Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Norm Murray

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Commission de l’immigration et du statut de réfugié

l'intimée

Décision sur requête

Membre: Edward P. Lustig

Date: Le 4 janvier 2013

Référence: 2013 TCDP 2

 



I.                   La plainte et les requêtes

[1]               Le 29 juillet 2011, conformément à l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la Loi), la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a demandé au président du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) d’instruire la plainte de Norman Murray (le plaignant) à l’encontre de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR ou l’intimée).

[2]               Le 10 avril 2012, la Commission a déposé une requête en vue d’obtenir une ordonnance contraignant l’intimée à produire certains documents.

[3]               Le 24 avril 2012, le plaignant a lui aussi présenté une requête en vue d’obtenir une ordonnance contraignant l’intimée à produire certains documents.

[4]               Le 4 juin 2012, l’intimée a déposé une requête en vue d’obtenir une ordonnance rejetant la plainte. L’intimée demande, subsidiairement, une ordonnance définissant la portée de la plainte, y compris, en particulier, les questions à trancher, les groupes ou les classifications à prendre en considération, les périodes précises dont il est question, ainsi que les mesures de redressement qu’il est possible d’ordonner.

[5]               La décision qui suit porte sur ces trois requêtes.

II.                Le contexte

A.    La plainte relative aux droits de la personne

[6]               Le 22 avril 2004, le plaignant a déposé auprès de la Commission une plainte relative aux droits de la personne. Les allégations de discrimination faisaient suite à un incident survenu en avril 2003 entre le plaignant, de race noire, et plusieurs collègues de travail de race blanche, lesquels avaient censément formulé des propos racistes au sujet d’un autre collègue de travail, de race noire. La plainte a tout d’abord été déposée en vertu des articles 7 et 14 de la Loi, mais elle a plus tard été modifiée en vue d’inclure les articles 10 et 12. Le formulaire de plainte comporte, notamment, les allégations suivantes :

[traduction


2. Je crois qu’à la CISR, la direction a agi de manière discriminatoire à mon égard, m’a soumis à une différence de traitement préjudiciable, a incité d’autres personnes à agir de manière discriminatoire à mon égard, a créé et soutenu un milieu de travail empoisonné qui fait qu’il m’est difficile de faire mon travail et de m’améliorer sur le plan professionnel et qui a une incidence défavorable sur ma santé du fait de ma race. De plus, je crois qu’à la CISR, la direction poursuit systématiquement des pratiques qui me privent en fait de possibilités d’emploi du fait de ma race.

[...]

18. En ma qualité de représentant syndical et de membre du Comité d’équité en matière d’emploi, j’ai souvent critiqué la CISR pour ses pratiques relatives à l’équité en matière d’emploi, aux relations interraciales et à la discrimination. Cela s’explique par le fait qu’il est officiellement reconnu que la CISR est l’organisme qui, au sein de la fonction publique fédérale, comporte le pourcentage le plus élevé d’employés membres d’une minorité visible (la CISR se sert de ce statut favorable lorsque cela lui est avantageux) et, pourtant, ces employés ne bénéficient pas d’une situation favorable à la CISR car ils continuent d’être surconcentrés aux niveaux inférieurs de classification. De plus, des actes de racisme, du harcèlement et des pratiques discriminatoires systémiques, qui ont une incidence préjudiciable sur les membres des minorités visibles, sont fréquents dans l’ensemble de la CISR. Ce fait a été révélé dans des documents accessibles au public, le plus récent étant le sondage mené auprès des fonctionnaires fédéraux. La direction sait que ces problèmes existent et n’a pas pris les mesures nécessaires pour y remédier. Dans mon cas cependant, jusque-là, je n’avais pas été confronté à cette forme flagrante de racisme et de harcèlement et je me suis demandé si les années de négligence de la direction face à de graves problèmes de racisme, de discrimination et de harcèlement n’en étaient pas le facteur contributif.

[...]

56. Je crois qu’à la CISR, la direction encourage et appuie le racisme, le harcèlement et la discrimination. Je crois qu’à cause des actes de la direction, le racisme, le harcèlement et les pratiques discriminatoires ont pris racine et se sont nettement amplifiés au cours de cette période de douze mois. Durant cette dernière, à cause des actes de la direction le lieu de travail s’est polarisé en fonction de lignes de démarcation raciales et il s’est empoisonné au point où il m’est impossible de travailler efficacement. Je suis actuellement en congé de maladie à cause du niveau de stress et d’empoisonnement du lieu de travail, fruit du comportement raciste cumulatif de la direction, à la CISR, durant cette période de douze mois. De plus, mon aptitude à faire mon travail en a souffert, mon aptitude à rechercher des chances d’avancement en a souffert, mes relations de travail personnelles avec mes collègues en ont souffert et ma vie personnelle, à l’extérieur de la CISR, en a souffert immensément.

[7]               Le 13 avril 2005, la Commission a décidé, conformément à l’alinéa 41(1)a) de la Loi, de ne pas instruire la plainte à ce stade-là. Comme une enquête interne de l’intimée sur la plainte était en cours, la Commission a exprimé l’avis qu’il fallait que ces procédures soient épuisées avant qu’elle puisse procéder. L’enquête interne, qui n’a porté que sur les allégations de harcèlement, a conclu que la plainte n’était pas fondée.

[8]               Le 4 juillet 2005, le plaignant a demandé à la Commission de donner suite à sa plainte relative aux droits de la personne.

[9]               À la suite d’enquêtes menées sur la plainte, le 10 août 2007 la Commission a décidé, conformément à l’alinéa 41(1)d) de la Loi, de ne pas statuer sur les allégations de harcèlement du plaignant. Elle a toutefois décidé aussi, conformément au paragraphe 41(1) de la Loi, de statuer sur la partie de la plainte sur laquelle l’enquête interne de l’intimée n’avait pas porté. Plus précisément, dans une lettre datée du 19 septembre 2007 et adressée à l’intimée, la Commission a déclaré qu’elle allait examiner les allégations selon lesquelles l’intimée avait incité d’autres personnes à agir de manière discriminatoire envers le plaignant et avait privé ce dernier et d’autres membres des minorités visibles de possibilités d’obtenir un emploi permanent du fait de leur race.

[10]           Avant que la Commission rende sa décision, l’intimée avait demandé à cette dernière de ne pas instruire la plainte au motif qu’une telle mesure occasionnerait un dédoublement d’instances. En 2007, le plaignant et d’autres personnes ont également porté plainte contre la CISR en vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, article 2 (la LRTFP) et de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, articles 12 et 13 (la LEFP), lesquelles plaintes sont décrites plus en détail ci-après. Malgré la demande de l’intimée, la Commission a entrepris de faire enquête sur la plainte relative aux droits de la personne du plaignant. L’intimée n’a pas soulevé de nouveau cette question avant la présente instance.

[11]           À la suite d’une autre enquête, le 20 octobre 2008, la Commission a décidé, en vertu de l’alinéa 44(3)b) de la Loi, de rejeter la plainte. Se fondant sur des éléments de preuve recueillis lors de l’enquête, elle a conclu que l’intimée n’avait pas omis de fournir au plaignant un lieu de travail exempt de harcèlement et qu’elle n’avait pas appliqué des lignes de conduite, des règles, des pratiques ou des normes qui privaient le plaignant et d’autres membres des minorités visibles de possibilités d’obtenir un emploi permanent du fait de leur race et de leur couleur.

[12]           Une demande de contrôle judiciaire portant sur la décision rendue par la Commission le 20 octobre 2008 a été présentée à la Cour fédérale. Le 18 août 2009, avec le consentement des parties, la demande de contrôle judiciaire a été accueillie en partie par la juge Hansen. La Cour fédérale a annulé la décision de la Commission dans la mesure où elle concernait les allégations de discrimination systémique et elle a renvoyé à la Commission la question de la discrimination systémique en vue d’une enquête supplémentaire. Plus précisément, la Cour fédérale a ordonné à la Commission d’examiner la situation des minorités visibles au bureau régional de Toronto de l’intimée au cours des douze mois précédant le dépôt de la plainte, et ce, en faisant expressément référence aux aspects suivants : a) la surconcentration de membres des minorités visibles dans des postes de niveau inférieur et b) la sous-représentation de membres des minorités visibles dans des postes permanents. Inutile de dire qu’ayant consenti à l’ordonnance de la Cour fédérale, aucune des parties n’a interjeté appel. Par ailleurs, la compétence qu’avait la Commission en vertu de la Loi de traiter des questions à l’égard desquelles la Cour avait rendu une ordonnance n’a pas été mise en doute ou considérée comme entrant en conflit avec une autre loi par une partie quelconque avant la tenue de la présente instance, hormis ce qui est décrit au paragraphe 10 qui précède.

