Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Leslie Palm

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

International Longshore and Warehouse Union, local 500,

Richard Wilkinson et Cliff Willicome

les intimés

Décision sur requête

Numéros des dossiers : T1625/17110, T1626/17210 et T1627/17310

 Membre : Robert Malo

Date : Le 25 août 2014

Référence : 2014 TCDP 25

 



I.                   Contexte

[1]               Le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) est saisi d’une requête de la part de l’intimée, l’International Longshore and Warehouse Union, local 500 (ci-après I.L.W.U.), dans laquelle l’intimée demande le rejet des plaintes de la plaignante, Madame Leslie Palm, dans les dossiers mentionnés en rubrique.

[2]               Dans sa requête, l’intimée prétend que les plaintes de la plaignante contre l’intimée ainsi que les autres intimés Richard Wilkinson and Cliff Willicome constitueraient un abus de procédure selon elle.

[3]               De même, l’intimée allègue dans sa requête que la plaignante aurait modifiée et retenue certains documents, lesquels auraient démontré une condition préexistante de sa condition de dépression.

[4]               Ce faisant, l’intimée allègue que la plaignante aurait commis une fraude en modifiant lesdits documents avant de les soumettre. De plus, elle aurait délibérément retenu de l’information de même que ces documents. La conduite négligente de la plaignante aurait ainsi induit en erreur les intimés et le Tribunal au sujet de la réclamation de perte de salaire, laquelle serait non supportée en totalité par la preuve médicale existante.

[5]               De même, l’intimée soutient que les plaintes de la plaignante doivent être rejetées sans audition au fond de la preuve, laquelle audition comporterait des coûts non nécessaires et injustifiés. L’intimée soutient qu’il n’y aurait pas de mésentente en ce qui à trait aux faits matériels du présent dossier.  À cet égard, elle soutient que les plaintes de la plaignante ne peuvent être accueillies légalement.

[6]               À cet égard également, l’intimée soutient que la Cour fédérale d’appel aurait confirmé l’autorité du Tribunal de rejeter des plaintes qui constitueraient des abus de procédure et pour lesquelles il n’y aurait pas de conflit quant à l’aspect matériel des faits et qui ne comporteraient que des questions de droit.

[7]               Dans le résumé de sa requête qui comporte près de 181 paragraphes, l’intimée fait valoir les éléments suivants :

« 178. En 2009, Mme Palm a déposé des plaintes distinctes contre chacun des trois autres intimés ainsi que contre ses deux employeurs. Après qu’un enquêteur eut conclu que les plaintes de Mme Palm devaient être rejetées, la Commission canadienne des droits de la personne a renvoyé les cinq plaintes au Tribunal. Toutefois, depuis lors, les circonstances ont changé du tout au tout, de la manière suivante.

a.                   Mme Palm a conclu un règlement amiable exécutoire avec l’employeur et le représentant de l’employeur et a reçu de chacun d’eux près de l’indemnité maximale prévue par la loi pour préjudice moral. En plus de réaliser l’objet réparateur du Code, ce règlement a eu pour effet d’empêcher de conclure à la responsabilité des deux employeurs, étant donné que toute conclusion de responsabilité à l’encontre des autres intimés comporterait nécessairement une conclusion de responsabilité à l’encontre des employeurs – ce qui est impossible en droit – aucune conclusion de ce genre ne peut être tirée.

b.                  Même s’il était possible en droit de tirer une telle conclusion à l’encontre des autres intimés, les faits n’étayeraient nullement cette conclusion. Ni les actes de procédure ni le processus exhaustif de divulgation des documents n’ont révélé l’ombre d’une preuve que Mme Palm a été victime de discrimination fondée sur le sexe – une condition préalable fondamentale pour que l’on puisse tirer une conclusion de responsabilité au titre du Code.

c.                   Mme Palm a fait preuve de mauvaise foi tout au long du processus de divulgation des documents en retenant des documents et en modifiant des documents de manière frauduleuse dans le but apparent d’induire en erreur le Tribunal et les intimés au sujet de son état pathologique préexistant.

d.                  Mme Palm a commis des abus de la procédure du Tribunal à maintes reprises dans le but d’augmenter les frais assumés et d’accroître les retards subis par les intimés. »

[8]               Et également, elle ajoute ce qui suit :

« 179. Les intimés demandent au Tribunal de rejeter les trois autres plaintes de Mme Palm compte tenu du fait que la poursuite des plaintes constituerait un abus de procédure.

