Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Bronwyn Cruden

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Agence canadienne de développement international

- et -

Santé Canada

les intimées

Décision

Membre : Sophie Marchildon

Date : Le 23 septembre 2011

Référence : 2011 TCDP 13

 


Table des matières

Page

 

I............. Sommaire. 1

II........... Le contexte et les plaintes. 2

III......... Les faits. 4

IV......... Le diabète de type 1. 13

V........... Les faits en litige et les positions des parties. 16

A.           La position de la plaignante. 16

B.           La position des intimés. 17

C.           La position de la Commission. 18

VI......... Le droit applicable et l’analyse. 19

A.           La plainte déposée contre SC.. 19

i.             Une plainte peut être déposée en vertu de l’article 7 de la LCDP           dans les circonstances en l’espèce. 19

ii.            La plaignante a établi une preuve prima facie de discrimination. 24

iii.           SC n’a pas établi que la conduite alléguée n’a pas eu lieu ou n’était        pas discriminatoire  26

B.           La plainte déposée contre l’ACDI. 35

i.             La plaignante a établi une preuve prima facie de discrimination. 35

ii.            La pratique discriminatoire de l’ACDI n’était pas fondée sur une   exigence professionnelle justifiée. 36

iii.           La prise de mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan constituerait une contrainte excessive. 44

VII....... Conclusion. 65

VIII..... Les mesures de redressement 66

 

ANNEXE 1

ANNEXE 2

ANNEXE 3

Les annexes figurent dans la seconde version mise en ligne le 23/09/2011.  Elles sont seulement disponibles en anglais.

Les annexes sont seulement disponibles en PDF.


I.                   Sommaire

[1]               Santé Canada (SC) soumet à une évaluation médicale les employés de l’Agence canadienne de développement international (ACDI) qui souhaitent être affectés à l’étranger. SC a établi des directives – Les Directives sur l’Afghanistan – qui s’appliquent expressément à l’évaluation médicale des employés désireux d’obtenir une affectation en Afghanistan. Ces directives, sous la rubrique « Exigences médicales absolues », précisent que les employés qui souffrent d’un problème de santé susceptible d’entraîner une urgence médicale et de mettre leur vie en péril si l’accès aux médicaments ou à d’autres traitements prescrits était interrompu  pendant une courte période ne répondent pas aux exigences médicales relatives à leur affectation. Dans ce contexte, la plaignante allègue que son employeur, l’ACDI, a commis un acte discriminatoire en décidant qu’elle n’était pas apte à être affectée en Afghanistan parce qu’elle souffrait du diabète de type 1. Elle allègue également que SC a commis un acte discriminatoire en recommandant à son employeur, l’ACDI, de ne pas l’affecter en Afghanistan à cause de son diabète. Elle allègue en outre que son employeur n’a pas exercé le pouvoir discrétionnaire dont il disposait pour décider de ne pas se conformer à la recommandation de Santé Canada.

[2]               Les Directives sur l’Afghanistan ne reflètent pas l’égalité dont jouissent tous les membres de la société. Même si elles sont conçues pour être instructives et informatives, leur libellé donne à penser qu’il s’agit d’exigences médicales impératives, sans égard aux circonstances particulières de chaque personne. Le processus par lequel SC, influencé comme il l’était par les Directives sur l’Afghanistan, a évalué la plaignante et est arrivé à sa recommandation n’a pas tenu compte de la valeur et de la dignité inhérentes de celle-ci. À cause de l’application de ces directives, la plaignante a été victime de discrimination lors de son évaluation médicale. SC n’a pas prouvé de manière suffisante que sa conduite n’était pas discriminatoire. Il s’ensuit que la plaignante, du fait de sa déficience, a été victime d’une différence de traitement en raison du libellé des Directives sur l’Afghanistan et de la manière dont SC les a appliquées.

[3]               Il ressort de la preuve que la prise de mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan serait une contrainte excessive pour l’ACDI. Les Canadiens qui travaillent dans ce pays sont exposés à des risques sérieux sur le plan de la santé et de la sécurité, et ces risques se concrétisent souvent. Ce n’est pas uniquement la plaignante qui supporte ces risques, mais aussi les membres des Forces canadiennes et les autres militaires étrangers. Selon la preuve produite, les recommandations du troisième endocrinologue indépendant qui a évalué la plaignante en vue de la prise de mesures d’accommodement en sa faveur en Afghanistan ne pouvaient pas être appliquées en tout temps et risquaient de faire courir un danger à cette dernière ainsi qu’à d’autres employés de l’ACDI. Les installations et les services médicaux sont restreints, et cela inclut l’espace-lits; les lits doivent donc être préservés pour le traitement des troupes et des civils afghans blessés de même que pour les situations d’urgence imprévisibles qui touchent tous les civils affectés en Afghanistan. Dans les exigences à remplir pour accomplir la mission en Afghanistan, il est justifié de soumettre les employés à un processus de sélection et d’évaluation médicale avant leur déploiement et le critère strict que l’on applique pour des raisons de sécurité est justifiable mais il faudrait qu’il soit appliqué en accord avec les principes liés aux droits de la personne et au cas par cas, suivant une démarche individualisée. Par ailleurs, l’ACDI a manqué à son obligation d’envisager pour la plaignante toutes les mesures d’accommodement raisonnables. Elle était tenue d’obtenir toutes les informations pertinentes sur la déficience de son employée et d’examiner sérieusement quelles mesures d’accommodement elle pouvait prendre en sa faveur. Elle n’a pas produit assez de preuves montrant qu’elle avait envisagé toutes les mesures d’accommodement raisonnables.

[4]               En conséquence, les deux plaintes sont justifiées au regard de l’alinéa 7b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP) à l’encontre de SC et au regard des articles 7 et 10 de la LCDP à l’encontre de l’ACDI; de plus, le Tribunal ordonne que l’on prenne des mesures de redressement appropriées pour éliminer ces pratiques discriminatoires.

II.                Le contexte et les plaintes

[5]               C’est la guerre en Afghanistan. Les combats sont constants, complexes et dangereux. À l’époque où les événements décrits dans les plaintes en l’espèce ont eu lieu, le Canada faisait partie des 41 pays participant à la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS), une formation dirigée par l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) qui mène ses opérations en Afghanistan sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (ONU)[1]. L’ONU dirige également la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA), une mission politique créée à la requête du gouvernement afghan afin d’aider ce dernier et la population afghane à jeter les fondements d’une paix et d’un développement durables[2]. Dans le cadre la MANUA, la Division des affaires politiques soutient les mesures qui sont prises sur le plan de la sensibilisation politique, du règlement du conflit, du désarmement et de la collaboration régionale. Le mandat politique de la MANUA étaye la mise en œuvre des objectifs institutionnels et politiques de l’Accord de Bonn, signé en novembre 2001, de même qu’un éventail d’activités de consolidation de la paix[3].

[6]               Le Canada maintient une présence en Afghanistan depuis 2001. Le pays a participé à de nombreux échelons aux efforts faits en Afghanistan en faveur du maintien de la paix, de la sécurité et de la reconstruction. La situation dans ce pays requiert une solide coopération internationale, et cette coopération est assurée par du personnel tant militaire que civil car les efforts de reconstruction sont souvent supervisés par des organisations à la fois militaires et civiles. À l’époque où les événements décrits dans les plaintes ont eu lieu, tous les civils canadiens servant à Kandahar accomplissaient leurs tâches sous la direction du représentant du Canada à Kandahar (RCK), qui relève de l’ambassadeur du Canada à Kaboul[4]. Au Canada, l’Agence canadienne de développement international (ACDI) est la principale organisation chargée de fournir une aide aux pays en développement; elle a pour mandat de gérer les mesures de soutien, les mesures d’aide et les ressources que le Canada destine aux pays en développement tels que l’Afghanistan.

[7]               Il s’agit là d’une partie du contexte dans lequel sont survenus les faits qui ont donné lieu aux plaintes en l’espèce. La plaignante, Mme Bronwyn Cruden, a déposé deux plaintes auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) le 8 novembre 2008. Premièrement, elle allègue que son employeur – l’ACDI – a commis un acte discriminatoire au sens des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la LCDP) en décidant qu’elle n’était pas apte à être affectée en Afghanistan parce qu’elle souffrait du diabète de type 1. Selon la seconde plainte, Santé Canada (SC) a commis un acte discriminatoire au sens de l’article 5 de la LCDP en recommandant à l’ACDI de ne pas affecter la plaignante en Afghanistan à cause de son diabète. La plainte contre SC a été plus tard modifiée à l’audience, avec le consentement des parties, en vue d’inclure les articles 7 et 10 de la LCDP. Le 18 mars 2010, conformément à l’alinéa 44(3)a) de la LCDP, la Commission a demandé que le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal, ou le TCDP) instruise les deux plaintes. Celles-ci ont été jointes car elles mettent essentiellement en cause les mêmes questions de fait et de droit. La Commission a pris part à l’audition de l’affaire, qui s’est déroulée du 26 janvier au 4 février 2011, et elle représentait l’intérêt du public à l’égard de l’instance.

III.             Les faits

[8]               Après avoir examiné avec soin la totalité des éléments de preuve que les parties ont fournis, y compris l’exposé conjoint des faits, mes conclusions de fait sont les suivantes :

La plaignante est une employée de l’ACDI qui travaille à l’heure actuelle à Gatineau, à l’administration centrale de cette agence. Entre le 6 août et le 7 septembre 2007 environ, elle a été affectée à titre temporaire à l’ambassade du Canada à Kaboul (Afghanistan). Avant son départ, elle n’a pas subi d’évaluation médicale préalable à un déploiement car, à cette époque, la politique de l’ACDI n’exigeait pas que les employés affectés pour une période de moins d’un an subissent une telle évaluation.

[9]               En janvier 2008, la plaignante a présenté sa candidature pour un certain nombre d’affectations d’une durée d’un an en Afghanistan que l’ACDI allait offrir sous peu. Elle a présenté sa candidature pour le poste de « directeur(trice) de Kandahar » ainsi que pour d’autres postes d’agent de développement.

[10]           Le 20 janvier 2008, la plaignante a été déployée une deuxième fois en Afghanistan, cette fois-ci à Kandahar, dans le cadre de l’Équipe provinciale de reconstruction (EPR). Cette affectation devait durer jusqu’au 25 février 2008.

[11]           Le 11 février 2008, tôt le matin, la plaignante a été victime d’un « incident » hypoglycémique durant son sommeil. Une collègue de travail, présente dans la pièce adjacente, l’a entendue faire des bruits et des mouvements dans son sommeil; elle a essayé de la réveiller et, voyant qu’elle n’y parvenait pas, elle a appelé un médecin militaire des Forces canadiennes, qui a administré à la plaignante du glucose par voie intraveineuse. La plaignante a par la suite obtenu son congé après avoir été soignée. Plus tard ce jour-là, on l’a orientée vers un consultant en médecine interne posté à l’aérodrome de Kandahar (KAF), qui a fortement recommandé qu’elle soit rapatriée au Canada. Cette dernière s’est opposée à la recommandation du consultant en médecine interne et a souhaité rester en Afghanistan pour terminer son affectation temporaire. L’ACDI a décidé de mettre un terme à l’affectation et a renvoyé sans délai la plaignante au Canada.

[12]           Le 13 février 2008, Michael Collins (directeur, Services de gestion, ACDI) a envoyé un courriel à la plaignante et à certains de ses collègues membres du Groupe de travail sur l’Afghanistan (GTA) afin de savoir s’ils étaient intéressés à recevoir des affectations de campagne en Afghanistan. Tous ceux qui ont reçu ce courriel ont depuis lors été affectés en Afghanistan, sauf la plaignante.

[13]           À son retour au Canada, la plaignante a obtenu une lettre de soutien de la part de l’endocrinologue qui la traitait, la Dre Amel Arnaout. La lettre, datée du 21 février 2008, appuie les efforts faits par la plaignante pour retourner travailler en Afghanistan. La Dre Arnaout explique que la plaignante a été évaluée le 18 février 2008 et qu’elle [traduction] « est mentalement et physiquement apte à poursuivre son travail en Afghanistan […] ». Par un courriel daté du 22 février 2008, Marion Parry (gestionnaire, Programmes de mobilité et développement de carrière, ACDI) a demandé que la plaignante subisse une évaluation médicale afin de vérifier si elle pouvait poursuivre son affectation temporaire et de déterminer son aptitude à recevoir une affectation vu le souhait qu’elle avait exprimé à l’égard d’une affectation officielle d’une durée d’un an.

[14]           Dans un courriel daté du 26 février 2008 et adressé à l’ACDI, le Major Robin Thurlow (Commandement de la Force expéditionnaire du Canada, SSSI) a déclaré qu’il s’inquiétait du fait que les personnes que l’on déployait en Afghanistan pour une période de moins d’un an ne subissaient aucun examen médical préalable. Il a ensuite demandé que l’on veille à ce que toutes les personnes envoyées en Afghanistan soient soumises à un tel examen. L’ACDI a par la suite changé ses méthodes pour exiger que tous les employés envoyés en Afghanistan pour une durée quelconque subissent, avant leur déploiement, un contrôle médical.

[15]           Conformément à la Directive sur le service extérieur no 9 – Examens médicaux et dentaires (DSE9) (voir la DSE9, à l’annexe 1) que publie le Conseil national mixte, SC soumet à une évaluation médicale les employés de l’ACDI qui souhaitent être affectés à l’étranger. La DSE9 indique aussi comment ces évaluations doivent être effectuées. Tant SC que l’ACDI sont tenus de prendre en considération la DSE9. Pour procéder aux évaluations médicales, SC a établi et publie le Guide de l’évaluation de la santé au travail (GEST), qui a pour but d’aider à guider les médecins examinateurs qui procèdent aux évaluations (voir la section 1 du GEST, à l’annexe 2). Peu après que le Major Thurlow a envoyé en février 2008 son courriel indiquant que toutes les personnes affectées en Afghanistan devaient subir une évaluation médicale, SC a établi les « Directives concernant les évaluations médicales en vue d’une autorisation préalable à une affectation, à un service temporaire ou à un voyage en Afghanistan dans des endroits dangereux de niveau 5 avec indemnité pour risque d’hostilité » (les Directives sur l’Afghanistan) (voir les Directives sur l’Afghanistan, à l’annexe 3). Sous la rubrique intitulée « Exigences médicales absolues », les Directives sur l’Afghanistan prescrivent ceci :

L’employé ne répond pas aux exigences médicales relatives à l’affectation ou au service : […] s’il souffre d’un problème de santé qui pourrait entraîner une urgence médicale et mettre en péril sa vie si l’accès aux médicaments ou à d’autres traitements prescrits était interrompu pendant une courte période.

[16]           Le 18 mars 2008, la plaignante a rencontré la Dre Maureen Peggy Baxter (médecin en santé du travail, ou MST) à la clinique de santé (la clinique) du Programme de santé au travail et de sécurité du public (PSTSP) de SC afin que l’on détermine si elle était une candidate appropriée pour un poste en Afghanistan. La plaignante a remis à la Dre Baxter ses dossiers de santé antérieurs ainsi qu’une copie de la lettre de la Dre Arnaout datée du 21 février 2008. À la suite de cette évaluation médicale, le 9 avril 2008, la Dre Baxter a consulté certains de ses collègues MST à la clinique. Tous ont convenu de recommander que la plaignante n’était pas médicalement apte à être affectée à Kaboul. La Dre Eva Callay et la Dr Lloyd-Jones ont pris part à la discussion et, avant d’arriver à cette décision, n’ont pas demandé l’avis d’un tiers indépendant, ainsi que le prévoit l’alinéa 9.05a) de la DSE9. Le même jour, la Dre Baxter a indiqué dans une lettre adressée à Clément Bédard (adjoint aux programmes, Centre de gestion des affectations, ACDI) qu’étant donné que le problème de santé de la plaignante était chronique et qu’il y avait un risque de déstabilisation, il était impossible de recommander qu’elle soit déployée en Afghanistan car elle avait besoin de soins et de traitements spécialisés qui n’étaient pas disponibles au lieu d’affectation en question. La Dre Baxter a toutefois signalé que la Dre Arnaout avait fourni des informations indiquant que l’état de santé actuel de la plaignante était stable. La lettre de la Dre Baxter n’a pas été envoyée à la plaignante à ce moment-là, pas plus que SC ne l’a avisée de la recommandation qu’il avait faite à l’ACDI.

