils seraient donc en mesure de transmettre à leurs enfants le statut prévu au paragraphe 6(2).

[6]               Le 6 avril 2009, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a rendu sa décision dans l’affaire McIvor c. Canada (Registrar of Indian and Northern Affairs), 2009 BCCA 153 [McIvor], déclarant que les alinéas 6(1)a) et c) de la Loi sur les Indiens étaient nuls ou sans effet car ces deux dispositions violaient le droit à l’égalité que confère l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 [la Charte]. La Cour a jugé que la violation ne pouvait pas se justifier au regard de l’article premier de la Charte. La déclaration a été suspendue pour une période d’un an afin que le Parlement puisse examiner et prendre en considération de nouvelles modifications à la Loi sur les Indiens.

[7]               Le 9 novembre 2009, conformément à l’article 49 de la Loi, la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a demandé que le Tribunal instruise les plaintes des plaignants. Conformément au paragraphe 40(4) de la Loi, elle a également demandé que le Tribunal ordonne la tenue d’une instruction commune car elle était convaincue que ces plaintes soulevaient pour l’essentiel les mêmes questions de fait et de droit.

[8]               Le 2 novembre 2010, le Tribunal a ajourné l’instance dans le cadre de la présente affaire. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique avait prorogé le délai accordé au Parlement pour se conformer à la décision qu’elle avait rendue dans l’affaire McIvor, et des dispositions législatives étaient en instance devant le Parlement en réponse à cette mesure (voir le dossier 2010 TCDP 28).

[9]               Le 31 janvier 2011, la Loi sur l’équité entre les sexes relativement à l’inscription au registre des Indiens, L.C. 2010, ch. 18 [la LESIRI], est entrée en vigueur. Cette dernière a modifié, notamment, les dispositions de la Loi sur les Indiens en matière d’inscription par l’addition d’un nouvel alinéa 6(1)c.1), qui ajoute le droit d’être inscrit pour certaines personnes dont la mère avait perdu le statut en épousant un non-Indien avant le 17 avril 1985.

[10]           Par suite de l’adoption de la LESIRI, (i) Eugene Matson – le père des plaignants – a été considéré comme admissible à l’inscription aux termes du nouvel alinéa 6(1)c.1) de la Loi sur les Indiens et (ii) les plaignants ont obtenu le droit d’être inscrits en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens.

[11]           En mai et en juin 2011, les plaignants ont été inscrits à titre d’Indiens en application du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens. Ils ont également demandé que leurs enfants soient inscrits, mais le registraire des Indiens a conclu qu’aucune disposition de la Loi sur les Indiens ne permettait l’inscription d’une personne dont l’un des parents était inscrit en vertu du paragraphe 6(2) et l’autre n’était pas un Indien au sens de la Loi sur les Indiens.

[12]           À la suite de l’adoption de la LESIRI et de l’inscription des plaignants en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens, le 27 septembre 2011 le Tribunal a décrété qu’il serait utile que l’on produise des exposés des précisions modifiés. Il a considéré que, même si les plaintes relatives à l’inscription des plaignants sous le régime de la Loi sur les Indiens étaient maintenant théoriques puisque ces derniers étaient maintenant inscrits, la partie des plaintes qui avait trait à la possibilité de transmettre le statut aux enfants issus d’un mariage avec un non‑Indien n’était pas encore réglée (voir le dossier 2011 TCDP 14).

[13]           Le 19 janvier 2012, les plaignants ont déposé un avis de question constitutionnelle (AQC), dans laquelle ils ont dit vouloir contester la validité constitutionnelle de l’article 6 de la Loi sur les Indiens au regard de la Charte. La contestation relative à la Charte était fondée sur le fait que l’article 6 de la Loi sur les Indiens contrevient aux articles 2 et 3 de la Loi ainsi qu’à l’article premier et au paragraphe 15(1) de la Charte, et qu’il y aurait lieu de les faire annuler et de déclarer qu’ils sont nuls et sans effet.

[14]           Le 30 juin 2012, l’intimé a déposé une requête en vue d’obtenir une ordonnance radiant la totalité de l’AQC des plaignants.

[15]           Le 6 septembre 2012, le Tribunal a fait droit à la requête de l’intimé et a ordonné la radiation de la totalité de l’AQC des plaignants. Il a conclu que les plaignants, par l’AQC, tentaient de faire trancher les mêmes faits que ceux qui contrevenaient censément à la Loi au regard de la Charte. Comme le paragraphe 50(2) de la Loi n’accorde au Tribunal que le pouvoir de trancher les questions de droit « dans les affaires dont il est saisi », soit le fait de savoir si un acte discriminatoire a été commis au sens des articles 5 à 14.1 de la Loi, il a jugé que la question constitutionnelle n’était pas liée au fait de déterminer si un acte discriminatoire avait été commis au sens de la Loi. Il s’agissait d’une question de droit tout à fait distincte, non liée au mandat que prescrit la Loi dans la présente affaire (voir le dossier 2012 TCDP 19).

[16]           À la suite de tout ce contexte procédural et de fond, le Tribunal a instruit la présente affaire les 30 et 31 janvier 2013, à Kelowna (Colombie-Britannique).

III.             La disjonction de l’audition de l’affaire

[17]           Conformément à l’alinéa 5(3)c) des Règles de procédure (03-05-04) du Tribunal, de même qu’avec le consentement des parties, l’audition de la présente affaire se déroule en deux volets. L’audition du premier volet de la plainte, les 30 et 31 janvier 2013, avait pour but de répondre aux questions suivantes :

(a)                La plainte est-elle une contestation d’un texte de loi, et rien d’autre?

(b)               Le Tribunal est-il tenu de suivre la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans l’affaire Alliance de la fonction publique du Canada c. Agence du revenu du Canada, 2012 CAF 7, autorisation d’interjeter appel devant la CSC rejetée (34706) [Murphy] et de rejeter la plainte?

(c)                La plainte met-elle en cause un acte discriminatoire commis dans le cadre de la fourniture de services destinés au public et susceptible de faire l’objet d’une conclusion de discrimination à première vue aux termes de l’article 5 de la Loi?

[18]           Avant de passer au second volet de la plainte, je vais analyser les questions susmentionnées.

IV.             Les positions des parties

A.                Les plaignants

[19]           Les plaignants sont d’avis que l’inscription à titre d’Indien sous le régime de la Loi sur les Indiens est un « service » au sens de l’article 5 de la Loi. Ce service, soutiennent-ils, comporte le fait de déterminer qui a le droit d’être inscrit à titre d’Indien et qui ne l’a pas.

[20]           Selon les plaignants, l’inscription à titre d’Indien ne se fait pas automatiquement, car il faut en faire la demande. Cela consiste à remplir un formulaire de demande, à fournir des renseignements sur ses ancêtres, ainsi qu’à produire des documents justificatifs. Ils soutiennent donc que l’intimé crée une relation de service entre lui et les personnes qui sollicitent le statut d’Indien sous le régime de la Loi sur les Indiens et que, en raison de cette relation, l’article 5 de la Loi s’applique à l’article 6 de la Loi sur les Indiens.

[21]           Pour ce qui est de l’arrêt Murphy, les plaignants font valoir que la décision tente de limiter la portée de la Loi d’une manière contraire aux principes qu’a énoncés la Cour suprême du Canada quant à l’interprétation des lois sur les droits de la personne (Winnipeg School Division No 1 c. Craton, [1985] 2 RCS 150 [Craton]; CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 RCS 1114 [Action Travail des Femmes]; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 RCS 143 [Andrews]; et Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14 [Tranchemontagne]. De plus, ils sont d’avis que, d’après la doctrine du stare decisis, le Tribunal est tenu de se conformer à ces arrêts de la Cour suprême du Canada et qu’il ne devrait donc pas prendre en considération la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans l’affaire Murphy.

[22]           Les plaignants sont d’avis que la position de l’intimé, à savoir qu’il y a lieu de rejeter la plainte parce qu’elle ne prend pas naissance dans le cadre de la fourniture d’un « service », est incompatible avec le fait que le Canada est membre des Nations Unies ainsi qu’avec les engagements que lui imposent la Déclaration universelle des droits de l’homme, Rés. AG 217 A(III), Doc. off. AGNU, 3e séance plénière, suppl. no 13, Doc. A/810 (1948) 71, de même que la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, Rés. AG 61/295, AGNU, 61e séance plénière, suppl. no 49, vol. III, Doc. A/61/49 (2007). Selon les plaignants, le Canada est tenu de se conformer à ces engagements internationaux pour guider ses lois intérieures, ses tribunaux et ses obligations envers ses citoyens.

[23]           Les plaignants ajoutent que le Canada a répondu à l’échelon interne à ses engagements internationaux en abrogeant l’article 67 de la Loi (projet de loi C‑21, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne, 2e Session, 39e législature, 2008 [le projet de loi C‑21]). Le projet de loi C‑21, à l’article 1.1, comprenait également la reconnaissance des droits existants – ancestraux ou issus de traités – et, à l’article 1.2, prévoyait que le Tribunal devait tenir compte des traditions juridiques et des règles de droit coutumier des Premières Nations au moment d’interpréter et d’appliquer la Loi en rapport avec une plainte déposée à l’encontre du gouvernement d’une Première Nation. D’après les plaignants, l’intention et l’objet qui sous‑tendaient l’abrogation de l’article 67, ainsi que l’inclusion des articles 1.1 et 1.2 dans le projet de loi C‑21, étaient d’ouvrir la Loi sur les Indiens dans son ensemble à un examen complet en vertu de la Loi.

[24]           Sur ce fondement, les plaignants font également une distinction avec certaines des affaires sur lesquelles se fonde l’intimé à l’appui de la thèse selon laquelle un texte de loi ne peut pas être contesté en vertu de la Loi, soit Forward c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 TCDP 5 [Forward], Canada (Procureur général) c. McKenna, [1999] 1 CF 401 [McKenna] et Canada (Procureur général) c. Bouvier, 1998 CanLII 7409 (CAF) [Bouvier]. Selon les plaignants, l’abrogation de l’article 67 est le facteur distinctif entre les plaintes dont il est ici question et ces affaires, qui ont été tranchées avant l’abrogation.

[25]           Enfin, les plaignants soutiennent qu’il faut instruire les plaintes à cause de leur effet public considérable. À leur avis, les modifications qui ont été apportées à la Loi sur les Indiens à la suite de l’adoption de la LESIRI n’ont pas redressé ou rectifié la distinction qui existe entre les descendants d’Indiennes et d’Indiens. Tant avant qu’après l’adoption de la LESIRI, la Loi sur les Indiens ne leur accorde pas le statut conféré par le paragraphe 6(1), comme cela aurait été le cas dans leur scénario patrilinéaire comparatif hypothétique. Cela étant, il leur est toujours impossible de transmettre leur statut aux enfants qu’ils ont avec des non-Indiens.

[26]           Selon les plaignants, le législateur a eu la possibilité de traiter de la discrimination fondée sur le sexe dans la LESIRI, mais a rejeté une modification proposée par le Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord de la Chambre des communes, qui aurait prévu que « […] toute personne née après le 17 avril 1985 et qui est un descendant direct d’une personne inscrite ou ayant le droit de l’être aux termes de la Loi sur les Indiens a elle aussi le droit d’être inscrite » (Bibliothèque du Parlement, Résumé législatif du projet de loi C‑3 : Loi sur l’équité entre les sexes relativement à l’inscription au registre des Indiens, par Mary C. Hurley et Tonina Simeone, Division des affaires sociales, Service d’information et de recherche parlementaires (Ottawa : Bibliothèque du Parlement, 2010), à la p. 1). Il a été conclu que cette modification outrepassait la portée du projet de loi et était donc irrecevable (Résumé législatif du projet de loi C‑3 : Loi sur l’équité entre les sexes relativement à l’inscription au registre des Indiens, à la p. 1).

[27]           Les plaignants déclarent que l’on peut estimer le nombre total de personnes susceptibles d’être touchées par la plainte (les petits-enfants de lignée maternelle et leurs enfants) à un chiffre variant entre 108 000 et 130 500.

B.                 La Commission

[28]           La Commission est d’avis que la plainte n’est pas une contestation d’un texte de loi. Elle vise le fait que l’on applique les dispositions d’inscription discriminatoires de la Loi sur les Indiens à des membres du public. Elle convient toutefois que la disposition contestée a obligé les agents de l’intimé à arriver aux conclusions qu’ils ont tirées à propos du droit à l’inscription des plaignants.

[29]           Selon la Commission, le fait de déterminer le droit à l’inscription est un « service » au sens de l’article 5 de la Loi : l’inscription à titre d’Indien comporte des avantages tangibles et intangibles et elle est offerte au public en ce sens, dans le contexte d’une relation publique. Par ailleurs, les personnes souhaitant être inscrites sous le régime de la Loi sur les Indiens sont tenues de présenter une demande au Bureau du registraire des Indiens.

[30]           Cela dit, la Commission soutient également que la Loi autorise le dépôt de plaintes contestant l’effet discriminatoire d’autres lois fédérales. Elle fait valoir qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada que les lois sur les droits de la personne rendent inopérantes les lois incompatibles (Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 RCS 145 [Heerspink]; Craton; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, 2004 CSC 30 [Larocque]; et Tranchemontagne). D’après la Commission, lorsqu’il existe un conflit entre une loi sur les droits de la personne et une autre texte de loi, c’est la loi sur les droits de la personne qui prime en tant qu’énoncé de principes quasi constitutionnel et elle a préséance sur tout texte de loi incompatible, sauf si le législateur a clairement indiqué le contraire en des termes explicites et non équivoques. La Commission soutient que, dans les circonstances de l’espèce, le Tribunal doit tenir dûment compte de ce que la Cour suprême du Canada a décrété au sujet de l’effet et du statut des lois sur les droits de la personne.

[31]           Pour ce qui est de l’arrêt Murphy, la Commission reconnaît que cette décision, à première vue, répondrait de manière complète aux plaintes dont il est question en l’espèce, lesquelles visent une conduite gouvernementale qui était obligatoire aux termes des dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens. Cependant, elle soutient qu’avant la décision Murphy, une longue série de décisions jurisprudentielles rendues dans le cadre du système fédéral des droits de la personne avaient reconnu que la Loi avait préséance sur d’autres textes de loi  incompatibles, conformément aux principes énoncés dans des affaires telles que Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne; (Canada (Procureur général) c. Druken, [1989] 2 CF 24 (C.A.) [Druken (CAF)]; Gonzalez c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1997] 3 CF 646 [Gonzalez]; McAllister-Windsor c. Canada (Développement des ressources humaines), 2001 CanLII 20691 (TCDP) [McAllister-Windsor]; Canada (Procureur général) c. Uzoaba, [1995] 2 CF 569 [Uzoaba]; les motifs dissidents du juge en chef Dickson et du juge Lamer dans Bhinder c. CN, [1985] 2 RCS 561 [Bhinder]; de même que les motifs dissidents de la juge McLachlin et de la juge L’Heureux-Dubé dans Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854 [Cooper]).

[32]           Selon la Commission, dans l’arrêt Murphy, la Cour n’a pas appliqué sa propre jurisprudence décrivant les circonstances restreintes dans lesquelles il convient qu’une formation infirme la décision qu’une autre formation a rendue antérieurement. Par ailleurs, la Cour d’appel fédérale n’a pas traité d’arrêts jurisprudentiels contraires de la Cour suprême du Canada, comme Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne, ou n’en a pas fait mention. Dans les circonstances, le Tribunal est confronté à deux courants jurisprudentiels contradictoires, émanant de décideurs d’instance supérieure. La Commission soutient que, d’après les principes du stare decisis vertical, le Tribunal est tenu de suivre les principes qu’a établis la Cour suprême du Canada. Elle ajoute que, même si la Cour suprême du Canada a rejeté une demande d’autorisation d’interjeter appel de l’arrêt Murphy, cela ne veut pas dire qu’elle souscrivait à la décision d’instance inférieure.

[33]           Aux dires de la Commission, le fait de suivre les arrêts de la Cour suprême du Canada garantirait aussi que la jurisprudence du Tribunal concorde avec d’autres décisions de tribunaux des droits de la personne et de cours de justice du pays tout entier qui ont conclu que des dispositions législatives discriminatoires étaient inopérantes.

[34]           La Commission souligne par ailleurs que le libellé et l’historique législatif de plusieurs dispositions actuellement en vigueur de la Loi illustrent l’intention du législateur que la Loi s’applique au libellé d’autres textes de loi fédéraux : l’article 2 ainsi que les paragraphes 49(5) et 62(1). À son avis, la présomption d’absence de tautologie prescrit que le législateur ne s’est pas exprimé en vain quand il a adopté les paragraphes 49(5) et 62(1) de la Loi et que l’application de la Loi au libellé d’autres textes de loi fédéraux était donc l’intention qu’avait le législateur. La Commission signale que la Cour d’appel fédérale, dans le cadre de l’arrêt Murphy, n’a pas fait référence à l’article 2, pas plus qu’aux paragraphes 49(5) ou 62(1).