180. Compte tenu de la mauvaise foi dont Mme Palm a fait preuve et des abus de procédure qu’elle a commis relativement aux présentes plaintes, les intimés demandent aussi que le Tribunal adjuge des dépens à l’encontre de Mme Palm.

181. Les intimés demandent la tenue d’une audience de vive voix devant le Tribunal afin de présenter des observations. »

II.                Réponse de la plaignante

[9]               En date du 3 mars 2014, la plaignante a fait valoir les arguments suivants à l’encontre de la requête de l’intimée.

[10]           La plaignante a fait valoir que les intimés n’ont pas fourni une preuve détaillée et datée à l’effet que les plaintes qu’elle a déposées auraient été faites de mauvaise foi ou sous des motifs non-fondés. La plaignante indique qu’elle est d’opinion qu’une preuve détaillée des événements au soutien de ses plaintes, et cela avec présentation de témoins, donnerait une meilleure appréciation des événements en cause.

[11]           De même, la plaignante indique également que les arguments des intimées sont mensongers et comportent des divergences et des modifications des faits dans leur défense.

[12]           Les plaintes que la plaignante a déposé, originent du fait que l’intimée aurait supporté des employés masculins sujets à ces plaintes et cela, dans le maintien d’une campagne connue d’altérer ses heures de travail dans le cadre de l’obtention de travail additionnel lors des fins de semaine.

[13]           La plaignante a réitéré le fait qu’elle aurait été victime d’harcèlement, d’intimidation, d’isolation et de discrimination, et ces actions réprimandables auraient eu un effet préjudiciable quant à elle. Elle réfère le Tribunal au rapport d’investigation effectué par le « British Columbia Maritime Employers Association » (BCMEA) au sujet de l’enquête de harcèlement qui a eu lieu sur ces agissements.

[14]           Elle fait également état d’une divergence en ce qui à trait aux arguments présentés par l’intimée relativement aux heures travaillées contrairement aux représentations que l’intimée a faites.

[15]           Également, elle fait référence au fait que Monsieur Wilkinson aurait intentionnellement et frauduleusement altéré ses heures de travail. À cet égard, ses collègues masculins auraient continué de bénéficier financièrement de cette fraude contrairement aux dispositions de l’article 9(1) et 10 de la Loi canadienne des droits de la personne (la Loi).

[16]           Elle nie de façon catégorique que Monsieur Wilkinson aurait été sujet de sanctions disciplinaires relativement à son inconduite envers elle.

[17]           Elle soutient qu’au tout début du présent dossier, elle aurait déposé cinq plaintes séparées relativement aux intimées et qu’il y aurait eu règlement en ce qui à trait à deux d’entre elles.

[18]           La plaignante allègue que ces règlements sont non-pertinents au regard du présent dossier et elle soutient que ces règlements ne modifient en rien la responsabilité des autres intimées eu égard à leur conduite à son endroit.

[19]           Également, la plaignante nie de façon catégorique avoir modifié de façon frauduleuse certains documents qu’elle aurait soumis et soutient que les documents médicaux qu’elle a produits contiennent des informations qu’elle considère comme étant pertinentes.

[20]           Elle soutient également que l’allégation à l’effet qu’il n’y aurait aucun autre remède valable en ce qui à trait aux autres intimés tenant compte de ses plaintes actuelles constitueraient un insulte à l’intégrité du Tribunal et elle nie de façon catégorique la proposition suivante de l’intimée : « l’employeur est la seule partie qui peut fournir d’autres redressements utiles » (voir page 4 de l’argumentation de la plaignante).

[21]           La plaignante n’est absolument pas d’accord avec la proposition des intimées à l’effet que le syndicat n’est pas en mesure de contrôler la conduite des membres sur les lieux de travail et elle soutient qu’elle est au courant de certaines contradictions courantes et passées relativement à cette assertion.

[22]           La plaignante nie que les amendements de représailles qu’elle a déposés constitueraient un abus de procédure et elle indique que le Tribunal a accepté ses plaintes en représailles, et cela, basé sur des faits et des représentations qu’elle a fournis.