[17]           Après avoir reçu la recommandation de SC, l’ACDI a décidé de ne pas envoyer la plaignante en Afghanistan et n’a pas fait d’autres recherches auprès de la Dre Baxter ou de la Dre Arnaout ou, conformément à l’alinéa 9.05b) de la DSE9, cherché à obtenir un troisième avis médical indépendant.

[18]           Le 10 avril 2008, la plaignante a reçu de Mme Parry une lettre l’informant que sa candidature n’avait pas été retenue pour le poste de « directeur(trice) de Kandahar ». Mme Parry n’a pas fait part à la plaignante du résultat des autres demandes concernant les postes d’agent de développement pour lesquels elle avait également présenté sa candidature.

[19]           Vers le 15 ou le 16 avril 2008, la plaignante a eu une conversation avec Michael Collins, qui lui a dit que SC avait fait une recommandation défavorable quant au fait de la renvoyer ou de l’affecter en Afghanistan.

[20]           La plaignante a voulu obtenir des informations auprès de SC. La Dre Baxter et elle ont échangé des courriels et se sont parlées au téléphone. Le 17 avril 2008, la plaignante a appris de la Dre Baxter que c’était SC qui avait pour responsabilité de formuler des recommandations en fonction des évaluations de santé effectuées, mais que toutes les décisions concernant le déploiement des employés relevaient de l’ACDI. La plaignante a transmis le courriel de la Dre Baxter à Michael Collins (directeur, Services de gestion, ACDI) et a demandé si l’ACDI pouvait exercer son pouvoir discrétionnaire et l’autoriser à retourner en Afghanistan. Personne à l’ACDI n’a répondu à ce courriel. Le 21 avril 2008, elle a écrit à la Dre Baxter pour demander si SC pouvait fournir une liste de pays pour lesquels il ne recommanderait pas de procéder à une affectation. Le 23 avril 2008, la Dre Baxter a répondu qu’une telle liste n’existait pas et que, en général, les niveaux de contrainte supérieurs ont moins de chances de disposer de services médicaux appropriés; elle a suggéré à la plaignante de dresser une liste restreinte de certains des pays qui l’intéressaient et de demander à son ministère d’envoyer une demande d’évaluation de l’état de santé.

[21]           Le 2 juin 2008, la plaignante a écrit à Danica Shimbashi (directrice générale, Ressources humaines, ACDI) et lui a posé des questions pour savoir s’il était déjà arrivé dans le passé que l’ACDI ne suive pas une recommandation de SC. Elle a également demandé si l’ACDI demanderait pour ses affectations que l’on procède à une évaluation préalable de l’état de santé.

[22]           Le 20 juin 2008, Mme Parry, qui avait reçu la demande que Mme Shimbashi lui avait transmise, a répondu directement à la plaignante et l’a informée que SC était le seul organisme de santé au travail qui était chargé des évaluations médicales. Mme Parry a déclaré qu’elle devait aviser la direction d’être guidée en tout temps par la décision de SC, car les gestionnaires et le personnel des ressources humaines de l’ACDI n’étaient pas en mesure de réévaluer un avis médical. De plus, l’ACDI a informé la plaignante que les évaluations médicales de SC n’étaient valables que pour six mois, parce qu’elles ne s’appliquaient qu’à une mission particulière et que l’ACDI ne pouvait pas les autoriser à l’avance. Mme Parry a suggéré à la plaignante de relancer la Dre Baxter afin de déterminer quels niveaux de contrainte pourraient raisonnablement disposer des capacités médicales voulues pour répondre à son problème de santé.

[23]           Le 26 août 2008, M. Wallace, de l’ACDI, a écrit une lettre à la plaignante pour dire que SC était disposé à passer en revue les pays dans lesquels une personne dans son état pouvait être affectée, et qu’elle pouvait communiquer à cet égard avec la Dre Eva Callary (médecin-chef, Clinique de santé au travail, PSTSP, SC).

[24]           Le 25 septembre 2008, la plaignante a rencontré la Dre Eva Callary, qui lui a remis une liste de 19 pays auxquels on s’attendait à ce que des personnes soient affectées pour 2009. Lors de cette rencontre, la Dre Callary a informé la plaignante qu’il était possible de demander une révision interne de sa situation au Comité consultatif médical de SC (CCM-SC). C’était la première fois que la plaignante était mise au courant d’une telle possibilité.

[25]           Le 3 octobre 2008, la Dre Callary, par courriel, a assuré à la plaignante que SC respecterait la décision du CCM-SC, quelle qu’elle soit.

[26]           Le 28 novembre 2008, la Dre Baxter a répondu à la plaignante au sujet de la liste de 19 pays que la Dre Callary avait fournie plus tôt. SC a conclu que cinq de ces pays étaient considérés comme appropriés, cinq comme non appropriés et trois comme des [traduction] « missions préoccupantes », qui obligeraient à subir une évaluation individuelle. Pour les six autres missions, la Dre Baxter a déclaré que les informations reçues des médecins régionaux responsables étaient insuffisantes et qu’un addenda suivrait après que l’on aurait reçu de plus amples renseignements. Aucun addenda n’a été fourni.

[27]           Le même jour, la Dre Arnaout a écrit une lettre d’évaluation pour la plaignante et a déclaré qu’elle considérait que le diabète dont souffrait cette dernière était géré de manière optimale et qu’elle espérait que la lettre lui serait utile dans son processus d’appel relatif aux affectations en Afghanistan. La plaignante a demandé par écrit au CCM-SC que l’on révise sa situation médicale.

[28]           Le 16 janvier 2009, le CCM-SC a produit sa recommandation et a envoyé une lettre à la Dre Baxter à cet effet. Il a demandé à la plaignante de subir un examen médical auprès d’un endocrinologue indépendant, y compris une revue de ses antécédents, son état clinique et des rapports détaillés sur les conditions médicales en Afghanistan. Le CCM-SC a de plus déclaré que si l’endocrinologue indépendant exprimait l’avis qu’une affectation en Afghanistan ne poserait pas de risques pour la plaignante ou d’autres personnes, il considérerait que son cas répondrait aux exigences médicales relatives à cette affectation. Par contre, s’il exprimait l’avis que l’affectation était médicalement déconseillée, la recommandation initiale serait maintenue. La Dre Baxter a envoyé une copie de la décision du CCM-SC à la plaignante le 30 janvier 2009.

[29]           Le 15 février 2009, la plaignante a informé SC qu’elle serait prête à subir l’examen médical vers le milieu de l’été 2009.

[30]           Le 22 septembre 2009, la plaignante a été examinée par le Dr Hugues Beauregard, un endocrinologue indépendant exerçant à Montréal et choisi par une société externe (Compremed Canada Inc.). La Dre Joanne Lloyd-Jones (MST, SC) avait envoyé au Dr Beauregard l’historique de la plaignante, décrit les installations médicales disponibles en Afghanistan et indiqué les questions auxquelles SC voulait que ce médecin réponde. Dans son rapport préliminaire, daté du 23 septembre 2009, le Dr Beauregard a dit considérer que la plaignante était capable de s’adapter à des conditions de travail difficiles et que, compte tenu de ses connaissances sur la manière de gérer son diabète, il fallait l’autoriser à accepter une affectation en Afghanistan. Dans son rapport daté du 29 septembre 2009, le Dr Beauregard a qualifié la plaignante de personne bien informée, organisée et motivée. Selon ce médecin, la plaignante était exposée à des risques de santé légèrement plus élevés que dans le cas des non-diabétiques, même si elle gérait efficacement son diabète de type 1. Le Dr Beauregard a exprimé l’avis que la plaignante était apte à être déployée en Afghanistan car il était possible de réduire les risques pour la santé à ce qu’il a appelé un [traduction] « niveau acceptable » et que, dans la mesure où elle pouvait apporter le matériel dont elle avait besoin, elle était apte à travailler sans restrictions à Kaboul, au KAF ou au sein de l’EPR. Conformément à la suggestion du Dr Beauregard, la plaignante a subi une épreuve de stress cardiaque et une évaluation psychologique, de façon à vérifier sa capacité à faire face au stress associé aux zones de conflit. Elle a été considérée comme psychologiquement apte pour un travail à plein temps et une éventuelle affectation en Afghanistan. La plaignante a remis des copies du rapport du Dr Beauregard à divers fonctionnaires de l’ACDI en octobre 2009, dont son supérieur immédiat, Dave Metcalfe, Amy Baker (directrice de cabinet de la présidente, ACDI) et Joanne Marquis (Ressources humaines, ACDI).

[31]           Le 5 novembre 2009, SC a demandé au Dr Beauregard de clarifier le contenu de son rapport médical en tenant compte des Directives sur l’Afghanistan qui étaient en vigueur. La Dre Lloyd-Jones a écrit à Clément Bédard pour lui faire savoir qu’elle avait obtenu des informations du Dr Beauregard, mais qu’elle avait demandé des éclaircissements.

[32]           Le 19 novembre 2009, le Dr Beauregard a répondu à la demande d’éclaircissements de la Dre Lloyd-Jones. La plaignante, a-t-il écrit, serait considérée comme inapte par l’« exigence médicale absolue » de SC selon laquelle aucun employé ne doit [traduction] « [souffrir] d’un problème de santé qui pourrait entraîner une urgence médicale et mettre en péril sa vie si l’accès aux médicaments ou à d’autres traitements prescrits était interrompu pendant une courte période » (voir les Directives sur l’Afghanistan, à l’annexe 3). Cependant, le Dr Beauregard a dit toujours croire que la plaignante pouvait quand même être déployée car elle était capable de gérer son diabète dans les conditions existantes de façon à réduire tout risque à des niveaux acceptables.

[33]           Le même jour, la Dre Lloyd-Jones a écrit de nouveau à M. Bédard. Dans sa lettre, elle a déclaré que le Dr Beauregard avait conclu qu’il fallait autoriser la plaignante à se rendre à Kaboul, au KAF ou à l’EPR à Kandahar. La Dre Lloyd-Jones a indiqué que la recommandation de ce médecin serait différente s’il était tenu de se conformer au libellé des Directives sur l’Afghanistan qui étaient en vigueur.

[34]           La Dre Lloyd-Jones a également demandé au Dr Beauregard des éclaircissements sur ce qu’impliquait le fait de voyager jusque dans des régions éloignées. Le 24 novembre 2009, le Dr Beauregard a précisé que le risque de voyager était acceptable, dans la mesure où la plaignante pouvait apporter avec soi un surplus de nourriture et d’insuline. Il a dit en terminant qu’il ne pouvait pas se prononcer sur les risques inhérents à l’instabilité politique dans la région. La Dre Lloyd-Jones a transmis ces informations à M. Bédard dans une lettre datée du 7 décembre 2009.

[35]           Le 9 décembre 2009, France Genest (directrice, Opérations des ressources humaines, ACDI) a écrit à la Dre Lloyd-Jones une lettre dans laquelle elle lui a demandé de confirmer ce que l’ACDI avait compris, à savoir que la recommandation initiale de SC demeurait inchangée, et de dire s’il était nécessaire d’effectuer une autre évaluation médicale en rapport avec la demande d’affectation de la plaignante en Afghanistan dans le cadre de l’exercice d’affectations de 2010.

[36]           Le 16 décembre 2009, la Dre Lloyd-Jones a informé Mme Genest que le Dr Beauregard avait conclu que la plaignante ne satisfaisait pas aux exigences médicales absolues des Directives sur l’Afghanistan. Elle a ajouté que le Dr Beauregard était d’avis que la plaignante pouvait travailler et voyager en Afghanistan si : i) elle avait accès en tout temps à des médicaments, à du matériel de contrôle et à des fournitures de réserve, ii) elle vivait et dormait dans une pièce avec une personne qui était au courant de son problème de santé et iii) elle disposait d’aliments et de médicaments additionnels pour ses déplacements. Elle a conclu en disant que la décision finale d’affecter ou non la plaignante relevait de l’ACDI, tout comme celle de demander la tenue d’une autre évaluation médicale en l’absence de tout facteur médical nouveau et impérieux.

[37]           Le 11 janvier 2010, la plaignante a appris par Bob Johnston (directeur général, Groupe de travail sur l’Afghanistan, ACDI) qu’au vu des informations que l’on avait reçues de SC, son affectation en Afghanistan ne ferait l’objet d'aucun autre examen, à moins d’un changement dans son état de santé.

IV.             Le diabète de type 1

[38]           On a diagnostiqué chez la plaignante un diabète de type 1 à l’âge de 10 ans et elle a suivi divers traitements au cours de sa vie. Le diabète de type 1 est une affection dans laquelle le pancréas ne produit plus d’insuline; la plaignante est donc insulinodépendante. Elle doit surveiller ses taux de glucose et suit une insulinothérapie. Elle se sert souvent d’une pompe à insuline avec capteur pour aider à maintenir son taux de sucre dans le sang à un niveau normal.

[39]           Les personnes atteintes du diabète de type 1 ont besoin de suivre une insulinothérapie pour leur survie. Il existe différents types d’insuline ainsi que différentes méthodes de prise. Une option consiste à prendre l’insuline avec une seringue ou un stylo, selon le cas. Une autre option consiste à utiliser une pompe à insuline, c’est-à-dire un dispositif portatif et à piles qui est programmé pour dispenser de l’insuline 24 heures sur 24 par un petit cathéter inséré sous la peau.

[40]           Les personnes atteintes du diabète de type 1 doivent aussi surveiller régulièrement leur taux de sucre dans le sang (glycémie). Ce taux peut être influencé par un certain nombre de facteurs, dont l’administration d’insuline, la consommation d’aliments, l’exercice physique, le degré de stress et une maladie intercurrente. Les personnes atteintes du diabète de type 1 courent un risque de subir à court et à long terme des complications, dont une maladie des reins (néphropathie diabétique), une maladie des yeux (rétinopathie diabétique), une lésion d’un nerf (neuropathie diabétique) ou d’autres maladies d’organes cibles.

[41]           Les personnes atteintes du diabète de type 1 risquent également de souffrir d’hypoglycémie et d’hyperglycémie. Une hypoglycémie survient quand le taux de sucre dans le sang est trop faible. C’est le cas lorsque la personne diabétique ne consomme pas assez d’aliments en temps opportun ou prend trop d’insuline, ce qui amène le sucre présent dans le sang à être consommé plus vite que prévu. Les symptômes de l’hypoglycémie sont les suivants : faim, anxiété, tremblements, sudation et irritabilité. Si ce trouble n’est pas traité, les symptômes peuvent se transformer et causer de la confusion, une perte de conscience, des convulsions, voire la mort. Une personne qui subit une grave réaction hypoglycémique entraînant une détérioration des fonctions cognitives, des convulsions et le coma a besoin de l’aide d’une autre personne pour l’aider à ingérer du sucre, recevoir une injection de glucagon (une hormone qui fait augmenter le taux de sucre dans le sang) ou recevoir du glucose par voie intraveineuse. Ce glucose par voie intraveineuse doit être administré par une personne ayant des compétences médicales, comme un technicien médical, une infirmière ou un médecin. Cependant, n’importe qui peut suivre une formation pour donner une injection de glucagon. Dans certains cas, on relève ce que l’on appelle une ignorance hypoglycémique, c’est-à-dire que les premiers signes d’hypoglycémie passent inaperçus ou sont absents. La gravité des incidents hypoglycémiques augmente en fonction de l’âge. De plus, plus une personne en est victime, plus elle risque de subir un autre incident hypoglycémique grave dans l’avenir.

[42]           L’hyperglycémie est une autre complication qui peut découler du diabète de type 1. Elle survient lorsque le taux de sucre dans le sang devient trop élevé. L’hyperglycémie peut être causée par de nombreux facteurs, dont une consommation excessive d’aliments ou de sucre, une infection, un traumatisme, un stress accru et le fait de ne pas prendre assez d’insuline en temps opportun. Parmi les symptômes de l’hyperglycémie figurent la faim, une soif excessive, des mictions fréquentes, une vision embrouillée ou de la fatigue. La plupart du temps une personne repèrera les premiers symptômes de l’hyperglycémie et rectifiera le problème; par exemple, en prenant de l’insuline. Sans traitement, l’hyperglycémie peut provoquer une complication aiguë appelée acidocétose diabétique (AD). L’AD survient lorsqu’un taux élevé de sucre dans le sang amène l’organisme à transformer les cellules adipeuses en carburant, au lieu de convertir le sucre présent dans le sang. Ce processus libère des cétones, qui peuvent s’accumuler dans le sang et agir sur le métabolisme de l’organisme. Parmi les signes et les symptômes de l’AD figure une haleine fruitée, de la confusion, des nausées, des vomissements et une perte de poids. L’AD peut être fatale et elle exige un traitement d’urgence, lequel inclut l’administration de liquides et d’insuline et parfois une hospitalisation.