[13]           Après une enquête supplémentaire sur la plainte, la Commission a décidé, en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi, de demander que le Tribunal instruise la plainte. Dans une lettre datée du 29 juillet 2011 et adressée à l’intimée, la Commission a expliqué qu’elle avait demandé la tenue d’une instruction parce que :

         les éléments de preuve recueillis montraient qu’entre le 1er mars 2003 et le 17 mars 2004, des membres des minorités visibles en poste au bureau régional de Toronto de la CISR semblaient surconcentrés dans des postes de niveau inférieur, au sein des catégories PM, AS et CR;

 

         les éléments de preuve recueillis montraient que des membres des minorités visibles en poste au bureau régional de Toronto de la CISR, lorsqu’on leur offrait des possibilités d’emploi intérimaire, se les voyaient offrir principalement dans les catégories de niveau inférieur;

 

         les éléments de preuve recueillis montraient aussi qu’au sein du bureau régional de Toronto de la CISR, il pouvait exister un obstacle qui empêchait les PM‑01 d’obtenir de l’avancement au sein de la CISR;

 

         les éléments de preuve recueillis montraient qu’au sein du bureau régional de Toronto de la CISR, les membres des minorités visibles semblaient être sous‑représentés au sein des échelons de niveau supérieur, comme les niveaux PM‑05 et PM‑06.

[14]           Dans sa lettre au Tribunal, datée elle aussi du 29 juillet 2011, la Commission a déclaré :

[traduction]

Je vous écris pour vous informer que la Commission canadienne des droits de la personne a examiné la plainte (20040576) de Norm Murray à l’encontre de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

La Commission a décidé, en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de vous demander d’instruire la plainte, car elle est convaincue, compte tenu des circonstances, qu’un examen est justifié.

Vous trouverez ci-jointe une copie du formulaire de plainte. Le formulaire no 1, qui comporte des informations sur le plaignant et l’intimée, sera transmis par la Division des services du contentieux.

Le plaignant et l’intimée seront informés qu’ils recevront du Tribunal de plus amples renseignements sur cette instance.

À première vue, cette lettre n’imposait aucune limite à l’instruction, relativement aux questions soulevées dans la plainte.

[15]           L’intimée n’a pas sollicité le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission a demandé que l’on instruise la plainte.

[16]           Au début de l’instance devant le Tribunal, les parties ont convenu de faire une tentative de médiation. Dans une lettre datée du 4 octobre 2011, le Tribunal a avisé les parties qu’une séance de médiation était prévue pour le 6 décembre 2011, et que les mémoires connexes devaient être déposés au plus tard le 15 novembre 2011. Dans cette même lettre, le Tribunal a établi un calendrier de divulgation de documents au cas où la médiation n’aboutirait pas à un règlement.

[17]           Le 2 décembre 2011, après avoir examiné le dossier, le membre du Tribunal désigné pour procéder à la médiation a décidé de reporter la médiation et a donné instruction aux parties de procéder à la divulgation de documents. Une conférence téléphonique a été fixée au 6 décembre 2011 en vue de préciser les prochaines étapes et de traiter de tout problème de divulgation ou d’autres questions préliminaires. Cette conférence téléphonique a par la suite été reportée.

[18]           Le 19 décembre 2011, la Commission a demandé par lettre à l’intimée de produire certains documents.

[19]           Le 10 janvier 2012, la Commission a écrit au Tribunal pour lui demander de faire le point sur la plainte. Étant donné que les documents que la Commission devait divulguer étaient dus le 17 janvier 2012 et que la médiation et la conférence téléphonique avaient été reportées, la Commission a demandé que l’on suspende les délais de divulgation jusqu’à ce que les parties puissent discuter de l’affaire dans le cadre d’une conférence téléphonique. En réponse, le Tribunal a mentionné qu’étant donné que la médiation avait été reportée, le calendrier de divulgation ne s’appliquait plus. Il a été demandé aux parties de faire part de leurs disponibilités en prévision d’une prochaine conférence téléphonique.

[20]           Une conférence téléphonique a eu lieu avec les parties le 23 janvier 2012 et, à cette occasion, les parties et le Tribunal ont convenu de procéder à une médiation.

[21]           La médiation a eu lieu le 28 février 2012, mais elle ne s’est pas soldée par un règlement. Le Tribunal a tenu le même jour une conférence téléphonique de gestion d’instance avec les parties. Lors de cette conférence téléphonique, la Commission a fait savoir qu’elle n’avait pas reçu de réponse à sa lettre à l’intimée, datée du 19 décembre 2011, demandant la production de certains documents. De plus, lors de la conférence téléphonique, le plaignant a demandé à l’intimée de produire certains documents. Le Tribunal a demandé à l’intimée de donner une réponse au plaignant ainsi que de répondre à la demande de production de documents de la Commission d’ici le 7 mars 2012.

[22]           L’intimée a répondu à la demande de documents de la Commission et du plaignant le 7 mars 2012. Elle a notamment exprimé l’avis que la demande de documents était prématurée, étant donné qu’il n’y avait pas encore eu échange d’exposés des précisions et que certains des documents demandés ne pouvaient pas être communiqués en vertu de la Loi sur l’équité en matière d’emploi, L.C. 1995, ch. 44 (la LEE).

[23]           Le plaignant et la Commission ont décidé de déposer des requêtes en vue d’obtenir les documents qu’ils avaient antérieurement demandés. En réponse, l’intimée a indiqué qu’elle déposerait une requête portant sur la portée de la plainte et sur la compétence du Tribunal. Un calendrier relatif au dépôt d’observations écrites sur les trois requêtes a donc été établi. Les observations écrites concernant les trois requêtes devaient être produites d’ici le 23 juillet 2012.

[24]           Le Tribunal a tenu une autre conférence téléphonique de gestion d’instance le 18 juillet 2012, au cours de laquelle il a décidé qu’il entendrait les observations orales des parties au sujet des requêtes. Une audience a été fixée aux 15 et 16 octobre 2012, à Ottawa.

[25]           Commençant par la requête de l’intimée, le Tribunal a entendu les observations orales des parties les 15 et 16 octobre 2012 à Ottawa, relativement aux trois requêtes. L’audience a pris fin le 17 octobre 2012, par la voie d’une conférence téléphonique.

B.     La plainte déposée en vertu de la LRTFP

[26]           Le 27 février 2007, le plaignant et sept autres personnes ont déposé un grief collectif contre l’intimée en vertu de l’article 215 de la LRTFP. Ce grief collectif portait notamment sur les actes, les politiques et les pratiques actuelles et antérieures de la direction de la CISR qui ont pour effet d’exercer une discrimination préjudiciable, de priver de possibilités d’emploi et d’avantages sociaux et de créer et de favoriser des obstacles en matière d’emploi à l’encontre d’agents préposés aux cas et membres d’une minorité visible qui travaillent au sein de la Section d’appel de l’immigration, dans la région de Toronto de la CISR. Étant donné que le grief mettait en cause des questions visées par la Loi, la Commission a été informée de ce dernier.

[27]           La Commission des relations de travail dans la fonction publique (la CRTFP) a entendu le grief collectif du plaignant les 27 et 28 septembre 2012. La Commission n’a pas pris part à cette instance.

C.    La plainte déposée en vertu de la LEFP

[28]           Le 21 mars 2007, le plaignant a déposé une plainte auprès du Tribunal de la dotation de la fonction publique (le TDFP) en vertu de l’article 77 de la LEFP. Dans la plainte présentée au TDFP, il était allégué que le choix de la CISR de recourir à un processus de nomination non annoncé en vue de doter en personnel de nouveaux postes de niveau PM‑05 était discriminatoire envers le plaignant du fait de sa race. Il était allégué dans cette plainte que le processus non annoncé constituait un cas de discrimination systémique dans lequel les obstacles à l’emploi donnaient lieu à une surconcentration de membres des minorités visibles dans les postes d’agent préposé aux cas, au sein du groupe-niveau PM‑01.