[23]           Ainsi, la plaignante prétend que les amendements en représailles constitue une plainte distincte des plaintes originales qu’elle a préalablement déposées, et ainsi que toute requête qui pourrait être acceptée afin de rejeter ses plaintes originales ne devraient pas affecter ses plaintes en représailles qu’elle a déposées.

[24]           Au regard de certaines affirmations de Monsieur Mark Keserich, longshoreman and President of ILWU, local 500, particulièrement au regard du fait que le syndicat aurait pris des mesures à l’intérieur de ses pouvoirs afin d’identifier et de corriger des situations impliquant une femme travaillant dans un milieu où l’environnement physique est sous contrôle de membres masculins comme dans un milieu de débardeurs, la plaignante indique qu’aucune mesure n’a été prise en ce sens.

[25]           Elle soutient que des mesures appropriées et raisonnables auraient pu être appliquées depuis fort longtemps par les intimés afin de prévenir les plaintes comme celles qu’elle a déposées.

[26]           Finalement, la plaignante fait référence à la page 8, paragraphe 30 de la requête de l’intimée, et elle soutient qu’il s’agit d’une tactique claire d’harcèlement et d’intimidation de la part des intimés. Elle soutient encore une fois qu’il s’agit d’une indication claire du peu de mesure instaurée de façon adéquate par le syndicat afin de corriger la situation en place ainsi que la mentalité qu’elle a décrite comme étant « le club des anciens ».

III.             La position de la Commission des droits de la personne (la Commission)

[27]           La Commission soutient que le Tribunal peut rejeter une plainte sommairement si le Tribunal considérerait que l’audition d’une plainte constituerait un abus de procédure.

[28]           La Commission allègue que le Tribunal errerait en droit et excéderait sa juridiction s’il rejetterait sommairement une plainte qui ne constituerait pas un abus de procédure. À cet égard, la Commission cite l’arrêt Cremasco[1].

[29]           La Commission soutient que dans le système fédéral des droits de la personne, la juridiction de rejeter de façon préliminaire une plainte, laquelle ne présenterait pas de chances raisonnables de succès, appartiendrait à la Commission canadienne des droits de la personne et non pas au Tribunal canadien des droits de la personne, tel qu’il appert dans la décision Harkin.[2]

[30]           À partir des dispositions légales constituantes du Tribunal canadien des droits de la personne, le Tribunal ne possèderait pas de pouvoir inhérent afin de rejeter une plainte sans une audition complète afin d’établir une preuve prima facie de discrimination.

[31]           Cette situation serait différente de celle prévalant en Colombie-Britannique, où le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique dispose de pouvoirs statutaires lui permettant de rejeter une plainte sans audition en considérant qu’il n’y aurait pas de chances de réussite raisonnables d’une telle plainte (article 27(1)(c) du « Human Rights Code de la Colombie-Britannique) »

[32]           La Commission fait référence aux dispositions de l’article 41 de la Loi, lequel indique que la Commission doit étudier toute plainte dont elle est saisie à moins qu’il lui apparaitrait qu’elle soit frivole, vexatoire, sans fondement ou faite de mauvaise foi.

[33]           De même, en vertu des dispositions de l’article 49 de la Loi, lorsqu’une plainte est référée au Tribunal pour enquête, cette situation origine du fait que la Commission est satisfaite du fait que, tenant compte de toutes les circonstances, une plainte est justifiée.

[34]           Ainsi, à partir du moment où la Commission a référé une plainte au Tribunal, ce dernier est alors assujetti à un processus qui garantirait l’audition d’une plainte au mérite.

[35]           Lorsqu’une requête pour rejet de plainte en raison d’abus de procédure est déposée au Tribunal à titre de requête préliminaire, le Tribunal doit utiliser son pouvoir de rejeter une plainte sur une telle requête qu’avec une très grande prudence et seulement dans les cas les plus clairs (voir la jurisprudence soumise par la Commission à cet égard)[3].

IV.             La réplique de l’intimée I.L.W.U. au regard des réponses de la plaignante et de la Commission

[36]           Dans sa réplique, l’intimée a révisé l’argumentation de la plaignante au regard de la réponse de cette dernière sur sa requête pour rejet.