[43]           Il est souvent possible d’éviter un grave incident hyperglycémique ou hypoglycémique de diverses façons, ainsi qu’en utilisant une pompe à insuline avec capteur. La plaignante possède un système appelé CGMS (Continuous Glucose Monitoring System, ou système de surveillance continue du glucose). Le système CGMS vérifie automatiquement les taux de glucose dans le sang à intervalles de quelques minutes, au moyen d’un capteur inséré sous la peau. Il peut faire retentir un avertisseur si les taux sont trop élevés ou trop bas. Il est conçu pour interagir avec une pompe à insuline. Cette dernière remplace l’insulinothérapie par injection. La pompe est capable d’administrer l’insuline de deux façons : 1) elle injecte un taux d’insuline de base (une série régulière de faibles doses) ou 2) elle injecte un « bolus » (une dose accrue d’insuline programmée au moment où les hydrates de carbone doivent être consommés). Il est possible de suspendre ou de rajuster le taux de base au besoin. Si le système CGMS ne fonctionne pas, la personne atteinte du diabète de type 1 peut recourir au système des seringues et de l’insuline. Le système CGMS n’est pas un outil à toute épreuve : il aide seulement à surveiller et à gérer les symptômes diabétiques. Bien que cet outil puisse aider à amoindrir le risque d’incident hypoglycémique, son usage n’est pas une garantie qu’un tel incident ne se répètera pas. S’il survenait un tel incident, la plaignante aurait besoin d’une injection de glucagon. Je conclus que l’utilisation du système CGMS n’est pas très bien documentée, car aucune étude importante n’a été réalisée sur le sujet.

[44]           La plaignante est parfaitement au courant de son problème de santé et des mesures à prendre, même durant sa grossesse (au moment de l’audience). Elle a également une bonne connaissance de sa pompe à insuline avec capteur et en a expliqué très clairement le fonctionnement à l’audience. Il existe des moyens d’éviter que l’eau, la chaleur et le sable – des éléments tous présents en Afghanistan – endommagent la pompe à insuline. La plaignante procède à 12 lectures par jour de son taux de sucre dans le sang et elle note les résultats dans un calepin. Elle est en mesure de sauter des repas malgré son diabète à cause de la manière dont elle contrôle son taux de sucre dans le sang. Elle garde sur elle des cachets de glucose en cas de réaction hypoglycémique. Elle a aussi donné des exemples d’autres aliments qu’elle peut consommer dans la même situation. Elle vit seule et fait face par elle-même aux dangers de l’hypoglycémie. Elle n’a jamais eu de grave incident hypoglycémique dans son sommeil depuis qu’elle vit à Ottawa. Depuis 2009, la plaignante se sert d’un capteur qui fait retentir un avertisseur; celui-ci peut la réveiller si le taux de sucre dans son sang est trop bas. Chaque fois qu’elle voyage ou qu’elle travaille à l’étranger, elle garde avec elle son insuline, ses aiguilles et d’autres articles au cas où elle en aurait besoin.

V.                Les faits en litige et les positions des parties

A.                La position de la plaignante

[45]           Selon la plaignante, l’ACDI et SC ont fait preuve de discrimination à son endroit du fait de son état diabétique. En ce qui la concerne, son état médical ne fait nullement obstacle à sa carrière. Lors de son séjour en Afghanistan, elle se déplaçait dans un véhicule blindé et avait avec elle en tout temps ses fournitures médicales. Le lendemain de son incident hypoglycémique en Afghanistan, la plaignante allait bien et n’a pas eu besoin de soins additionnels. Elle s’est présentée au travail comme à l'accoutumée. Avant son incident hypoglycémique, et depuis ce temps, jamais elle n’a dû être hospitalisée pour son diabète. Elle affirme que, depuis l’incident, elle a pris des mesures préventives afin d’être sûre qu’une telle situation ne se reproduise plus.

[46]           La plaignante soutient que les Directives sur l’Afghanistan imposent une interdiction générale à tous les cas de diabète de type 1, et que cette interdiction ne tient pas compte des caractéristiques particulières d’un diabétique par rapport à un autre. Elle gère son diabète d’une manière qui lui permet d’accomplir ses tâches sans la mettre elle-même ou d’autres personnes en danger. Elle n’a besoin que du même degré de sécurité que celui dont bénéficient tous les autres employés de l’ACDI déployés en Afghanistan et il est fort peu probable qu’on ait à l’évacuer à cause de complications liées à son diabète. De plus, aucun membre du personnel de l’ACDI n’a jamais été pris en otage pendant un séjour en Afghanistan.

[47]           La plaignante soutient que l’ACDI ne l’a pas informée de ses droits et de ses obligations quand elle a tenté d’obtenir des mesures d’accommodement. À cet égard, les communications entre l’ACDI et elle n’ont pas été rapides et ont souvent eu lieu après de longs intervalles. Elle dit qu’on ne lui a jamais remis une copie de la DSE9 et qu’elle n’a jamais été informée du processus d’évaluation médicale de SC.

[48]           Selon la plaignante, l’ACDI doit tenter de trouver des mesures d’accommodement qui atténueraient à un niveau raisonnable les risques qu’elle pourrait poser et que l’ACDI n’a fait qu’une tentative minime pour remédier à la situation. Elle dit avoir tenté de travailler avec l’ACDI en vue d’éliminer tous les risques perçus qu’elle pourrait poser en étant affectée en Afghanistan. La possibilité de limiter toutes ses fonctions à l’intérieur du périmètre de protection de l’aérodrome de Kandahar a été évoquée, tout comme la recommandation de partager une chambre avec une personne qui soit au courant de son problème de santé et du traitement qu’il exige. De plus, l’ACDI aurait pu décider d’informer ses employés de la façon d’administrer les injections de glucagon. Elle était également disposée à signer une décharge de responsabilité afin de pouvoir être affectée en Afghanistan.

[49]           La plaignante soutient qu’à cause de sa non-affectation en Afghanistan, elle n’a pas acquis l’expérience de terrain qui est nécessaire à son plan de carrière. Si elle avait obtenu l’affectation en Afghanistan, elle aurait acquis de l’expérience en matière de programmes, de projets ou de problèmes de gestion dans le domaine du développement international. Elle s’est inscrite à d’autres concours à l’ACDI en vue d’acquérir l’expérience de terrain qu’elle estime avoir perdue.

B.                 La position des intimés

[50]           L’ACDI et SC ont déposé une réponse conjointe à ces plaintes.

[51]           Selon les intimés, la prise de mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan imposerait à l’employeur une contrainte excessive. Le Canada est en guerre en Afghanistan. Le danger est partout, et il est impossible que la plaignante puisse exercer en tout temps un contrôle sur son environnement. Les installations médicales disponibles en Afghanistan sont mal équipées et débordées. Les évacuations médicales sont coûteuses et dangereuses, car les hélicoptères que l’on utilise à cette fin sont souvent pris pour cible par les forces ennemies. La prise de mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan pose un degré de risque inacceptable pour cette dernière, pour les activités de l’ACDI ainsi que pour les opérations des Forces canadiennes. Comme la plaignante a déjà été victime d’un incident hypoglycémique en Afghanistan, les intimés considèrent que leur position est raisonnable.

[52]           L’ACDI soutient qu’elle a tenté de prendre des mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en éliminant l’exigence de son poste qui l’oblige à voyager. De plus, une liste détaillée de pays où l’on peut déployer la plaignante en fonction de son état médical a été dressée et remise à cette dernière afin de l’aider dans ses plans de carrière.

[53]           Les intimés soutiennent qu’il est nécessaire de faire subir un examen médical aux employés avant de les déployer dans un pays étranger. Dans le cas présent, le fait de ne pas envoyer en Afghanistan des personnes souffrant d’une maladie chronique constitue une mesure d’atténuation des risques dans un milieu déjà instable et risqué. L’ACDI soutient qu’elle n’a pas l’expertise nécessaire pour se prononcer sur les questions de santé, ce qui explique pourquoi elle se fonde sur les recommandations de SC. L’ACDI n’est pas la seule entité qui compte sur les examens médicaux et les recommandations de SC pour pouvoir déployer ses employés. Le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) compte lui aussi sur SC pour formuler des recommandations avant un déploiement. Les fonctionnaires de l’ACDI ont demandé au MAECI si ce dernier avait déjà déployé un employé malgré une recommandation défavorable de SC. Le MAECI a répondu que c’était peu fréquent et que ce n’était vraisemblablement arrivé qu’à deux occasions distinctes.

C.                La position de la Commission

[54]           La Commission est d’avis que l’on peut considérer que les Directives sur l’Afghanistan de SC imposent une interdiction générale contre l’envoi en Afghanistan de toute personne atteinte du diabète de type 1. Elle soutient également que l’ACDI peut avoir jugé que ces directives imposent une interdiction générale, car elle a cité la recommandation et les directives de SC en décidant de ne pas permettre à la plaignante de travailler en Afghanistan.

[55]           La Commission allègue que l’ACDI n’a pas montré qu’elle s’est efforcée de trouver, jusqu’à contrainte excessive, des moyens d’amener à un niveau tolérable les risques que représente la prise de mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan. Selon la Commission, comme on n’a pas envisagé de mesures d’accommodement en Afghanistan, les Directives sur l’Afghanistan ne peuvent pas être justifiées.

[56]           La Commission soutient que l’ACDI a manqué à son obligation procédurale d’accommodement en faveur de la plaignante en omettant de prendre des mesures concrètes pour obtenir toutes les informations médicales pertinentes qui étaient requises pour prendre une décision juste, individualisée et exhaustive. À cet égard, les intimés n’ont pas traité la plaignante de manière équitable et transparente, ou n’ont pas respecté ses besoins en matière d’information et de soutien.

VI.             Le droit applicable et l’analyse

A.                La plainte déposée contre SC

i.                    Une plainte peut être déposée en vertu de l’article 7 de la LCDP dans les circonstances en l’espèce

[57]           La plainte visant SC a été déposée au départ en vertu de l’article 5 de la LCDP. Avec l’accord des parties, cette plainte a été modifiée de façon à inclure également les articles 7 et 10 de la LCDP. Vu la relation unique qui existe entre la plaignante et SC dans la présente affaire, il convient de se demander si les alinéas 5b), 7b) ou 10a) de la LCDP confèrent au Tribunal le pouvoir d’examiner en l’espèce une plainte contre SC. J’examinerai chacune de ces dispositions à tour de rôle.

[58]           L’alinéa 5b)

Le texte de l’alinéa 5b) de la LCDP est le suivant :

  5. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

  b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

[59]           Dans cette disposition, le mot « services » s’entend de quelque chose d’avantageux qui est « offert » (voir Canada (Procureur général) c. Watkin, 2008 CAF 170, au paragraphe 31). Les mots « destinés au public » dénotent que le service offert crée une relation publique entre le fournisseur et l’utilisateur de ce service (Dreaver c. Pankiw, 2009 TCDP 8, au paragraphe 30, et Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 RCS 571, au paragraphe 69).

[60]           Dans le cas présent, SC ne fournit pas un service au bénéfice de la plaignante, mais plutôt au bénéfice de l’ACDI. Cette dernière n’a pas d’expertise médicale et se fonde sur l’évaluation que fait SC pour rendre sa propre décision. C’est l’ACDI qui demande l’évaluation à SC, et non l’employée. SC n’offre pas un service qui est généralement offert à d’autres membres du public canadien.

[61]           Dans Panacci c. Canada (Procureur général), 2010 CF 114 (Panacci), la plaignante était une inspectrice d’envois postaux à l’Agence des services frontaliers du Canada et elle souffrait d’un certain nombre de troubles médicaux. Le Conseil du Trésor a instauré sa politique sur les mesures d’adaptation et il incombait à SC de procéder à des évaluations des limites et des capacités sur le plan de la santé. La plaignante avait porté plainte à la suite d’une évaluation dans le cadre de laquelle les médecins avaient imputé ses doléances à sa satisfaction au travail et avaient recommandé qu’elle soit mutée à une autre division. Au stade du contrôle judiciaire, l’une des questions que la Cour fédérale avait à régler consistait à savoir lequel des articles 5, 7 ou 10 de la LCDP pouvait servir de fondement à l’octroi de la compétence dans le cas d’une plainte pour discrimination à l’encontre de SC. En ce qui concerne l’article 5 de la LCDP, la Cour a déclaré :

[…] Les fonctionnaires publics ayant un handicap peuvent très bien faire partie du public, mais ce serait élargir abusivement le sens du mot « public » que d’y inclure des personnes telles que la demanderesse, une fonctionnaire qui, en ce qui concerne les besoins qu’elle éprouve dans le cadre de son emploi fait l’objet d’une évaluation de Santé Canada – service qui n’est pas destiné à la population canadienne en général.

(Panacci, au paragraphe 52)

[62]           Au vu de ce qui précède, je ne crois pas qu’une plainte puisse être déposée contre SC sur le fondement de l’article 5 de la LCDP.

[63]           L’alinéa 7b)

Le texte de l’alinéa 7b) de la LCDP est le suivant :

  7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

  b) de le défavoriser en cours d’emploi.

[64]           Dans le cadre de l’alinéa 7b) de la LCDP, l’examen porte principalement sur une différence de traitement défavorable en cours d’emploi (voir Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 RCS 84, au paragraphe 12). Certaines décisions jurisprudentielles donnent à penser qu’une interprétation large et libérale de l’article 7 de la LCDP, qui cadre avec la nature de la législation relative aux droits de la personne (voir CN c. Canada (Commission des droits de la personne) (Action Travail des Femmes), [1987] 1 RCS 1114, au paragraphe 24), amène à conclure que cette disposition englobe les situations d’emploi qui débordent le cadre des relations directes entre employeur et employé. Dans Fontaine c. Canadien Pacifique Ltée (1989), 11 C.H.R.R. 288 (TCDP) (Fontaine), le Tribunal a interprété comme suit l’article 7 de la LCDP :

[…] L’existence d’un contrat véritable ou d’une relation directe entre les deux parties en cause n’est pas nécessaire. Quoi qu’il en soit, le mot « indirects » figurant dans la Loi canadienne sur les droits de la personne doit signifier quelque chose, ce qui constitue donc une autre raison de conclure qu’un lien contractuel entre C. P. et M. Fontaine n’est pas nécessaire pour autant qu’il existe un degré important de contrôle à l’égard de son emploi.

A notre avis, il ne faut pas se demander si C. P. est vraiment l’employeur de M. Fontaine, car cela ne répondrait pas à la question. Pour que l’article 7 s’applique, il faut simplement prouver que la conduite reprochée est attribuable à quelqu’un qui avait un degré de contrôle ou une influence considérable sur l’employeur réel et, indirectement, sur son employé.

(Fontaine, aux paragraphes 30 et 31)

[65]           La décision Fontaine a été confirmée par la Cour fédérale à la suite d’une demande de contrôle judiciaire (Canadien Pacifique Ltée. c. Canada (Commission des droits de la personne), [1991] 1 CF 571 (Canadien Pacifique)); cependant, pour ce qui est de l’interprétation que le Tribunal a faite de l’article 7, la Cour fédérale a déclaré : « [i]l se peut que le tribunal se soit exprimé maladroitement à certains égards » (Canadien Pacifique, au paragraphe 11). La Cour fédérale a préféré interpréter le mot « employer » et ses dérivés (employeur, emploi) comme signifiant « utiliser » et elle est arrivée à la même conclusion que le Tribunal. Même si cette décision semble restreindre l’interprétation qui est faite de l’article 7 dans Fontaine, la décision que la Cour fédérale a rendue récemment dans Panacci offre un point de vue nouveau sur l’interprétation de cette disposition. Comme il a été mentionné plus tôt, dans la décision Panacci la question soumise au contrôle judiciaire consistait à savoir si une plainte pour discrimination pouvait être déposée à bon droit en vertu des articles 7 et 10 de la LCDP contre SC sur le fondement de ses évaluations de l’aptitude du point de vue médical et des limites, même si c’était l’Agence des services frontaliers du Canada qui était l’employeur de la plaignante. À cet égard, la Cour a déclaré :

L’article 10 pose la question de savoir qui est l’« employé », mais cette disposition peut être interprétée comme englobant des situations allant au-delà du lien « direct » entre employeur et employé (voir par exemple Canadien Pacifique Ltée. c. Canada (Commission des droits de la personne), [1991] 1 C.F. 571 (C.A.F.), [1990] A.C.F. no 1028). Cela est particulièrement vrai lorsque la Cour est tenue d’adopter une interprétation « large et libérale » à l’égard d’une loi réparatrice.