[29]           Le 21 décembre 2009, le TDFP a rejeté la plainte du plaignant (Murray c. Président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 2009 TDFP 33 [Murray]). Il a statué que le plaignant n’avait pas établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination. Il a conclu que, même si le plaignant l’avait fait, la CISR s’était acquittée de son fardeau d’établir une explication non discriminatoire raisonnable pour avoir choisi entre un processus de nomination annoncé et non annoncé. Une demande de contrôle judiciaire concernant la décision du TDFP a été déposée à la Cour fédérale.

[30]           Le 11 mai 2011, la Cour fédérale a fait droit à la demande de contrôle judiciaire du plaignant concernant la décision du TDFP (Murray c. Canada (Procureur général), 2011 CF 542). Elle a conclu que le TDFP avait violé le droit à l’équité procédurale du plaignant en ne tenant pas compte de la demande de ce dernier de produire des éléments de preuve après l’audience. Elle a ordonné au TDFP d’examiner la pertinence des éléments de preuve et de décider s’il les accepterait et, si oui, quel en serait l’effet sur le fond de la plainte.

[31]           Le 30 novembre 2011, le TDFP a rejeté la demande du plaignant au sujet de la production d’éléments de preuve après l’audience (Murray c. Président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 2011 TDFP 36). Le TDFP a rejeté la plainte, conformément à ses motifs datés du 21 décembre 2009. Une demande de contrôle judiciaire concernant la décision que le TDFP a rendue en 2011 est actuellement en instance devant la Cour fédérale (no du greffe T‑372‑12).

III.             Les questions en litige

[32]           La requête de l’intimée en vue de faire rejeter la plainte soulève les questions suivantes auprès du Tribunal :

A.    Pour quel motif le Tribunal peut-il rejeter une plainte avant de tenir une audience complète sur le fond?

 

B.     L’alinéa 40.1(2)b) de la Loi restreint-il la capacité qu’a le Tribunal d’examiner la plainte?

 

C.     Le paragraphe 54.1(2) de la Loi restreint-il la capacité qu’a le Tribunal d’examiner la plainte?

 

D.    Y a-t-il lieu de rejeter la plainte d’après les principes de l’autorité de la chose jugée ou de l’abus de procédure?

 

E.     Subsidiairement, si la plainte n’est pas rejetée pour l’un des motifs qui précèdent, y a‑t‑il lieu de restreindre la portée de l’instruction?

[33]           Si la plainte n’est pas rejetée suivant l’examen des questions qui précèdent, le Tribunal traitera donc des questions suivantes, lesquelles ont été soulevées dans les requêtes du plaignant et de la Commission concernant la production de documents :

F.      La LEE restreint-elle le pouvoir qu’a le Tribunal d’ordonner la production de documents?

 

G.    Les requêtes en production de documents sont-elles prématurées?

 

H.    L’intimée devrait-elle produire les documents que demande le plaignant?

 

I.       L’intimée devrait-elle produire les documents que demande la Commission?

 

 

IV.             L’analyse

A.    Pour quel motif le Tribunal peut-il rejeter une plainte avant de tenir une audience complète sur le fond?

[34]           Selon l’intimée, conformément aux articles 48.9 et 50 de la Loi, le Tribunal jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire de rejeter une plainte à la suite d’une requête préliminaire. Elle soutient que les questions soulevées dans la requête en rejet n’ont pas trait à la question de savoir si la Commission a commis une erreur, mais plutôt à celle de savoir si le Tribunal a compétence sur le fond de la plainte et si le fait de procéder à une instruction complète constituerait un abus de la procédure du Tribunal. Elle ajoute que le fait de porter ces préoccupations à l’attention du Tribunal dans le cadre d’une requête préliminaire est le moyen approprié et le plus efficace de les examiner.

[35]           Le plaignant et la Commission conviennent que le Tribunal a le pouvoir de rejeter une plainte à la suite d’une requête préliminaire, mais ils sont d’avis qu’il y a lieu de le faire avec prudence. Selon la Commission, la plainte dont il est question en l’espèce n’est pas du genre de celles que le Tribunal devrait rejeter à titre préliminaire, car elle met en cause une série complexe de faits et soulève d’importantes questions de droit, dont d’importantes questions d’intérêt public. La Commission fait remarquer que les parties n’ont pas déposé leurs exposés de précisions, ni fourni une preuve quelconque qui aidera le Tribunal à déterminer quelles sont les questions de droit et de fait importantes qui sont soulevées dans la plainte. Le plaignant ajoute que le Tribunal ne peut pas examiner des questions liées à l’enquête de la Commission qui auraient dû être soulevées par une demande de contrôle judiciaire devant la Cour.

[36]           La Cour fédérale a récemment examiné le pouvoir qu’a le Tribunal de rejeter une plainte avant de procéder à une instruction complète sur le fond : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445 [Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada]. Selon la Cour fédérale, rien dans la Loi ou dans les Règles de procédure du Tribunal n’empêche de déposer une requête pour que le Tribunal tranche une question importante avant de procéder à l’instruction complète de la plainte sur le fond. Il n’y a rien non plus dans la Loi ou dans les Règles de procédures du Tribunal qui empêcherait ce dernier de trancher une telle requête. Cependant, conformément aux articles 48.9 et 50 de la Loi, pour pouvoir entendre et trancher la requête il faut que le processus suivi soit équitable et que les règles de justice naturelle soient respectées, les parties ayant la possibilité pleine et entière de produire les preuves qui sont nécessaires pour trancher les questions que soulève la requête (voir Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, aux paragraphes 131 et 132).

[37]           Cependant, lorsqu’il entend des requêtes de cette nature, le Tribunal se doit de respecter les rôles distincts que jouent la Commission et le Tribunal. Selon le régime établi par la Loi, la Commission est l’organisme qui accepte, gère et traite les plaintes de pratiques discriminatoires. Aux termes du paragraphe 49(1) de la Loi, la Commission peut demander au Tribunal d’instruire une plainte si elle est convaincue que, compte tenu de toutes circonstances connexes, une telle mesure est justifiée. La décision que prend la Commission de renvoyer la plainte ne revient pas à décider que la plainte est fondée, ni même qu’elle tombe sous le coup de la Loi. Il n’appartient pas non plus au Tribunal de se demander si la Commission a conclu de manière raisonnable qu’une instruction est justifiée. Il s’agit là du rôle de la Cour fédérale, à la suite d’une demande de contrôle judiciaire (voir Deborah P. Labelle c. Rogers Communications Inc., 2012 TCDP 4, au paragraphe 71; International Longshore & Warehouse Union (Maritime Section), section locale 400 c. Oster, [2002] 2 CF 430, aux paragraphes 29 et 30; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Warman, 2012 CF 1162, aux paragraphes 55 à 57; et Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, aux paragraphes 23, 27 et 33). Le rôle du Tribunal consiste à instruire la plainte (voir les paragraphes 49(2) et 50(1) de la Loi). Pour procéder à une instruction qui est nouvelle, par suite de la décision de la Commission de renvoyer la plainte, le Tribunal est maître de sa propre procédure et peut décider quelle est la meilleure façon d’examiner les questions qui lui ont été renvoyées, dont le rejet de la plainte avant une instruction complète sur le fond (voir Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 RCS 560, au paragraphe 16; et Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Société canadienne des postes, 2004 CF 81, au paragraphe 14, conf. par 2004 CAF 363 [Société canadienne des postes]).

[38]           Cela dit, le Tribunal exerce de manière prudente son pouvoir de rejeter une plainte relative aux droits de la personne avant de procéder à une instruction complète et, alors, mais seulement alors, dans les cas les plus manifestes (voir Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, au paragraphe 140; et Buffett c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 16, au paragraphe 39). Il peut y avoir des cas où il n’est pas forcément obligatoire de procéder à une instruction complète comprenant des témoignages de vive voix mais, dans d’autres situations, où les questions de fait et de droit sont complexes et entremêlées, il peut être nettement plus efficace d’attendre l’instruction complète avant de se prononcer sur la question préliminaire (voir Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, aux paragraphes 141 à 144). Dans tous les cas, « le Tribunal doit examiner les faits et les questions qui lui ont été présentés et déterminer la procédure qu’il convient de suivre dans le but de garantir un processus d’audience aussi informel et rapide que le respect des principes de justice naturelle et des règles de procédure le permet » (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, au paragraphe 148).