[37]           Elle indique que la plaignante n’aurait pas fourni d’explications suffisantes relativement aux allégués qu’elle a présenté dans ses plaintes à l’encontre des intimés.

[38]           Elle maintient que les allégations contenues dans les plaintes de la plaignante ne reposent pas sur une preuve crédible et que ces allégations demeureraient vagues malgré de nombreuses opportunités qui lui auraient été offertes d’éclaircir ces allégués.

[39]           De même, l’intimée maintient que la plaignante n’aurait pas fourni d’explications suffisantes en ce qui à trait au fait que la plaignante aurait retenu ou modifié certains documents médicaux. L’intimée soutient que le comportement de la plaignante serait fourbe. De plus, la plaignante aurait commis des actes de fraude, lesquels auraient nécessité des réponses de la plaignante sur son comportement.

[40]           L’intimée soutient que la plaignante aurait induit en erreur et produit de fausses déclarations dans sa réponse à la requête de l’intimée.

[41]           De même, l’intimée a répondu à la plaignante en ce qui a trait aux ordres de confidentialité du Tribunal relativement à la divulgation de ses rapports médicaux, et également elle a répondu a la plaignante en ce qui a trait au caractère privilégié du règlement qui serait intervenu entre d’autres intimés et la Commission. À cet égard, l’intimée soutient que les discussions relatives à ce règlement sont non-pertinentes aux procédures actuellement pendantes dans le présent dossier.

[42]           En ce qui a trait aux allégués apparaissant dans la réponse de la Commission, l’intimée a repris les dispositions de l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), [2012] CF 445 (“Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) (la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada,)”), dans lequel la décision de l’Honorable juge Justice Mactavish avait été maintenu par la Cour d’appel (2013 CAF 75).

[43]           Particulièrement, l’intimée a fait valoir les dispositions de l’arrêt la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, cité ci-dessus dans lequel on a repris certaines dispositions de l’arrêt Cremasco et Harkin cités ci-dessus (voir par. 138, 139 et 140 de l’arrêt la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada).

[44]           Dans son argumentation en réplique également, l’intimée a fait référence au fait que la doctrine sur l’abus de procédure est applicable dans des cas où les faits ne sont pas discutés et où la question sous-jacente est une pure question de droit, (par. 143 de l’arrêt la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada).

[45]           À cet égard, l’intimée soutient que les faits du présent dossier ne seraient pas contestés ou qu’il n’y aurait pas de conflit dans la preuve et il y aurait donc un abus clair du processus actuellement en cours.

[46]           Plus particulièrement, l’intimée note que la plaignante n’aurait pas présenté de preuve évidente en ce qui a trait à la discrimination alléguée par la plaignante au niveau du sexe et à cet égard, les allégués de la plaignante seraient trop vagues, non particularisés et non supportés par les allégués apparaissant dans les plaintes de la plaignante. Également, elle maintient toujours que la plaignante aurait modifié et retenu certains documents et que par cela, elle aurait tenté d’induire le Tribunal en erreur.

[47]           En conclusion, l’intimée soutient qu’après six ans de procédures dans le présent dossier, la plaignante n’aurait pas fourni de précisions suffisantes et que cela constituerait un manquement à la Loi. Également, le déroulement du dossier aurait révélé qu’il n’y a pas de preuve suffisante pour supporter les allégations de la plaignante et que, encore une fois, la plaignante aurait abusé du processus présentement en cours devant le Tribunal ainsi que des ressources des parties.

V.                Le droit

[48]           Le Tribunal a bien révisé la requête pour rejet présentée par l’intimée ainsi que la réponse de la plaignante et de la Commission, et la réplique de l’intimée, tel que décrit dans la première partie de la présente décision.

[49]           Toutefois, après avoir analysé les dispositions légales pertinentes ainsi que la jurisprudence applicable, le Tribunal en est venu à la conclusion de ne pas faire droit à la requête pour rejet présentée par l’intimée, et ce, pour les motifs exprimés ci-après.