[35]           La Commission attire également l’attention sur le libellé et l’historique législatif de l’ancien article 67 de la Loi. Selon elle, cette disposition agissait comme une exception législative au principe général selon lequel les lois sur les droits de la personne ont préséance. L’existence de cet article signifiait que, sans l’exception, la Loi se serait appliquée à n’importe quelle disposition discriminatoire de la Loi sur les Indiens. En fait, le législateur aurait adopté l’ancien article 67 dans le but de mettre à l’abri les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens contre toute révision en vertu de la Loi. C’est donc dire qu’en abrogeant l’article 67 en 2008, le législateur entendait donner ouverture à des plaintes relatives aux droits de la personne qui contesteraient les aspects discriminatoires de ces mêmes dispositions.

[36]           Une fois de plus, la Commission fait valoir que la présomption d’absence de tautologie existe à l’égard de l’article 67 et de son abrogation, et que la position de l’intimé, à savoir que les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens ne peuvent pas être contestées en vertu de la Loi, viole cette présomption. Par conséquent, pour donner effet à l’intention du législateur, le Tribunal se doit d’admettre que l’octroi du statut d’Indien fait partie des « services […] destinés au public », au sens de l’article 5 de la Loi.

C.                L’intimé

[37]           L’intimé est d’avis que, dans le cas de n’importe quelle plainte, il est crucial que le Tribunal en saisisse et en caractérise convenablement l’objet. Selon lui, dans la mesure où la Commission et les plaignants tentent de qualifier la plainte de mesure mettant en cause la manière dont les agents du Bureau du registraire des Indiens examinent et traitent les demandes d’inscription, le Tribunal se doit de rejeter une telle qualification. Les arguments invoqués et les preuves à l’appui ne sont pas axés sur la conduite d’agents du Bureau du registraire des Indiens, sur l’exercice de pouvoirs discrétionnaires ou sur la mise en œuvre de lignes de conduite ministérielles. Selon l’intimé, en examinant les demandes d’inscription à titre d’Indien des plaignants, les agents n’ont rien fait de plus qu’appliquer des critères légaux catégoriques à des faits incontestés. Les plaintes visent donc uniquement une loi fédérale, et rien d’autre.

[38]           L’intimé souligne également la position des plaignants au sujet des changements qui ont été apportés à la Loi sur les Indiens à la suite de l’adoption de la LESIRI. Selon lui, le fait qu’une modification législative aurait peut-être pu régler la plainte, et non un changement de politique ou d’autres facteurs, est un signe de plus que les plaintes dont il est ici question ont trait à un texte de loi. Par ailleurs, les plaignants ont déposé en l’espèce un avis de question constitutionnelle (AQC) qui conteste la validité constitutionnelle de l’article 6 de la Loi sur les Indiens. Dans cet avis, ils ont déclaré : [traduction] « Le projet de loi C‑3 n’a pas remédié  comme il faut à la discrimination jugée inconstitutionnels dans McIvor. » De l’avis de l’intimé, il s’agit là d’un autre exemple montrant que les plaintes sont fondées sur le libellé d’un texte de loi.

[39]           L’intimé soutient que, par suite de l’application de l’arrêt Murphy, ainsi que d’autres décisions telles que Forward, McKenna et Bouvier, il y aurait lieu de rejeter les plaintes. Ces décisions indiquent que la Loi ne prévoit pas la possibilité de déposer une plainte contre un texte de loi.

[40]           L’intimé fait valoir que, par opposition aux arrêts de la Cour suprême du Canada qu’invoquent les plaignants et la Commission, la décision rendue dans l’arrêt Murphy portait spécifiquement sur la Loi et l’interprétait. Il ajoute que l’interprétation de dispositions légales particulières de la Loi par un tribunal d’instance supérieure a préséance sur une preuve d’interprétation législative extrinsèque, comme les sources que la Commission met de l’avant. À cet égard, toujours selon l’intimé, il n’est pas loisible au Tribunal d’infirmer une décision de la Cour d’appel fédérale en raison de la doctrine du stare decisis et aussi parce qu’il serait erroné de la part du Tribunal d’agir ainsi.

[41]           L’intimé prétend que même si la Loi prévoyait effectivement la possibilité de déposer une plainte contre une loi fédérale, cette plainte serait tout de même rejetée parce qu’elle ne met pas en cause un « service ». Suivant le raisonnement que le Tribunal a formulé dans Forward, l’intimé allègue que le droit à l’inscription à titre d’Indien est : (i) un statut distinct accordé par l’État qui a (ii) des dimensions constitutionnelles et (iii) le fait de le qualifier de simple service serait faire abstraction du rôle fondamental qu’il joue dans la définition de la relation entre des individus et l’État. De l’avis de l’intimé, même si le traitement de demandes d’inscription peut être un « service », le critère qu’applique le législateur pour identifier la population jouissant de cette relation ne l’est pas. L’interprétation législative du mot « services », si l’on donne à ce dernier son sens ordinaire et si on l’interprète de pair avec le reste de l’article 5 et l’économie tout entière de la Loi, amène à conclure que le droit à l’inscription n’est pas un service.

[42]           L’intimé soutient également que la position de la Commission est viciée, vu la portée du cadre analytique de la Loi. S’il fallait que le Tribunal admette qu’il existe un « service » dans le cas présent, cela obligerait le gouvernement à justifier sa loi sur le fondement d’un « accommodement raisonnable » au point d’en subir une « contrainte excessive », et restreint par le paragraphe 15(2) de la Loi à des questions « en matière de coûts, de santé et de sécurité ». Selon l’intimé, les dispositions légales en litige sont le fruit de plusieurs années études, de débats et de consultations avec des groupes autochtones. Elles sont un compromis équilibré entre des intérêts opposés et elles tiennent compte de facteurs démographiques et historiques complexes. Les questions relatives à la santé et à la sécurité ne font pas partie de ces facteurs. Cela ne laisse qu’un seul aspect possible : les coûts. Aux dires de l’intimé, il faut hésiter à faire valoir une justification de contrainte financière excessive en raison de sa nature réductrice et déshumanisante et du fait que des facteurs non pécuniaires ont joué un rôle important et puissant dans le choix qu’a fait le législateur de délimiter qui est un Indien inscrit.

[43]           L’intimé ajoute que dans l’arrêt Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37 [Hutterian Brethren], la Cour suprême du Canada précise que la norme de l’accommodement raisonnable ne convient pas pour évaluer les lois d’application générale et qu’elle n’est utile que dans les cas où l’on conteste une action gouvernementale ou une pratique administrative. Contrairement à l’argument des plaignants et de la Commission selon lequel l’arrêt Murphy ne cadre pas avec la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, l’intimé soutient que l’arrêt Hutterian Brethren étaye la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans l’arrêt Murphy, à savoir que la Loi ne prévoit pas la possibilité de déposer une plainte axée exclusivement sur une loi fédérale.

[44]           Selon l’intimé, la Loi n’a donc pas la portée requise pour évaluer convenablement certains types de décisions et d’actions gouvernementales. Dans le cas présent, le gouvernement a le droit de justifier la loi non pas en faisant état d’un accommodement raisonnable, mais au moyen d’une analyse fondée sur l’article premier de la Charte.

V.                Analyse

A.                La plainte est-elle une contestation d’un texte de loi, et rien d’autre?

[45]           L’article 5 de la Loi dispose :

5. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

a) d’en priver un individu;

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

[46]           La première étape à franchir lorsqu’on applique l’article 5 consiste à déterminer si les actes reprochés concernent un « fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement » (voir Watkin c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 170, au paragraphe 31 [Watkin]). Selon les plaignants et la Commission, les actes reprochés en l’espèce ont eu lieu dans le cadre de la fourniture de « services ». Selon l’article 5 de la Loi, les « services » « […] s’entendent de quelque chose d’avantageux qui est “offert” ou “mis à la disposition” du public » (Watkin, au paragraphe 31). Ni les plaignants ni la Commission n’ont trouvé à redire au critère général que l’on emploie actuellement pour déterminer si une conduite concerne un « service » au sens de l’article 5 de la Loi.

[47]           En revanche, l’intimé soutient que la plainte dont il est question en l’espèce ne vise pas la fourniture de « services » quelconques; il s’agit plutôt d’une stricte contestation d’un texte de loi, la Loi sur les Indiens. Dans l’arrêt Murphy, la Cour d’appel fédérale a décrété que « la [Loi] ne prévoit pas la possibilité de déposer de plaintes contre une loi fédérale […] » (au paragraphe 6). Se fondant sur la décision que le Tribunal a rendue dans l’affaire Forward, sur le paragraphe 40(1) (« […] qui autorise le dépôt de plaintes […] ») ainsi que sur les articles 5 à 14.1 de la Loi (qui « […] qui définissent les “actes discriminatoires” pouvant faire l’objet de celles-ci […] »), la Cour d’appel fédérale a conclu que les contestations qui « […] [visent] les dispositions législatives en soi et rien d’autre » échappent « […] au champ d’application de la [Loi] […] » (voir l’arrêt Murphy, au paragraphe 6). Se reportant à la décision de la Cour fédérale dans Wignall c. Canada (Ministre du Revenu national), 2003 CF 1280, la Cour d’appel fédérale a ajouté : « l’opposition en vertu de la [Loi] à l’application [des dispositions législatives] était vouée à l’échec si elle se fondait seulement sur ses conséquences supposées discriminatoires pour le plaignant : seule une contestation de la constitutionnalité de cette disposition offrait des chances de succès » (Murphy, au paragraphe 6).

[48]           C’est dans le contexte qui précède que le Tribunal cherche à déterminer si la plainte dont il est question en l'espèce est une contestation d’un texte de loi, et rien d’autre, ou si ce que l’on conteste est un acte  discriminatoire commis dans le cadre de la fourniture de services, au sens de l’article 5 de la Loi.

[49]           Dans son formulaire de plainte, daté du 25 novembre 2008, Jeremy Matson décrit sa plainte en ces termes :

[traduction

Je crois que la [règle d’exclusion de la 2e génération] qui découle du projet de loi C‑31 est discriminatoire à mon égard, ainsi qu’à celui de mon frère et de ma sœur, en raison des motifs de distinction illicite que sont la situation de famille et le sexe aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, en ce sens que le projet de loi C‑31 continue de faire une distinction et d’exercer une discrimination à l’encontre des descendants d’Indiennes qui ont épousé un non-Indien en limitant l’extension du droit au statut à un certain niveau de filiation qui ne s’appliquerait pas aux Indiens de sexe masculin de même ascendance.

Pour clarifier les choses, si ma grand-mère avait épousé un Indien, elle n’aurait pas été privée de ses droits, et tant mon père que moi-même aurions eu droit au plein statut à titre d’Indiens.

(À la p. 3.)

[50]           À la suite de l’adoption de la LESIRI et de l’inscription des plaignants en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens, les plaignants ont révisé leur exposé des précisions. Dans ce dernier, ils ont décrit leur plainte comme suit :

[traduction

Même si les plaignants sont aujourd’hui inscrits à titre d’Indiens, la disposition en vertu de laquelle ils sont inscrits ne leur permet pas de transmettre leur statut à leurs enfants de la même façon que le font les Indiens inscrits dans le groupe de comparaison.

Les plaignants se sont vu préalablement refuser l’inscription en vue d’obtenir le statut d’Indien, de même que les droits et les avantages que ce statut confère. Ils sont d’avis que ce refus antérieur et, aujourd’hui, le statut d’Indien qui leur a été accordé en vertu du par. 6(2) ne les mettent pas sur un pied d’égalité avec les petits-enfants indiens de lignée paternelle; cette distinction est contraire à l’article 5 de la Loi.

La nature de cette discrimination découle du système d’inscription qui a été établie après le 17 avril 1985, appelé « projet de loi C‑31 », ainsi que des modifications consécutives apportées à la Loi sur les Indiens le 17 avril 1985 et à l’actuelle Loi sur l’équité entre les sexes relativement à l’inscription au registre des Indiens (projet de loi C‑3/McIvor), en date du 31 janvier 2011. Selon l’inscription de 1985, Nora Johnson ne pouvait pas transmettre son ascendance indienne à ses descendants de la même façon que ses homologues masculins, tandis que la nature du statut d’autres Indiens a été améliorée par les modifications suivant le projet de loi C‑31. En vertu du projet de loi C‑31/McIvor, Nora Johnson n’est toujours pas en mesure de transmettre son ascendance indienne à ses descendants de la même façon que ses homologues masculins.

(Exposé des précisions révisé des plaignants, daté du 28 juin 2011, à la p. 9.)

[51]           Dans les observations écrites des plaignants sur le premier volet de la présente affaire, la plainte est décrite ainsi :

[traduction

La plainte fait état d’une discrimination fondée sur la manière dont ils ont été inscrits en tant qu’Indiens sous le régime de la Loi sur les Indiens, ainsi que les avantages et les droits associés à cette inscription.

[…]

Les plaignants soutiennent que leur droit d’être inscrit à titre d’Indiens est un service, tel que défini dans la LCDP […].

Les plaignants soutiennent que l’inscription d’un citoyen canadien à titre d’Indien sous le régime de la Loi sur les Indiens est un service, et que ce service inclut le fait de déterminer qui a le droit d’être inscrit en tant qu’Indien, ou qui ne l’a pas.

(Observations écrites des plaignants, document daté du 14 janvier 2013, aux paragraphes 1 et 8.)

[52]           Lors des plaidoiries concernant le premier volet, les plaignants ont également déclaré ceci à propos de la nature de leurs plaintes :

[traduction]

 

Le membre instructeur Lustig :           Mais ce qui est en litige ici, c’est […] les lettres les plus récentes qui ont été envoyées au sujet des demandes de vos enfants et des enfants de votre frère et de votre sœur; et, dans ces lettres, on leur refuse des droits d’inscription sur le fondement de la Loi telle qu’elle existe actuellement après le projet de loi C‑3; j’essaie de demander ou j’essaie de déterminer si vous contestez ce fait en tant qu’acte discriminatoire dans le cadre de la fourniture d’un service ou si vous contestez le fait que le législateur a fixé une série de règles qui n’incluent pas vos enfants en tant qu’Indiens inscrits.

Jeremy Matson :                      Je dois contester le législateur, oui, parce que le législateur avait en mains toutes les informations, il y a eu des témoins au sujet du projet de loi C‑3. J’allais même être témoin devant le Sénat et j’ai décrit certains actes discriminatoires et demandé que nous examinions cela plus en détail […]. Le législateur a adopté un texte de loi qui comporte des aspects discriminatoires, le Sénat a dit à la Chambre des communes qu’il y avait des éléments discriminatoires; alors, oui, le législateur lui‑même est coupable dans mon esprit, de même que la Loi sur les Indiens et le processus à suivre pour devenir un Indien, et ainsi de suite.

(Enregistrement audio de l’audience du 30 janvier 2013, à 51 min 30 s.)

[53]           Plus loin dans leurs observations orales, les plaignants ont également déclaré :

[traduction]

 

Le membre instructeur Lustig :           Là encore, les mesures dans votre esprit, les mesures prises, c’est-à-dire les mesures prises par le gouvernement fédéral en n’élargissant pas la définition après McIvor en vue d’inclure au moyen de changements législatifs vos enfants; ou, pas les enfants, votre statut de façon à ce que vos enfants puissent avoir ce statut.

Jeremy Matson :                      Oui, comme nous en avions parlé, les comités parlementaires, le Sénat et d’autres partis, le NPD, les Libéraux, le Bloc québécois, tous les critiques des affaires autochtones et toutes les personnes qui ont participé aux modifications apportées au projet de loi C‑3 nous avaient accordé le statut visé au par. 6(1) et accordé à nos enfants le statut visé au par. 6(2).

Le membre instructeur Lustig :           Et, si cela avait eu lieu?

Jeremy Matson :                      Cette plainte aurait été réglée.

Le membre instructeur Lustig :           Nous aurions fini?

Jeremy Matson :                      Oui, nous aurions fini.

(Enregistrement audio de l’audience du 30 janvier 2013, à 56 min.)

[54]           En me fondant sur les déclarations qui précèdent des plaignants, je crois que la plainte dont il est question en l’espèce peut être qualifiée avec raison de contestation d’un texte de loi, c’est-à-dire l’article 6 de la Loi sur les Indiens, et rien d’autre. L’essence de cette plainte, selon moi, est que les plaignants estiment que l’article 6 de la Loi sur les Indiens doit être modifié, conformément au projet de modification qu’a rejeté le Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord, décrit au paragraphe 26 qui précède. En fait, les plaignants l’ont eux-mêmes admis, ainsi qu’il est mentionné dans les extraits d’audience aux paragraphes 52 et 53 qui précèdent. Les critères qui donnent droit à une personne d’être inscrite, ou non inscrite, à titre d’Indien en vertu de l’article 6 de la Loi sur les Indiens ne sont pas un service. Il s’agit d’un texte de loi que le Parlement a adopté. Conformément à l’arrêt Murphy, un texte de loi n’est pas un service.