[39]           C’est en me fondant sur cette interprétation du pouvoir qu’a le Tribunal de rejeter une plainte avant de procéder à une instruction complète sur le fond que j’examinerai les questions que l’intimée soulève dans sa requête en rejet.

B.     L’alinéa 40.1(2)b) de la Loi restreint-il la capacité qu’a le Tribunal d’examiner la plainte?

[40]           Selon l’intimée, en 1995 le législateur a apporté des modifications à la LEE et, en même temps, des modifications corrélatives à la Loi. Ces dernières ont retiré au Tribunal la compétence sur les plaintes relatives à la sous-représentation de groupes désignés. De l’avis de l’intimée, cette mesure garantit que l’approche coopérative et concertée permettant de réaliser l’équité en matière d’emploi qui se situe au cœur même du régime de la LEE n’est pas mise en péril par des plaintes que des tiers déposent au Tribunal. En particulier, elle attire l’attention sur l’article 40.1 de la Loi qui, à son avis, exclut les plaintes fondées uniquement sur des données statistiques qui tendent à établir que les membres d’un groupe désigné sont sous-représentés au sein de l’effectif de l’employeur. Elle soutient qu’il ressort clairement du formulaire de plainte, des rapports d’enquête de la Commission, de l’ordonnance de la juge Hansen ainsi que des décisions que la Commission a rendues le 20 octobre 2008 et le 29 juillet 2011 que les éléments de la plainte renvoyée au Tribunal sont exclusivement axés sur des allégations de surconcentration des minorités visibles aux échelons inférieurs ainsi que de sous-représentation des minorités visibles aux échelons supérieurs de certaines classifications au Bureau régional de Toronto de la CISR durant les douze mois qui ont précédé le dépôt de la plainte. Cette dernière ne fait pas état d’une pratique ou d’une politique de l’intimée qui causerait censément de la discrimination en contravention de l’article 10 de la Loi. Selon l’intimée, comme la plainte est uniquement fondée sur des données statistiques qui visent à montrer que les membres d’un groupe désigné sont sous‑représentés au sein de l’effectif de l’employeur, il ne s’agit pas d’une plainte valable en vertu de la Loi, aux termes de l’article 40.1 et, de ce fait, elle excède la compétence du Tribunal.

[41]           Le plaignant soutient qu’une plainte fondée sur des données statistiques et d’autres éléments de preuve est parfaitement admissible. Selon lui, c’est précisément là la nature de la plainte dont il est question en l’espèce, laquelle est également étayée par diverses autres preuves directes et circonstancielles.

[42]           Selon la Commission, l’article 40.1 de la Loi s’applique exclusivement à la Commission, et non au Tribunal. Elle soutient que l’intimée, par ses arguments, ne tient pas compte des rôles distincts que jouent la Commission et le Tribunal sous le régime de la Loi et qu’il s’agit d’une contestation implicite de la décision rendue par la Commission de renvoyer la plainte au Tribunal. Si l’intimée ne souscrivait pas à la décision de la Commission, elle aurait pu demander un contrôle judiciaire devant le tribunal approprié : la Cour fédérale, mais elle a décidé de ne pas le faire.

[43]           Le texte du paragraphe 40.1(2) de la Loi est le suivant :

Exception à la compétence

(2) La Commission ne peut se fonder sur l’article 40 pour connaître des plaintes qui, à la fois, sont :

a) faites contre un employeur et dénonçant la perpétration d’actes discriminatoires visés à l’article 7 ou à l’alinéa 10a);

b) fondées uniquement sur des données statistiques qui tendent à établir la sous-représentation des membres des groupes désignés dans l’effectif de l’employeur.

 

 

[44]           Vu le libellé explicite du paragraphe 40.1(2), le Tribunal ne conteste pas l’affirmation de l’intimée selon laquelle les plaintes fondées sur l’article 7 et l’alinéa 10a), qui reposent exclusivement sur des données statistiques qui tendent à établir la sous-représentation des membres des groupes désignés dans l’effectif de l’employeur, ne doivent pas être examinées par la Commission en tant que plaintes déposées en vertu de la Loi. Dans le même ordre d’idées, le paragraphe 40(3.1) de la Loi empêche la Commission de prendre l’initiative d’une plainte qui serait fondée sur des renseignements obtenus dans le cadre de l’application de la LEE. Je signale également le paragraphe 41(2) de la Loi, qui autorise la Commission à refuser d’examiner une plainte fondée sur l’alinéa 10a) si elle estime que son objet est traité de façon adéquate dans le plan d’équité en matière d’emploi que l’employeur prépare en conformité avec l’article 10 de la LEE. Le paragraphe 40(3.1), l’article 40.1 et le paragraphe 41(2) de la Loi concordent avec la responsabilité qu’a la Commission de faire respecter les obligations qu’impose la LEE aux employeurs par voie d’un « […] règlement négocié en vue de l’obtention d’un engagement […] » (voir les paragraphes 22(1) et 22(2) de la LEE). Comme l’a fait remarquer l’intimée, le législateur a opté pour une approche coopérative et concertée à l’égard de la réalisation de l’équité en matière d’emploi, au lieu de trancher de telles plaintes sous le régime de la Loi.

[45]           Cela dit, le libellé du paragraphe 40.1(2) de la Loi ne fait mention que de la Commission : « La Commission ne peut se fonder sur l’article 40 pour connaître des plaintes […] » (non souligné dans l’original). Le Tribunal n’est pas mentionné dans ce paragraphe car, quand on examine l’esprit de la Loi, il est clair que les articles 40 à 46 de cette dernière concernent exclusivement le rôle que joue la Commission pour ce qui est de recevoir et de traiter les plaintes visées par la Loi. Le Tribunal n’intervient nullement dans une plainte avant que la Commission soit convaincue, compte tenu des circonstances relatives à celles-ci, que l’instruction est justifiée et demande au Tribunal d’instruire la plainte, conformément au paragraphe 49(1) de la Loi. Comme il a été mentionné plus tôt, une fois qu’une instruction est demandée, il incombe au Tribunal d’instruire la plainte, et non pas de mettre en doute si la Commission a conclu de façon raisonnable qu’une instruction est justifiée (voir les paragraphes 49(2) et 50(1) de la Loi).

[46]           Outre le fait que le paragraphe 40.1(2) s’applique strictement à la Commission, je signale que le libellé de l’alinéa 40.1(2)b) a trait aux plaintes : « […] fondées uniquement sur des données statistiques […] » (non souligné dans l’original). Cela donne à penser qu’une plainte fondée sur l’article 7 ou sur l’alinéa 10a) de la Loi peut être étayée par des données statistiques établissant l’existence d’une sous-représentation, mais qu’il ne peut pas s’agir du seul fondement. En effet, les plaintes fondées sur ces deux dispositions sont axées sur les pratiques discriminatoires qui y sont exposées, et non sur une sous-représentation en tant que telle. Cependant, des preuves statistiques de sous-représentation peuvent être utiles dans les plaintes relatives aux droits de la personne et peuvent constituer une preuve circonstancielle d’où il est possible de tirer des inférences quant à l’existence d’une conduite discriminatoire (voir Canada (Procureur général) c. Walden, 2010 CF 490, au paragraphe 114; Khiamal c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 2009 CF 495, aux paragraphes 89 à 102; et Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social), 1998 CanLII 7740 (CF), aux paragraphes 10 à 22).

[47]           Dans les circonstances de l’espèce, à la suite d’une demande de contrôle judiciaire concernant la décision datée du 20 octobre 2008 de la Commission de rejeter la plainte, l’intimée a consenti à ce que l’on renvoie à la Commission la question de la discrimination systémique en vue de la tenue d’une enquête supplémentaire. Dans la décision du 18 août 2009, la Cour fédérale ne fait pas état d’une question relative à l’article 40.1. L’intimée n’en a pas non plus fait état lors de l’enquête supplémentaire de la Commission. À la suite de cette enquête, la Commission a demandé que l’on instruise la plainte de M. Murray car elle s’est dite convaincue que cette mesure était justifiée. Si l’intimée était d’avis que la plainte était fondée uniquement sur des données statistiques concernant une sous-représentation, elle aurait dû invoquer l’article 40.1 de la Loi avant l’issue de l’enquête supplémentaire de la Commission, soit devant la Commission, soit avant de consentir à l’ordonnance du 18 août 2009 de la Cour fédérale. Elle a décidé de ne pas le faire. De plus, si elle ne souscrivait pas à la décision de la Commission de demander que l’on instruise la plainte, elle aurait dû demander que cette décision fasse l’objet d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Là encore, elle a décidé de ne pas le faire. Comme il a été mentionné plus tôt, il n’est pas loisible à l’intimée de demander au Tribunal d’examiner la décision de la Commission.