[50]           Dans un arrêt récent de la Cour fédérale, soit l’arrêt la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, la Cour fédérale a eu l’occasion de traiter spécifiquement de la question du pouvoir du Tribunal de pouvoir trancher des questions pouvant entraîner le rejet d’une plainte sans procéder à une instruction au fond complète permettant ainsi aux parties la possibilité de faire entendre des témoins.

[51]           Dans cette demande de contrôle judiciaire, l’Honorable juge Mactavish de la Cour fédérale a révisé les principes sous-jacents applicables au sujet d’une telle question.

[52]           Particulièrement, elle a répondu à la question transmise par la Commission, qui indiquerait que la Loi et la jurisprudence ne permettait pas au Tribunal de rejeter une plainte sans audition au fond que dans des circonstances limitées, c’est-à-dire en cas d’abus de procédure, ce qui inclurait les retards indus.

[53]           Après une révision des dispositions applicables, à savoir les articles 48.9(1), 48.9(2), 49(1), 53(1), 50(1), 50(3)(c), 50(3)(e) de la Loi, dans son analyse, l’Honorable juge Mactavish fait référence au fait que les tribunaux administratifs sont « maîtres de leur procédure » (voir para. 129 de la décision)

[54]           De même, elle cite l’arrêt Prassad c. Canada (Ministre de l’emploi et de l’immigration), [1989] 1 R.C.S. 560, où au paragraphe 16, la Cour suprême indique ce qui suit :

« [16] Afin d'interpréter correctement des dispositions législatives susceptibles de sens différents, il faut les examiner en contexte. Nous traitons ici des pouvoirs d'un tribunal administratif à l'égard de sa procédure. En règle générale, ces tribunaux sont considérés maîtres chez eux. En l'absence de règles précises établies par loi ou règlement, ils fixent leur propre procédure à la condition de respecter les règles de l'équité et, dans l'exercice de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, de respecter les règles de justice naturelle. Il est donc clair que l'ajournement de leurs procédures relève de leur pouvoir discrétionnaire. »

[55]           Or, le Tribunal a édicté ses propres règles de procédure, et ce, en date du 3 mai 2004, ce qui implique une distinction avec l’arrêt Prassad énoncé ci-dessus.

[56]           Toutefois, l’Honorable juge Mactavish précise, en ce qui a trait au pouvoir du Tribunal prévu dans la Loi :

[132] Ni la Loi ni les Règles du Tribunal n’empêchent non plus le Tribunal de statuer sur une telle requête, dans la mesure où il donne aux parties la « possibilité pleine et entière » de présenter la preuve nécessaire pour trancher la question et de présenter les observations. Le processus suivi par le Tribunal pour l’audition de la requête doit aussi être équitable et le Tribunal doit respecter les règles de justice naturelle.

[133] Les demanderesses soutiennent qu’il est établi en jurisprudence que le Tribunal  ne peut rejeter une plainte à l’issue d’une requête préliminaire que dans les cas où cette décision s’impose de toute évidence et uniquement si la poursuite de l’instance équivaudrait à un abus de procédure. (Nous soulignons)

[57]           En soulignant certains passages de l’arrêt Cremasco, arrêt rendu sous la plume de l’Honorable juge von Finckenstein, elle fait référence au fait que dans cet arrêt, le Tribunal n’est pas obligé de tenir une enquête en règle sur chaque plainte que lui renvoie la Commission.

[58]           De même, l’Honorable juge Mactavish a cité certains passages des arrêts Harkin et Terry Buffett c. les Forces canadiennes (Buffet), et plus particulièrement l’arrêt Buffet :

[140] Je comprends cependant que le gouvernement soit d’accord avec l’affirmation, formulée dans Buffet, selon laquelle la compétence du Tribunal pour rejeter une plainte en matière de droits de la personne à une étape préliminaire ne devrait être exercée qu’avec prudence, et seulement dans les cas les plus clairs : précité au par. 39. Je suis également d’accord avec cette déclaration. » (Nous soulignons)

[141] La majorité des affaires en matière de droits de la personne sont très fortement tributaires de faits qui leur sont propres, lesquels sont vigoureusement contestés. Par conséquent, de nombreux cas mettent en jeu de graves questions de crédibilité. Bien que le Tribunal puisse recevoir des preuves par affidavit, plus les faits sont âprement contestés et plus les enjeux liés à des questions de crédibilité sont importants, moins il convient de procéder de la sorte. En pareils cas, il pourrait bien être nécessaire d’entendre l’affaire au fond, ce qui implique l’audition de témoins en preuve principale et en contre-interrogatoire en présence d’un membre du Tribunal. (Nous soulignons)