[55]           Même si la Commission qualifie la plainte de contestation du fait d’appliquer les dispositions d’inscription discriminatoires de la Loi sur les Indiens à des membres du public, elle convient également que les dispositions contestées obligeaient les agents de l’intimé à arriver aux conclusions qu’ils ont tirées au sujet des droits des plaignants. Je ne souscris pas à cette manière de qualifier la plainte. Les éléments de preuve présentés et les arguments invoqués en l’espèce n’étaient pas axés sur un acte répréhensible quelconque de la part de l’intimé, mais plutôt sur le présumé effet discriminatoire des dispositions en matière de droit de l’article 6 de la Loi sur les Indiens.

[56]           L’intimé n’a rien à voir avec la détermination des critères à remplir pour avoir le droit d’être inscrit, ou non, à titre d’Indien en vertu de l’article 6 de la Loi sur les Indiens. Il n’a pas non plus de pouvoirs discrétionnaires pour ce qui est de déterminer le droit d’être inscrit, ou non, à titre d’Indien conformément aux critères énoncés à l’article 6 de la Loi sur les Indiens. Ce droit a été fixé par le législateur, et non par l’intimé, par l’entremise de l’article 6 de la Loi sur les Indiens; et l’intimé est tenu de se conformer à cette disposition lors du traitement des demandes d’inscription. C’est ce qui ressort clairement des articles 2 et 5 de la Loi sur les Indiens :

2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi, […]

« Indien » Personne qui, conformément à la présente loi, est inscrite à titre d’Indien ou a droit de l’être.

« registraire » Le fonctionnaire du ministère responsable du registre des Indiens et des listes de bande tenu au ministère.

[…]

5 (1) Est tenu au ministère un registre des Indiens où est consigné le nom de chaque personne ayant le droit d’être inscrite comme Indien en vertu de la présente loi.

(2) Les noms figurant au registre des Indiens le 16 avril 1985 constituent le registre des Indiens au 17 avril 1985.

(3) Le registraire peut ajouter au registre des Indiens, ou en retrancher, le nom de la personne qui, aux termes de la présente loi, a ou n’a pas droit, selon le cas, à l’inclusion de son nom dans ce registre.

(4) Le registre des Indiens indique la date où chaque nom y a été ajouté ou en a été retranché.

(5) Il n’est pas requis que le nom d’une personne qui a le droit d’être inscrite soit consigné dans le registre des Indiens, à moins qu’une demande à cet effet soit présentée au registraire.

[57]           Comme le précisent la définition d’un « Indien » et le paragraphe 5(5) de la Loi sur les Indiens, le droit et l’inscription sont deux choses distinctes. Le droit est déterminé au préalable par la Loi sur les Indiens, indépendamment de l’inscription; tandis que l’inscription au registre des Indiens est le résultat d’un processus de demande auprès du registraire/ministère.

[58]           L’intimé n’offre pas au public l’avantage d’un droit à l’inscription en vertu de l’article 6 de la Loi sur les Indiens, ni les avantages tangibles et intangibles correspondants dont un tel droit peut être assorti. C’est la Loi sur les Indiens elle-même qui offre l’avantage du droit à l’inscription et c’est le législateur qui a appliqué au public les dispositions de la Loi sur les Indiens en matière de droit, pas l’intimé. Ce que ce dernier peut offrir en tant qu’avantage ou service au public est le traitement des demandes d’inscription en vue de déterminer si une personne doit être ajoutée au registre des Indiens, conformément à la Loi sur les Indiens. Pour ce faire, le registraire des Indiens reçoit les demandes d’inscription, passe en revue les renseignements inscrits dans les demandes en vue de déterminer s'ils sont complets et exacts, et évalue ensuite les demandes afin de décider si le requérant satisfait aux dispositions de l’article 6 de la Loi sur les Indiens en matière de droit d’inscription. Les plaignants ne se plaignent pas de discrimination dans le cadre de l’exécution, par l’intimé, de l’une quelconque de ces fonctions. Comme il a été mentionné, le résultat de ce processus est le suivant : soit le requérant est ajouté au registre des Indiens comme ayant droit au statut d’Indien sous le régime de la Loi sur les Indiens, soit il ne l’est pas. Le traitement d’une demande par le registraire, de la manière décrite ci-dessus, est peut-être un service, mais pas le statut, ou l’absence de statut, qui en résulte.

[59]           Comme l’indiquent clairement les observations des plaignants, ce n’est pas la manière dont l’intimé traite les demandes des plaignants que l’on conteste en l’espèce. C’est plutôt le droit des plaignants à l’inscription, conformément à l’article 6 de la Loi sur les Indiens, qui est à l’origine de la présente plainte. L’unique source de la discrimination alléguée en l’espèce est le libellé de l’article 6 de la Loi sur les Indiens. En passant en revue les demandes d’inscriptions des plaignants, les agents de l’intimé n’ont rien fait de plus qu’appliquer des critères législatifs catégoriques à des faits non contestés. Toute contestation relative au processus d’examen des demandes est en fait une contestation qui vise l’article 6 de la Loi sur les Indiens.

[60]           Pour les motifs qui précèdent, je répondrais donc à la première question par l’affirmative, et je conclus que la plainte dont il est question en l’espèce est une contestation d’un texte de loi, soit l’article 6 de la Loi sur les Indiens, et rien d’autre.

B.                 Le Tribunal est-il tenu de suivre la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans l’affaire Murphy et de rejeter la plainte?

[61]           Après avoir conclu que la plainte dont il est question en l’espèce est une contestation de l’article 6 de la Loi sur les Indiens, et rien d’autre, le raisonnement exposé dans l’arrêt Murphy donne à penser qu’il faudrait rejeter la plainte parce qu’elle déborde du cadre de la Loi. Cependant, les plaignants et la Commission soutiennent que l’arrêt Murphy est supplanté par des arrêts jurisprudentiels de la Cour suprême du Canada, lesquels concluent que la primauté des lois sur les droits de la personne rend inopérants les textes de loi incompatibles. Sur ce fondement, il est allégué que la Loi donne ouverture aux plaintes contestant l’effet discriminatoire d’autres lois fédérales et que, de ce fait, le Tribunal devrait s’abstenir d’appliquer l’arrêt Murphy.

[62]           À l’appui de son argument, la Commission fait également état de décisions jurisprudentielles rendues au sein du régime fédéral de protection des droits de la personne, qui, soutient-elle, reconnaissent que la Loi a préséance sur d’autres lois incompatibles. De plus, le fait de suivre la jurisprudence de la Cour suprême du Canada ferait concorder celle du Tribunal avec d’autres décisions de tribunaux administratifs des droits de la personne et de cours de justice du pays tout entier, qui ont conclu que des dispositions légales discriminatoires étaient inopérantes.

[63]           En outre, la Commission est d’avis que les dispositions actuelles de la Loi montrent que le législateur entendait que cette dernière s’applique au libellé d’autres lois fédérales. De plus, tant les plaignants que la Commission soutiennent qu’en abrogeant l’article 67 de la Loi, le législateur entendait donner ouverture aux plaintes relatives aux droits de la personne qui visaient des aspects discriminatoires de la Loi sur les Indiens.

[64]           J’examinerai chacun de ces arguments à tour de rôle.

(i)                 La jurisprudence de la Cour suprême du Canada au sujet de l’interprétation et de la primauté des lois sur les droits de la personne

[65]           Comme je l'ai mentionné plus tôt, les arrêts de la Cour suprême du Canada qu’invoquent les plaignants et la Commission sont les suivants : Heerspink, Craton, Action Travail des Femmes, Andrews, Larocque, et Tranchemontagne.

Heerspink

[66]           L’Insurance Corporation of British Columbia a mis fin, sans motif, à l’assurance des immeubles de M. Heerspink, par suite de la mention dans la presse du renvoi de ce dernier à son procès sur une accusation de trafic de marijuana. Aux termes de l’article 208 de l’Insurance Act de la Colombie-Britannique, l’Insurance Corporation pouvait résilier le contrat après avoir signifié l’avis requis. M. Heerspink avait déposé une plainte en vertu de l’article 3 du Human Rights Code de la Colombie-Britannique, alléguant que l’assurance avait été refusée sans cause raisonnable. L’article 3 prévoyait qu’il fallait une cause raisonnable pour priver une personne ou une catégorie de personnes d’un service habituellement offert au public. Une commission d’enquête avait conclu qu’il y avait eu violation du Human Rights Code.

[67]           Le juge en chef Laskin et les juges Ritchie et Dickson (tel était alors leur titre) ont souscrit à la conclusion de la commission d’enquête. Le juge Lamer, s’exprimant aussi au nom des juges Estey et McIntyre (tel était alors leur titre) a souscrit aux motifs du juge Ritchie, mais il a ajouté les commentaires suivants :

Lorsque l’objet d’une loi est décrit comme l’énoncé complet des « droits » des gens qui vivent sur un territoire donné, il n’y a pas de doute, selon moi, que ces gens ont, par l’entremise de leur législateur, clairement indiqué qu’ils considèrent que cette loi et les valeurs qu’elle tend à promouvoir et à protéger, sont, hormis les dispositions constitutionnelles, plus importantes que toutes les autres. En conséquence à moins que le législateur ne se soit exprimé autrement en termes clairs et exprès dans le Code ou dans toute autre loi, il a voulu que le Code ait préséance sur toutes les autres lois lorsqu’il y a conflit.

En conséquence, la maxime juridique generalia specialibus non derogant ne peut s’appliquer à un tel code. En réalité, si le Human Rights Code entre en conflit avec « des lois particulières et spécifiques », il ne faut pas le considérer comme n’importe quelle autre loi d’application générale, il faut le reconnaître pour ce qu’il est, c’est-à-dire une loi fondamentale.

De plus, puisqu’il s’agit de droit public et de droit fondamental, personne ne peut, par contrat, à moins que la loi ne l’y autorise expressément, convenir d’en écarter l’application et se soustraire ainsi à son champ de protection.

Donc, tout en étant d’accord avec mon collègue le juge Ritchie que « les deux dispositions législatives en cause peuvent coexister puisqu’il n’y a pas d’incompatibilité directe entre elles », j’ajouterai que, eût-il eu incompatibilité, le Code eût dû prévaloir. Je ne vois nulle part dans les lois de la Colombie-Britannique que l’art. 5 des clauses légales énoncées dans l’art. 208 de l’Insurance Act, R.S.B.C. 1960, chap. 197, et modifications, doit recevoir une application spéciale en vertu du Human Rights Code.

(Heerspink, aux pages 157 et 158.)

[68]           Ces commentaires traitent du conflit entre les lois sur les droits de la personne et des « lois particulières et spécifiques ». La Cour suprême a conclu que les deux textes de loi pouvaient coexister; mais, a-t-elle indiqué, dans le cas contraire, la loi sur les droits de la personne aurait préséance. Cependant, par opposition aux plaintes des Matson, la plainte de M. Heerspink ne visait pas l’Insurance Act elle-même, mais le fait d’être privé d’une assurance, en tant que service : « [j]e ne puis voir de motif pour lequel le législateur aurait voulu que l’assurance ne fût pas un “service” selon le sens que prend ce terme à l’art. 3 du Code » (Heerspink, à la page 159). Il ne ressort pas non plus des commentaires de la Cour suprême qu’une plainte contestant un texte de loi, et rien d’autre, peut être déposée en vertu d’une loi sur les droits de la personne. La plainte de M. Heerspink reposait sur le fait qu’il avait été privé d’un « service », ce qui était contraire à l’article 3 du Human Rights Code. Le conflit potentiel entre les deux lois n’avait pris naissance qu’au moment où l’Insurance Corporation avait fait valoir qu’elle avait le droit de résilier une assurance, sans cause raisonnable, conformément à l’article 208 de l’Insurance Act.

Craton

[69]           Au Manitoba, la Public Schools Act (aujourd’hui appelée, en français, la Loi sur les écoles publiques) permettait de fixer, pour les enseignants, un âge de retraite obligatoire. Mme Craton, une enseignante, était tenue par sa convention collective de prendre sa retraite après son soixante-cinquième anniversaire de naissance. Elle avait obtenu de la Cour du Banc de la Reine un jugement déclarant que la retraite obligatoire contrevenait au paragraphe 6(1) de la Human Rights Act (aujourd’hui appelée, en français, le Code des droits de la personne) du Manitoba et était invalide, et qu’on ne pouvait donc pas mettre fin à son emploi. Le texte du paragraphe 6(1) de la Human Rights Act qui était en vigueur à cette époque est le suivant :

[traduction]

6 (1) Toute personne a droit à l’égalité des chances fondée sur les exigences réelles relatives à son occupation ou emploi, ou à sa formation en vue d’un emploi, ou à une occupation, à un emploi, à un avancement ou à une promotion qu’elle a en vue, et relatives à son adhésion ou projet d’adhésion à un syndicat, à une organisation patronale ou à une association professionnelle; et, sans limiter la généralité de ce qui précède,

a)   aucun employeur ni aucune personne agissant au nom d’un employeur ne doit refuser d’employer ou de continuer d’employer ou de former cette personne en vue d’un emploi, ou de lui donner de l’avancement ou une promotion, ni ne peut lui faire subir de la discrimination à l’égard de son emploi ou de ses conditions d’emploi;

[…]

en raison de sa race, de sa nationalité, de sa religion, de sa couleur, de son sexe, de son âge, de son état matrimonial, d’un handicap physique ou mental, de son origine ethnique ou nationale, de ses convictions politiques ou de sa situation familiale.

[70]           La question soumise à la Cour suprême était le conflit entre les dispositions de la Human Rights Act et celles de la Public Schools Act, qui avait été adoptée avant et refondue après la Human Rights Act. La Cour suprême du Canada a conclu que l’on ne pouvait pas considérer la Public Schools Act comme un texte ultérieur qui avait pour effet de créer une exception aux dispositions de la Human Rights Act. Plus précisément :

Une loi sur les droits de la personne est de nature spéciale et énonce une politique générale applicable à des questions d’intérêt général. Elle n’est pas de nature constitutionnelle, en ce sens qu’elle ne peut pas être modifiée, révisée ou abrogée par la législature. Elle est cependant d’une nature telle que seule une déclaration législative claire peut permettre de la modifier, de la réviser ou de l’abroger, ou encore de créer des exceptions à ses dispositions. Adopter et appliquer une théorie quelconque d’abrogation implicite d’une loi de ce genre au moyen d’un texte législatif ultérieur équivaudrait à la dépouiller de sa nature spéciale et à protéger fort inadéquatement les droits qu’elle proclame. En l’espèce, on ne peut pas dire que l’art. 50 de la refonte de 1980 est une indication suffisamment explicite de l’intention du législateur de créer une exception aux dispositions du par. 6(1) de The Human Rights Act.

(Craton, à la page 156)

[71]           Même si, dans Craton, la Cour suprême a conclu qu’il y avait un conflit entre la loi sur les droits de la personne et la Public Schools Act et que cette dernière ne créait pas d’exception à la Human Rights Act, cette conclusion est rédigée en fonction des dispositions de l’alinéa 6(1)a) de la Human Rights Act. L’action de Mme Craton reposait non pas sur le conflit entre l’alinéa 6(1)a) et la Public Schools Act, mais sur le fait que son employeur refusait de la garder à son service du fait de son âge, ce qui était contraire à l’alinéa 6(1)a). Le conflit entre les deux lois n’avait pris naissance qu’au moment où la Winnipeg School Division avait fait valoir qu’elle avait le droit de faire appliquer la règle de la retraite obligatoire, conformément à la Public Schools Act. Là encore, comme dans le cas de l’arrêt Heerspink, les commentaires que la Cour suprême a formulés dans l’arrêt Craton ne dénotent pas qu’une plainte contre un texte législatif, et rien d’autre, peut être déposée en vertu d’une loi sur les droits de la personne. L’existence d’un « acte discriminatoire », conformément à la loi applicable, était toujours présente.

Action Travail des Femmes

[72]           Action Travail des Femmes alléguait que la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN) était coupable d’actes discriminatoires en matière d’embauche et de promotion, contrairement à l’article 10 de l’ancienne Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-1977, ch. 33, car elle refusait aux femmes la possibilité d’occuper certains emplois manuels non spécialisés. Une formation du Tribunal des droits de la personne avait conclu que les politiques de recrutement, d’embauche et de promotion du CN empêchaient et décourageaient les femmes d’occuper des emplois manuels. Le Tribunal avait imposé au CN un programme spécial d’emploi, comprenant l’obligation d’augmenter à 13 % la proportion de femmes travaillant dans des métiers non traditionnels et, jusqu’à ce que ce but soit atteint, d’embaucher au moins une femme sur quatre postes non traditionnels à combler à l’avenir.