Il n’est par conséquent pas « clair et évident » (selon le critère décrit dans Société canadienne des postes c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (Association canadienne des maîtres de poste et adjoints), [1997] A.C.F. no 578 (1re inst.), conf. par [1999] A.C.F. no 705 (C.A.F.)) que les articles 7 et 10 ne pourraient pas s’appliquer à la plainte de la demanderesse. La question aurait dû être laissée à l’appréciation du Tribunal, s’il estimait que les faits de l’affaire justifiaient effectivement l’application de ces deux dispositions.

(Panacci, aux paragraphes 54 et 55)

[66]           En fin de compte, la Cour semble indiquer que la détermination de la disposition applicable comporte l’analyse suivante :

Ce qu’il s’agit de savoir, c’est quel ministère a commis les actes discriminatoires et devrait donc être considéré comme « partie » pour qu’il puisse se voir enjoindre de prendre des mesures correctives efficaces. Il ne faut pas oublier que la Loi vise essentiellement la prise de mesures correctives et que l’enquête doit porter sur ce qui s’est effectivement produit « dans le cadre de l’emploi » du plaignant (voir Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84). Personne ne met en doute en l’espèce la compétence de la Commission relativement à la plainte de la demanderesse. La question soulevée était plutôt celle de savoir de laquelle des trois dispositions la Commission tenait sa compétence.

(Panacci, au paragraphe 51)

[67]           En me fondant sur l’interprétation large et libérale de l’article 7 qu’a exposée la Cour fédérale dans Panacci, je conclus que cette disposition s’applique en l’espèce. SC a établi une directive et une méthode d’évaluation médicale qui s’appliquait à la plaignante « en cours d’emploi ». Cette dernière soutient que la directive et le processus d’évaluation médicale ont établi contre elle une différence de traitement défavorable du fait de sa déficience, un motif de distinction illicite. Cela étant, il existe un fondement factuel qui permet de justifier l’application de l’alinéa 7b) de la LCDP dans une plainte déposée contre SC en l’espèce.

[68]           L’alinéa 10a)

Le texte de l’alinéa 10a) de la LCDP est le suivant :

  10. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

  a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

[69]           Contrairement à l’article 7, à l’article 10 de la LCDP, le législateur précise que seuls l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale peuvent être tenus responsables d’une politique ou d’une pratique discriminatoire. Dans l’arrêt Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 CF 113 (CAF) (Bell Canada), la Cour d’appel fédérale a conclu que les mots opérants du paragraphe 11(1) de la LCDP (« Constitue un acte discriminatoire […] pour l’employeur […] ») tenaient « […] uniquement l’employeur responsable des disparités salariales relativement au travail de valeur égale » (Bell Canada, au paragraphe 56). Et d’ajouter la Cour :

[…] Conclure à la responsabilité à parts égales des syndicats, soit implicitement en vertu de l'article 11, soit indirectement au moyen de dispositions comme l'article 10, pour avoir participé à la fixation de salaires différents relativement à un travail de valeur égale irait carrément à l'encontre du texte clair de la Loi et de l'intention évidente du législateur.

(Bell Canada, au paragraphe 56)

[70]           L’interprétation que la Cour a faite du paragraphe 11(1) de la LCDP dans la décision Bell Canada s’applique tout autant à l’interprétation qui est faite de l’article 10 de la LCDP en l’espèce. Seuls les employeurs, les associations patronales ou les organisations syndicales peuvent être tenus responsables aux termes de l’article 10 de la LCDP. Comme SC n’est pas l’employeur de la plaignante en l’espèce, rien ne permet de fonder une plainte déposée contre SC sur l’alinéa 10a) de la LCDP dans les circonstances de l’espèce.

ii.                  La plaignante a établi une preuve prima facie de discrimination

[71]           Dans une instance engagée devant le Tribunal, la partie plaignante doit établir une preuve prima facie de discrimination. Une preuve prima facie est « […] celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé » (Ontario (Human Rights Commission) c. Simpsons Sears Ltd., [1985] 2 RCS 536, au paragraphe 28). Il n’est pas nécessaire que la discrimination soit l’unique motif des actes en litige pour qu’un plaignant obtienne gain de cause. Il suffit que la discrimination ne soit qu’un des fondements des actes ou des décisions de l’employeur (voir Holden c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada Limitée (1990), 112 N.R. 395 (C.A.F.) et Canada (Procureur général) c. Uzoaba, [1995] 2 C.F. 569). Cependant, les allégations que formule un plaignant doivent être crédibles pour pouvoir étayer une conclusion selon laquelle il existe une preuve prima facie (voir Dhanjal c. Canada (Commission des droits de la personne) (1997), 139 FTR 37 (CF)). Une fois qu’une preuve prima facie a été établie, il incombe alors à l’intimé de donner une explication raisonnable qui montre soit que la conduite alléguée n’a pas eu lieu, soit qu’elle n’était pas discriminatoire.

[72]           Le 11 février 2008, quand l’« incident » est survenu, la plaignante a été renvoyée au Canada parce que l’interniste a recommandé qu’il était plus sûr pour elle et pour d’autres personnes qu’elle ne reste pas en Afghanistan. À la suite de cet incident, les militaires se sont dits mécontents du fait qu’aucun contrôle médical n’avait été fait avant d’envoyer des civils en Afghanistan pour une affectation d’une durée maximale d’un an. Ce mécontentement a été communiqué à l’ACDI dans un courriel du Major Thurlow, qui a demandé pourquoi les employés n’étaient pas médicalement contrôlés avant d’être envoyés dans une zone de guerre si leur affectation était d’une durée inférieure à un an. L’ACDI retient habituellement les services de SC pour évaluer si les employés sont médicalement aptes avant de les envoyer en mission en Afghanistan ou dans d’autres pays. SC a modifié les Directives sur l’Afghanistan, une annexe du GEST, en vue d’inclure des « exigences médicales absolues », qualifiées par la plaignante et la Commission d’[traduction]« interdiction générale ». Selon les Directives sur l’Afghanistan, une personne souffrant d’un problème de santé chronique ne peut pas être affectée en Afghanistan. La plaignante souffre d’une affection, le diabète de type 1. La déficience fait partie des motifs de distinction illicites qui sont énumérés à l’article 3 de la LCDP, et elle est définie à l’article 25 en ces termes : « [d]éficience physique ou mentale, quelle soit présente ou passée ». Étant une déficience physique, le diabète tombe sous le coup de la définition du mot « déficience » que l’on trouve dans la LCDP. Quand la plaignante a demandé de retourner en Afghanistan et qu’elle a commencé à présenter sa candidature en vue d’une affectation et a suivi en fin de compte le processus d’évaluation médicale établi pour les affectations, il a été conclu qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences relatives à une affectation en Afghanistan par tous les médecins de SC ainsi que par l’endocrinologue indépendant dont les services avaient été retenus dans le cadre du processus. Même si le spécialiste indépendant a tout d’abord conclu que la plaignante était en mesure de satisfaire aux exigences d’une affectation sous certaines conditions, lorsqu’il a été confronté à la demande de renseignements de SC au sujet des « exigences médicales absolues », il a déclaré que la plaignante n’y satisfaisait pas. Je conclus à première vue que la plaignante a été victime d’une différence de traitement défavorable à cause des directives et des processus d’évaluation de SC du fait de sa déficience, au sens de l’alinéa 7b) de la LCDP.

iii.                SC n’a pas établi que la conduite alléguée n’a pas eu lieu ou n’était pas discriminatoire

[73]           Dans la présente affaire, les responsabilités qu’assument les intimés sur le plan de l’évaluation de la plaignante sont entrelacées. L’ACDI demande que les employés soient médicalement [traduction] « aptes à être affectés » avant qu’une affectation soit confirmée et concrétisée. La recommandation de SC joue un rôle crucial dans le processus d’évaluation médicale. La décision que prend l’ACDI d’affecter une personne ou non repose sur l’évaluation et le raisonnement de SC, sauf si l’ACDI exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas se conformer à la recommandation de SC. En l’espèce, je conclus que la recommandation médicale de SC a joué un rôle déterminant dans la décision qu’a prise l’ACDI de ne pas affecter la plaignante en Afghanistan.

[74]           Après avoir examiné l’évaluation de la Dre Baxter, le CCM-SC a décidé qu’il obtiendrait un troisième avis médical et que l’avis de ce troisième endocrinologue indépendant serait retenu. SC a informé la plaignante de la décision du CCM-SC. Quand l’endocrinologue indépendant, le Dr Beauregard, a exprimé l’avis que la plaignante était jugée apte, et après qu’elle a obtenu un résultat positif à la suite de ses évaluations psychologiques et de degré de stress, des évaluations reposant sur les garanties de SC selon lesquelles l’avis de l’examinateur indépendant serait accepté, la plaignante s’attendait à être affectée en Afghanistan. Au lieu de souscrire à l’avis exprimé, SC a demandé à deux reprises des éclaircissements au Dr Beauregard, en insistant pour qu’il jette un coup d’œil aux Directives sur l’Afghanistan dans le cadre de son processus d’éclaircissement. En réponse à SC, le Dr Beauregard a déclaré que s’il fallait interpréter les exigences comme une [traduction] « absence absolue de troubles médicaux » susceptibles de mettre la vie en péril, la plaignante ne serait pas une candidate idéale à un déploiement. SC a alors recommandé à l’ACDI de ne pas affecter la plaignante en Afghanistan.

[75]           Les exigences médicales absolues que comportent les Directives sur l’Afghanistan ont été le facteur déterminant qui a amené l’endocrinologue à changer d’avis. Ce dernier a jugé que ces exigences instauraient une [traduction] « interdiction générale », une description des directives qui, selon moi, ne vient pas du médecin lui-même (ce terme a été employé par la plaignante et la Commission); cependant, je suis fermement d’avis qu’il a considéré que les exigences médicales étaient absolues. Il ressort de la preuve que l’interprétation des « exigences médicales absolues » que le Dr Beauregard a faite n’a pas été contestée ou clarifiée par SC. À cet égard, je conclus qu’il y a un problème dans la façon dont les « exigences médicales absolues » des Directives sur l’Afghanistan sont libellées et que ces dernières donnent donc lieu à plus d’une interprétation.

[76]           Dans l’arrêt Meiorin, la Cour suprême du Canada déclare :

[…] Encore est-il que, pour être justifiée en vertu de la législation sur les droits de la personne, cette norme doit tenir compte de facteurs concernant les capacités uniques ainsi que la valeur et la dignité inhérente de chaque personne, dans la mesure où cela n’impose aucune contrainte excessive.

[...]

Les employeurs qui conçoivent des normes pour le milieu de travail doivent être conscients des différences entre les personnes et des différences qui caractérisent des groupes de personnes. Ils doivent intégrer des notions d’égalité dans les normes du milieu de travail. En adoptant des lois sur les droits de la personne et en prévoyant leur application au milieu de travail, les législatures ont décidé que les normes régissant l’exécution du travail devraient tenir compte de tous les membres de la société, dans la mesure où il est raisonnablement possible de le faire. Les cours de justice et les tribunaux administratifs doivent avoir cela à l’esprit lorsqu’ils sont saisis d’une demande dans laquelle l’existence de discrimination liée à l’emploi est alléguée. La norme qui fait inutilement abstraction des différences entre les personnes va à l’encontre des interdictions contenues dans les diverses lois sur les droits de la personne et doit être remplacée. La norme elle-même doit permettre de tenir compte de la situation de chacun, lorsqu’il est raisonnablement possible de le faire. Il se peut que la norme qui permet un tel accommodement ne soit que légèrement différente de la norme existante, mais il reste qu’elle constitue une norme différente.

(Meiorin, aux paragraphes 62 et 68)

[77]           Même si les directives sont conçues pour être instructives et informatives, leur libellé dénote qu’il s’agit d’exigences médicales impératives qui ne tiennent pas compte de la situation individualisée de chaque personne. Les médecins de SC pourraient comprendre la nature informative des directives, mais un médecin indépendant, comme dans le cas présent, pourrait considérer que les Directives sur l’Afghanistan sont impératives ou absolues. En fait, en contre‑interrogatoire, l’un des auteurs des Directives a établi qu’il était plus que probable qu’une personne lisant ces dernières interpréterait les exigences médicales qu’elles renferment comme étant absolument nécessaires. La terminologie utilisée dans les Directives donne à penser qu’aucune personne souffrant d’une affection chronique ne sera admissible à une affectation en Afghanistan. À l’instar de l’interprétation du Dr Beauregard, les Directives sur l’Afghanistan ne dénotent pas que l’on tient compte de ce que sont exactement les restrictions liées au problème de santé de la personne et si ces restrictions peuvent tout de même satisfaire aux exigences médicales relatives à une affectation en Afghanistan. Si l’on veut faire évoluer les droits de la personne, les principes qui s’y rapportent doivent être pris en compte au moment d’élaborer une politique et une directive. Les organisations doivent veiller à ce que les politiques ou les directives sont rédigées d’une manière conforme aux principes relatifs aux droits de la personne.

[78]           Le processus par lequel SC a évalué la situation et est arrivé à sa recommandation, sous l’influence des Directives sur l’Afghanistan, n’a pas non plus tenu compte de la valeur et de la dignité inhérentes de la plaignante. L’article 2 de la LCDP prescrit que la Loi a pour objet de donner effet aux droits à l’égalité de tous les individus. La notion d’égalité signifie : « […] le respect de la dignité inhérente à tout être humain, sans égards à sa couleur, à sa race, à sa langue, à son sexe ou à sa religion » (Warman c. Tremaine, 2007 TCDP 2, au paragraphe 97). La valeur et la dignité inhérentes de chaque individu sont également reconnues dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Rés. AG 217 A (III), Doc. N.U. A/810 (1948) 71 :

Attendu que la reconnaissance de la dignité inhérente et des droits égaux et inaliénables de chacun constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde; […]

[79]           De plus, l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme indique :

Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

[80]           Par ailleurs, le préambule du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, 999 RTNU 171, art. 9-14, R.T. Can. 1976 no 47, 6 I.L.M. 368 (entrée en vigueur le 23 mars 1976, adhésion par le Canada le 19 mai 1976), indique :

Les États parties au présent Pacte,

Considérant que, conformément aux principes énoncés dans la Charte des Nations Unies, la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde,

Reconnaissant que ces droits découlent de la dignité inhérente à la personne humaine, […]

[81]           En outre, la Convention relative aux droits des personnes handicapées, adoptée le 13 décembre 2006 lors de la soixante et unième session de l’Assemblée générale par la résolution A/RES/61/106, et que le Canada a signée le 30 mars 2007 et ratifiée le 11 mars 2010, mentionne à l’alinéa h) de son préambule :

Reconnaissant également que toute discrimination fondée sur le handicap est une négation de la dignité et de la valeur inhérentes à la personne humaine, […]

[82]           La dignité humaine est bafouée lorsque « […] des personnes et des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés […] » (Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 RCS 497, au paragraphe 53). Le témoin de SC a reconnu à l’audience qu’il était erroné de dire à la plaignante que l’on se conformerait à l’avis de l’endocrinologue indépendant [traduction] « quel qu’il soit ». Ce témoin a déclaré que le ministère avait conclu que le Dr Beauregard était partial car il n’avait pas pris en considération la totalité des informations qui lui avaient été transmises la première fois et qu’il avait été influencé par la motivation personnelle de la patiente à aller en Afghanistan. Sous serment, le Dr Beauregard a déclaré que la plaignante paraissait être une employée très compétente et que, s’il se trouvait à la place des employeurs, il l’aurait certainement embauchée. Il a également présumé que s’il survenait un enlèvement, les ravisseurs voudraient que leur otage reste en vie. Même si j’ai précisé au Dr Beauregard qu’il devait témoigner sur son champ d’expertise, il ressort de ces commentaires que les préoccupations de SC à l’égard de la partialité du Dr Beauregard étaient justifiées. Selon moi, quand le CCM-SC a recommandé d’obtenir un troisième avis et a déclaré qu’il y souscrirait, il s’est retrouvé dans une situation difficile lorsqu’il a considéré que ce troisième avis était partial. Après avoir dit qu’il souscrirait au troisième avis, quel qu’il soit, le CCM-SC a créé des attentes chez la plaignante. Même s’il a décidé d’obtenir des éclaircissements quand il a constaté que l’avis déclarait que la plaignante était apte à être affectée, il n’a pas cherché à obtenir d’autres éclaircissements quand l’avis a été changé. Comme cela ne faisait pas partie de sa pratique, SC n’a pas appelé ou tenté de rencontrer le Dr Beauregard afin de déterminer le fondement de son avis selon lequel la plaignante était apte à être affectée, ou d’expliquer la nature instructionnelle des Directives sur l’Afghanistan.