[48]           Je ne suis pas d’accord non plus pour dire que l’alinéa 40.1(2)b) de la Loi restreint maintenant la capacité qu’a le Tribunal d’examiner la plainte dont il est question en l’espèce. Comme il a été dit plus tôt, l’article 40.1 de la Loi s’applique strictement à la Commission et, une fois qu’une instruction est demandée, il incombe au Tribunal d’instruire la plainte. À mon avis, une fois qu’une plainte est renvoyée au Tribunal, la question de savoir si la plainte est fondée uniquement sur des preuves statistiques doit être examinée au moment de décider si le plaignant a établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination. À ce stade de l’instance, avant d’avoir reçu une preuve quelconque quant au bien-fondé de la plainte, rien ne permet au Tribunal de décider si la plainte repose uniquement sur des preuves statistiques et, de ce fait, si le plaignant a établi l’existence d’une preuve prima facie.

[49]           C’est donc dire que l’alinéa 40.1(2)b) de la Loi ne restreint pas la capacité qu’a le Tribunal d’examiner la plainte.

C.    Le paragraphe 54.1(2) de la Loi restreint-il la capacité qu’a le Tribunal d’examiner la plainte?

[50]           À l’instar de son argument relatif à l’alinéa 40.1(2)b) de la Loi, l’intimée soutient qu’outre les modifications mentionnées ci-dessus à la Loi (paragraphe 40(3.1), article 40.1 et paragraphe 41(2)), l’article 54.1 a lui aussi été ajouté à la Loi à la suite des modifications apportées en 1995 à la LEE. Selon l’intimée, ces modifications ont eu pour effet conjugué d’écarter les plaintes déposées sous le régime de la Loi au sujet de la sous-représentation de groupes désignés et d’éviter le dédoublement des mécanismes d’exécution de la LEE et de la Loi. Plus précisément, l’article 54.1 empêche le Tribunal d’ordonner la mise en œuvre de politiques ou pratiques positives destinées à corriger la sous-représentation des groupes désignés. Là encore, selon l’intimée, étant donné que la plainte repose uniquement sur des données statistiques qui tendent à établir que les membres d’un ou plusieurs groupes désignés sont sous-représentés dans l’effectif de l’employeur, l’article 54.1 interdit au Tribunal d’accorder en l’espèce une mesure de redressement concrète. Étant donné qu’aucune mesure de redressement concrète ne peut être ordonnée, l’intimée soutient que le Tribunal se doit d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de rejeter la plainte.

[51]           Selon le plaignant, l’article 54.1 de la Loi porte sur le pouvoir de redressement qu’a le Tribunal après avoir instruit une plainte que la Commission lui a renvoyée. Il soutient que cet article empêche simplement le Tribunal d’ordonner la prise de mesures d’équité en matière d’emploi qui sont par ailleurs visées par la LEE. Il s’agit là d’une limite restreinte au pouvoir de redressement dont bénéficie le Tribunal, qui ne lui interdit pas par ailleurs d’accorder d’autres mesures de redressement si la plainte est justifiée, soit directement au plaignant, soit en vue de remédier à des problèmes d’ordre systémique.

[52]           Selon la Commission, l’interprétation que fait l’intimée de l’article 54.1 ne concorde pas avec le libellé explicite de la Loi, car cette disposition n’a pas pour effet de restreindre les pouvoirs de redressement du Tribunal. Lu de pair avec le paragraphe 54.1(3), le paragraphe 54.1(2) de la Loi ne restreint pas le pouvoir qu’a le Tribunal d’ordonner à un employeur de mettre fin à une pratique discriminatoire ou, sinon, d’y remédier. Comme l’ajoute la Commission, le Tribunal jouit, sous le régime de la Loi, de vastes pouvoirs de redressement qui lui permettent de concevoir des solutions originales à une discrimination systémique.

[53]           Le texte des paragraphes 54.1(2) et 54.1(3) de la Loi est le suivant :

Restriction

(2) Le tribunal qui juge fondée une plainte contre un employeur ne peut lui ordonner, malgré le sous-alinéa 53(2)a)(i), d’adopter un programme, plan ou arrangement comportant des règles et usages positifs destinés à corriger la sous‑représentation des membres des groupes désignés dans son effectif ou des objectifs et calendriers à cet effet.

Précision

(3) Il est entendu que le paragraphe (2) n’a pas pour effet de restreindre le pouvoir conféré au tribunal par l’alinéa 53(2)a) d’ordonner à un employeur de mettre fin à un acte discriminatoire ou d’y remédier de toute autre manière.

[54]           Par opposition à l’article 40.1, qui vise uniquement la Commission, l’article 54.1 de la Loi s’applique bel et bien au Tribunal. Là encore, ce dernier ne conteste pas que l’ajout de cette disposition avait pour but d’éviter le dédoublement des mécanismes d’exécution de la LEE et de la Loi. C’est ce qui ressort clairement quand on examine l’article 10 de la LEE, qui oblige les employeurs à régler les questions mentionnées au paragraphe 54.1(2) de la Loi dans le cadre de leurs plans d’équité en matière d’emploi respectifs. Comme il a été mentionné plus tôt, le législateur a opté pour une approche coopérative et concertée à l’égard de l’exécution des questions mentionnées au paragraphe 54.1(2) de la Loi par la voie d’un : « […] règlement négocié en vue de l’obtention d’un engagement […] » entre la Commission et les employeurs sous le régime de la LEE (voir les paragraphes 22(1) et 22(2) de la LEE). Je conviens donc avec l’intimée que le Tribunal ne peut pas rendre une ordonnance obligeant un intimé à mettre en œuvre des politiques ou pratiques positives conçues pour garantir que les membres de groupes désignés soient davantage représentés dans l’effectif de l’employeur. Le Tribunal ne peut pas non plus rendre une ordonnance qui fixe des buts et des calendriers en vue d’atteindre cette représentation supérieure.

[55]           Cela dit, je ne suis pas d’accord pour dire que les limites précisées au paragraphe 54.1(2) de la Loi restreignent la capacité qu’a le Tribunal d’ordonner en l’espèce une mesure de redressement concrète. Le paragraphe 54.1(3) prévoit expressément que le paragraphe 54.1(2) ne restreint pas le pouvoir qu’a le Tribunal d’ordonner à un employeur de mettre fin à un acte discriminatoire ou d’y remédier de toute autre manière aux termes de l’alinéa 53(2)a) de la Loi. Plus précisément, je signale que, malgré les limites que comporte le paragraphe 54.1(2) de la Loi, le sous-alinéa 53(2)a)(i) autorise tout de même le Tribunal à ordonner à un employeur d’adopter un programme, un plan ou un arrangement spéciaux destinés à supprimer, diminuer ou prévenir les désavantages que subit un groupe d’individus. De plus, le paragraphe 54.1(2) de la Loi ne limite pas par ailleurs le pouvoir qu’a le Tribunal d’ordonner la prise de l’une quelconque des autres mesures de redressement qui figurent aux alinéas 53(2)b) à 53(2)e) ou aux paragraphes 53(3) et 53(4) de la Loi.

[56]           Je ne suis pas d’accord non plus pour dire que l’indisponibilité d’une mesure de redressement concrète peut servir de motif pour rejeter une plainte. À cet égard, je note le libellé du paragraphe 53(2) de la Loi : « [à] l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, […] ordonner […] » (non souligné dans l’original). Le libellé de ce paragraphe semble indiquer que le pouvoir de redressement du Tribunal n’est invoqué qu’à l’issue d’une instruction, une fois qu’une plainte a été fondée. De ce fait, la Loi ne semble pas autoriser le Tribunal à rejeter une plainte à titre préliminaire au motif qu’il n’existe pas de mesures de redressement concrètes. Quoi qu’il en soit, l’argument de l’intimée présume également que le Tribunal est obligé d’ordonner une mesure de redressement. L’emploi du mot « peut » au paragraphe 53(2) de la Loi donne à penser que le Tribunal a le pouvoir discrétionnaire de rendre une ordonnance, ou pas. Dans certaines circonstances, même si une plainte est fondée, il peut être approprié que le Tribunal ne rende pas d’ordonnance. Dans chaque cas, le Tribunal exercera son pouvoir discrétionnaire de redressement en tenant compte des circonstances particulières de l’affaire, ainsi que des éléments de preuve présentés.