[73]           Devant la Cour suprême, l’appel consistait à décider si le Tribunal était habilité, aux termes de l’alinéa 41(2)a) de l’ancienne Loi, à imposer à un employeur un « programme d’équité en matière d’emploi » en vue de répondre au problème de la « discrimination systémique » dans le cadre de l’embauche et de la promotion d’un groupe désavantagé, les femmes en l’occurrence. Pour rendre cette décision, la Cour suprême était tenue d’interpréter l’alinéa 41(2)a) et elle a déclaré ce qui suit au sujet de « […] l’attitude à adopter quand il s’agit d’interpréter des lois et des codes sur les droits de la personne » (Action Travail des Femmes, à la page 1133) :

La législation sur les droits de la personne vise notamment à favoriser l’essor des droits individuels d’importance vitale, lesquels sont susceptibles d’être mis à exécution, en dernière analyse, devant une cour de justice. Je reconnais qu’en interprétant la Loi, les termes qu’elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façons à les minimiser ou à diminuer leur effet. Bien que cela puisse sembler banal, il peut être sage de se rappeler ce guide qu’offre la Loi d’interprétation fédérale lorsqu’elle précise que les textes de loi sont censés être réparateurs et doivent ainsi s’interpréter de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets. […]

[…]

Les objets de la Loi sembleraient tout à fait évidents, compte tenu des termes puissants de l’art. 2. Pour que tous puissent avoir des chances égales d’« épanouissement », la Loi cherche à interdire « les considérations » fondées notamment sur le sexe. C’est l’acte discriminatoire lui-même que l’on veut prévenir. La Loi n’a pas pour objet de punir la faute, mais bien de prévenir la discrimination.

[…]

Le premier énoncé judiciaire complet de l’attitude à adopter au sujet de l’interprétation de la législation sur les droits de la personne se retrouve dans l’arrêt Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, à la p. 158, où le juge Lamer souligne qu’un code des droits de la personne ne doit pas être considéré « comme n’importe quelle autre loi d’application générale, il faut le reconnaître pour ce qu’il est, c’est-à-dire une loi fondamentale. » Ce principe d’interprétation a été précisé davantage par le juge McIntyre, au nom d’une Cour unanime, dans l’arrêt Winnipeg School Division No. 1 c. Craton […].

[…]

L’accent mis sur la « nature spéciale » des textes législatifs portant sur les droits de la personne constituait une forte indication de l’attitude générale que prendrait la Cour au sujet de l’interprétation de tels textes.

(Action Travail des Femmes, aux pages 1134, 1135 et 1136.)

[74]           S’appuyant sur cette méthode d’interprétation, la Cour suprême a conclu que l’ordonnance que le Tribunal avait rendue relevait de la compétence que lui conférait l’alinéa 41(2)a) de l’ancienne Loi.

[75]           Les commentaires de la Cour suprême dans l’arrêt Action Travail des Femmes ont trait à la bonne manière d’interpréter les dispositions légales en matière de droits de la personne. Cet arrêt ne porte pas sur la question de la primauté, ni sur celle de savoir si une plainte contestant un texte de loi, et rien d’autre, tombe à juste titre sous le coup de la Loi. Les principes d’interprétation énoncés dans l’arrêt Action Travail des Femmes, même s’ils sont instructifs, ne semblent être pertinents à l’égard des circonstances de l’espèce que dans la mesure où il faudrait en tenir compte dans le cadre de l’interprétation du terme « services », au sens de l’article 5 de la Loi (par exemple, voir Watkin, aux paragraphes 33 et 34).

Andrews

[76]           M. Andrews, un sujet britannique qui était résident permanent du Canada, remplissait toutes les conditions d’admission au Barreau de la Colombie-Britannique, à l’exception de celle relative à la citoyenneté canadienne. Son action visant à obtenir un jugement déclaratoire portant que cette condition violait le paragraphe 15(1) de la Charte avait été rejetée en première instance, mais accueillie en appel. Les questions soumises à la Cour suprême étaient les suivantes : 1) si l’obligation d’être citoyen canadien pour être admis au Barreau de la Colombie-Britannique portait atteinte aux droits à l’égalité garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte, et 2) dans l’affirmative, si cette atteinte était justifiée par l’article premier. Une majorité des juges de la Cour suprême a conclu que la condition de la citoyenneté canadienne violait le paragraphe 15(1) de la Charte et ne pouvait se justifier au regard de l’article premier.

[77]           Les plaignants se fondent sur l’extrait suivant des motifs des juges McIntyre et Lamer (tel était alors leur titre) :

La discrimination est inacceptable dans une société démocratique parce qu’elle incarne les pires effets de la dénégation de l’égalité et la discrimination consacrée par la loi est particulièrement répugnante. La pire forme d’oppression résulte de mesures discriminatoires ayant force de loi.

(Andrews, à la page 172.)

[78]           La phrase qui suit cet extrait est la suivante :

C’est une garantie contre ce mal que fournit l’art. 15.

(Andrews, à la page 172.)

[79]           Le juge McIntyre ajoute ensuite dans ses motifs :

En l’espèce, la Cour doit aborder la question de la discrimination au sens où ce terme est utilisé au par. 15(1) de la Charte. De façon générale, on peut affirmer que les principes qui ont été appliqués en vertu des lois sur les droits de la personne s’appliquent également à l’examen des questions de discrimination au sens du par. 15(1). Il faut cependant tenir compte de certaines distinctions qui découlent de la différence entre la Charte et les lois sur les droits de la personne. D’abord, la discrimination dont il est question au par. 15(1) est restreinte à celle qui découle de l’application de la loi alors que les lois sur les droits de la personne s’appliquent aussi aux activités de nature privée. […]

[…]

Lorsque les lois sur les droits de la personne interdisent la discrimination, elles le font de manière absolue et lorsqu’elles prévoient un moyen de défense ou une exception, c’est également en termes absolus et la discrimination est alors permise. Il n’y a pas de moyen terme à cet égard. Dans la Charte toutefois, bien que le par. 15(1), sous réserve du par. (2), interdise la discrimination de manière absolue, l’article premier permet que des limites raisonnables soient apportées à l’application du par. 15(1). Le paragraphe 15(1) exige donc une interprétation différente. Bien que la discrimination au sens du par. 15(1) soit de même nature et corresponde sur le plan de sa description au concept de discrimination élaboré sous le régime des lois sur les droits de la personne, une autre étape devra être franchie pour décider si des lois discriminatoires peuvent être justifiées en vertu de l’article premier. Il appartiendra à l’État d’établir cela. Il s’agit là d’une étape distincte nécessaire en vertu de la Charte et que l’on ne trouve pas dans la plupart des lois sur les droits de la personne parce que dans ces lois la justification de la discrimination réside généralement dans des exceptions aux droits fondamentaux.

(Andrews, aux pages 175 et 176.)

[80]           Vu la distinction qui est créée entre les lois sur les droits de la personne et la Charte dans le raisonnement du juge McIntyre, y compris le commentaire selon lequel c’est l’article 15 de la Charte qui offre une garantie contre les mesures discriminatoires ayant force de loi, l’arrêt Andrews ne semble pas étayer l’argument selon lequel un texte de loi, et rien d’autre, peut être contesté en vertu de la Loi. Cet arrêt semble plutôt sous-entendre que, à défaut de l’existence d’un acte discriminatoire au sens de la loi sur les droits de la personne applicable, c’est la Charte qui traite de la discrimination causée par l’application ou la mise en œuvre d’une loi, ainsi qu’il est indiqué dans l’arrêt Murphy.

Larocque

[81]           M. Larocque, candidat à un poste de policier municipal, avait été exclu du processus d’embauche parce qu’il ne satisfaisait pas à la norme minimale d’acuité auditive adoptée par la Ville de Montréal en vertu des pouvoirs réglementaires que lui conférait sa loi constitutive. Il avait porté plainte auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, alléguant que le refus de l’embaucher était un acte discriminatoire contraire aux articles 10 et 16 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. L’affaire avait été soumise au Tribunal des droits de la personne du Québec, qui avait conclu qu’il ne pouvait condamner la Ville à des dommages-intérêts pour un acte résultant de l’application de ses pouvoirs législatifs et réglementaires. Il a toutefois déclaré la norme réglementaire inopposable au plaignant et ordonné à la Ville de reconsidérer la demande du plaignant en fonction du processus d’embauche, tel qu’il existait lors de la présentation de sa candidature, en lui accordant tous les avantages qu’il aurait eus s’il n’en avait pas été évincé. La Cour d’appel du Québec a restreint la réparation accordée à la seule déclaration d’inopposabilité de la norme au plaignant.

[82]           Le texte des articles 10 et 16 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q. ch. C‑12, est le suivant :

10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

16. Nul ne peut exercer de discrimination dans l’embauche, l’apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d’une personne ainsi que dans l’établissement de catégories ou de classifications d’emploi.

[83]           L’appel interjeté auprès de la Cour suprême avait trait à la portée des pouvoirs de réparation que le Tribunal des droits de la personne du Québec pouvait exercer en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne de cette province. Comme l’a indiqué la Cour :

La nature du régime constitutionnel canadien doit être prise en considération lorsqu’il s’agit d’établir la hiérarchie des normes gouvernant l’action des législatures et celle des corps publics, comme les municipalités, auxquels sont validement délégués des pouvoirs législatifs. La présence des immunités traditionnelles à l’égard des conséquences de la nullité d’actes de nature législative trouve sans doute son fondement ultime dans l’existence d’un tel régime constitutionnel, où le pouvoir législatif doit s’exercer dans le cadre de la loi, mais indépendamment, sans interférence des règles de responsabilité civile de droit commun. L’application de la Charte québécoise, instrument de nature quasi constitutionnelle dans les matières relevant de la compétence législative du Québec, se situe dans ce cadre juridique et repose toujours sur les principes fondamentaux d’organisation des pouvoirs publics qui s’en inspirent.

(Larocque, au paragraphe 17.)

[84]           À ce sujet, la Cour a conclu que « des principes bien établis de droit public excluent la possibilité de recours en dommages-intérêts lorsque des lois sont déclarées constitutionnellement invalides […] » (Larocque, au paragraphe 19). On ne pouvait donc pas adjuger des dommages‑intérêts à l’encontre de la Ville à cause des effets discriminatoires qu’avait son règlement sur M. Larocque. Elle a toutefois conclu qu’une déclaration d’inopposabilité au règlement de la Ville, ainsi qu’une ordonnance obligeant la Ville à reconsidérer la demande de M. Larocque en fonction des règles régissant l’embauche d’agents de police qui étaient en vigueur lors de la présentation de sa candidature, mais sans tenir compte de sa perte de capacité auditive, constitueraient une réparation appropriée selon la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

[85]           Comme dans la situation dont il était question dans l’arrêt Craton, la Cour suprême a conclu qu’il y avait un conflit entre une loi sur les droits de la personne et un règlement municipal adopté en vertu d’une loi. Le résultat de cette situation, dans la mesure de l’incompatibilité, était que cela rendait inopérant le règlement municipal. Cependant, là encore,  tout comme dans l’arrêt Craton, la plainte de M. Larocque était rédigée en des termes de « discrimination » conformément aux articles 10 et 16 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Selon sa plainte, il était victime de discrimination en matière d’embauche. La Ville justifiait la mesure prise en se fondant sur les pouvoirs que lui conférait le règlement. Le conflit avec la loi sur les droits de la personne n’était pas la plainte elle-même, mais une partie de l’analyse de la plainte. En analysant les pouvoirs de réparation du Tribunal du Québec, la Cour suprême, dans l’arrêt Larocque, n’indique pas qu’il est possible, en vertu d’une loi sur les droits de la personne, de déposer une plainte contre un texte de loi, et rien d’autre. La « discrimination », au sens de la loi applicable, était toujours présente.

Tranchemontagne

[86]           M. Tranchemontagne et M. Werbeski avaient présenté chacun une demande de soutien en vertu de la Loi de 1997 sur le Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées (LPOSPH), et le directeur du programme avait rejeté leurs demandes. Le Tribunal de l’aide sociale (TAS) avait rejeté leur appel en application du paragraphe 5(2) de la LPOSPH, en se fondant sur sa conclusion que tous deux souffraient d’alcoolisme. En rendant sa conclusion, le TAS a jugé qu’il n’avait pas compétence pour examiner la question de l’applicabilité du paragraphe 5(2) selon le Code des droits de la personne de l’Ontario.

[87]           La question que soulevait l’appel interjeté auprès de la Cour suprême consistait à savoir si le TAS était tenu de suivre la loi provinciale sur les droits de la personne lorsqu’il rendait ses décisions (voir l’arrêt Tranchemontagne, au paragraphe 1). La majorité a conclu que le TAS avait compétence pour prendre en considération le Code des droits de la personne de l’Ontario. Comme le TAS pouvait trancher des questions de droit, il s’ensuivait qu’il était présumé avoir compétence pour examiner l’ensemble des règles de droit quand il avait à décider si un demandeur était admissible à une mesure de soutien du revenu. Il était présumé que le TAS était en mesure d’examiner toute source juridique susceptible d’influer sur sa décision quant à l’admissibilité, y compris le Code des droits de la personne (voir Tranchemontagne, au paragraphe 40). Le TAS ne pouvait donc pas refuser d’examiner une question relative aux droits de la personne, et l’affaire lui a été renvoyée pour qu’il se prononce sur la question de l’applicabilité du paragraphe 5(2) de la LPOSPH (voir l’arrêt Tranchemontagne, aux paragraphes 52 et 53).

[88]           Pour arriver à leur conclusion, les juges majoritaires de la Cour suprême ont indiqué ce qui suit au sujet du Code des droits de la personne de l’Ontario :

La caractéristique la plus importante du Code pour les besoins du présent pourvoi est qu’il s’agit d’une loi fondamentale, quasi constitutionnelle […]. Il faut donc lui donner une interprétation libérale et téléologique, dans le but de protéger largement les droits des personnes visées […]. Et non seulement le Code doit s’entendre dans le contexte de son objet, mais il doit aussi, comme la Charte, être reconnu comme une loi pour le peuple […]. Par conséquent, il faut non seulement lui attribuer un sens étendu, mais aussi lui assurer une application accessible.

(Tranchemontagne, au paragraphe 33.)

[89]           Les juges majoritaires ont également fait remarquer que le législateur ontarien a jugé bon de prévoir que ses mandataires et lui étaient liés par le Code des droits de la personne, au paragraphe 47(1), et il a par ailleurs accordé à ce Code la primauté sur tous les autres textes législatifs, au paragraphe 47(2). Par suite de la clause de primauté, « les dispositions du Code l’emportent sur les dispositions incompatibles d’une autre loi provinciale » (arrêt Tranchemontagne, au paragraphe 34). Pour ce qui était de la clause de primauté, les juges majoritaires ont indiqué :

Cette clause de primauté présente des ressemblances et des différences avec l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, qui proclame la suprématie de la Constitution. Au chapitre des ressemblances, les deux dispositions visent à rendre inopérantes les dispositions législatives incompatibles. Au bout du compte, s’il y a conflit avec le Code ou la Constitution, l’autre disposition n’est pas appliquée et, dans ce cas en particulier, c’est comme si la loi n’avait jamais été édictée. Mais à mon avis, les différences entre les deux dispositions sont beaucoup plus importantes. Tout d’abord, une disposition déclarée invalide sous le régime de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 n’a jamais été validement adoptée. Elle n’a jamais existé en tant que disposition valide parce que le législateur qui l’a adoptée n’a jamais eu le pouvoir de le faire. Mais lorsqu’une disposition est déclarée inapplicable en vertu du par. 47 du Code, il n’est pas question de sa validité. Le législateur avait le pouvoir d’adopter la disposition incompatible; il se trouve seulement qu’il a également édicté une autre règle de droit qui prévaut.

Ainsi, la question de savoir si une disposition est constitutionnelle et celle de savoir si elle est compatible avec le Code sont deux choses différentes mettant en jeu deux sortes d’analyse. Lorsqu’un tribunal administratif ou judiciaire se fonde sur l’art. 47 du Code pour déclarer une autre règle de droit inapplicable, il ne déborde pas le cadre de cette loi pour en examiner la validité, comme ce serait le cas s’il accomplissait les deux activités auxquelles le TAS ne peut se livrer selon le par. 67(2) de la LPOT. Il ne déclare pas que de toute façon le législateur a eu tort de l’édicter. Au contraire, il applique tout simplement la clause de primauté prévue par le législateur lui-même et modifiée à son gré. La différence entre l’art. 47 du Code et l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 est donc la différence entre le fait de respecter l’intention du législateur et celui d’y passer outre.

(Tranchemontagne, aux paragraphes 35 et 36.)

[90]           L’arrêt Tranchemontagne est instructif pour ce qui est de l’interprétation et de la primauté des lois sur les droits de la personne, mais les commentaires de la Cour suprême ne dénotent pas qu’une plainte contestant un texte de loi, et rien d’autre, peut être déposée en vertu d’une loi sur les droits de la personne. La Cour suprême n’a pas admis implicitement non plus que le versement de prestations de soutien à des personnes handicapées dans le cadre d’un programme établi par voie législative pouvait être considéré comme un « service » en vertu du Code des droits de la personne de l’Ontario, ainsi que l’a suggéré la Commission (Melody Katrina Schneider, Jeremy Eugene Matson et Mardy Eugene Matson c. Affaires indiennes et du Nord Canada (T1444/7009), Observations écrites de la Commission canadienne des droits de la personne en vue du premier volet de l’audience du Tribunal (qui sera tenue du 30 janvier au 1er février 2013), document daté du 11 janvier 2013, au paragraphe 56).