[83]           De plus, la section 1 du GEST indique ce qui suit :

[traduction]

Le GEST a pour but d’aider l’examinateur à prendre des décisions, et non à présenter une série de normes strictes. Aucun manuel ou aucune série de normes ne peut se substituer au jugement fondé sur la connaissance qu’a l’examinateur de la personne, du travail et des circonstances dans lesquelles ce dernier sera accompli.

Les normes contenues dans le présent guide sont rédigées à dessein d’une façon qui oblige à exercer une saine expertise médicale, en tenant compte des exigences de la tâche à accomplir et des pratiques en vigueur dans le domaine de la santé au travail.

Quand une personne est incapable de répondre aux exigences en matière de santé au travail qui sont exposées dans le présent guide pour un poste donné, le ministère employeur est tenu de réaliser, jusqu’à contrainte excessive, des tests médicaux additionnels ou de prendre d’autres mesures d’accommodement. Dans le cadre de son obligation de prendre toutes les mesures nécessaires, jusqu’à contrainte excessive, pour répondre aux besoins de la personne, l’examen sera fait en consultation avec le MST régional de SC.

[Non souligné dans l’original.]

[84]           Il ressort de la preuve que, même s’il participe activement à la mise à jour des directives du GEST en matière d’évaluations médicales et qu’il demeure disponible pour toute consultation menée auprès de l’employeur au sujet du GEST, de la prise de mesures d’accommodement ou de l’exécution de tests médicaux additionnels, SC n’a jamais éclairci auprès de l’ACDI que l’avis du Dr Beauregard avait changé quand ce dernier avait considéré que les exigences figurant dans les Directives sur l’Afghanistan étaient [traduction] « absolues ». SC n’a jamais expliqué au Dr Beauregard que le GEST n’a pas pour but de présenter une série de normes strictes. SC a simplement souscrit à la conclusion du Dr Beauregard à la lumière des [traduction] « exigences médicales absolues » et a transmis les informations à l’ACDI. Même si la Dre Lloyd‑Jones, de SC, a transmis à Clément Bédard (adjoint aux programmes, Centre de gestion des affectations, ACDI) les deux avis du Dr Beauregard dans sa lettre datée du 19 novembre 2009, à savoir que la plaignante pouvait être affectée si certaines conditions étaient respectées, ainsi que l’autre avis, à savoir qu’au vu des exigences médicales absolues, la plaignante ne serait peut-être pas la candidate idéale, cela ne suffit pas pour montrer que SC a agi de manière non discriminatoire. Dans la transmission et la communication des évaluations médicales, il manquait de contexte et d’information. Le 9 décembre 2009, France Genest (directrice, Ressources humaines, Opérations, ACDI) a écrit une lettre à la Dre Lloyd-Jones pour demander si ses conclusions selon lesquelles la Dre Baxter et le Dr Beauregard partageaient le même avis étaient exactes. SC n’a rien fait pour clarifier la nuance entre les deux. L’évaluation que la Dre Baxter a faite de la plaignante ne tenait pas compte des Directives sur l’Afghanistan. À l’époque où la Dre Baxter a effectué l’évaluation, les directives existaient sous forme d’ébauche et n’avaient pas encore été mises en application. L’évaluation de la Dre Baxter a amené cette dernière à conclure que la plaignante n’était pas une candidate idéale à une affectation en Afghanistan. Les intimés soutiennent que le Dr Beauregard est arrivé à la même conclusion. Cependant, une seule évaluation a tenu compte des « exigences médicales absolues » qui figuraient dans les Directives sur l’Afghanistan. Le Dr Beauregard a tout d’abord conclu que la plaignante était apte à recevoir une affectation en Afghanistan sous réserve de certaines conditions. Ce n’est qu’à la lumière des exigences médicales absolues des Directives sur l’Afghanistan que le Dr Beauregard a changé sa recommandation et déclaré que la plaignante n’était peut-être pas la candidate idéale. Sans l’application des Directives sur l’Afghanistan, l’évaluation de la Dre Baxter est que la plaignante ne devrait pas être affectée, et l’évaluation du Dr Beauregard est que la plaignante pouvait être affectée en Afghanistan sous réserve de certaines conditions. Sachant que la décision définitive relevait de l’ACDI, SC devait veiller à ce que l’information soit la plus exacte et complète que possible.

[85]           Je conclus que le problème réside, en partie, dans la façon dont SC a décidé de faire face à la partialité perçue du médecin. Même si SC a conclu que le Dr Beauregard était partial, il a donné suite à la recommandation de ce dernier selon laquelle il était nécessaire de réaliser des tests additionnels. D’une part, SC a suivi ce que recommandait le Dr Beauregard (soumettre la plaignante à des tests) et, d’autre part, il a mis en doute le jugement de ce médecin parce qu’il n’a pas jugé qu’il était indépendant. Quand les résultats des tests se sont révélés en fin de compte positifs, SC a été confronté à une difficulté parce que, là encore, il a amplifié les attentes de la plaignante à l’égard d’une affectation.

[86]           Pendant tout le processus, on n’a pas préservé la dignité de la plaignante : de fausses attentes ont été suscitées et, du côté de SC, le processus n’a pas été opportun. Dans l’ensemble, il s’est écoulé plus d’un an et demi entre le moment où la plaignante a demandé à l’ACDI d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de l’autoriser à travailler en Afghanistan par l’entremise du processus d’évaluation médicale de SC, et celui où l’ACDI a finalement décidé que la plaignante ne pouvait pas être affectée en Afghanistan. Les médecins de SC sont occupés, mais cela n’explique pas ce long délai, si l’on tient compte du fait que ces évaluations médicales ne sont valables que pour six mois. La preuve montre aussi que le processus d’affectation débute habituellement au mois de septembre d’une certaine année et qu’une fois que la période de présentation des candidatures est terminée, il faut attendre au mois de septembre de l’année suivante pour avoir de nouveau la possibilité de présenter sa candidature. Le processus étant conçu de cette manière, il est déraisonnable d’exiger qu’une personne attende plusieurs mois avant d’obtenir des informations médicales et de perdre ainsi la possibilité de prendre part à un processus d’affectation.

[87]           Compte tenu de ce qui précède, il est évident que le libellé et l’application des Directives sur l’Afghanistan donnent des résultats qui ne correspondent pas à leur objet. Il est important de refléter les droits de la personne non seulement dans la teneur d’une politique ou d’une directive, mais aussi dans sa communication et dans son résultat ultime. L’intention d’une directive ou d’une politique peut être légitime, mais la façon dont elle est exprimée ou appliquée peut être lacunaire. Dans cette optique, il est important d’en surveiller les effets. La communication d’un message et d’une directive par l’entremise d’une politique ou d’une ligne directrice aura un meilleur effet si ce message ou cette directive sont non seulement bien communiqués, mais aussi bien surveillés. Il est nécessaire de surveiller les directives et les politiques, de même que leurs effets, surtout dans le contexte des droits de la personne :

[traduction]

« Surveillance » collecte active, vérification et utilisation immédiate de renseignements en vue d’améliorer la protection des droits de l’homme.

(Bureau du Haut-commissariat aux droits de l’homme, Training Manual on Human Rights Monitoring, UN Doc. E.01.X1V.2 (2001), aux pages 3, 9)

[88]           Une fois qu’une ligne directrice ou une politique a été adoptée, il est important de mettre en place de bons processus de gestion des risques afin d’éviter de commettre d’autres violations ou injustices en matière de droits de la personne. Grâce à l’utilisation de sondages et de rapports, un bon système de gestion des risques évaluera souvent l’effet d’une ligne directrice ou d’une politique afin de garantir que l’on s’acquitte de son objet sans violer un droit ou une obligation quelconque. Cette surveillance et ce système de correction des irrégularités peuvent aider à rectifier tout effet négatif et rehausser la politique ou la ligne directrice afin qu’elle reflète mieux son objet. Pour mettre en œuvre une ligne directrice ou une politique efficace, il faudrait qu’une organisation consulte des experts dans divers domaines, dont des spécialistes en droit de la personne. Dans tout processus ayant une incidence sur les droits d’une personne, comme dans les questions relatives au travail, il est indispensable d’informer cette personne de ses droits et recours. Il est important aussi d’entretenir un dialogue transparent avec la personne de manière opportune, complète et à jour. Le but est de respecter la dignité humaine dans ces questions liées au travail, comme c’est le cas en l’espèce, où il est nécessaire de subir une évaluation médicale en vue d’une affectation professionnelle. Le fait de prendre en compte tous ces facteurs contribue à rehausser les normes de justice dans notre société, conformément aux droits de la personne qui sont consacrés dans notre Constitution et au caractère quasi constitutionnel de la LCDP.

[89]           Dans les affaires de discrimination, la norme de preuve est la prépondérance de la preuve. Il est donc possible de conclure à l’existence d’une discrimination quand les éléments de preuve présentés à l’appui de la discrimination rendent cette conclusion plus probable que les autres conclusions ou hypothèses possibles. (Voir Premakumar c. Air Canada (2002), 42 CHRR D/63 (T.C.D.P.), au paragraphe 81). Je conclus qu’en l’espèce, les Directives sur l’Afghanistan ne reflètent pas l’égalité entre tous les membres de la société. L’application de ces directives à la plaignante a eu pour résultat qu’elle a été victime de discrimination au cours de son évaluation médicale. SC n’a pas prouvé que sa conduite n’était pas discriminatoire. Il a donc été établi qu’en cours d’emploi, la plaignante a été victime d’une différence de traitement défavorable du fait de sa déficience par le libellé et l’application des Directives sur l’Afghanistan. Sur le fondement du raisonnement qui précède, SC a violé l’alinéa 7b) de la LCDP.

B.                 La plainte déposée contre l’ACDI

i.                    La plaignante a établi une preuve prima facie de discrimination

[90]           La plaignante travaillait dans le cadre du programme de développement de l’ACDI en Afghanistan et elle y a contribué. Elle a participé à deux missions temporaires différentes dans ce pays, et tous les membres de son équipe ont fini par y être affectés, sauf elle. Selon la preuve factuelle, elle a toujours été considérée comme une employée compétente et, n’eût été de sa déficience et de l’application des Directives sur l’Afghanistan, elle aurait été affectée dans ce pays comme le reste de son équipe. L’ACDI, dans sa décision finale de ne pas affecter la plaignante en Afghanistan, a invoqué l’information et les évaluations médicales de SC ainsi que le fait que la plaignante ne satisfaisait pas aux exigences médicales absolues des Directives sur l’Afghanistan. De ce fait, l’ACDI a poursuivi, conformément aux politiques et aux directives de SC, une pratique relative aux évaluations médicales qui a privé la plaignante d’une occasion d’emploi pour un motif de distinction illicite : sa déficience. Par conséquent, une preuve prima facie de discrimination a été établie au regard de l’alinéa 10a) de la LCDP.

[91]           Aux termes de l’alinéa 7b) de la LCDP, une « différence de traitement défavorable » s’entend d’une « distinction  entre des personnes ou des groupes de personnes, laquelle distinction est préjudiciable ou dommageable à une personne ou à un groupe de personnes » (Tahmourpour c. Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2009 CF 1009, au paragraphe 44; décision modifiée pour d’autres motifs dans Tahmourpour c. Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2010 CAF 192). Comme il a été mentionné au paragraphe précédent, la plaignante a établi qu’une distinction a été faite entre elle et ses collègues de travail du fait de sa déficience par l’application des Directives sur l’Afghanistan. Cette distinction a été préjudiciable à la carrière de la plaignante car celle-ci a perdu l’occasion de travailler et d’acquérir une expérience de terrain en Afghanistan. Je conclus donc qu’une preuve prima facie a été établie contre l’ACDI au regard de l’alinéa 7b) de la LCDP.

[92]           Étant donné qu’une preuve prima facie a été établie au regard de l’alinéa 7b) et de l’article 10 de la LCDP, il incombe maintenant à l’ACDI, intimée en l’espèce, de prouver que ces pratiques discriminatoires à première vue étaient fondées sur une exigence professionnelle justifiée (EPJ).

ii.                  La pratique discriminatoire de l’ACDI n’était pas fondée sur une exigence professionnelle justifiée

[93]           Le texte de l’alinéa 15(1)a) et du paragraphe 15(2) de la LCDP est le suivant :

  15. (1) Ne constituent pas des actes discriminatoires :

  a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées;

[…]

(2) Les faits prévus à l’alinéa (1)a) sont des exigences professionnelles justifiées ou un motif justifiable, au sens de l’alinéa (1)g), s’il est démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

[94]           Aux termes du paragraphe 15(2) de la LCDP, le législateur a décidé de mentionner expressément les facteurs dont le Tribunal doit tenir compte dans le cadre d’une analyse des mesures d’accommodement : la santé, la sécurité et les coûts. Cependant, dans la décision Association des pilotes d’Air Canada c. Kelly, 2011 CF 120 (Kelly), la Cour fédérale a indiqué :

Cela ne veut pas dire que des questions telles que le moral et la mobilité des employés, l’ingérence dans les droits d’autres employés et la rupture d’une convention collective ne seront jamais pertinentes dans le cadre d’une demande présentée sous le régime de la LCDP. […] ces questions, pour être prises en compte dans le cadre d’une analyse de l’accommodement, doivent être suffisamment graves pour avoir un effet démontrable sur les activités d’un employeur, et ce, d’une manière qui est liée aux coûts, à la santé ou à la sécurité.

(Kelly, au paragraphe 402)

[95]           De plus, bien que le paragraphe 15(2) soit assujetti au paragraphe 15(9) de la LCDP, lequel prévoit l’obligation de service imposée aux membres des Forces canadiennes, la plaignante n’est pas membre des Forces canadiennes et, de ce fait, le paragraphe 15(9) ne s’applique pas en l’espèce (voir Irvine c. Canada (Forces armées canadiennes), 2004 TCDP 9, aux paragraphes 30 à 32; décision confirmée à la suite d’un contrôle judiciaire dans Irvine c. Canada (Forces armées canadiennes), 2005 CF 122, et Irvine c. Canada (Forces armées canadiennes), 2005 CAF 432).

[96]           L’analyse servant à déterminer si la norme qu’impose un employeur est une exigence professionnelle justifiée (EPJ) est celle qu’a énoncée la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. British Columbia Government and Service Employees’ Union, [1999] 3 RCS 3 (Meiorin), comme suit :

1)  qu’il [l’employeur] a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause;

2)  qu’il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail; 

3)  que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail.  Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive.

(Meorin, au paragraphe 54)

Les volets Un et Deux

[97]           Le premier volet de l’analyse exposée dans l’arrêt Meiorin examine la légitimité de l’objet général de la norme. Le deuxième volet évalue l’intention qu’avait l’employeur au moment d’adopter cette norme. Ces volets garantissent que « la norme, considérée sur le plan aussi bien objectif que subjectif, ne comporte pas de fondement discriminatoire » (Kelly, au paragraphe 356; voir aussi l’arrêt Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, 2007 CSC 4, au paragraphe 14 (Centre universitaire de santé McGill)). Les parties ont convenu qu’en l’espèce, le premier et le deuxième volets de l’analyse issue de l’arrêt Meiorin ont été satisfaits. Par conséquent, je traiterai brièvement de ces éléments dans la mesure où ils s’appliquent dans le cas présent.