[57]           En conséquence, le paragraphe 54.1(2) de la Loi ne restreint pas la capacité qu’a le Tribunal d’examiner la plainte dont il est question en l’espèce.

D.    Y a-t-il lieu de rejeter la plainte d’après les principes de l’autorité de la chose jugée ou de l’abus de procédure?

[58]           Invoquant l’arrêt Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52 [Figliola] de la Cour suprême du Canada, ainsi que l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Office des transports du Canada, 2011 CAF 332 [Morten] de la Cour d’appel fédérale, l’intimée soutient que le Tribunal devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour rejeter la plainte à cause du principe de l’autorité de la chose jugée ou de l’abus de procédure. Selon elle, l’employeur, des consultants externes ainsi que la Commission ont fait enquête sur les questions de surconcentration et de sous-représentation, tant au sein de l’effectif global qu’au sein des postes intérimaires et permanents au bureau régional de Toronto de la CISR. L’intimée ajoute que ces questions ont également été tranchées par le TDFP et sont censées être présentées à la CRTFP.

[59]           En ce qui concerne précisément les instances devant le TDFP, l’intimée est d’avis que la plainte relative aux droits de la personne met en cause les mêmes faits et les mêmes questions. De plus, la Commission a eu l’occasion de participer à l’instance devant le TDFP, mais elle a refusé de le faire. Selon l’intimée, le TDFP a conclu qu’il était habilité à instruire les plaintes d’abus de pouvoir dans lesquelles on allègue l’existence d’une discrimination systémique et à autoriser le plaignant à présenter des éléments de preuve à cet égard. Après avoir examiné la totalité de la preuve, le TDFP a conclu que le plaignant n’avait pas établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination et il a rejeté sa plainte. Comme l’ajoute l’intimée, même si la décision du TDFP ne porte que sur la classification du groupe PM (plutôt que sur celle des PM, CR, AS et LA dont il est maintenant question dans la présente plainte relative aux droits de la personne), il ne s’agit pas là d’un argument qui permet de considérer que les instances devant le TDFP et le Tribunal sont différentes. L’intimée soutient plutôt qu’il s’agit d’un autre moyen de faire valoir que la ligne de conduite que le plaignant a adoptée est un abus de procédure, car il a maintenant élargi la portée de la plainte de façon à englober plusieurs autres classifications.

[60]           Le plaignant soutient que les principes de l’autorité de la chose jugée et de l’abus de procédure ne s’appliquent pas en l’espèce. Selon lui, la question de savoir si, ou dans quelle mesure, l’employeur ou toute personne agissant en son nom a fait enquête sur un aspect quelconque de la plainte actuellement présentée au Tribunal ne fait aucune différence. Le Tribunal n’est lié par aucune des conclusions que l’employeur a tirées au sujet des questions qui tombent sous le coup de la plainte. Par ailleurs, le plaignant soutient que les rapports d’enquête que la Commission a établis ne sont pas des décisions de cette dernière, et que le Tribunal n’est pas lié par eux. L’affaire soumise au Tribunal est nouvelle, et les conclusions ou les recommandations des enquêteurs ne s’appliquent pas au fond de la plainte. Pour ce qui est du grief collectif déposé à la CRTFP, le plaignant soutient que l’affaire n’est pas pertinente. Les principes énoncés dans l’arrêt Figliola et le principe de l’autorité de la chose jugée exigent que l’on ait tranché la même question et que la décision antérieure soit définitive. Au moment où la présente requête a été déposée, la CRTFP n’avait pas encore instruit le grief ni rendu une décision définitive. Le plaignant ajoute également que la partie intimée dans le grief collectif est le Conseil du Trésor, et non la CISR.

[61]           Pour ce qui est de la plainte présentée au TDFP, le plaignant prétend que ce dernier n’a traité que de la question de savoir si la décision de l’employeur d’opter pour un processus de nomination non annoncé en vue d’un poste de bureau de niveau PM‑05 était entachée par une discrimination systémique. Selon lui, le TDFP n’a pas le pouvoir de faire enquête sur des questions de discrimination de plus grande envergure qui débordent le cadre d’un processus de nomination particulier, pas plus qu’il ne peut remédier à des questions de discrimination systémique. En conséquence, le TDFP n’a pas examiné – et ne pouvait pas examiner – d’autres questions relevées dans la plainte relative aux droits de la personne dont il est question en l’espèce. Le plaignant ajoute qu’étant donné que cette plainte a été présentée le 22 avril 2004, elle ne pouvait pas contenir des allégations concernant un processus de nomination qui avait eu lieu au moins deux années plus tard. De plus, le TDFP n’avait pas compétence pour examiner les préoccupations de nature plus générale selon lesquelles, à cause de la discrimination systémique exercée à la CISR, il était privé de possibilités d’emploi et soumis à une conduite discriminatoire, dont du harcèlement, qui l’empêchait d’accomplir son travail. Le plaignant soutient donc que l’on ne peut pas dire que la question que le TDFP a tranchée était essentiellement la même que celles dont il est question en l’espèce.

[62]           Selon la Commission, les enquêtes que l’employeur a menées sont de nature interne, distinctes de toute décision que rendra le présent Tribunal et liées à une allégation de harcèlement, une question dont le Tribunal n’est pas saisi. La Commission ajoute que les consultants externes auxquels fait référence l’intimée sont liés à des conclusions découlant d’une vérification relative à l’équité en matière d’emploi, dans laquelle il a été conclu qu’il y avait surconcentration de membres des minorités visibles au niveau PM‑01.

[63]           En ce qui concerne la plainte présentée au TDFP, la Commission soutient que celle dont il est question en l’espèce ne soulève pas les mêmes questions. Selon elle, il ressort d’un examen de la décision que le TDFP a rendue que les questions de discrimination systémique invoquées étaient accessoires à la question de fond examinée, soit la question de savoir s’il y avait eu abus de pouvoir, aux termes de l’article 77 de la LEFP, dans la décision de la CISR de pourvoir de nouveaux postes PM‑05 en recourant à un processus non annoncé. Selon la Commission, dans la présente affaire, la question est différente, soit la question de savoir si la discrimination systémique qu’exerce l’intimée prive le plaignant et d’autres employés membres d’une minorité visible de possibilités d’emploi du fait de leur race ou de leur origine nationale ou ethnique. La Commission ajoute que les questions de droit et de fait qui sont présentées au Tribunal dans la présente plainte sont distinctes de celles dont il est question dans les arrêts Figliola et Morten. Dans ces deux affaires, les plaignants avaient décidé de court-circuiter le processus d’appel dont ils disposaient et de déposer en même temps une plainte relative aux droits de la personne distincte. Dans le cas présent, le plaignant n’a pas court-circuité le processus d’appel devant un tribunal quelconque.

[64]           Par ailleurs, la Commission soutient que le Human Rights Code de la Colombie‑Britannique, le régime législatif dans le cadre duquel a été rendue la décision dans l’arrêt Figliola, diffère nettement de celui de la Loi. Plus précisément, elle attire l’attention sur l’alinéa 27(1)f) du Human Rights Code de la Colombie-Britannique, qui permet au BC Human Rights Tribunal de rejeter une plainte dont le fond a été réglé de manière appropriée dans le cadre d’une autre instance. Le Code des droits de la personne de l’Ontario comporte, à l’article 45.1, une disposition analogue. Selon la Commission, la Loi n’envisage pas une disposition comparable à celles que l’on retrouve en Colombie-Britannique et en Ontario. La Commission indique que même si l’alinéa 41(1)b) de la Loi permet à la Commission de ne pas instruire une plainte qui pourrait être instruite avantageusement selon des procédures prévues par une autre loi fédérale, cette disposition traite expressément de la compétence de la Commission, et non de celle du Tribunal. De ce fait, même si les principes énoncés dans l’arrêt Figliola s’appliquent aux décideurs administratifs en général, il est nécessaire dans chaque cas de tenir compte du contexte dans lequel s’inscrit la loi applicable.