[91]           La Cour suprême indique plutôt qu’il se peut qu’une loi sur les droits de la personne rende des lois inapplicables et que le TAS est habilité à prendre en considération, à cet égard, des arguments liés aux droits de la personne. Cependant, elle a laissé au TAS le soin de trancher le bien-fondé de ces arguments. Comme l’ont spécifié les juges LeBel, Deschamps et Abella dans leurs motifs dissidents : « [l]a question n’est pas de savoir si une partie peut contester une disposition de la LPOSPH au motif qu’elle n’est pas compatible avec le Code, mais bien de savoir la contestation peut être soulevée et, plus précisément, si elle peut l’être devant le directeur ou le TAS. » (Tranchemontagne, au paragraphe 69).

La conclusion sur la jurisprudence de la Cour suprême du Canada

[92]           Conformément à l’analyse qui précède, les arrêts Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne étayent, selon moi, la prétention des plaignants et de la Commission, à savoir qu’une loi sur les droits de la personne peut rendre inopérante une loi qui est en conflit avec elle. Mais cela ne veut pas dire que la Loi autorise les plaignants à contester le libellé d’autres lois, sauf s’il existe un acte discriminatoire au sens de la Loi.

[93]           Il n’y a, dans ces arrêts, aucun commentaire de la Cour suprême qui indique que la primauté d’une loi sur les droits de la personne équivaut à la possibilité de contester un texte de loi en vertu d’une loi sur les droits de la personne. Le fondement du conflit entre deux lois dans les arrêts Heerspink, Craton et Larocque était rédigé sous la forme d’une plainte de « discrimination », déposée en vertu de la loi sur les droits de la personne applicable dans ces arrêts. Les plaintes elles-mêmes n’étaient pas une contestation du libellé d’autres lois.

[94]           À cet égard, les arrêts Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne sont en fait compatibles avec la décision qu’a rendue la Cour d’appel fédérale dans Murphy, en ce sens que cette dernière a exigé qu’il y ait fourniture d’un « service », au sens de l’article 5 de la Loi, pour que, dans cette affaire, il existe une plainte valide.

(ii)               Autres arrêts jurisprudentiels fédéraux reconnaissant la primauté d’une loi sur les droits de la personne

[95]           La Commission soutient que, jusqu’à l’arrêt Murphy, une longue série de décisions jurisprudentielles rendues au sein du régime fédéral de protection des droits de la personne reconnaissait que la Loi avait préséance sur d’autres lois incompatibles, conformément aux principes énoncés dans des arrêts tels que Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne. La Commission se fonde sur les arrêts fédéraux suivants : Druken (CAF); Gonzalez; McAllister‑Windsor; Uzoaba, sur les motifs dissidents du juge en chef Dickson et du juge Lamer dans l’arrêt Bhinder, ainsi que sur les motifs dissidents des juges McLachlin et L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Cooper.

Druken (CAF)

[96]           Druken (CAF) était le contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal : Druken c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), 1987 CanLII 99 (TCDP) [Druken (TCDP)]. Les plaignantes avaient porté plainte en vertu de l’article 5 de la LCDP, alléguant que la mise en cause avait commis un acte discriminatoire fondé sur l’état matrimonial et la situation de famille dans le cadre de la fourniture de services. Elles s’étaient vu refuser des prestations d’assurance‑chômage en application des alinéas 3(2)c) et 4(3)d) de la Loi sur l’assurance‑chômage ainsi que de l’alinéa 14a) du Règlement sur l’assurance-chômage parce qu’elles travaillaient pour leurs époux, ou pour des entreprises dont ces derniers contrôlaient plus de 40 % des actions avec droit de vote. Le Tribunal a conclu que l’assurance-chômage était un service :

Je me guide sur l’affaire Christine Morrell c. la Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada (1985) C.C.H.R. 3021, où le tribunal a jugé qu’il y avait eu discrimination contre Christine Morrell lorsqu’on avait refusé de poursuivre ses prestations normales d’assurance- chômage, parce qu’elle était enceinte. Je souscris à la conclusion du tribunal dans cette affaire, à savoir que l’assurance-chômage n’est pas seulement un service fourni par la mise en cause et mis à la disposition du public en général, mais qu’elle constitue en plus un service auquel la plupart des membres du public qui travaillent doivent participer en vertu de la loi. C’est pourquoi, dans la présente affaire, je conclus aussi que les plaignantes ont été privées d’un service généralement assuré au public, pour un motif illicite de discrimination.

(Druken (TCDP).)

[97]           Après avoir conclu que l’assurance-chômage était selon lui un service, le Tribunal a ensuite eu à examiner une pratique qui était discriminatoire à première vue mais qui était prescrite par la Loi sur l’assurance-chômage et le Règlement. À cet égard, il a déclaré :

Le présent tribunal ne conçoit pas comment le gouvernement n’a pas prévu un éventuel conflit entre la Loi canadienne sur les droits de la personne et les autres lois fédérales. Le fait que la Loi canadienne sur les droits de la personne fasse allusion à plusieurs exceptions dans son application laisse entendre le contraire. Le présent tribunal souscrit à l’opinion exprimée par les juges Ritchie et Lamer, à savoir qu’en l’absence, dans la Loi elle-même, de passages qui en limiteraient expressément l’application, un texte de droit aussi public et fondamental doit avoir préséance sur les autres lois.

Néanmoins, le présent tribunal estime que la Loi canadienne sur les droits de la personne contient effectivement des dispositions conçues en prévision de conflits éventuels entre cette loi elle- même et la Loi sur l’assurance- chômage ou d’autres textes fédéraux.

[…]

[…] En d’autres termes, la mise en cause ne perpètre pas un acte discriminatoire en refusant les prestations d’assurance-chômage aux plaignantes, s’il existe un motif justifiable de le faire.

Le présent tribunal estime donc que la Loi canadienne sur les droits de la personne et la Loi sur l’assurance-chômage peuvent être valides en même temps.

(Druken (TCDP).)

[98]           Le Tribunal a conclu que la mise en cause n’avait pas établi l’existence d’un motif justifiable de refuser de verser des prestations aux plaignantes, et il a ordonné qu’elle mette fin à la pratique discriminatoire consistant à appliquer les dispositions contestées de la Loi sur l’assurance-chômage et du Règlement.

[99]           Au stade du contrôle judiciaire, la Cour d’appel fédérale a énoncé comme suit les questions en litige :

Bien qu'ils fussent soulevés dans le mémoire du procureur général, n'ont pas été repris l'argument voulant que la fourniture de prestations d'assurance-chômage ne soit pas un service destiné au public et l'argument que sa privation en vertu de l'alinéa 3(2)c) de la Loi sur l'assurance-chômage et de l'alinéa 14a) [mod. par DORS/78-710, art. 1] du Règlement sur l'assurance-chômage est fondée sur l'état matrimonial et/ou la situation de famille de la personne concernée. Cette dernière assertion semble si évidente en soi qu'elle n'a pas besoin d'être commentée. En ce qui concerne la proposition précédente, le requérant semble avoir trouvé convaincante l'opinion incidente exprimée dans l'arrêt Singh (Re), [1989] 1 C.F. 430 (C.A.) dans laquelle le juge Hugessen, prononçant les motifs de cette Cour, a dit à la page 440:

 

                    On peut à vrai dire soutenir que les termes qualificatifs de l'article 5

 

5.             ... le fournisseur de ... services ... destinés au public ...

 

ne peuvent jouer qu'un rôle limitatif dans le contexte des services qui sont rendus par des personnes physiques ou par des personnes morales et que, par définition, les services que rendent les fonctionnaires publics aux frais de l'État sont des services destinés au public et qu'ils tombent donc sous le coup de l'article 5. Il n'est cependant pas nécessaire de trancher cette question de façon définitive à cette étape-ci et il suffit de dire qu'il est loin d'être clair pour moi que les services rendus, tant au Canada qu'à l'étranger, par les fonctionnaires chargés de l'application de la Loi sur l'immigration de 1976 ne sont pas des services destinés au public.

Quoi qu'il en soit, la conclusion de fait fondamentale du tribunal que les intimées ont été victimes d'un acte discriminatoire illicite n'a pas été contestée. Les principaux arguments présentés concernaient la question de savoir si le tribunal avait commis une erreur en ordonnant à la Commission de l'Emploi et de l'Immigration du Canada, la « CEIC », d'« interrompre la pratique ... qui consiste à appliquer les alinéas 3(2)c) et 4(3)d) de la Loi sur l'assurance-chômage, ainsi que l'article 14A du Règlement », ce qui revenait effectivement à déclarer ces dispositions inopérantes, et s'il s'était trompé en concluant que cette privation des prestations ne s'appuyait sur aucun motif justifiable faisant relever l'acte discriminatoire visé de l'exception prévue par l'alinéa 14g). Le premier des points qui précèdent se fondait sur deux moyens: (1) la Loi sur les droits de la personne n'a point prépondérance sur les autres lois du Parlement et (2) un tribunal ad hoc n'est pas habilité à déclarer des dispositions législatives inopérantes ou à rendre une ordonnance ayant un tel effet.

(Druken (CAF), aux p. 28 et 29.)

[100]       Pour ce qui est de la première question, la Cour d’appel fédérale a conclu :

La règle applicable à l'incompatibilité d'une loi sur les droits de la personne avec une autre loi semble être qu'une mesure législative postérieure à une loi sur les droits de la personne et incompatible avec quelque disposition de cette dernière ne doit s'interpréter comme abrogeant cette disposition que si elle déclare clairement y apporter une exception; par contre, la législation sur les droits de la personne postérieure à une autre mesure législative avec laquelle elle est incompatible abroge de façon implicite cette dernière.

Les circonstances de l'espèce semblent précisément être de celles qui, a-t-il été dit, auraient amené l'affaire Winnipeg School à être tranchée sur le fondement de l'abrogation implicite. L'alinéa 3(2)c) de la Loi sur l'assurance-chômage, une disposition figurant dans la législation canadienne sur l'assurance-chômage depuis 1941, a été édicté le plus récemment en 1971 (S.C. 1970-71-72, chap. 48, art. 3(2)c)). L'alinéa 4(3)d), qui maintient une exception adoptée pour la première fois en 1955, a été édicté dans sa forme actuelle en 1975 (S.C. 1974-75-76, chap. 80, art. 2). Ni l'un ni l'autre n'a été réédicté ultérieurement. Tous deux faisaient partie de « la législation canadienne actuelle » lorsque la Loi sur les droits de la personne, dont l'objet est énoncé à l'article 2 cité plus haut, a été édictée en 1977 (S.C. 1976-77, chap. 33).

A mon avis, la présente demande doit être jugée en tenant pour acquis qu'en 1977, les alinéas 3(2)c) et 4(3)d) de la Loi sur l'assurance-chômage ont été abrogés implicitement par l'entrée en vigueur de la Loi sur les droits de la personne. Je crois que cette Cour agirait de façon assez irrégulière si elle tranchait la présente affaire en partant de l'hypothèse que les dispositions relatives à l'assurance-chômage sont celles qui ont été édictées subséquemment. Cette Cour énoncerait ainsi des avis consultatifs sur la question de savoir si, rédigés comme ils le sont, ces alinéas constituaient des déclarations législatives suffisamment claires pour créer des exceptions à la Loi sur les droits de la personne et dans la négative, comme dans le cas de l'article 50 de la Public Schools Act, sur la question de savoir si les actes discriminatoires dont elles ordonnent l'accomplissement dans ces alinéas s'appuient sur des motifs justifiables. Il reste à statuer sur les objections présentées à l'encontre des mesures correctrices.

(Druken (CAF), aux p. 31 et 32.)

[101]       Quant à la question des réparations, la Cour d’appel fédérale a conclu que le Tribunal avait le pouvoir de déclarer qu’un texte de loi était inopérant, ou de rendre une ordonnance à cet effet, conformément à l’alinéa 41(2)a) de la Loi (aujourd’hui, l’alinéa 53(2)a)).

[102]       En conformité avec les arrêts Heerspink, Craton et Larocque, les décisions rendues dans Druken ont rendu inopérants des textes de loi qui étaient en conflit avec la Loi. Cependant, toujours en conformité avec les arrêts Heerspink, Craton et Larocque, ainsi qu’avec la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Murphy, le fondement du conflit de lois dans Druken a été formulé sous la forme d’une plainte d’« acte discriminatoire » en vertu de la Loi, dans le cadre de la fourniture d’un « service », à savoir l’assurance-chômage, comme cela avait été conclu par le Tribunal et, au stade du contrôle judiciaire, non contesté. L’arrêt Murphy met en doute la conclusion du Tribunal selon laquelle l’assurance-chômage est un service, mais les décisions Druken concordent avec le raisonnement énoncé dans cet arrêt, en ce sens qu’il existait un « acte discriminatoire », au sens de la Loi, qui faisait en sorte que le Tribunal était compétent en la matière.

Gonzalez

[103]       L’affaire Gonzalez était un renvoi à la Cour fédérale, par le procureur général du Canada, pour le compte de la Commission de l’emploi et de l’immigration, au sujet de la question suivante :

Le paragraphe 11(7) de la Loi sur l’assurance-chômage, L.R.C. (1985) ch. U‑1, est-il contraire à la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985) ch. H‑6, en ce qu’il constituerait un acte discriminatoire fondé sur la situation de famille en matière de fourniture de services?

(Gonzalez, au paragraphe 12.)

[104]       La Cour fédérale a débuté son analyse en formulant la réserve suivante :

Je débute mon analyse en précisant que le législateur est constamment appelé à faire des choix et que la simple existence d’une distinction n’équivaut pas à discrimination. Ce n’est que dans la mesure où une distinction est illicite au sens de l’article 5 de la LCDP qu’elle est susceptible de donner lieu à un traitement discriminatoire.

(Gonzalez, au paragraphe 30.)

[105]       À cet égard, le procureur général a fait valoir que le refus de payer des prestations découlait de l’application de la Loi sur l’assurance-chômage et que le déni allégué n’était pas imputable aux actions de la Commission de l’emploi et de l’immigration en tant que fournisseur de services au sens de l’article 5 de la Loi. À ce sujet, la Cour fédérale a conclu que « cette question a déjà, a bon droit, été concédée par le Procureur général dans l’affaire Druken » (Gonzalez, au paragraphe 36). Et, d’ajouter la Cour fédérale :

Malgré le fait que le Procureur général n’ait pas fait de concession à cet égard dans le cadre du présent renvoi, il me semble évident que le système d’assurance-chômage est un service offert au public et on a porté à mon attention aucune raison qui me permettrait d’exclure ce service de la porté de l’article 5 au motif qu’il est offert par l’État.

(Gonzalez, au paragraphe 37.)

[106]       La Cour fédérale a ensuite conclu que le paragraphe 11(7) de la Loi sur l’assurance‑chômage était discriminatoire et que le procureur général ne pouvait pas motiver de manière justifiable la discrimination. La déclaration de la Cour fédérale selon laquelle le paragraphe 11(7) était discriminatoire a été suspendue pour une période d’un an afin de permettre au législateur de remédier au traitement discriminatoire. Il a aussi été ordonné que si le législateur n’agissait pas dans le délai imparti, la Commission de l’emploi et de l’immigration devait cesser d’appliquer l’alinéa 11(7)a) et le tribunal saisi de la plainte de Mme Gonzalez devait la trancher en tenant pour acquis que la disposition en question était contraire à la Loi.

[107]       Comme cela avait été le cas dans les décisions Druken ainsi que dans les arrêts Heerspink, Craton et Larocque, le fondement du conflit de lois a été formulé sous la forme d’une plainte d’« acte discriminatoire » au sens de la Loi, dans le cadre de la fourniture d’un « service », à savoir l’assurance-chômage. Là encore, même si l’arrêt Murphy met en doute la conclusion selon laquelle l’assurance-chômage est un service, la décision Gonzalez concorde avec le raisonnement énoncé dans cet arrêt, en ce sens qu’il existait un « acte discriminatoire », au sens de la Loi, qui faisait en sorte que le Tribunal était compétent en la matière.

McAllister-Windsor

[108]       La Loi sur l’assurance-chômage limitait à trente le nombre de semaines pendant lesquelles un prestataire peut recevoir des prestations de maternité, de maladie ou parentales. Dans le cas de Mme McAllister-Windsor, à cause de la combinaison de sa grossesse et de sa déficience, celle-ci  avait perdu son droit à des prestations parentales. Elle alléguait que le plafond fixé avait sur elle un effet discriminatoire dans le cadre de la fourniture d’un service destiné au public, du fait de son sexe et de sa déficience.

[109]       Pour déterminer si la plainte établissait l’existence d’une preuve prima facie, le Tribunal a déclaré :

Personne ne conteste que la fourniture par DRHC de prestations d’assurance-emploi est un service « destiné au public », au sens de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

(McAllister-Windsor, au paragraphe 30.)

[110]       À l’appui de sa thèse selon laquelle il était incontesté que la fourniture de prestations d’assurance-emploi constituait un « service », le Tribunal s’est fondé sur la décision que la Cour fédérale a rendue dans l’affaire Gonzalez (voir McAllister-Windsor, au paragraphe 30).