[142] De même, dans les cas où les questions de fait et de droit sont complexes et entremêlées, il serait peut-être préférable, pour des raisons d’efficacité, d’attendre la tenue d’une instruction complète avant de trancher la question préliminaire : voir Newfoundland (Human Rights Commission) c. Newfoundland (Department of Health), [1998] CanLII 18107 (NL CA), (1998), 164 Nfld. & P.E.I.R. 251, 13 Admin. L.R. (3d) 142 au par. 21. »

[59]           Tel qu’indiqué dans l’arrêt la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, le Tribunal « doit examiner les faits et les questions qui lui ont été présentés et déterminer la procédure qu’il convient de suivre dans le but de garantir un processus d’audience aussi informel et rapide que le respect des principes de justice naturelle et des règles de procédure le permet. » (voir par. 148 de la décision).

[60]           Également, le Tribunal retient les propos de l’Honorable juge Mactavish au paragraphe 149 où elle indique ce qui suit :

[149] Le processus retenu par le Tribunal doit cependant être équitable et il doit en toutes circonstances donner à chacune des parties « la possibilité pleine et entière de comparaître, […] de présenter des éléments de preuve ainsi que leurs observations » en ce qui concerne la question en litige.

[61]           Au regard de la jurisprudence qui a été soumise, le Tribunal aimerait également faire référence à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission) (Blencoe), [2000] A.C.S. no 43.

[62]           Dans cet arrêt où une étude de l’abus de procédure fût effectuée par la Cour suprême du Canada, on peut y lire ce qui suit :

[120] Pour conclure qu’il y a eu abus de procédure, la cour doit être convaincue que [Traduction] «le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures» (Brown et Evans, op. cit., à la p. 9 68). Le juge L’Heureux Dubé affirme dans Power, précité, à la p. 616, que, d’après la jurisprudence, il y a «abus de procédure» lorsque la situation est à ce point viciée qu’elle constitue l’un des cas les plus manifestes. À mon sens, cela s’appliquerait autant à l’abus de procédure en matière administrative. Pour reprendre les termes employés par le juge L’Heureux Dubé, il y a abus de procédure lorsque les procédures sont « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (p. 616). « Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares » (Power, précité, à la p. 616). Dans le contexte administratif, il peut y avoir abus de procédure lorsque la conduite est tout aussi oppressive. (Nous soulignons)

[63]           Dans l’analyse du Tribunal au regard de la requête présentée par l’intimée, les parties en présence ont eu l’occasion de présenter leur argumentation écrite.

[64]           En ce sens, les parties ont donc eu l’occasion de s’exprimer, et le Tribunal estime que les règles de justice naturelle et d’équité procédurale au regard de la requête présentée par l’intimée ont été respectées. Le Tribunal ne considère pas qu’une audition viva voce soit nécessaire afin de décider du sort de la requête de l’intimée pour les raisons qui suivent.

[65]           Le Tribunal a révisé également l’exposé de précisions amendé de la plaignante ainsi que celui de l’intimée, lequel comporte des faits qui sont allégués de part et d’autre, ainsi qu’un amendement ayant trait afin d’ajouter une plainte en vertu des dispositions de l’article 14.1 de la Loi en matière de représailles.

[66]           Le Tribunal est à même de constater qu’il existe une divergence profonde en ce qui a trait aux allégués de la requête en rejet de l’intimée ainsi que ceux de la réponse de la plaignante eu égard aux faits sous-jacents et ayant trait aux plaintes déposées par la plaignante à l’encontre des intimées.

[67]           En ce sens, il n’y a donc pas consensus entre les parties en ce qui a trait aux faits allégués de part et d’autre et je ne considère donc pas qu’il s’agit d’un des cas les plus clairs tel que le suggère la jurisprudence afin de rejeter une plainte sur une requête préliminaire comme celle de l’intimée (voir les paragraphes 58 et 62 ci-dessus).