[65]           Les principes de l’autorité de la chose jugée, de l’abus de procédure et de la contestation indirecte « existent essentiellement pour prévenir l’inéquité en empêchant “les recours abusifs” » (Figliola, au paragraphe 34). Dans l’arrêt Figliola, les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont résumé les aspects ordinaires qui sous-tendent ces principes :

         La capacité de se fier au caractère définitif d’une décision sert l’intérêt public et celui des parties.

 

         Le respect du caractère définitif d’une décision judiciaire ou administrative renforce l’équité ou l’intégrité des tribunaux judiciaires et administratifs ainsi que de l’administration de la justice; à l’opposé, la remise en cause de questions déjà tranchées par un forum compétent peut miner la confiance envers l’équité et l’intégrité du système en créant de l’incohérence et en suscitant des recours faisant inutilement double emploi.

 

         La contestation de la validité ou du bien-fondé d’une décision judiciaire ou administrative se fait au moyen de la procédure d’appel ou de contrôle judiciaire prévue par le législateur.

 

         Les parties ne doivent pas éluder le mécanisme de révision prévu en s’adressant à un autre forum pour contester une décision judiciaire ou administrative.

 

         En évitant les remises en cause inutiles, on évite le gaspillage de ressources.

 

(Figliola, au paragraphe 34)

 

[66]           D’après ces principes, un tribunal statuant sur une demande de ne pas instruire une instance, au motif que le sujet de cette dernière a déjà été tranché par un autre tribunal, devrait se poser les questions suivantes :

         s’il existe une compétence concurrente pour statuer sur les questions relatives aux droits de la personne;

 

         si la question juridique tranchée par la décision antérieure était essentiellement la même que celle qui est soulevée dans la plainte dont il est saisi;

 

         si le processus antérieur, qu’il ressemble ou non à la procédure que le tribunal préfère ou utilise lui-même, a offert la possibilité aux plaignants ou à leurs ayants droit de connaître les éléments invoqués contre eux et de les réfuter.

 

(voir Figliola, au paragraphe 37)

 

Selon les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada : « [i]l s’agit, en définitive, de se demander s’il est logique de consacrer des ressources publiques et privées à la remise en cause de ce qui est essentiellement le même litige » (Figliola, au paragraphe 37).

[67]           Pour examiner la question du principe de l’autorité de la chose jugée ou de l’abus de procédure en l’espèce, je conclus que le Tribunal doit uniquement se préoccuper du résultat auquel a pu arriver la décision du TDFP. Toute enquête menée par l’intimée ou ses consultants externes importe peu. Ni l’intimée, ni ses consultants externes n’avaient la compétence légale pour trancher les questions relatives aux droits de la personne. Cela s’applique également aux enquêtes de la Commission. Comme il a été mentionné plus tôt, lorsqu’elle a affaire à une plainte relative aux droits de la personne, la Commission a pour rôle de recevoir et de traiter les plaintes. Elle décide uniquement s’il est justifié ou non que le Tribunal instruise la plainte. L’enquête que mène la Commission et la décision qu’elle rend ne tranchent pas le fond des questions relatives aux droits de la personne qui se présentent dans une affaire donnée. Ce rôle-là incombe au Tribunal sous le régime de la Loi : instruire les plaintes que lui renvoie la Commission (voir le paragraphe 49(2) et l’article 50 de la Loi).

[68]           Pour ce qui est du grief collectif déposé en vertu de la LRTFP, la CRTFP n’a pas rendu de décision au sujet de la plainte. Même si la CRTFP peut avoir compétence concurrente pour trancher des questions relatives aux droits de la personne, il n’y a aucune « question de droit déjà tranchée » à proprement parler.

[69]           Examinant la décision du TDFP, la Commission fait valoir qu’il est nécessaire que le Tribunal tienne compte du contexte du régime législatif dans le cadre duquel la décision Figliola a été rendue et en quoi le régime législatif diffère de la Loi. Cependant, je conclus que cela n’a aucune incidence sur l’affaire qui nous occupe ici. Dans l’arrêt Figliola, les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont déclaré que l’alinéa 27(1)f) du Human Rights Code de la Colombie-Britannique reflète les principes de common law que sont l’autorité de la chose jugée, l’abus de procédure et la contestation indirecte (voir le paragraphe 25). Plus précisément, ces juges ont mentionné :

[…] l’al. 27(1)f) reflète l’ensemble des principes sous-jacents de ces règles, auxquelles la common law a eu recours comme véhicule pour porter, en contexte de procédures judiciaires, les principes de caractère définitif des instances, de prévention de leur multiplication et de protection de l’intégrité de l’administration de la justice, dans chaque cas, par souci d’équité.

(Figliola, au paragraphe 25, non souligné dans l’original.)

[70]           Dans l’arrêt Morten, la Cour d’appel fédérale a conclu que les commentaires de la Cour suprême étaient fort pertinents pour « l’application de ces principes de common law par le Tribunal » (au paragraphe 24). En appliquant ces principes à la décision que le Tribunal avait rendue dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a conclu que le Tribunal « n’[avait] pas procédé à l’analyse requise » (au paragraphe 28). Cette analyse obligeait le Tribunal à tenir compte de « […] l’inéquité inhérente au magasinage de forum » (Morten, au paragraphe 28, non souligné dans l’original).

[71]           Vu les commentaires des deux cours dans les arrêts Figliola et Morten, je ne vois pas en quoi le régime de la Loi, et plus précisément l’alinéa 41(1)b), a une incidence sur l’analyse fondée sur le principe de l’autorité de la chose jugée ou de l’abus de procédure en l’espèce. L’alinéa 41(1)b) ne s’applique qu’à la Commission, dans le cadre du rôle de vérification et d’enquête qu’elle mène en vertu de la Loi. Comme il a été dit plus tôt, une fois que la plainte est renvoyée au Tribunal pour instruction, l’instance est nouvelle. À cet égard, la Cour fédérale, dans l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada a mentionné : « [r]ien dans la Loi ou dans les Règles de procédure [qui restreigne] le type de requêtes qui peu[t] être déposé devant le Tribunal » (au paragraphe 131), et a précisément reconnu que le Tribunal peut trancher une question d’abus de procédure avant de procéder à l’instruction complète de la plainte sur le fond (aux paragraphes 133 à 139). C’est donc dire que l’alinéa 41(1)b) de la Loi n’a pas d’incidence sur la capacité qu’a le Tribunal d’examiner les principes d’équité en common law. En examinant dans le cadre de la présente requête la question du principe de l’autorité de la chose jugée ou de l’abus de procédure, le Tribunal ne met pas en doute la décision que prend la Commission de statuer sur la plainte ou de demander une instruction; comme il a été mentionné dans les arrêts Figliola et Morten, le Tribunal veille plutôt à l’équité de la nouvelle instance dont il est saisi. Ainsi que l’a déclaré la Cour fédérale dans la décision Société canadienne des postes, « on ne peut affirmer que le Tribunal est “maître chez lui” s’il ne peut prémunir sa propre procédure contre les abus » (au paragraphe 15).

[72]           Passons ensuite à l’application des principes énoncés dans l’arrêt Figliola à la décision que le TDFP a rendue; la première question consiste à savoir si le TDFP a compétence concurrente pour trancher des questions relatives aux droits de la personne. Dans l’arrêt Figliola, se fondant sur la décision qu’elle avait rendue dans l’arrêt Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14, la majorité de la Cour suprême a déclaré : « en l’absence d’une disposition expresse à l’effet contraire, tous les tribunaux administratifs ont une compétence concurrente en matière d’application des mesures législatives relatives aux droits de la personne » (Figliola, au paragraphe 45). La plainte présentée au TDFP a été déposée en vertu de l’article 77 de la LEFP (voir Murray, au paragraphe 4). Pour ce qui est de décider si une plainte déposée en vertu de l’article 77 est fondée, l’article 80 de la LEFP dispose que le TDFP « […] peut interpréter et appliquer la Loi canadienne sur les droits de la personne, sauf les dispositions de celle-ci sur le droit à la parité salariale pour l’exécution de fonctions équivalentes. » Devant le TDFP, le plaignant a allégué que le choix de l’intimée de recourir à un processus de nomination non annoncé pour pourvoir de nouveaux postes PM‑05 était un geste discriminatoire à son égard du fait de sa race. Il a allégué que ce processus non annoncé constituait un cas de discrimination systémique dans le cadre duquel des obstacles à l’emploi menaient à une surconcentration de membres des minorités visibles au sein de postes d’agent préposé aux cas, et ce, au groupe et niveau PM‑01 (voir Murray, au paragraphe 1). Ces allégations n’obligeaient pas le TDFP à interpréter ou à appliquer les dispositions de la Loi se rapportant au droit à la parité salariale pour l’exécution de fonctions équivalentes. De ce fait, le TDFP avait expressément compétence pour trancher les questions relatives aux droits de la personne qui étaient alléguées dans la plainte fondée sur la LEFP.