[111]       Le Tribunal a conclu que, même si le paragraphe 11(5) de la Loi sur l’assurance‑chômage était, à première vue, une règle neutre, il avait non seulement un effet disproportionné mais aussi un effet préjudiciable uniquement sur les femmes enceintes qui, à l’instar de Mme McAllister-Windsor, avaient demandé des prestations de maladie (voir McAllister-Windsor, au paragraphe 52). De plus, l’intimé - Ressources humaines et Développement des compétences Canada - n’avait pas fait la preuve qu’il ne pouvait pas composer avec les personnes présentant les caractéristiques de la plaignante sans subir une contrainte excessive (voir McAllister-Windsor, au paragraphe 71). Le Tribunal a ordonné à l’intimé de cesser d’appliquer les dispositions du paragraphe 11(5) de la Loi sur l’assurance‑chômage, mais a suspendu l’application de l’ordonnance pendant une période de 12 mois afin de permettre au législateur de remédier au problème. Il a aussi accordé à la plaignante une indemnité spéciale et des intérêts.

[112]       Comme dans le cas des décisions Druken et Gonzalez, ainsi que des arrêts Heerspink, Craton et Larocque, le fondement du conflit de lois dans l’affaire McAllister-Windsor a été formulé sous la forme d’un « acte discriminatoire » en vertu de la Loi dans le cadre de la fourniture d’un « service », soit l’assurance-chômage. Là encore, même si l’arrêt Murphy met en doute la conclusion selon laquelle l’assurance-chômage est un service, l’affaire McAllister‑Windsor concorde avec le raisonnement énoncé dans cet arrêt, en ce sens que l’existence d’un « acte discriminatoire », au sens de la Loi, faisait en sorte que le Tribunal était compétent en la matière.

Uzoaba

[113]       Dans la décision Uzoaba, une demande de contrôle judiciaire concernant une décision du Tribunal, la Cour fédérale avait à décider, notamment, si le Tribunal avait commis une erreur en ordonnant de réintégrer le plaignant à un niveau situé à deux échelons de plus que celui qu’il occupait à l’époque où l’on avait porté atteinte à ses droits. L’avocat du procureur général faisait valoir que la Loi sur l’emploi dans la fonction publique établissait un régime de promotions accordées au mérite et que le Tribunal ne pouvait y passer outre. En rejetant cet argument, la Cour fédérale a déclaré : 

Le droit est clair et l’avocat du procureur général reconnaît qu’en cas de conflit direct, la Loi s’appliquera. Il soutient toutefois qu’il ne s’agit pas d’un conflit direct en l’espèce. Je ne vois pas comment cet argument peut être utile à l’avocat. En fait, l’avocat de M. Uzoaba prétend qu’il n’y a aucun conflit réel entre la Loi et la Loi sur l’emploi dans la fonction publique. Il affirme que les dispositions de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique relatives à la promotion suivant le principe du mérite s’appliquent dans l’administration quotidienne et normale de la fonction publique et que la Loi n’est pas censée supplanter la Loi sur l’emploi dans la fonction publique à cet égard. D’un point de vue pratique, je suis d’accord avec cet argument.

Cependant, même si le pouvoir d’un tribunal des droits de la personne d’ordonner qu’une promotion soit accordée à un fonctionnaire entre en conflit avec la Loi sur l’emploi et la fonction publique, je suis convaincu que les dispositions de la Loi doivent avoir préséance.

Dans l’arrêt Action Travail des Femmes c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1987] 1 R.C.S. 1114 (l’arrêt Action Travail des Femmes), le juge en chef Dickson dit aux pages 1135 et 1136 :

Le premier énoncé judiciaire complet de l’attitude à adopter au sujet de l’interprétation de la législation sur les droits de la personne se retrouve dans l’arrêt Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, à la p. 158, où le juge Lamer souligne qu’un code des droits de la personne ne doit pas être considéré « comme n’importe quelle autre loi d’application générale, il faut le reconnaître pour ce qu’il est, c’est-à-dire une loi fondamentale. » Ce principe d’interprétation a été précisé davantage par le juge McIntyre, au nom d’une Cour unanime, dans l’arrêt Winnipeg School Division No. 1 c. Craton, [1985] 2 R.C.S. 150, à la p. 156 :

Une loi sur les droits de la personne est de nature spéciale et énonce une politique générale applicable à des questions d’intérêt général. Elle n’est pas de nature constitutionnelle, en ce sens qu’elle ne peut pas être modifiée, révisée ou abrogée par la législature. Elle est cependant d’une nature telle que seule une déclaration législative claire peut permettre de la modifier, de la réviser ou de l’abroger, ou encore de créer des exceptions à ses dispositions.

L’accent mis sur la « nature spéciale » des textes législatifs portant sur les droits de la personne constituait une forte indication de l’attitude générale que prendrait la Cour au sujet de l’interprétation de tels textes.

Je pense que le principe de la préséance doit s’appliquer en l’espèce pour permettre à un tribunal des droits de la personne d’ordonner l’octroi d’une promotion qui, selon lui, a été refusée pour des motifs discriminatoires, en violation de la Loi. En d’autres termes, la compétence de la Commission de la fonction publique et la procédure qui doit normalement être suivie pour l’octroi des promotions au sein de la fonction publique n’ont pas préséance dans ces rares cas où des promotions ont été refusées pour des motifs discriminatoires et où un tribunal, exerçant la compétence qui lui est conférée par la Loi, ordonne qu’une promotion soit accordée à une personne afin de corriger les effets de l’acte discriminatoire de l’employeur. À cet égard, je fais mienne l’interprétation du juge Dickson, alors juge puîné, dans l’arrêt Kelso c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 199, où il a dit à la page 207 :

Personne ne conteste le droit général du gouvernement de répartir les ressources et les effectifs comme il le juge approprié. Mais ce droit n’est pas illimité. Son exercice doit respecter la loi. Le droit du gouvernement de répartir les ressources ne peut l’emporter sur une loi telle que la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, ch. 33, ou sur un règlement tel que le Décret d’exclusion.

Comme l’a souligné l’avocat de M. Uzoaba, il serait facile, et correct, en l’espèce de reformuler ce qu’a dit le juge Dickson de la manière suivante : « Personne ne conteste le droit général du gouvernement d’accorder des promotions en fonction du principe du mérite. Mais ce droit n’est pas illimité. Son exercice doit respecter la loi. Le droit du gouvernement d’accorder des promotions en fonction du mérite ne peut l’emporter sur une loi telle que la Loi canadienne sur les droits de la personne. »

Comme l’a dit le juge en chef Dickson dans l’arrêt Action Travail des Femmes, toute autre conclusion minimiserait ou diminuerait l’effet des droits garantis par la Loi. Voir à la page 1134.

De plus, comme l’a fait remarquer l’avocat de la Commission des droits de la personne, si la Loi n’avait pas préséance dans un cas comme l’espèce, le pouvoir d’un tribunal d’ordonner le rétablissement à un niveau supérieur s’appliquerait à des postes non gouvernementaux lorsque la Loi est applicable, mais non à des postes gouvernementaux. Le législateur ne peut pas avoir envisagé de créer une telle anomalie.

(Uzoaba, aux paragraphes 17 à 23.)

[114]       La décision Uzoaba renforce la primauté de la Loi lorsque celle-ci entre en conflit avec un autre texte de loi, conformément aux principes énoncés dans les arrêts Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne. Cependant, comme le conflit de lois a pris naissance dans le contexte de mesures de redressement, la décision Uzoaba ne donne pas d’indications sur le fait de savoir s’il est possible de contester un texte de loi en vertu de la Loi parce qu’il est question de la fourniture d’un « service ». À l’instar des arrêts Heerspink, Craton et Larocque, la décision Uzoaba est plutôt instructive quant au type de situation dans laquelle un autre texte de loi peut entrer en conflit avec une loi sur les droits de la personne.

Les motifs dissidents dans les arrêts Bhinder et Cooper

[115]       Les motifs dissidents du juge en chef Dickson et du juge Lamer (tel était alors leur titre) dans l’arrêt Bhinder, à l’instar de la décision rendue dans Uzoaba, renforcent la primauté de la Loi dans le cas d’un conflit avec un autre texte de loi :

Dans le présent pourvoi, les dispositions du Code canadien du travail et de ses règlements d’application ne créent pas d’exception aux dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le port du casque de sécurité par les Sikhs, une exigence qui a un effet discriminatoire en apparence, est une question régie par la Loi canadienne sur les droits de la personne et non par le Code canadien du travail, lorsque les exigences des deux lois entrent en conflit. Ainsi, même si la politique du port d’un casque de sécurité est nécessaire en vertu du Code canadien du travail et de ses règlements d’application, il ne s’ensuit pas que cette politique est par le fait même une exigence professionnelle normale pour les fins de la Loi canadienne sur les droits de la personne. En conséquence, le tribunal avait compétence pour ordonner à l’employeur d’exempter M. Bhinder de l’application de la politique du port d’un casque de sécurité pour le motif que cette politique ne satisfaisait pas aux exigences de l’al. 14a) de la Loi.

(Bhinder, à la page 575.)

Cependant, les motifs dissidents ne traitent pas du fait de savoir s’il est possible de contester un texte de loi en vertu de la Loi en tant que « service ».

[116]       Dans le même ordre d’idées, les motifs dissidents des juges McLachlin et L’Heureux‑Dubé J. (tel était alors leur titre) dans l’arrêt Cooper font une analogie entre la conclusion que le Tribunal a tirée dans l’affaire Druken (à savoir que l’adoption de la Loi avait implicitement abrogé la disposition légale en cause) et le pouvoir qu’a la Commission d’examiner des questions de droit :

En l’espèce, on fait valoir que c’est une disposition de la Loi canadienne sur les droits de la personne -‑ la disposition relative au moyen de défense fondé sur « l’âge de la retraite en vigueur » ‑- qui a été implicitement abrogée par la Charte. Du point de vue de la compétence de la Commission, toutefois, il n’existe pas de distinction entre la présente espèce et l’affaire Druken. Si les appelants ont raison, l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 a implicitement abrogé ce moyen de défense. Pour décider si une plainte est valide, la Commission doit déterminer si cet argument est bien fondé. Suivant le principe établi dans Douglas College et appliqué dans Re Shewchuk et Druken, la Commission a le pouvoir d’examiner cette question dans l’exécution de son mandat consistant à décider s’il convient de rejeter la plainte ou de la déférer à un tribunal.

(Cooper, au paragraphe 101.)

Là encore, ces motifs dissidents ne traitent pas de la question de savoir s’il est possible de contester un texte de loi en vertu de la Loi en tant que « service ».

La conclusion sur d’autres décisions jurisprudentielles fédérales rendues avant l’arrêt Murphy

[117]       L’affirmation de la Commission selon laquelle plusieurs décisions fédérales en matière de droits de la personne reconnaissent que la Loi a préséance sur d’autres lois incompatibles est correcte. Cependant, comme il a été mentionné plus tôt en rapport avec les arrêts de la Cour suprême du Canada, le fait d’avoir préséance ne veut pas dire que la Loi autorise les plaintes qui contestent le libellé d’autres lois, sauf s’il existe un acte discriminatoire au sens de la Loi. On ne relève pas non plus dans ces arrêts de commentaires indiquant le contraire.

[118]       Le fondement du conflit de lois, dans des affaires telles que Druken, Gonzalez et McAllister-Windsor, avait débuté par une plainte concernant l’existence d’un « acte discriminatoire » au sens de la Loi, commis dans le cadre de la fourniture d’un « service ». Là encore, je suis d’avis que ces affaires concordent en fait avec la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans l’arrêt Murphy, en ce sens que la Cour d’appel fédérale a prescrit qu’il devait y avoir un « service », au sens de l’article 5 de la Loi, pour que la plainte soit valide dans cette affaire.

(iii)             La jurisprudence provinciale reconnaissant la primauté des lois sur les droits de la personne

[119]       Selon la Commission, chaque fois qu’il est possible de le faire, il convient d’interpréter de manière uniforme les lois sur les droits de la personne du Canada tout entier, compte tenu de leurs similitudes générales, de leur statut quasi constitutionnel ainsi que de leur objectif commun, soit la prévention de la discrimination. De ce fait, pour ce qui est d’examiner si la Loi autorise le dépôt de plaintes qui visent à toutes fins pratiques le libellé d’une loi fédérale, la Commission exhorte le Tribunal à examiner la jurisprudence d’autres provinces du Canada. À cet égard, elle soutient qu’il existe de nombreuses décisions qui suivent les indications que la Cour suprême a données dans des arrêts tels que Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne, de même que dans la série de décisions jurisprudentielles fédérales qui portent sur l’affaire Druken. Selon la Commission, dans ces affaires, les décideurs ont admis que : (i) les mesures que prennent des intervenants gouvernementaux en vertu de dispositions légales impératives peuvent être considérées comme des « services » pour les besoins d’un examen relatif aux droits de la personne et/ou (ii) il est possible d’utiliser les lois sur les droits de la personne, qui sont de nature quasi constitutionnelle, pour rendre inopérants des textes de loi incompatibles.

[120]       Plus précisément, la Commission a renvoyé le Tribunal aux décisions provinciales suivantes : Ontario (Disability Support Program) c. Tranchemontagne, 2010 ONCA 593 [Tranchemontagne (C.A. Ont.)]; Ball c. Ontario (Minister of Community and Social Services), 2010 HRTO 360 [Ball]; Hendershott c. Ontario (Community and Social Services), 2011 HRTO 482 [Hendershott]; Ivancicevic c. Ontario (Consumer Services), 2011 HRTO 1714 [Ivancicevic]; XY c. Ontario (Government and Consumer Services), 2012 HRTO 726 [XY]; Gwinner c. Alberta (Human Resources and Employment), 2002 ABQB 685 [Gwinner]; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Saskatchewan (Department of Social Services), 1988 CanLII 212 (CA SK) [Chambers]; Saskatchewan (Workers’ Compensation Board) c. Saskatchewan (Human Rights Commission), 1999 CanLII 12368 (CA SK) [Wiebe]; Human Rights Commission c. Workplace Health, Safety and Compensation Commission, 2005 NLCA 61 [Nfld HRC]; Neubauer c. British Columbia (Ministry of Human Resources), 2005 BCHRT 239 [Neubauer]; et A.A. c. New Brunswick (Department of Family and Community Services), [2004] N.B.H.R.B.I.D. No. 4 (QL) [AA].

[121]       Je conviens, comme il a été analysé plus tôt, que les arrêts Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne, de même que la série de décisions jurisprudentielles fédérales Druken, prévoient que l’on peut appliquer les lois sur les droits de la personne, qui sont de nature quasi constitutionnelle, en vue de rendre inopérants des textes de loi incompatibles, mais, comme je l'ai aussi mentionné plus tôt, selon moi, ces décisions n’étayent pas la thèse selon laquelle la Loi autorise à déposer une plainte qui vise concrètement le libellé d’une loi fédérale. Pour qu’une plainte déposée en vertu de la Loi soit valide, il faut plutôt que, dans chaque affaire, le plaignant relève un acte discriminatoire, au sens de la Loi. La jurisprudence provinciale que la Commission a mentionnée concorde également avec ce raisonnement :

         [traduction] « Le TAS a conclu que les intimés se sont vus privés d’un service offert à d’autres personnes handicapées » (Tranchemontagne (C.A. Ont.), au paragraphe 50);

         [traduction] « Je signale au départ que les parties ne contestent pas que la fourniture de prestations dans le cadre du Programme de l’allocation pour régime alimentaire spécial est un “service” au sens du Code […] » (Ball, au paragraphe 61);

         [traduction] « Nul ne conteste que la fourniture de prestations gouvernementales est un service » (Hendershott, au paragraphe 69);

         [traduction] « À mon avis, la présente demande a trait à des services au sens du Code, et relève de la compétence du Tribunal. Je suis convaincu que la loi en question, qui concerne la réglementation d’établissements titulaires d’une licence, est censée profiter au public, et, en particulier, aux membres du personnel et aux clients de ces établissements en Ontario, y compris le requérant » (Ivancicevic, au paragraphe 150);

         [traduction] « Dans ces circonstances, il est clair que lorsque l’intimée fournit des certificats de naissance en vertu de la VSA, elle procure une sorte d’avantage à une personne ou au public, et elle fournit donc un “service” au sens de l’article premier du Code » (XY, au paragraphe 87);

         [traduction] « À mon avis, l’aide financière est un service offert au public en vertu du paragraphe 12(1) du Code » (Chambers, à la page 28);

         la conclusion selon laquelle le paiement de prestations d’assurance-salaire était un service n’a pas été poursuivie en appel (voir Wiebe, aux paragraphes 3 et 4);

         [traduction] « À l’évidence, le fait que Mme Neubauer n’a pas le droit d’être nommée au tribunal de l’EAA est lié à un emploi potentiel. Mme Neubauer a également fait valoir que le fait d’avoir le droit d’être pris en considération en vue d’une nomination est un service habituellement offert au public. Le Ministère n’a pas fait d’observations sur la question. Pour les besoins de la présente décision, je tiendrai pour acquis que la plainte de Mme Neubauer pourrait, s’il est conclu qu’elle est justifiée, constituer une contravention à l’article 8 du Code » (Neubauer, au paragraphe 61);

         [traduction] « En conséquence, les questions visées ici – l’enregistrement des naissances et l’adoption – doivent être considérées comme correspondant au sens du terme “services”, au paragraphe 5(1) de la Loi sur les droits de la personne du Nouveau‑Brunswick » (AA, au paragraphe 29).