[98]           Les Directives sur l’Afghanistan précisent que les employés sont tenus de satisfaire à certaines exigences médicales pour pouvoir être affectés en Afghanistan. Elles font état de conditions climatiques défavorables qui peuvent avoir une incidence sur l’état de santé des employés, dont une chaleur extrême, une pollution atmosphérique élevée et une exposition à des maladies infectieuses. À cet égard, les Directives sur l’Afghanistan mentionnent que l’accès aux traitements médicaux est fort restreint ou peut même ne pas être disponible. Elles indiquent aussi que les voyages en Afghanistan présentent un risque élevé de blessure ou de mort et que les employés vivent sous la menace d’attaques physiques, même dans les zones sécurisées. Les Directives sur l’Afghanistan sont donc conçues de façon générale pour déterminer si un employé est capable de résister aux stress qu’imposent les conditions de guerre en Afghanistan, ainsi que pour réduire le plus possible la nécessité de recevoir des soins médicaux, qui sont principalement mis en place pour les militaires en vue de traiter les maladies et les blessures que subissent les troupes, les civils afghans blessés et les situations d’urgence imprévisibles qui touchent tous les civils en mission en Afghanistan.

[99]           Il ressort de la preuve que les préoccupations relatives à la santé et à la sécurité qui sont mentionnées dans les Directives sur l’Afghanistan sont légitimes et que, en Afghanistan, les soins médicaux sont bel et bien limités. Un aperçu détaillé de la preuve à cet égard est présenté ci-après. C’est donc dire qu’une norme relative à l’état de santé est rationnellement liée aux conditions de travail auxquelles sont exposés les employés de l’ACDI en Afghanistan.

[100]       Rien n’indique dans la preuve que « […] l’imposition de la norme n’était pas jugée raisonnablement nécessaire ou était motivée par une animosité discriminatoire » (Meiorin, au paragraphe 60). Je conclus donc que l’on a adopté les Directives sur l’Afghanistan en croyant honnêtement et de bonne foi qu’elles étaient nécessaires à la mise en œuvre d’un but professionnel légitime et que les deux premiers volets de l’analyse issue de l’arrêt Meiorin sont satisfaits.

Le volet Trois

[101]       Le troisième volet de l’analyse issue de l’arrêt Meiorin « […] consiste à déterminer si la norme est exigée pour réaliser un but légitime, et si l’employeur peut composer avec la plaignante sans subir une contrainte excessive » (Kelly, au paragraphe 356; voir aussi Centre universitaire de santé McGill, au paragraphe 14). L’emploi du mot « excessive » implique qu’une certaine contrainte est acceptable. Ce n’est que lorsque la contrainte est « excessive » qu’elle satisfait à ce critère (voir Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, à la page 984). En général, une « contrainte excessive » signifie « disproportionné, illégitime, immodéré, excessif ou oppressif » et ce stade est atteint « […] lorsque les moyens raisonnables d’accommoder ont été épuisés et qu’il ne reste que des options d’accommodement déraisonnables ou irréalistes » (Conseil des Canadiens avec déficiences c. Via Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, aux paragraphes 130 et 140). La partie plaignante se doit de faciliter la recherche d’une mesure sérieuse en répondant aux demandes raisonnables que formule l’employeur en vue d’obtenir des renseignements médicaux pertinents sur ses limites et de lui permettre ainsi de formuler une proposition (Tweten c. RTL Robinson Enterprises Ltd., 2005 CHRT 8 et Graham c. Société canadienne des postes, 2007 CHRT 40). Toutefois, un employé ne peut pas dicter à un employeur les conditions exactes d’une mesure d’accommodement et il ne peut pas s’attendre à ce que l’on trouve une solution parfaite (voir Centre universitaire de santé McGill, et Hutchinson c. Canada (Ministre de l’Environnement), 2003 CAF 133).

[102]       L’idéal serait peut-être qu’un employeur adopte une pratique ou une norme qui soit d’une rigidité absolue, mais pour qu’elle soit justifiée, il faut qu’elle prenne en compte des facteurs qui sont liés aux capacités uniques et à la valeur et à la dignité inhérentes de chaque individu, dans la mesure où cela n’impose aucune contrainte excessive (Meiorin, au paragraphe 62.). De plus, lorsqu’un employeur évalue s’il est en mesure de prendre une mesure d’accommodement en faveur d’un employé, il est tenu de procéder à une évaluation individualisée de la situation de cet employé. À cet égard, dans l’arrêt Centre universitaire de santé McGill, la Cour suprême du Canada a déclaré : [l]e caractère individualisé du processus d’accommodement ne saurait être minimisé ».

[103]       À ce stade, l’analyse porte sur « […] d’abord, la procédure […] qui a été adoptée pour étudier la question de l’accommodement et, ensuite, la teneur réelle d’une norme plus conciliante qui a été offerte ou, subsidiairement, celle des raisons pour lesquelles l’employeur n’a pas offert une telle norme » (Meiorin, au paragraphe 66). Par conséquent, j’examinerai, en premier lieu, la procédure que l’ACDI a adoptée pour évaluer le problème de santé de la plaignante et les mesures d’accommodement possibles et, en second lieu, si le fait de prendre des mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan causerait à l’ACDI une contrainte excessive. 

La procédure adoptée pour évaluer le problème de santé de la plaignante et les mesures d’accommodement possibles

[104]       Comme il a été mentionné plus tôt, l’ACDI ne possède pas d’expertise médicale et elle s’est fondée sur l’évaluation médicale de SC et les Directives sur l’Afghanistan pour décider que la plaignante ne pouvait pas être affectée en Afghanistan. En avril 2008, s’appuyant sur la recommandation de SC, l’ACDI a informé la plaignante qu’elle n’avait pas été retenue pour une affectation en Afghanistan. Après avoir appris que l’ACDI avait en fin de compte le pouvoir discrétionnaire de décider si elle pouvait être affectée en Afghanistan, indépendamment de la recommandation de SC, la plaignante a demandé à l’ACDI d’exercer ce pouvoir discrétionnaire et de l’autoriser à travailler en Afghanistan : pour tenir compte de sa déficience. À partir de là, l’ACDI s’est trouvée dans l’obligation d’obtenir tous les renseignements pertinents sur la déficience de l’employée et d’examiner sérieusement s’il était possible de prendre des mesures d’accommodement en sa faveur (voir ADGA Group Consultants Inc. c. Lane et al., 91 O.R. (3d) 649, au paragraphe 107 (Lane)). L’ACDI n’a pas répondu à la demande initiale de la plaignante, c’est-à-dire d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour lui permettre d’aller en Afghanistan. L’ACDI n’a pas informé la plaignante des procédures décrites dans la DSE9, du processus d’évaluation médicale de SC ou du GEST, et les fonctionnaires de l’ACDI qui ont témoigné ne les connaissaient pas. La preuve soumise au Tribunal contient un courriel de Marion Parry, qui travaille au sein des Programmes de mobilité et développement de carrière, Direction générale des ressources humaines, à l’ACDI, à l’intention de deux autres gestionnaires de l’ACDI, Joanne Nolan et Michael Collins. Elle a écrit :

[traduction]

Pour ce qui est des prochaines étapes…, il faut procéder à un contrôle médical pour tout agent que vous prévoyez envoyer en Afghanistan en vue d’une affectation temporaire d’une durée quelconque. La présente note fait référence à la situation avec le MDN à Kandahar... mais nous devrions simplement le faire de manière générale pour Kaboul aussi. Je dois écrire une réponse au Major Thurlow; pourriez-vous m’appeler pour que nous puissions discuter de la rigueur du processus que nous allons maintenant mettre en place?

[105]       Selon la preuve et ce courriel, je conclus que l’ACDI a pris une part active dans les changements que l’on a finalement intégrés dans les Directives sur l’Afghanistan et qui ont servi à évaluer la plaignante. Je conclus également qu’il ressort de la preuve que même si l’ACDI soutient qu’elle ne fait que suivre les recommandations de SC, qu’elle ne participe pas au processus d’évaluation médicale et qu’elle n’a pas l’expertise voulue pour faire plus que suivre les directives de SC, elle exerce nettement plus d’influence dans tout le processus d’évaluation que ce qu’elle a dit.

[106]       Pour établir qu’une norme est « raisonnablement nécessaire », il incombe à un employeur d’établir qu’il a pris en considération toutes les mesures d’accommodement possibles et qu’il a décidé qu’il ne peut répondre aux besoins de l’employé en question sans subir une contrainte excessive (voir Meiorin, au paragraphe 62, ainsi que l’arrêt Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868, au paragraphe 32 (Grismer)). L’ACDI n’a pas soumis de preuve qu’elle a analysé toutes les mesures d’accommodement raisonnables au moment où la plaignante a présenté sa demande. Même si l’ACDI a discuté de la possibilité d’éliminer les exigences en matière de voyage de son poste, cela ne répondait pas au besoin qu’avait la plaignante d’acquérir une expérience de terrain opérationnelle qui lui permettrait d’obtenir de l’avancement sur le plan professionnel. Quand la plaignante a demandé à recevoir une liste de pays où elle pourrait être affectée, il a fallu plus de deux mois à l’ACDI pour décider que SC se chargerait de cette décision. Il a fallu deux autres mois avant que SC décide que l’on n’avait pas reçu assez d’informations au sujet de six des 19 pays retenus, et qu’un addenda serait produit après avoir reçu les informations nécessaires. SC n’a jamais fourni l’addenda et l’ACDI n’a rien fait pour veiller à ce que l’on réponde à cette demande. L’ACDI était d’avis que le fait d’offrir les choix susmentionnés à la plaignante était une mesure d’accommodement, car, dit-elle, cela ne faisait pas partie de sa pratique habituelle. Cependant, on ne s’acquitte pas de l’obligation d’accommodement en allant simplement au-delà des pratiques habituelles. On le fait en analysant toutes les mesures d’accommodement raisonnables, à la condition de n’imposer aucune contrainte excessive, comme il est dit dans les arrêts Meorin et Grismer, précités.

[107]       L’évaluation que l’ACDI a faite des mesures d’accommodement reposait, presque exclusivement, sur les informations émanant de SC, car l’ACDI ne possède pas l’expertise voulue sur le plan médical pour ses employés. Même si l’ACDI a le pouvoir discrétionnaire de ne pas suivre une recommandation médicale de SC, il ressort de la preuve que l’ACDI conteste rarement ces recommandations. À cet égard, la recommandation médicale de SC est un facteur déterminant dans la décision qu’a prise l’ACDI de ne pas affecter la plaignante en Afghanistan. De plus, le processus d’évaluation médicale de SC est directement lié à l’analyse des mesures d’accommodement de l’ACDI. Cependant, SC n’a pas fourni à l’ACDI toutes les informations dont il s’est servi dans le cadre du processus d’évaluation, y compris les renseignements concernant [traduction] « […] l’état de santé actuel, le pronostic de rétablissement, l’aptitude à exécuter les tâches professionnelles et la capacité d’exécuter un travail de substitution » (Lane, au paragraphe 107). Comme il a été mentionné plus tôt, conformément au libellé et à l’application des Directives sur l’Afghanistan, le caractère individualisé de l’état de la plaignante, y compris ses « […] capacités uniques ainsi que la valeur et la dignité inhérentes » n’ont pas été prises en considération (Meiorin, au paragraphe 62). L’ACDI n’a pas cherché à obtenir un autre avis médical indépendant et n’a pas répondu à la demande de la plaignante pour que l’ACDI exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas suivre la recommandation de SC. Par contre, si l’ACDI n’est pas formée pour évaluer l’état de santé d’une personne, comment va‑t‑elle établir à quel moment ne pas suivre une recommandation de SC? Va-t-elle devoir créer un autre comité d’experts pour valider les recommandations de SC? Si l’ACDI décide de ne pas suivre les recommandations, quelles sont les conséquences s’il survient un autre incident, en gardant à l’esprit l’obligation de diligence qu’a l’employeur envers ses employés?

[108]       Par ailleurs, je conclus que l’ACDI a tenté de faciliter la prise de mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en répondant à certaines des questions de cette dernière sur les affectations disponibles et leurs exigences. Il ressort de la preuve que lorsqu’ils présentent leur candidature en vue d’une affectation, les employés classent les pays par ordre de préférence et qu’ils inscrivent souvent un deuxième et un troisième choix. L’ACDI n’a pas tenté, jusqu’à contrainte excessive, de veiller à ce que la plaignante obtienne son deuxième ou son troisième choix d’affectation à l’étranger. Bien qu’un employé ne puisse s’attendre à obtenir une solution parfaite dans le cadre du processus d’accommodement (voir Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, 2007 CSC 4, 2007 1 RCS 161, au paragraphe 22), l’ACDI avait pour pratique d’utiliser le plan de carrière d’un employé. Michael Collins, gestionnaire au sein du Groupe de travail sur l’Afghanistan à l’ACDI, a écrit ce qui suit dans un courriel non daté, adressé à la plaignante et à son équipe :

[traduction]

Le présent courriel a pour but de reconnaître officiellement que nous avons reçu votre demande ou sommes au courant de votre intérêt à l’égard d’affectations à venir en Afghanistan. Notre intention est d’examiner cet intérêt en priorité. À ce stade-ci, nous prévoyons organiser des réunions (ou faire un suivi par écrit pour les personnes se trouvant à l’étranger) avec chacun d’entre vous individuellement (p. ex., avec Steve Hallihan) au cours des prochains jours afin d’approfondir votre intérêt, sur le plan du lieu, des dates, etc., et aussi d’examiner la situation dans le contexte de vos intérêts professionnels généraux et de votre orientation au sein du GTA. Plus de nouvelles sur le sujet sous peu.

[109]       Même si la preuve révèle qu’un certain nombre de réunions ont eu lieu et que certains efforts ont été faits pour aider le plan de carrière de la plaignante, celle-ci a reçu un traitement différent de celui de ses pairs à cause de sa déficience. Elle n’a pas pu être affectée en Afghanistan et a été la seule de son groupe que l’on a empêché d’obtenir une affectation dans ce pays. Ce n’était pas parce qu’elle n’était pas qualifiée pour le poste, mais plutôt parce qu’elle n’était pas apte à y aller à cause de sa déficience et, par-dessus tout, à cause de la façon dont la norme figurant dans l’évaluation médicale a été interprétée. L’ACDI a fait des efforts pour prendre des mesures d’accommodement en faveur de la plaignante, mais ne lui a offert aucune solution de rechange autre que celle de présenter sa candidature en vue d’autres affectations et d’un poste au sein du Groupe de travail sur l’Afghanistan à Ottawa, sans exigence de voyage.

[110]       La plaignante était tenue de collaborer au processus d’accommodement. À l’audience, l’ACDI a fait valoir que la plaignante avait envoyé des messages contradictoires et n’avait pas suffisamment collaboré au processus d’accommodement. À cet égard, l’ACDI a mentionné que la plaignante avait été blâmée pour certaines des mesures qu’elle avait prises en rapport avec sa situation à l’ACDI. Je conclus que la plaignante a bel et bien collaboré au processus d’accommodement, même si certaines de ses mesures ont été jugées inappropriées.

[111]       Pour les motifs susmentionnés, l’ACDI ne s’est pas acquittée de son obligation procédurale de prendre des mesures d’accommodement en faveur de la plaignante. Cela étant, l’ACDI n’a pas fourni de motif justifiable pour ses actes discriminatoires au regard des articles 7 et 10 de la LCDP. Par conséquent, sur le fondement de la déficience de la plaignante, je conclus que l’ACDI a soumis la plaignante à une différence de traitement défavorable en cours d’emploi et a poursuivi une pratique qui a privé la plaignante d’une occasion d’emploi.

iii.                La prise de mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan constituerait une contrainte excessive

[112]       La preuve a clairement établi le contexte singulier dans lequel se sont déroulés les faits qui ont mené au dépôt des plaintes devant le Tribunal. Ce contexte singulier invalide-t-il l’obligation de prendre des mesures d’accommodement jusqu’à contrainte excessive? La Commission a fait valoir qu’il serait erroné en droit de ne pas procéder à une telle analyse. Je suis du même avis. L’analyse relative à l’obligation de prendre des mesures d’accommodement jusqu’à contrainte excessive doit être faite même dans une zone de guerre. Il n’est peut-être pas toujours possible de prendre de telles mesures dans une zone de guerre à cause des conditions singulières de la guerre qui pourraient causer une contrainte excessive; cependant, je réitère qu’une approche individualisée, au cas par cas, est importante, car une norme généralisée pourrait créer des injustices si l’on ne tient pas compte des caractéristiques individuelles dans le cadre du processus suivi.