[68]           Sans vouloir restreindre le sérieux des allégués et des reproches qui apparaissent dans la requête en rejet de l’intimée afin de conclure, selon les prétentions de l’intimée, qu’il y aurait abus de procédure, le Tribunal considère que décider du sort du présent dossier à partir de cette requête sans donner l’opportunité à la plaignante de présenter de façon pleine et complète sa preuve en ce qui a trait aux plaintes qu’elle a déposées à l’encontre des intimés, serait  grandement préjudiciable aux droits de la plaignante en l’espèce.

[69]           En effet, la requête très détaillée de l’intimée allègue une série de faits qui sont loin d’être admis par la plaignante telle qu’en fait foi la réponse de la plaignante à cet égard.

[70]           Considérant ce qui précède, et tenant compte que le Tribunal est maître de sa procédure tel qu’énoncé lors de la décision la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, mentionnée ci-avant, le Tribunal estime qu’une audition au fond respecterait davantage les règles de justice naturelle et d’équité procédurale eu égard aux plaintes formulées par la plaignante et répondrait certainement mieux aux intérêts de la justice.

[71]           De fait, tenant compte de la complexité de la requête présentée par l’intimée et les réponses des autres parties tel que mentionné dans la première partie de la présente décision et des exposés de précisions amendés des parties, ces procédures indiquent au Tribunal qu’il ne s’agit certainement de procédures qui seraient injustes « au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (voir l’arrêt Blencoe précité, para. 120).

[72]           A fortiori, je fais donc mien les commentaires de l’Honorable juge Mactavish dans l’arrêt la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, où elle indique au paragraphe 141 que : « plus les faits sont âprement contestés et plus les enjeux liés à des questions de crédibilité sont importants, moins il convient de procéder de la sorte. En pareils cas, il pourrait bien être nécessaire d’entendre la preuve au fond, ce qui implique l’audition de témoins en preuve principale et en contre-interrogatoire en présence d’un membre du Tribunal. »

[73]           C’est donc cette attitude que j’entends adopter dans le présent dossier et si, à la lumière de la preuve présentée par la plaignante afin d’établir une preuve prima facie de ses plaintes à l’encontre des intimées, cette preuve n’avait pas été établie, selon l’avis des intimés, il appartiendra à ceux-ci de présenter de nouveau leur requête pour rejet ou en non-lieu, et à ce moment, le Tribunal décidera du sort de cette nouvelle requête, mais dans un cadre qui aura très certainement permis à toutes les parties d’établir de façon claire la preuve nécessaire quant à leurs prétentions et cela, dans le respect des règles de justice naturelles et de l’équité procédurale.

[74]           Conséquemment j’estime donc que la requête pour rejet présentée par l’intimée m’apparaît comme étant prématurée suivant toutes les circonstances du présent dossier et elle est donc rejetée à toutes fins que de droit.

VI.             Conclusion

[75]           Pour les motifs énoncés ci-avant, la requête de l’intimée en rejet des plaintes de la plaignante est donc rejetée.

Signée par

Robert Malo

Membre du tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 25 août 2014

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1625/17110, T1626/17210 et T1627/17310

Intitulé de la cause : Leslie Palm c. International Longshore and Warehouse Union, section locale 500, Richard Wilkinson et Cliff Willicome

Date de la décision du tribunal : Le 25 août 2014

Comparutions :

Leslie Palm, pour elle même

Ikram Warsame, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Joanna Gislason et Lindsay Watson, pour les intimés



[1] Canada (Commission des droits de la personne) c. Société canadienne des postes, 2004 CF 81, au par. 17 [Cremasco], confirmée dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Société canadienne des postes, 2004 CAF 363.

[2] Harkin c. Canada (Procureur général), 2009 TCDP 6, au par. 20.

[3] Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.), section locale 79, [2003] A.C.S. no 64 (Q.L.), aux par. 37, 43 et 51 ; Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560, aux par. 16 à 18 ; Cremasco et al. c. Société canadienne des postes (2002), 45 C.H.R.R. D/410 (confirmée par : Commission canadienne des droits de la personne c. Société canadienne des postes, 2004 CF 81) ; Buffet c. Canada (Forces armées canadiennes), [2005] D.C.D.P. no 9, au par. 39 ; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] A.C.S. no 43, au par. 120.

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