[73]           La deuxième question consiste à savoir si la question de droit déjà tranchée était essentiellement la même que celle présentée au Tribunal. Comme il a été mentionné plus tôt, la question présentée au TDFP consistait à savoir si le choix de l’intimé de recourir à un processus de nomination non annoncé pour pourvoir de nouveaux postes PM‑05 était un acte discriminatoire contre le plaignant du fait de sa race. Pour justifier son allégation, le plaignant n’a pas produit de preuves directes de discrimination à son endroit, mais a déposé des preuves circonstancielles de discrimination systémique à la CISR. En analysant cette preuve, le TDFP a tenu pour acquis que « [l]es éléments de preuve doivent d’abord permettre d’établir la présence d’obstacles systémiques, et ensuite, un lien entre la preuve de discrimination systémique et la preuve de discrimination individuelle fondée sur la race à l’endroit du plaignant » (Murray, au paragraphe 103). Après avoir examiné les preuves circonstancielles du plaignant, le TDFP a conclu : « le plaignant n’a pas présenté de preuve circonstancielle suffisante pour appuyer son allégation de discrimination systémique » (Murray, au paragraphe 99). Même s’il existait une preuve d’obstacles systémiques, le TDFP a également conclu que « le Tribunal ne dispose pas d’une preuve suffisante permettant d’établir une corrélation entre les obstacles systémiques présumés et la discrimination individuelle à l’endroit du plaignant » (Murray, au paragraphe 103).

[74]           Devant le présent Tribunal, dans le contexte de la requête dont il est question en l’espèce, le plaignant a décrit en ces termes sa plainte relative aux droits de la personne : [traduction] « par suite de la discrimination systémique exercée à la CISR, il s’est vu privé de possibilités d’emploi et a été victime d’une conduite discriminatoire, dont du harcèlement, qui l’a empêché d’accomplir son travail » (au paragraphe 70 de la Réponse du plaignant à la requête en rejet de l’intimée). Dans le même ordre d’idées, la Commission décrit la plainte en ces termes : [traduction] « Dans la plainte présentée au Tribunal, la question a trait à une allégation de discrimination systématique de la part de l’intimée qui prive M. Murray et d’autres employés membres d’une minorité visible de possibilités d’emploi du fait de leur race ou de leur origine nationale ou ethnique » (au paragraphe 48 des Observations de la Commission canadienne des droits de la personne (au sujet de la requête en rejet de l’intimée)). Malgré l’absence d’exposés de précisions exposant les détails des allégations du plaignant, la caractérisation de la plainte, tant par le plaignant que par la Commission, indique clairement que les allégations de discrimination systémique au sein de la CISR sont le fondement de la plainte de M. Murray dont le Tribunal est actuellement saisi. Cette caractérisation de la plainte en tant que plainte de « discrimination systémique » a aussi été renforcée par le plaignant et par la Commission à l’audition des présentes requêtes.

[75]           Même si les effets préjudiciables de la discrimination systémique alléguée peuvent être différents devant le Tribunal de ce qu’ils étaient devant le TDFP, et cela inclut le nombre des personnes touchées, la question sous-jacente demeure la même : la CISR a-t-elle agi de manière discriminatoire à l’égard de M. Murray à cause de pratiques systémiques alléguées fondées sur la race? Le TDFP a déjà conclu que le plaignant n’avait pas assez de preuves pour établir l’existence, au sein de la CISR, d’obstacles systémiques fondés sur la race. Comme il a été mentionné plus tôt, le fait que le TDFP examinait la question de savoir si l’on avait fait preuve de discrimination relativement à un processus de nomination unique ne changeait pas la nature de cette conclusion. Le TDFP a d’abord conclu qu’il n’y avait pas assez de preuves pour établir l’existence d’obstacles systémiques, avant de passer à la question de savoir si ces preuves établissaient l’existence d’une discrimination dans les circonstances particulières de l’article 77 de la LEFP. Dans la plainte qui nous occupe ici, le plaignant met de nouveau en cause l’existence d’obstacles systémiques fondés sur la race au sein de la CISR, et le fait que ces obstacles ont amené la CISR à faire preuve de discrimination à son égard. Comme le TDFP a déjà décidé que le plaignant n’avait pas assez de preuves pour établir l’existence de tels obstacles au sein de la CISR, je conclus que le TDFP a tranché essentiellement la même question de droit que celle dont le Tribunal est actuellement saisi.

[76]           La troisième question consiste à savoir si le plaignant a eu l’occasion de connaître la preuve produite contre lui et s’il a eu la chance d’y répondre. Devant le TDFP, le plaignant a eu l’occasion d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que l’intimée s’était livrée à une pratique discriminatoire prima facie en produisant une preuve circonstancielle de l’existence d’obstacles systémiques à la CISR. Le TDFP a tenu une audience et le plaignant a produit des éléments de preuve sous la forme de rapports portant sur l’équité en matière d’emploi à la CISR, de témoignages d’experts sur la discrimination systémique, ainsi que de témoignages de collègues actuels et d’anciens collègues (voir Murray, au paragraphe 87). Même si la preuve présentée au TDFP avait principalement trait à la question de savoir si les pratiques d’emploi à la CISR avaient créé une concentration [traduction] « préjudiciable » d’employés membres d’une minorité visible aux échelons inférieurs de la CISR – ce qui est aussi l’un des obstacles systémiques relevés par le plaignant en l’espèce –, rien n’empêchait le plaignant de produire des éléments de preuve concernant d’autres obstacles systémiques allégués au sein de la CISR, qui peuvent maintenant faire partie de la présente plainte. Cela est renforcé par le fait que la plainte présentée au TDFP a été déposée et tranchée après le dépôt de la plainte dont il est question en l’espèce. Tout obstacle systémique allégué au sein de la CISR qui constituait le fondement de la présente plainte était connu du plaignant avant que soit tranchée l’affaire soumise au TDFP. Ces obstacles systémiques allégués, de même que les éléments de preuve connexes, auraient pu – et dû – être présentés au TDFP dans le cadre des preuves circonstancielles du plaignant au sujet de la discrimination systémique dans cette affaire.

[77]           C’est donc dire qu’au cours de l’examen de sa plainte fondée sur la LEFP, le plaignant a eu la possibilité pleine et entière de présenter ses éléments de preuve au sujet de la discrimination systémique à la CISR. Maintenant, devant le Tribunal, il n’est pas sensé de dépenser des ressources publiques et privées pour débattre à nouveau de ce qui constitue essentiellement la même allégation. Le rôle du Tribunal n’est pas d’« […] inviter au “contrôle judiciaire” de la décision d’un autre tribunal ou au réexamen d’une question dûment tranchée pour voir si un résultat différent pourrait en émerger » (Figliola, au paragraphe 38). Comme le fait actuellement le plaignant, la bonne façon de contester la décision du TDFP est de procéder à une demande de contrôle judiciaire.

[78]           Appliquant les principes de l’autorité de la chose jugée ou de l’abus de procédure, de même que les principes énoncés dans l’arrêt Figliola, je conclus que le sujet de la présente instance a déjà été tranché par le TDFP. Par conséquent, trancher la plainte dont il est question en l’espèce serait assimilable à un abus de la procédure du Tribunal, et il y a lieu de la rejeter.

[79]           Pour les motifs qui précèdent, la requête de l’intimée en vue de faire rejeter la plainte est accueillie. Il n’est donc pas nécessaire de traiter des questions E à I qui sont énumérées aux paragraphes 32 et 33 qui précèdent.

 

Signée par

Edward P. Lustig

Membre du tribunal

OTTAWA (Ontario)

Le 4 janvier 2013

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal: T1706/6111

Intitulé de la cause: Norm Murray c. Commission de l’immigration et du statut de réfugié

Date de la décision sur requête du tribunal: Le 4 janvier 2013

Lieu de l’audience: Ottawa (Ontario)

 

Comparutions:

David Yazbeck, pour le plaignant

Ikram Warsame and Samar Musallam, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Christine Mohr and Liz Tinker, pour l'intimée

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