[122]       Dans la décision Gwinner, même si la Cour a indiqué que la disposition de la loi sur les droits de la personne qui s’applique dans cette affaire prescrit que nul ne peut [traduction] « refuser à quiconque des services habituellement offerts au public », la Cour et les parties n’ont pas traité de la question de savoir s’il existait un service dans les circonstances de l’affaire :

[traduction] L’alinéa 3a) de la HRCMA prescrit que nul ne peut « refuser à quiconque de services habituellement offerts au public, du fait de son état matrimonial ». La question à se poser quand on examine s’il y a violation à première vue de cette disposition consiste à savoir si la WPA refuse l’octroi d’une pension et de prestations en raison de l’état matrimonial. L’alinéa 3b) de la HRCMA prescrit que nul ne peut « commettre un acte discriminatoire » à l’endroit de quiconque en rapport avec des services habituellement offerts au public, du fait de son état matrimonial. La question à se poser quand on examine s’il y a violation à première vue de cette disposition consiste à savoir si la WPA exerce une discrimination à l’égard de la fourniture d’une pension et de prestations, du fait de l’état matrimonial.

(Gwinner, au paragraphe 90.)

[123]       Comme la question des services n’est pas analysée dans la décision Gwinner, je ne trouve pas cette affaire particulièrement convaincante ou utile dans les circonstances de l’espèce.

[124]       Dans la décision Nfld HRC, les plaignantes alléguaient qu’elles étaient victimes de discrimination du fait de leur état matrimonial parce qu’on les privait de leurs pensions de veuve respectives en cas de remariage. Une commission d’enquête sur les droits de la personne a conclu que la mesure de redressement que les plaignantes souhaitaient obtenir aurait pour effet de rendre invalide le paragraphe 65.1(1) de la Workplace Health, Safety and Compensation Act. Elle a donc décliné compétence au motif que le Human Rights Code de Terre-Neuve ne créait pas de mécanisme permettant de déterminer la validité d’une loi provinciale censément discriminatoire ou de l’invalider. En appel, la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador ne s’est pas souciée du fond de la plainte, mais plutôt du fait de savoir si la Commission d’enquête pouvait ordonner une mesure de redressement qui était incompatible avec une directive contenue au paragraphe 65.1(1) de la Workplace Health, Safety and Compensation Act (Nfld HRC, au paragraphe 9). Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu :

[traduction

La commission d’enquête n’a pas compétence pour rendre une déclaration générale portant que le paragraphe 65.1(1) de la Workplace Health, Safety and Compensation Act est inopérant. Elle pouvait toutefois conclure que, par l’application de l’article 5 du Human Rights Code, une disposition d’une autre loi ne pouvait pas avoir pour effet de justifier ce qui est était par ailleurs une conduite contraire au Human Rights Code. Une telle conclusion ne s’appliquerait qu’à l’affaire dans laquelle la décision aurait été rendue. Une commission d’enquête pourrait alors concevoir une mesure de redressement envisagée par le Human Rights Code, ce qui pourrait inclure une directive obligeant à mettre fin au comportement reproché et à s’abstenir de commettre une contravention à l’avenir, ou à prendre d’autres mesures qu’autorise l’article 28 du Human Rights Code, mais cela n’irait pas jusqu’à préciser de quelle façon il faudrait procéder pour rendre conforme la disposition légale attentatoire. Je conclus que l’arbitre en chef et le juge de la Division de première instance ont commis une erreur en décrétant que la commission d’enquête n’avait pas compétence pour accorder une mesure de redressement en l’espèce.

(Nfld HRC, au paragraphe 39.)

[125]       Comme ni la commission d’enquête ni la Cour n’ont traité du fond de l’affaire, y compris des questions relatives aux services, je ne trouve pas non plus que cette affaire est particulièrement convaincante ou utile dans les circonstances de l’espèce. Elle renforce, tout au plus, la primauté des affaires relatives aux droits de la personne, ce que à quoi je souscris, comme je l’ai mentionné plus tôt.

[126]       Dans la mesure où les affaires susmentionnées peuvent étayer la thèse selon laquelle « les mesures que prennent des intervenants gouvernementaux en vertu de dispositions légales impératives peuvent être considérées comme des “services” pour les besoins d’un examen relatif aux droits de la personne », je dirais que ces conclusions dépendent des circonstances de ces affaires. Ainsi que l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Watkin : « [i]l faut tenir compte des actes précis à l’origine de l’allégation de discrimination pour pouvoir déterminer s’il s’agit de “services”[…] » (au paragraphe 33). C’est donc dire que, selon moi, les décisions jurisprudentielles provinciales que la Commission a invoquées, bien qu’elles soient instructives et qu’elles appuient le principe de la primauté des lois sur les droits de la personne, n’étayent pas la thèse voulant que, à défaut de l’existence d’un acte discriminatoire au sens de la Loi, il soit possible de contester le libellé d’un texte de loi en vertu de la Loi, ou que la Loi autorise le dépôt de plaintes visant une conduite gouvernementale qui est obligatoire en vertu du libellé d’un texte de loi. Conformément aux arrêts de la Cour suprême et à la jurisprudence fédérale qui a été analysée plus tôt, un acte discriminatoire au sens de la loi provinciale applicable a été relevé  dans chacune des décisions provinciales applicables susmentionnées.

(iv)             L’article 2 et les paragraphes 49(5) et 62(1) de la Loi

[127]       La Commission souligne également le libellé et l’historique législatif de plusieurs dispositions actuellement en vigueur de la Loi, qui démontrent l’intention du législateur de faire en sorte que la Loi s’applique au libellé d’autres lois fédérales : article 2 et paragraphes 49(5) et 62(1).

[128]       Selon la Commission, l’article 2 de la Loi décrit le but et les objets de cette dernière en termes généraux, et rien de ce qui y figure ne donne à penser qu’une conduite prescrite par une règle de droit est à l’abri d’un examen quant à sa conformité à ces objets. Je signalerais par contre que cet article n’indique pas explicitement non plus qu’il est possible de contester en vertu de la Loi une conduite prescrite par un texte de loi. Par ailleurs, l’argument qu’invoque la Commission fait abstraction du reste du libellé et de l’économie de la Loi. Le paragraphe 40(1) de cette dernière dispose qu’un individu peut déposer une plainte si elle a des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire. Selon l’article 39 de la Loi, un « acte discriminatoire » désigne tout acte visé aux articles 5 à 14.1 de la Loi. Il n’y a, dans ces articles, aucun acte discriminatoire qui permettrait l'examen d'un texte de loi afin de déterminer s’il est conforme à la Loi.

[129]       En ce qui concerne le paragraphe 49(5), celui-ci exige que « [d]ans le cas où la plainte met en cause la compatibilité d’une disposition d’une autre loi fédérale ou de ses règlements d’application avec la présente loi ou ses règlements d’application », cette plainte doit être instruite par un membre du Tribunal qui est membre du barreau d’une province ou de la Chambre des notaires du Québec. Selon la Commission, cela démontre que le législateur entendait que les plaintes relatives à une incompatibilité entre la Loi et une autre loi fédérale pouvaient être déposées et tranchées sur le fond. Cependant, là encore, l’argument de la Commission fait abstraction du libellé et de l’économie de la Loi et, en particulier, de l’article 39 et du paragraphe 40(1) de la Loi. Le paragraphe 49(5) ne change ou n’ajoute rien aux actes discriminatoires visés aux articles 5 à 14.1 de la Loi.

[130]       Si la Loi ne s’applique pas au libellé d’autres lois, cela veut donc dire, d’après la Commission, que le législateur a parlé pour ne rien dire quand il a édicté le paragraphe 49(5). La Commission soutient qu’une telle approche enlève tout son sens au paragraphe 49(5) et qu’il ne servirait à rien de définir la composition de la formation qui instruirait une plainte visant un texte de loi fédéral si les plaintes de cette nature débordaient le cadre de la compétence du Tribunal. Selon la Commission, le paragraphe 49(5) indique qu’une loi peut être contestée en vertu de la Loi, mais les premiers mots de cette disposition disent seulement : « [d]ans le cas où la plainte met en cause la compatibilité d’une disposition d’une autre loi […] » ou, en anglais : « [i]f the complaint involves a question about whether another Act […] is inconsistent » (non souligné dans l’original). Comme l’illustrent des affaires telles que Heerspink, Craton, Larocque et Uzoaba, il existe des situations étrangères à la contestation proprement dite d’un texte de loi en vertu de la Loi où d’autres dispositions légales peuvent être incompatibles avec cette dernière. Comme je l'ai mentionné plus tôt, cette jurisprudence ne permet pas non plus de conclure que le principe de la primauté des lois sur les droits de la personne, dont semble traiter le paragraphe 49(5), est assimilable à la possibilité de contester un texte de loi en vertu de la Loi.

[131]       La Commission se fonde également sur des passages extraits des travaux réalisés au Parlement qui ont mené à l’ajout du paragraphe 49(5) à la Loi comme preuve de la reconnaissance et de l’acceptation, par le gouvernement, que la Loi s’applique au libellé d’autres lois. Mon interprétation de ces passages m’amène à croire que l’ajout du paragraphe 49(5) avait principalement pour objet de faire en sorte que ce soient des avocats qui tranchent les affaires mettant en cause des questions d’incompatibilité de lois. Le raisonnement était que ces types d’affaires pouvaient être légalistes et complexes et que le fait qu’un avocat les tranche aiderait à les régler avec célérité : [traduction] « Je suis donc d’avis qu’il serait utile qu’il y ait une représentation juridique au tribunal et que cela aiderait à trancher avec célérité certaines de ces questions de droit, de preuve et de procédure complexes » (procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la justice et des droits de la personne, datés du 12 mars 1998, déclaration du ministre de la Justice et Procureur général du Canada). Cela est logique, vu que le paragraphe 49(5) est situé à côté du paragraphe 49(2) de la Loi, lequel prévoit que le président du Tribunal peut désigner trois membres s’il estime que la difficulté de l’affaire le justifie. Même si certains hauts responsables ont également fait des commentaires sur les types d’affaires soumises au Tribunal, y compris le pouvoir qu’a ce dernier de rendre un texte de loi inopérant, ces commentaires n’indiquent pas que le paragraphe 49(5) visait un objectif autre que celui de faire en sorte que des avocats siègent dans les affaires de ce type. Après avoir examiné le libellé du paragraphe 49(5), de pair avec son emplacement dans le cadre de la Loi et l’intention qu’avait le législateur en l’ajoutant, je suis d’avis que ce paragraphe n’étaye pas l’argument de la Commission selon lequel la Loi autorise le dépôt de plaintes visant le libellé d’un autre texte de loi.

[132]       À l’appui de son argumentation, la Commission attire également l’attention sur le paragraphe 62(1) de la Loi. Cette disposition comporte une exception législative par rapport aux parties I et II de la Loi dans le cas des régimes ou des caisses de retraite constitués par une loi fédérale antérieure au 1er mars 1978. Selon la Commission, sans cette exception, la Loi se serait appliquée à n’importe quelle disposition discriminatoire figurant dans les lois fédérales en matière de retraite ou de pension. Là encore, toutefois, l’argument de la Commission fait abstraction du libellé et de l’économie de la Loi et, plus particulièrement, de son article 39 et de son paragraphe 40(1). Le paragraphe 62(1) ne change ou n’ajoute rien aux actes discriminatoires visés aux articles 5 à 14.1 de la Loi.

[133]       Une fois de plus, la Commission fait valoir aussi que si la Loi ne s’applique pas au libellé d’autres lois, cela signifie que le législateur a parlé en vain quand il a adopté le paragraphe 62(1) et que, en fait, cette disposition n’a plus aucun sens. Toutefois, cet argument confond de nouveau la notion de la primauté des lois sur les droits de la personne et la capacité de contester un texte de loi, en tant qu’acte discriminatoire, en vertu de la Loi. Comme nous l’avons vu plus tôt, rien n’indique dans la jurisprudence que la primauté des lois sur les droits de la personne est assimilable à la capacité de contester un texte de loi en vertu de la Loi.

[134]       Dans le même ordre d’idées, la déclaration qu’a faite le 10 mars 1977 le ministre de la Justice de l’époque sur l’inclusion du paragraphe 62(1) à la Loi, déclaration sur laquelle se fonde la Commission, ne signifie pas que la Loi s’applique au libellé d’autres lois, à défaut d’un acte discriminatoire au sens de la Loi. Les commentaires du ministre m’indiquent que l’inclusion de cette disposition était une mesure de précaution, destinée à se prémunir contre la possibilité que la Loi rende inopérants certains aspects des régimes de retraite gouvernementaux : [traduction] « Il peut être nécessaire de modifier certains de ces régimes afin d’assurer leur compatibilité avec le projet de loi C‑25 » (déclaration du ministre de la Justice au Comité permanent de la justice et des questions juridiques, Chambre des communes, 10 mars 1977; non souligné dans l’original). À cet égard, je souscris à l’explication qu’a donnée la Commission au sujet des répercussions de ce passage :

[traduction

Ce passage implique que, sans l’exception prévue par la loi, les plaintes déposées en vertu de la LCDP auraient pu mener à des modifications hâtives aux clauses de régimes de retraite établis par voie législative. Dans les circonstances, le législateur a pris des mesures précises pour garantir qu’il conservait la possibilité d’apporter à son propre rythme les modifications souhaitées.

(Observations écrites de la Commission canadienne des droits de la personne en vue du premier volet de l’audience du Tribunal (qui sera tenue du 30 janvier au 1er février 2013), 11 janvier 2013, au paragraphe 74, non souligné dans l’original.)

[135]       Compte tenu de l’analyse qui précède, c’est donc dire que, à mon sens, l’article 2 et les paragraphes 49(5) et 62(1) de la Loi ne montrent pas que le législateur entendait que la Loi s’applique au libellé d’autres textes de loi fédéraux, à défaut d’un acte discriminatoire au sens de la Loi.

(v)               L’ancien article 67 de la Loi

[136]       Selon les plaignants, l’intention et l’objet qui sous-tendaient l’abrogation de l’article 67 étaient d’ouvrir l’ensemble de la Loi sur les Indiens à un examen complet en vertu de la Loi. Dans le même ordre d’idées, la Commission soutient que l’ancien article 67 agissait comme une exception légale au principe général de la primauté des lois sur les droits de la personne. L’existence de l’article 67 impliquait que, sans l’exception, la Loi se serait appliquée à toute disposition discriminatoire figurant dans la Loi sur les Indiens et l’aurait touchée. En fait, la Commission est d’avis que le législateur a adopté l’ancien article 67 dans le but de mettre les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens à l’abri d’un examen en vertu de la Loi. En abrogeant l’article 67 en 2008, le législateur entendait donc ouvrir la voie aux plaintes relatives aux droits de la personne qui visaient des aspects discriminatoires de ces mêmes dispositions.

[137]       L’ancien article 67 de la Loi disposait :

La présente loi est sans effet sur la Loi sur les Indiens et sur les dispositions prises en vertu de cette loi.

[138]       Comme c’est le cas pour l’exception prévue au paragraphe 62(1), je conviens que l’ancien article 67 de la Loi agissait comme une exception légale à la possibilité que la Loi ait primauté sur la Loi sur les Indiens et rende donc certaines de ses dispositions inopérantes. Comme l’a expliqué avec justesse la Commission dans ses observations :

[traduction

À cet égard, il ressort du dossier qu’à l’époque - en 1977 - où le Parlement étudiait les dispositions légales qui allaient plus tard devenir la LCDP, on s’était engagé à ne pas modifier la Loi sur les Indiens sans consulter les peuples autochtones. De ce fait, le ministre des Affaires indiennes avait demandé que l’on inclue dans la LCDP une exception qui dispenserait la Loi sur les Indiens d’un examen relatif aux droits de la personne. Le gouvernement a exprimé son accord et a inclus la clause 63(2) (la disposition qui allait finalement devenir l’article 67), dans l’intention avouée de s’assurer que la « Loi sur les Indiens ne sera pas, en fait, modifiée par cette loi » pendant que les consultations avec les représentants des autochtones se poursuivaient.

(Observations écrites de la Commission canadienne des droits de la personne en vue du premier volet de l’audience du Tribunal (qui sera tenue du 30 janvier au 1er février 2013), 11 janvier 2013, au paragraphe 80.)

[139]       Cependant, comme nous l’avons vu plus tôt, le principe de la primauté des lois sur les droits de la personne ne veut pas dire que l’on peut contester le libellé d’autres lois en vertu de la Loi, à défaut d’un acte discriminatoire au sens de cette dernière. À cet égard, l’argument qu’invoquent les plaignants et la Commission fait encore abstraction du libellé et de l’économie de la Loi et, en particulier, de l’article 39 et du paragraphe 40(1) de la Loi. L’inclusion de l’ancien article 67 à la Loi n’a rien changé ou ajouté aux actes discriminatoires visés aux articles 5 à 14.1 de la Loi.