[113]       Même si l’ACDI n’a pas établi qu’elle a pris en considération toutes les mesures d’accommodement possibles jusqu’à contrainte excessive, j’examinerai si le fait que l’ACDI prenne de telles mesures en faveur de la plaignante en Afghanistan lui imposerait une contrainte excessive. Il est nécessaire selon moi de faire cette analyse, parce que les parties ont présenté d’importantes observations sur ce point et que cette détermination est liée à certaines des mesures de redressement que la plaignante souhaite obtenir.

[114]       J’ai conclu plus tôt que le libellé et l’effet des Directives sur l’Afghanistan ont eu pour résultat que la plaignante a été victime de discrimination au moment d’être évaluée sur le plan médical en vue d’une affectation professionnelle en Afghanistan. J’ai également conclu que SC s’est fondée sur les Directives sur l’Afghanistan pour formuler sa recommandation à l’ACDI au sujet de l’aptitude de la plaignante sur le plan médical à recevoir une affectation en Afghanistan et que l’ACDI s’est fondée sur la recommandation de SC et les Directives sur l’Afghanistan pour décider en fin de compte de ne pas affecter la plaignante en Afghanistan. Le 11 janvier 2010, Bob Johnston, de l’ACDI, a écrit à la plaignante une lettre, qui figure dans l’exposé conjoint des faits, pour l’informer que, vu la recommandation de SC, son affectation ne serait plus prise en considération. Cette lettre indique :

[traduction]

SC a confirmé que le spécialiste en médecine indépendant a conclu que vous « n’avez pas satisfait aux exigences médicales absolues du GEST ». SC a déclaré de plus que la conclusion que le spécialiste en médecine indépendant a tirée est « compatible avec celles qu’a tirées le médecin évaluateur initial ».

La position et la conduite de l’ACDI dans cette affaire ont été et demeurent cohérentes avec le cadre technique procédural et de principe applicable et existant. De plus, en réponse à la question de l’ACDI sur la nécessité de procéder à d’autres évaluations médicales pour 2010, SC a confirmé qu’aucune nouvelle évaluation n’était nécessaire.

[115]       Bob Johnston conclut sa lettre à la plaignante en soulignant que la conduite de l’ACDI correspondait au cadre procédural et de principe en vigueur. Je conclus que cela confirme l’effet qu’ont eu les Directives sur l’Afghanistan sur l’évaluation médicale de la plaignante ainsi que sur la décision de l’ACDI de ne pas affecter cette dernière en Afghanistan. La lettre expliquait aussi que le Dr Beauregard était arrivé à la même conclusion que les autres médecins qui l’avaient évaluée, mais uniquement sous l’angle des « exigences médicales absolues ».

[116]       Cela étant dit, j’ai décidé de fonder mon analyse relative à l’existence d’une contrainte excessive dans les mesures d’accommodement qui auraient pu être prises en faveur de la plaignante en Afghanistan sur le troisième avis médical (l’évaluation du Dr Beauregard), en faisant abstraction de sa conclusion concernant les « exigences médicales absolues ». Le CCM‑SC était censé se fier au troisième avis médical mais, pour des raisons déjà mentionnées, il a eu de la difficulté à le faire. Sans l’application des Directives sur l’Afghanistan, les conditions et les recommandations que le Dr Beauregard a formulées sont les mesures d’accommodement que l’ACDI aurait dû prendre en considération au moment de décider si la plaignante pouvait être affectée en Afghanistan. Pour que la plaignante puisse être affectée en Afghanistan, le Dr Beauregard a recommandé les conditions suivantes de façon à obtenir un degré de risque acceptable pour la plaignante en Afghanistan.

[traduction]

Accès en tout temps à ses médicaments, à son matériel de contrôle et à ses fournitures de réserve afin qu’elle puisse contrôler souvent, pendant toute la journée, son propre état.

Vivre et dormir dans une pièce avec une autre personne qui est au courant de son état pour plus de sécurité.

Lors de ses déplacements, s’organiser pour avoir avec elle des réserves supplémentaires d’aliments et d’insuline.

[117]       J’ai en main suffisamment de preuves pour conclure que l’ACDI a envisagé la possibilité de mettre en œuvre ces conditions et est arrivée à la conclusion que c’était impossible. La preuve fait état des risques sérieux que court la plaignante sur le plan de la santé et de la sécurité en travaillant en Afghanistan, ainsi que les risques pour la sécurité que courent les personnes combattant en Afghanistan s’il faut qu’elles portent assistance à la plaignante. Pour les motifs qui suivent, je conclus que, pour l’ACDI, le fait d’avoir à prendre des mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan constituerait une contrainte excessive.

Les risques pour la santé

[118]       Les agents de développement de l’ACDI qui sont affectés en Afghanistan contribuent de diverses façons au développement économique et politique de ce pays. Pendant toute la période en cause, ces agents pouvaient être affectés à l’ambassade du Canada à Kaboul, au KAF ou auprès de l’EPR à Kandahar. M. Johnston a décrit les fonctions qu’ils exécutaient à ces trois endroits. À l’ambassade du Canada à Kaboul, les responsabilités comprenaient le fait d’assurer une liaison étroite avec les services gouvernementaux afghans, de contribuer des ressources pour les programmes administrés par des organismes internationaux ou non gouvernementaux et de se déplacer fréquemment dans Kaboul. Au sein de l’EPR, où étaient affectés la majorité des agents de l’ACDI, les agents de développement étaient chargés de gérer un portefeuille de divers projets et initiatives. L’aide canadienne totalisait une somme d’environ 10 millions de dollars par année, répartie entre une vingtaine de projets, et chaque agent assumait la responsabilité d’un nombre maximal de quatre ou cinq projets. Comme à Kaboul, les agents de développement devaient se déplacer pour rencontrer des partenaires et visiter et surveiller des sites de projet. L’ACDI n’affectait pas de nombreux agents au KAF. Les fonctions qu’ils y exécutaient avaient principalement trait à la coordination avec les militaires. À l’audience, Bob Johnston a déclaré :

[traduction]

Leur rôle consistait à garantir qu’il [le commandant] tenait compte de la dimension « développement ». Au KAF, les activités quotidiennes comprenaient des réunions tenues sur place mais, quand le général ou le RCK étaient invités à Shura, ou faisaient une visite des sites, on s’attendait à ce qu’ils les accompagnent; il arrivait parfois qu’ils sortent par eux-mêmes, pour accompagner un groupe qui s’occupait d’un problème mettant en cause des biens civils ou militaires.

[119]       Les Dres Callary et Baxter se sont rendus en Afghanistan pour visiter les différents endroits où travaillaient les employés de l’ACDI, sauf un : l’EPR. À cause d’une tempête de sable, ils n’ont pas pu se rendre à l’EPR. S’il était arrivé que la plaignante subisse une blessure et doive être évacuée, elle aurait été plus à risque que les autres employés à cause de son état de santé, et le risque aurait empiré dans une situation telle qu’une tempête de sable, qui pouvait limiter son évacuation. Les médecins ont tenu compte de ce fait dans leur analyse. Les Dres Callary et Baxter ont témoigné et produit un rapport écrit au sujet de la possibilité de prendre des mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan. Elles ont fait état des facteurs de stress locaux à Kaboul, au KAF et aux installations de l’EPR, et elles ont écrit dans le rapport que ces facteurs comprenaient [traduction] « la fatigue générale due aux longues heures de travail, les niveaux de bruit et les difficultés de sommeil, l’exiguïté des logements, de même que l’absence de liberté de déplacement et les dangers que présentent les auteurs d’attentats-suicides lors des déplacements ». À leur avis, et de l’avis aussi de l’ACDI, il était difficile de faire en sorte que la plaignante travaille à l’intérieur du périmètre de sécurité sans aucune exigence de déplacement parce que cela voulait dire que d’autres employés auraient à se déplacer davantage pour compenser, ce qui les exposerait davantage aux dangers présents dans le secteur. Après avoir analysé ensemble tous les facteurs, les médecins ont conclu qu’il était impossible de prendre des mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan car cette dernière s’exposerait à un stress accru, à des infections et à des risques de blessure qui requièrent plus d’attention médicale si la personne souffre du diabète de type 1.

[120]       Le Tribunal a aussi entendu le témoignage du Dr John Dupré, spécialiste en endocrinologie, pour le compte des intimés. Le Dr Dupré a exprimé l’avis que, dans le cas de la plaignante, on ne peut pas éliminer entièrement le risque d’un incident hypoglycémique. Il a déclaré que des incidents hypoglycémiques graves, comme celui qu’a subi la plaignante en 2008, peuvent se reproduire et qu’ils s’aggravent suivant l’âge et la fréquence des incidents hypoglycémiques. Après avoir examiné toutes les preuves médicales disponibles au sujet de la plaignante et de la situation en Afghanistan, le Dr Dupré a considéré que la plaignante représentait un risque pour elle-même et pour d’autres et n’a dit entrevoir aucune possibilité d’accommodement. Dans son rapport concernant le risque d’un grave incident hypoglycémique, il a écrit que, dans le cas de la plaignante, un tel risque était inévitable.

[121]       Dans son rapport, le Dr Beauregard a écrit : [traduction] « [j]’ai présumé qu’elle pouvait être affectée en Afghanistan, à la condition d’avoir accès à de la nourriture, à de l’insuline et au matériel nécessaire pour administrer l’insuline et surveiller le taux de glucose dans le sang. J’ai reconnu toutefois que si elle était prise en otage, elle courrait un plus grand risque de mourir si elle était privée de nourriture ou d’insuline. Le fait de vivre et de travailler dans des conditions difficiles impose des difficultés additionnelles à une personne souffrant du diabète de type 1, mais j’ai évalué que, d’après les qualifications et la motivation de Mme Cruden sur le plan de la gestion du diabète, elle était qualifiée pour une affectation en Afghanistan, mais à la condition seulement de pouvoir disposer du matériel nécessaire ». [Non souligné dans l’original.] Selon le Dr Beauregard, il y avait un risque [traduction] « réel » que la plaignante soit victime d’un incident hypoglycémique grave. La Dre Arnaout a noté que le risque d’un incident hypoglycémique était inévitable. Je conclus que les risques que la plaignante soit victime d’un autre incident hypoglycémique grave sont présents et ne peuvent pas être éliminés.

[122]       Le Tribunal a également entendu le Colonel Ricard et le Major Thurlow. Les deux possédaient une bonne connaissance et une bonne expertise de l’Afghanistan et du contexte de la zone de guerre dans ce pays, et ils ont décrit en détail le fonctionnement, les emplacements et les objectifs des installations médicales présentes en Afghanistan. Les deux témoins ne se sont pas contredits et j’ai conclu que leur témoignage était crédible. Dans l’ensemble, il ressort de ces témoignages qu’en Afghanistan, les installations médicales sont restreintes et fonctionnent à plein rendement.

[123]       Les militaires classent les installations médicales en quatre catégories, depuis le Rôle 1 jusqu’au Rôle 4, le Rôle 1 étant le moins fonctionnel et le Rôle 4 le plus fonctionnel. En Afghanistan, l’installation la plus fonctionnelle qu’exploitaient les Canadiens – aujourd’hui prise en charge par les Américains – était l’installation de Rôle 3 située au KAF. Il n’existe aucune installation de Rôle 4 en Afghanistan. Une personne qui aurait besoin d’une installation de Rôle 4 serait évacuée vers l’Allemagne ou le Canada si elle était suffisamment stable pour voyager.

[124]       À l’ambassade du Canada à Kaboul, il n’existe aucune installation médicale canadienne. De plus, il n’y a pas de services d’ambulance ou d’appels d’urgence de type 911. Dans n’importe quelle situation d’urgence, un patient doit être transporté dans un véhicule blindé. Il est possible aussi que le voyage soit retardé à cause d’un conflit. Les hôpitaux afghans sont considérés comme trop dangereux pour les ressortissants occidentaux. Dans les environs de Kaboul, il existe deux bases militaires de l’OTAN dotées d’installations médicales. Il y a une installation de Rôle 1 au Camp Souter, situé à 20 minutes de distance de l’ambassade. La seule installation de Rôle 3 se trouve au Camp Warehouse, une base de l’OTAN française, à 10 kilomètres à l’est de Kaboul. La route menant du Camp Souter au Camp Warehouse est considérée comme dangereuse, et exige, pour le déplacement d’un seul malade, le soutien complet de huit militaires. Le Camp Warehouse fournira des services médicaux « in extremis » si l’intervention n’est pas préjudiciable au soutien médical du personnel de la FIAS. Enfin, pour pouvoir entrer sur la base, il faut détenir un laissez-passer de la FIAS. Sans un tel laissez-passer, l’entrée d’un véhicule peut être refusée ou longuement retardée.

[125]       Tant le KAF que l’EPR sont dotées d’une installation de Rôle 1 et d’une installation de Rôle 3. À ces deux endroits, l’installation de Rôle 1 est en mesure de traiter les patients ayant besoin d’une intervention mineure. Cette installation n’est pas dotée d’un laboratoire ou d’un appareil de radiographie, et la pharmacie ne possède pas un stock complet de médicaments. Les heures d’ouverture sont de 7 h 30 à 16 h 30. Une installation de Rôle 1 est dotée d’un médecin militaire et d’un adjoint et ressemble, comme on l’a décrite, à un cabinet de médecine familiale. Le médecin militaire joue le même rôle qu’un médecin de famille ou un généraliste. L’adjoint est comme un prolongement du médecin militaire, et son rôle est celui d’une infirmière ou d’un infirmier praticien axé sur les traumatismes plutôt que sur les maladies. Tant le médecin militaire que l’adjoint se remplacent mutuellement quand l’un des deux est absent pour une « situation réelle ». Une installation de Rôle 1 ne sert qu’à des fins de triage et, de ce fait, n’est pas dotée de  lits.

[126]       Une installation de Rôle 2 est elle aussi d’une capacité restreinte. Un patient peut y rester pendant une période de quelques heures à quelques jours. Dans un tel endroit, seules sont pratiquées des interventions chirurgicales de sauvetage visant à stabiliser le patient. Pour une intervention chirurgicale plus poussée, ce dernier doit être transféré à une installation de Rôle 3.

[127]       À l’EPR, l’installation de Rôle 3 était une installation dirigée par les Canadiens, mais il s’agit de par sa nature d’une installation multinationale. Des représentants d’autres pays s’y trouvent parfois, mais ce sont principalement des Canadiens et des Américains qui y sont affectés. Il s’agit d’une installation plus ou moins improvisée, à laquelle des éléments sont ajoutés. Cent soixante personnes y travaillent. On y trouve 6 lits d’unité de soins intensifs (USI), 6 lits de triage, 12 lits tampon et 3 salles d’opération. Les goulots d’étranglement sont les lits de triage et d’USI.

[128]       Au KAF, l’installation de Rôle 3 est dotée de deux équipes chirurgicales, d’un chirurgien orthopédiste, d’un psychiatre et d’un interniste. Elle compte 12 lits ordinaires et 4 lits d’USI, soit 16 lits en tout, tous dans la même pièce. Le Colonel Ricard, (premier médecin-chef de la Force opérationnelle servant au KAF) a qualifié la capacité de l’installation de [traduction] « très très restreinte ». Il a également déclaré que les 16 lits sont occupés dans une proportion de 80 % à 90 % en tout temps. À l’automne 2009, les Américains ont pris le commandement de l’installation. Le KAF est aujourd’hui une structure moderne, qui comporte un hôpital axé sur les traumatismes, mais qui peut s’occuper des maladies en cas de besoin. Le KAF compte aujourd’hui 12 lits d’USI et 12 lits de triage, ce qui en augmente la capacité.