[140]       La Commission va plus loin que cela et prétend que l’article 67 a été expressément inclus parce que le gouvernement avait le sentiment que les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens violaient la Loi. Selon elle, une fois que l’on admet que le législateur a adopté l’article 67 dans le but de mettre les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens à l’abri de tout examen en vertu de la Loi, il faut aussi admettre qu’en abrogeant l’article 67, le législateur entendait ouvrir la voie aux plaintes relatives aux droits de la personne qui visaient des aspects discriminatoires de ces mêmes dispositions.

[141]       Comme dans le cas de l’inclusion de l’article 67 dans l’ancienne Loi, l’abrogation de cette disposition n’a, elle non plus, rien changé ou ajouté aux actes discriminatoires visés aux articles 5 à 14.1 de la Loi. L’abrogation de cette disposition n’exempte plus les dispositions de la Loi sur les Indiens, ni aucune disposition établie sous le régime de cette loi, de tout conflit possible avec cette dernière; cependant, comme il a été analysé plus tôt, ce conflit doit être attribuable à un acte discriminatoire, au sens de la Loi. J’ajouterais qu’à part l’accent mis par la Commission sur les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens, l’abrogation de l’article 67 autorise de façon plus générale le dépôt de plaintes contestant les actions et les décisions prises en vertu des dispositions de la Loi sur les Indiens, que ce soit par le gouvernement ou par les organismes des Premières Nations.

[142]       Par conséquent, à mon avis, l’abrogation de l’article 67 de la Loi ne montre pas non plus que l’intention du législateur était que la Loi s’applique au libellé d’autres textes de loi fédéraux, à défaut d’un acte discriminatoire au sens de la Loi.

(vi)             La conclusion : la plainte est rejetée

[143]       Les arrêts Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne étayent la prétention des plaignants et de la Commission selon laquelle les lois sur les droits de la personne ont préséance sur d’autres lois incompatibles et, de ce fait, peuvent faire en sorte qu’une disposition légale qui entre en conflit avec elles soient inopérantes. Cela concorde également avec d’autres affaires fédérales concernant les droits de la personne, telles que Druken, Gonzalez, McAllister-Windsor et Uzoaba, ainsi que d’autres affaires provinciales en matière de droits de la personne, qui se sont servies d’une loi sur les droits de la personne pour rendre inopérantes des dispositions légales incompatibles. Cependant, même si ces affaires étayent le principe de la primauté des lois sur les droits de la personne et la capacité qu’elles ont de rendre les dispositions légales inopérantes, rien ne donne à penser dans ces affaires que la Loi autorise le dépôt de plaintes qui visent le libellé d’autres lois.

[144]       Le fondement du conflit entre les dispositions légales applicables dans les arrêts Heerspink, Craton et Larocque et les affaires fédérales et provinciales que les plaignants et la Commission ont invoquées a été formulé sous la forme de plaintes de « discrimination » aux termes de la loi sur les droits de la personne qui s’appliquait dans ces affaires. Les plaintes elles‑mêmes ne visaient pas le libellé d’autres lois. Un « acte discriminatoire », au sens de la loi applicable, était présent.

[145]       À cet égard, le paragraphe 40(1) de la Loi prévoit que des individus peuvent déposer une plainte s’ils ont des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire. Selon l’article 39 de la Loi, un « acte discriminatoire » s’entend d’un acte visé aux articles 5 à 14.1 de la Loi. Il n’existe dans ces articles aucun acte discriminatoire qui prévoit l’examen d’un texte de loi en vue de déterminer sa conformité à la Loi.

[146]       Même si la Commission a souligné que l’article 2 et les paragraphes 49(5) et 62(1) de la Loi montrent que le législateur entendait que la Loi s’applique au libellé d’autres textes de loi fédéraux, ces dispositions ne changent ou n’ajoutent rien aux actes discriminatoires visés aux articles 5 à 14.1 de la Loi. Les paragraphes 49(5) et 62(1) traitent peut-être de la primauté de la Loi en cas de conflit avec d’autres textes de loi fédéraux mais, là encore, le principe de la primauté des lois sur les droits de la personne ne veut pas dire qu’il est possible de contester un texte de loi en vertu de la Loi, à défaut de l’existence d’un acte discriminatoire.

[147]       Dans le même ordre d’idées, l’inclusion et l’abrogation de l’ancien article 67 de la Loi n’ont rien changé ou ajouté aux actes discriminatoires visés aux articles 5 à 14.1 de la Loi. Dans le même sens que le paragraphe 62(1), l’ancien article 67 de la Loi agissait comme une exception légale à la possibilité que la Loi ait préséance sur la Loi sur les Indiens et que, de ce fait, elle rende inopérante certaines de ses dispositions. Là encore, toutefois, le principe de la primauté des lois sur les droits de la personne ne veut pas dire que le libellé d’autres lois peut être contesté en vertu de la Loi, à défaut de l’existence d’un acte discriminatoire au sens de la Loi.

[148]       Au vu du raisonnement qui précède, je ne conclus pas que l’arrêt Murphy est supplanté par des arrêts jurisprudentiels de la Cour suprême du Canada. Je ne trouve pas non plus de sources à l’appui de la thèse voulant que la Loi autorise le dépôt de plaintes contestant l’effet discriminatoire d’autres lois fédérales, à défaut de l’existence d’un acte discriminatoire au sens de la Loi. À mon avis, les arrêts Heerspink, Craton et Larocque, de même que les affaires fédérales et provinciales que les plaignants et la Commission ont invoquées, concordent en fait avec la décision qu’a rendue la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Murphy. À l’instar de l’analyse faite dans ces affaires, la Cour d’appel fédérale a prescrit qu’il devait y avoir un « service », au sens de l’article 5 de la Loi, pour que le Tribunal ait compétence. De plus, les commentaires que la Cour d’appel fédérale a formulés dans cet arrêt ne mettent pas en doute la primauté de la Loi en cas de conflit avec un autre texte de loi.

[149]       Cependant, l’arrêt Murphy précise toutefois que la contestation d’un texte de loi, et rien d’autre, n’est pas un service et, de ce fait, n’est pas un acte discriminatoire au sens de la Loi. Jusqu’au prononcé de l’arrêt Murphy, dans le cadre d’affaires telles que Forward et Watkin, la compréhension judiciaire du terme « services », au sens de l’article 5 de la Loi, a été clarifiée, conformément à la juste méthode d’interprétation des lois sur les droits de la personne qui a été adoptée dans les arrêts Heerspink, Craton, Action Travail des Femmes et Tranchemontagne (voir l’arrêt Watkin, au paragraphe 34). Comme je l'ai mentionné plus tôt, ni les plaignants ni la Commission n’ont contesté les critères généraux que l’on applique à l’heure actuelle pour déterminer si une conduite s’applique à un « service » au sens de l’article 5 de la Loi.

[150]       Comme j’ai conclu que la plainte dont il est question en l’espèce est une contestation d’un texte de loi, et rien d’autre, que l’arrêt Murphy n’est pas supplanté par la jurisprudence de la Cour suprême du Canada et que la Loi n’autorise pas le dépôt de plaintes visant l’effet discriminatoire d’autres lois fédérales, à défaut de l’existence d’un acte discriminatoire au sens de la Loi, de ce fait, vu que les plaignants n’ont pas relevé l’existence d’un acte discriminatoire au sens de l’article 5 de la Loi, la présente plainte est rejetée.

C.                La plainte met-elle en cause un acte discriminatoire commis dans le cadre de la fourniture de services destinés au public et susceptible de faire l’objet d’une conclusion de discrimination à première vue au sens de l’article 5 de la Loi?

[151]       Compte tenu de la conclusion formulée ci-dessus, la réponse à cette dernière question est négative.

[152]       Comme les plaignants tentent de contrer l’application d’un texte de loi, une contestation de nature constitutionnelle serait le meilleur moyen d’obtenir le résultat qu’ils souhaitent, eu égard surtout à leur prétention selon laquelle leur cause suscite un intérêt public considérable. Comme il a été décrit dans l’arrêt Andrews, précité, il y a une nette différence entre une contestation fondée sur la Charte et une plainte fondée sur la Loi :

En l’espèce, la Cour doit aborder la question de la discrimination au sens où ce terme est utilisé au par. 15(1) de la Charte. De façon générale, on peut affirmer que les principes qui ont été appliqués en vertu des lois sur les droits de la personne s’appliquent également à l’examen des questions de discrimination au sens du par. 15(1). Il faut cependant tenir compte de certaines distinctions qui découlent de la différence entre la Charte et les lois sur les droits de la personne. D’abord, la discrimination dont il est question au par. 15(1) est restreinte à celle qui découle de l’application de la loi alors que les lois sur les droits de la personne s’appliquent aussi aux activités de nature privée. […]

[…]

Lorsque les lois sur les droits de la personne interdisent la discrimination, elles le font de manière absolue et lorsqu’elles prévoient un moyen de défense ou une exception, c’est également en termes absolus et la discrimination est alors permise. Il n’y a pas de moyen terme à cet égard. Dans la Charte toutefois, bien que le par. 15(1), sous réserve du par. (2), interdise la discrimination de manière absolue, l’article premier permet que des limites raisonnables soient apportées à l’application du par. 15(1). Le paragraphe 15(1) exige donc une interprétation différente. Bien que la discrimination au sens du par. 15(1) soit de même nature et corresponde sur le plan de sa description au concept de discrimination élaboré sous le régime des lois sur les droits de la personne, une autre étape devra être franchie pour décider si des lois discriminatoires peuvent être justifiées en vertu de l’article premier. Il appartiendra à l’État d’établir cela. Il s’agit là d’une étape distincte nécessaire en vertu de la Charte et que l’on ne trouve pas dans la plupart des lois sur les droits de la personne parce que dans ces lois la justification de la discrimination réside généralement dans des exceptions aux droits fondamentaux.

(Andrews, aux pages 175 et 176.)

[153]       Si les plaignants avaient établi l’existence d’une preuve prima facie en vertu de l’article 5 de la Loi, alors l’alinéa 15(1)g) de la Loi aurait donné à l’intimé la possibilité de montrer que ses actions avaient un motif justifiable. Le paragraphe 15(2) de la Loi dispose que, pour qu’il y ait un motif justifiable, l’intimé doit établir que les mesures destinées à répondre aux besoins de personnes telles que les plaignants constitueraient une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité. Cependant, comme l’ont expliqué les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hutterian Brethren, l’analyse fondée sur la notion d’accommodement ne convient pas dans les cas où la validité d’une loi est en jeu :

À mon avis, il faut maintenir la distinction entre l’analyse fondée sur la notion d’accommodement raisonnable pour l’application de la législation sur les droits de la personne et la justification en application de l’article premier d’une mesure législative contraire à la Charte. Quand la validité d’une mesure législative est en cause, il faut procéder à l’analyse requise par l’article premier décrite dans Oakes. À l’étape de l’atteinte minimale, cette méthode d’analyse veut que l’on détermine s’il est possible de concevoir une manière moins attentatoire d’atteindre l’objectif. La pondération des effets n’a lieu qu’à la troisième et dernière étape du critère de la proportionnalité. Si le gouvernement réussit à justifier la mesure législative selon le test établi dans Oakes, cette mesure est constitutionnelle. Sinon, elle est inopérante, par application de l’art. 52, dans la mesure où elle est incompatible avec la Charte.

Une analyse différente s’applique lorsque le plaignant fait valoir qu’un acte gouvernemental ou une pratique administrative porte atteinte à un droit que lui garantit la Charte. Si le tribunal conclut que l’acte ou la pratique en cause contrevient à la Charte, son pouvoir de réparation relève non pas de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, mais du par. 24(1) de la Charte : R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 61. Le cas échéant, la jurisprudence concernant l’obligation d’accommodement, qui s’applique également aux parties privées et aux gouvernements, peut être utile « pour bien saisir le fardeau qu’impose le critère de l’atteinte minimale vis-à-vis d’un individu en particulier » (je souligne) : Multani, par. 53, la juge Charron.

L’atteinte minimale et l’accommodement raisonnable sont distincts sur le plan conceptuel. L’accommodement raisonnable est un concept qui découle de la législation et de la jurisprudence en matière de droits de la personne. Il s’agit d’un processus dynamique par lequel les parties — généralement un employeur et un employé — adaptent les modalités de leur relation aux exigences de la législation sur les droits de la personne, jusqu’au point où il en résulterait une contrainte excessive pour la partie tenue de prendre des mesures d’accommodement. Dans Multani, les juges Deschamps et Abella ont expliqué ce qui suit :

Le processus imposé par l’obligation d’accommodement raisonnable tient compte des circonstances précises dans lesquelles les intéressés doivent évoluer et laisse place à la discussion entre ces derniers. Cette concertation leur permet de se rapprocher et de trouver un terrain d’entente adapté à leurs propres besoins. [par. 131]

Il existe une relation très différente entre le législateur et les personnes assujetties à ses mesures législatives. De par leur nature, les mesures législatives d’application générale ne sont pas adaptées aux besoins particuliers de chacun. Le législateur n’a ni le pouvoir ni l’obligation en droit de prendre des décisions aussi personnalisées et, dans bien des cas, il ne connaît pas à l’avance le risque qu’une mesure législative porte atteinte aux droits garantis par la Charte. On ne peut s’attendre à ce qu’il adapte les mesures législatives à toute éventualité ou à toute croyance religieuse sincère. Les mesures législatives d’application générale ne visent pas uniquement les plaignants, mais l’ensemble de la population. L’ensemble du contexte social dans lequel s’applique la mesure législative doit être pris en compte dans l’analyse de la justification requise par l’article premier. La constitutionnalité d’une mesure législative au regard de l’article premier de la Charte dépend, non pas de la question de savoir si elle répond aux besoins de chacun des plaignants, mais plutôt de celle de savoir si la restriction aux droits garantis par la Charte vise un objectif important et si l’effet global de cette restriction est proportionné. Bien qu’il ne fasse aucun doute que l’effet de la mesure législative sur les plaignants constitue un facteur important dont le tribunal doit tenir compte pour décider si la violation est justifiée, le tribunal doit avant tout prendre en considération l’ensemble de la société. Il doit se demander si la contravention à la Charte peut se justifier dans une société libre et démocratique, et non s’il est possible d’envisager un aménagement plus avantageux pour un plaignant en particulier.

De même, la « contrainte excessive », notion essentielle de l’accommodement raisonnable, ne s’applique pas facilement à la législature qui adopte les mesures législatives. Dans le contexte des droits de la personne, la contrainte est considérée comme excessive si elle menace la viabilité de l’entreprise tenue de s’adapter au droit. Le degré de contrainte peut souvent se traduire en termes pécuniaires. En revanche, il est difficile d’appliquer la notion de contrainte excessive en ces termes à la réalisation ou à la non‑réalisation d’un objectif législatif, surtout quand il s’agit (comme en l’espèce) d’un objectif de prévention. Bien qu’il soit possible de donner à la notion de « contrainte excessive » une interprétation large qui englobe la contrainte découlant de l’incapacité d’atteindre un objectif gouvernemental urgent, une telle interprétation atténue cette notion. Plutôt que d’essayer d’adapter la notion de « contrainte excessive » au contexte de l’article premier de la Charte, il est préférable de parler d’atteinte minimale et de proportionnalité des effets.

En résumé, quand la validité d’une mesure législative d’application générale est en jeu, l’accommodement raisonnable ne saurait se substituer à l’analyse requise par l’article premier telle qu’elle a été établie dans Oakes. Quand le gouvernement prend une mesure en édictant une loi, les dispositions de l’article premier s’appliquent. Le gouvernement peut justifier la mesure législative, non pas en démontrant qu’il l’a adaptée aux besoins du plaignant, mais en établissant qu’elle a un lien rationnel avec un objectif urgent et réel, qu’elle porte le moins possible atteinte au droit et que son effet est proportionné.

(Hutterian Brethren, aux paragraphes 66 à 71.)

[154]       C’est donc dire qu’outre le fait de décider qu’une loi n’est pas un service au sens de l’article 5 de la Loi, les commentaires des juges majoritaires de la Cour suprême du Canada donneraient aussi à penser que l’économie et le cadre analytique de la Loi ne sont pas un moyen approprié d’analyser les aspects discriminatoires présumés de l’article 6 de la Loi sur les Indiens. Le gouvernement est en droit de justifier l’article 6 de la Loi sur les Indiens, non pas en montrant l’existence d’un motif justifiable au sens du paragraphe 15(2) de la Loi, mais en établissant que toute atteinte aux droits des plaignants peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte.

[155]       Pour tous ces motifs, la plainte est rejetée.

 

 

Signée par :

Edward P. Lustig

Membre instructeur

Ottawa (Ontario)

Le 24 mai 2013

 

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1444/7009

Intitulé de la cause : Matson et al c. Affaires indiennes et du Nord Canada

Date de la décision du tribunal : Le 24 mai 2013

Date et lieu de l’audience : Le 30 et 31 janvier 2013

Kelowna (Colombie-Britannique)

Comparutions :

Jeremy Eugene Matson, pour les plaignants

Brian Smith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Sean Stynes et Michelle Casavant, pour l'intimé

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