[129]       Le Colonel Ricard a déclaré que la charge de travail des médecins militaires du KAF est extrêmement chargée et, tous les jours, ils pratiquent en moyenne trois interventions chirurgicales traumatologiques importantes. Les médecins de l’installation travaillent à un rythme intensif qui ne peut pas être soutenu pendant plus de six mois. À cet égard, le Colonel Ricard a déclaré ceci :

[traduction]

En tant que commandant, vous voyez donc votre effectif, bien entraîné et dévoué, se fatiguer de plus en plus. Et, selon moi, nous pressons ces personnes comme des citrons pendant les six mois où elles sont là; il n’y a qu’une seule période de vacances de trois semaines durant ces six mois. Nous les épuisons complètement et ensuite nous les envoyons au pays pour récupérer, mais nous ne pourrions pas faire cela pendant un an, deux ans, trois ans de travail à l’hôpital Civic d’Ottawa dans le cadre de mon travail ordinaire, vu l’intensité de ce qui se passe là-bas.

[130]       Le Major Thurlow était l’officier de quart au Centre d’opérations interarmées du KAF. À ce titre, il avait pour tâche de répondre aux appels d’urgence médicale et aidait à trouver la façon d’évacuer une victime. Dans le cadre de ce travail, il possédait des informations récentes sur l’état des lits dans toutes les installations hospitalières présentes dans sa zone d’opérations. Il a déclaré ce qui suit au sujet des codes hospitaliers indiquant le degré d’occupation d’une installation :

[traduction]

Un code couleur détermine la capacité d’admettre des patients. Et, au Centre d’opérations interarmées, il s’agit là d’une chose que l’on suit de minute en minute. Le code vert signifie qu’une installation est en mesure d’accepter des victimes, sans restriction. Le code jaune signifie qu’une installation a atteint 75 % de sa capacité. Il pourrait s’agir de lits d’USI, de lits de triage, de lits de guerre. Le code rouge indique que l’hôpital est occupé à 90 %. Enfin, il y a la couleur noire. Elle signifie 100 %, ce qui veut dire que l’on a atteint le maximum; l’installation ne peut plus recevoir d’autres victimes.

[131]       Le Major Thurlow a déclaré qu’au KAF l’installation de Rôle 3 était souvent aux prises avec des scénarios de code rouge ou noir. Il a ajouté que le degré d’occupation de l’hôpital se répercutait à la fois sur les opérations militaires et sur les traitements médicaux. Il se pouvait qu’un commandant suspende une opération militaire s’il apprenait qu’une installation avait atteint le stade rouge et ne pourrait pas traiter de victimes. Un code rouge ou noir signifie aussi que les militaires déterminent l’ordre de priorité des victimes qui recevront des soins. Dans ce contexte, les hélicoptères de l’OTAN priorisaient les évacuations en fonction du rôle et de la nationalité de la victime et donnaient la priorité aux forces de coalition, aux ressortissants occidentaux, etc.

[132]       Les patients sont catégorisés en fonction de leur type de blessure, soit A, B ou C. Un patient de catégorie A doit être traité dans l’heure qui suit, une période qu’on appelle « l’heure d’or ». Un patient de catégorie A a priorité sur tous les autres. Son état est urgent et l’on recourt aux moyens les plus expéditifs pour le soigner. Ce patient est toujours transporté par la voie des airs. Dans le cas d’un patient de catégorie B, la fenêtre dans laquelle il est nécessaire d’intervenir s’étend jusqu’à 4 heures et une fois son état stabilisé, il peut être déplacé ailleurs. Le patient de catégorie B a une blessure qui met sa vie en péril, mais le risque est moins grave que dans le cas d’un patient de catégorie A. Le patient de catégorie C est un patient ordinaire et il peut être déplacé dans un délai de 24 heures.

[133]       En Afghanistan il n’y a pas d’ambulances ou de service 911. Lorsqu’il survient une situation d’urgence médicale, il y a plutôt une limite aux soins de santé qu’il est possible de prodiguer sur place, comme c’est le cas, par exemple, à l’EPR. Si la situation est une catégorie A ou B, une mission d’évacuation médicale est nécessaire et les soins ne seront pas donnés sur place; il faut déplacer la personne à un autre endroit, ce qui présente des risques additionnels pour la sécurité de la victime et celle des fournisseurs de soins et des militaires. Selon la preuve, lorsqu’une personne souffrant du diabète de type 1 est touchée par une balle, cela représente des risques accrus pour sa santé. Les risques d’être blessé ou touché par une balle, même dans l’EPR, étaient, a-t-on dit, [traduction] « réels, et non pas minces ».

Les risques pour la sécurité

[134]       Outre les préoccupations pour la santé, les employés civils travaillant en Afghanistan vivent sous la menace constante d’une attaque. Les employés de l’ACDI affectés dans ce pays touchent une rémunération additionnelle appelée « indemnité pour risque d’hostilités » en reconnaissance des dangers inhérents au fait de travailler dans une zone de guerre et des conditions de vie difficiles qu’entraîne la mission. Aux trois endroits où travaillent des agents de l’ACDI – le KAF, Kaboul et le complexe de l’EPR – les conditions de sécurité ont été qualifiées de très dangereuses.

[135]       Le Major Thurlow a déclaré que le KAF est bombardé assez régulièrement et de manière constante. Le Colonel Ricard a été le médecin-chef de la Force opérationnelle au KAF pendant neuf mois et il a déclaré que le KAF a essuyé durant ce temps 70 attaques à la roquette. Au moment de l’audition de la présente affaire, le Major Thurlow a déclaré que le KAF avait subi récemment une attaque à la roquette qui avait touché les installations de repas, blessant plusieurs personnes et tuant une autre. En contre-interrogatoire, le Colonel Ricard a exprimé son désaccord à l’avocate de la plaignante, qui laissait entendre que les risques de blessures au KAF étaient [traduction] « très faibles » : [traduction] « les risques de se blesser à l’intérieur même du KAF sont réels – pas très faibles. […] Au KAF, les risques de mort sont sérieux – chacun doit avoir à sa disposition une veste pare-éclats et un casque ».

[136]       Bob Johnston a décrit l’aggravation des conditions dangereuses à Kaboul au cours de l’été 2008. Il a déclaré que, cette année-là, un hôtel que fréquentaient des ressortissants étrangers avait été victime d’une brèche de sécurité. Cet établissement était auparavant considéré comme [traduction] « sûr ». Cette brèche de sécurité avait été suivie du premier des attentats à la bombe contre l’ambassade de l’Inde, un incident dans lequel on avait fait sauter des véhicules bourrés d’engrais. On avait retrouvé des restes humains à l’intérieur même de l’ambassade du Canada, située à un demi-mille de distance. Selon M. Johnston, les mesures de sécurité prises à l’ambassade du Canada à Kaboul sont les plus coûteuses qui soient, comparativement à n’importe quelle autre ambassade du Canada ailleurs dans le monde. Après les événements décrits plus tôt, l’ambassade a retenu les services d’une entreprise de sécurité comptant à la fois du personnel afghan et d’anciens membres des Forces spéciales britanniques. Les agents de l’ACDI qui assistaient à des réunions à l’ambassade du Canada y étaient conduits par un chauffeur armé, dans un véhicule blindé. En 2009, l’ambassade a instauré des protocoles de [traduction] « protection rapprochée » dans le cadre desquels les employés étaient accompagnés par les anciens membres des Forces spéciales britanniques jusqu’aux réunions afin d’aider à exécuter les mesures d’extraction en cas d’attentat à la bombe suicidaire, souvent suivi de tir d’armes.

[137]       Le complexe qu’occupe l’EPR est lui aussi sous la menace d’une attaque. Les Dres Callary et Baxter ont signalé que [traduction] « des échanges de coup de feu ont lieu à une distance de 300 à 400 mètres des murs du complexe, ce qui oblige les employés à rester dans des abris fortifiés ». Bob Johnston a déclaré qu’en 2009, toutes les personnes présentes dans les installations de l’EPR ont été évacuées à cause de la menace d’une attaque d’envergure.

[138]       La constante menace d’une attaque a également une incidence sur les évacuations médicales. Ces dernières peuvent être faites soit par véhicule blindé soit par hélicoptère. Vu les dangers d’un déplacement par véhicule, la plupart des évacuations médicales se font par hélicoptère. Le Major Thurlow, qui était chargé de surveiller les combats et d’expédier des hélicoptères pour sauver les victimes, a déclaré qu’il y avait 15 hélicoptères – la plupart, sinon tous, Américains – qui s’occupaient de toutes les évacuations médicales dans la zone d’opérations connue sous le nom de Commandement régional (Sud), qui englobe cinq provinces du sud de l’Afghanistan. En 2009, ces 15 hélicoptères ont effectué 5 300 évaluationsmédicales et transporté 7 500 victimes. Ces chiffres n’incluent pas les transferts de patients d’une installation à une autre, dont se chargent les 15 mêmes hélicoptères. Il y avait en moyenne 16 évacuations médicales par jour, mais ce chiffre pouvait augmenter jusqu’à 32 :

[traduction]

un jour, nous avons fait 32 missions d’évacuation médicale – et cela signifie que tout le monde travaille à plein rendement – le personnel vole sans cesse d’une mission à une autre – les installations se remplissent et, ce jour-là, nous avons dû refuser de prodiguer des soins.

[139]       Le Major Thurlow a également parlé des dangers que présente l’évacuation des victimes en Afghanistan. Chaque mission nécessite l’utilisation de deux hélicoptères, transportant chacun trois personnes à son bord. L’un des deux hélicoptères se pose pendant que l’autre le protège. Selon le Major Thurlow :

[traduction]

Il faut donc deux hélicoptères pour aller chercher la victime à cause du risque pour la sécurité; le 2e hélicoptère fait office de second hélicoptère d’évacuation ou, si le secteur est considéré comme un risque élevé pour la sécurité, il fait office d’hélicoptère d’attaque. Mais les deux sont capables de se défendre eux-mêmes. Les deux iront chercher la victime. L’un des deux se pose, l’équipe médicale, on compte environ 3 personnes par hélicoptère. Ils descendent, évaluent l’état de la victime, chargent la victime dans l’hélicoptère. L’autre reste dans les airs et assure la protection de l’hélicoptère au sol, il repousse tout ennemi qui peut apparaître ou qui tente d’intervenir dans la situation. Les mesures d’interdiction sont fréquentes – pas imprévues. On tire sur ces hélicoptères – on tire sur tous les hélicoptères. Quand ils volent, on leur tire dessus. C’est un travail dangereux.

[140]       Le Major Thurlow a ajouté que les engins explosifs improvisés (EEI) sont un autre danger auquel sont confrontés les militaires qui procèdent à une évacuation médicale. À une occasion, en revenant à leur hélicoptère après avoir couché une victime sur une civière, deux brancardiers ont dû être amputés après avoir mis le pied sur un tel engin.

D’autres questions relatives à la sécurité

[141]       Je considère aussi que les facteurs qui suivent sont liés à la sécurité lorsqu’on évalue la question de la contrainte excessive dans les circonstances de l’espèce.

1.                  La prise de mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan et l’effet que cela peut avoir sur le succès de la mission

[142]       À l’instar de toutes les autres missions de maintien de la paix ou à caractère politique de l’ONU, le succès de la mission menée en Afghanistan est optimal lorsqu’il existe un bon climat de collaboration. Ce principe s’applique également aux missions de l’ACDI. La prise de mesures d’accommodement dans une zone de guerre a-t-elle un effet négatif sur la relation entre les divers intervenants qui se trouvent sur place? Il faut garder à l’esprit que le succès des missions de l’ONU et d’autres missions internationales, comme celle que mène l’ACDI en Afghanistan, dépendent de partenariats efficaces et de bonnes relations entre les militaires et les différents intervenants. Plus cet effet est négatif, plus on se rapproche de la contrainte excessive, à cause de l’incidence que cela aura sur la mission et sur les personnes en cause. Les Forces canadiennes ne dictent pas au gouvernement canadien comment gérer ses projets, mais, quand il est question de zones de combat, ces forces sont des spécialistes. Leur évaluation est indispensable quand il est question des conditions de vie dans la zone de combat et du degré de risque dans ces situations. Selon la preuve, les militaires sont chargés de déterminer à quelle installation médicale une victime sera envoyée, ainsi que de planifier toutes les évacuations et le moindre mouvement des civils canadiens entre les différents camps et d’autres parties du pays. Pour accomplir la mission avec succès, il est nécessaire de collaborer avec les militaires et d’entretenir avec eux de bonnes relations.

[143]       Dans la présente affaire, les relations ont été perturbées par l’absence d’un processus nécessaire à la prévention des incidents médicaux, comme celui dont a été victime la plaignante en 2008.

[144]       Au moment de l’incident, Ron Shatz, directeur du Développement au sein de l’EPR à Kandahar, a transmis un courriel à MM. Hallihan et Metcalfe, du GTA, à l’ACDI :

[traduction]

[…] l'incident a inquiété ceux qui ont pris soin d’elle. Aucun d’entre nous ici n’est à l’aise avec l’idée d’une rechute.

[145]       Tant la plaignante que les intimés se sont fondés dans leur témoignage sur ce courriel de Ron Shatz :

[traduction]

Ce matin, le personnel médical m’a dit qu’en aucun cas il ne l’aurait laissée à l’EPRK, qu’elle faisait courir un risque aux autres; même si je trouve cela un peu exagéré, on a immédiatement demandé un hélico et elle a été évacuée vers le KAF dans les 90 minutes suivantes. Il estime que ce type de trouble (son personnel médical lui a dit que B. se trouvait dans un état proche du coma diabétique) est inacceptable ici et que si cet incident devait se produire dans une BOA il n’y aurait aucune mesure de maintien des fonctions vitales, ce qui pourrait avoir des conséquences désastreuses. Il a clairement indiqué qu’il n’accepterait pas B. ici, que l’affectation soit de courte durée ou de longue durée.

[146]       Après l’incident hypoglycémique que la plaignante a subi en 2008, les militaires, en consultation avec leur interniste, ont conclu qu’il n’était pas avisé de la part de l’ACDI d’envoyer des civils dans une zone de guerre sans vérifier comme il faut si ces employés souffraient d’une affection chronique qui risquait de mettre ces derniers, d’autres personnes et la mission tout entière en péril. De ce fait, les Directives sur l’Afghanistan ont été modifiées et il ressort de la preuve que cela a aidé à améliorer les relations avec les militaires. Ces derniers ne sont pas à la tête des missions de l’ACDI, mais ils ont certainement un mot à dire sur la façon dont ils souhaitent agir quand ils mettent leurs soldats dans une situation à risque. À cet égard, l’objet des Directives sur l’Afghanistan était d’améliorer la collaboration et la sécurité entre les divers partenaires participant à la mission en Afghanistan. La plaignante a déclaré que les militaires et son employeur ont réagi de manière excessive à l’incident hypoglycémique dont elle a été victime en 2008. Je ne suis pas d’accord. Je conclus que la situation aurait pu être nettement pire si personne n’avait entendue la plaignante dans son sommeil ou si la base avait essuyé une attaque au moment où la plaignante était frappée d’incapacité. Au vu de la preuve, une personne atteinte du diabète de type 1 peut avoir besoin de l’aide d’une autre personne pour recevoir une injection de glucagon ou du glucose par voie intraveineuse en cas d’incident hypoglycémique grave, sans quoi les conséquences pourraient être désastreuses. La plaignante a omis également de prendre en considération les conséquences générales qu’un autre incident hypoglycémique pourrait avoir sur sa sécurité et sur celle d’autres personnes, sans parler des répercussions que cela pourrait avoir sur les relations entre l’ACDI et les militaires et le succès de la mission en Afghanistan.

2.                  Le degré de contrôle exercé sur le milieu ambiant

[147]       Plus il est possible d’exercer un contrôle sur un milieu donné, moins une EPJ et une contrainte excessive sont justifiables; moins on peut exercer un contrôle sur un milieu donné, plus le critère de l’EPJ jusqu’à contrainte excessive s’applique.

[148]       Selon ce critère, il est nécessaire d’analyser qui exerce le contrôle sur le milieu ambiant. Plus l’employeur a une emprise sur ce milieu ainsi que sur les résultats d’une mission, plus il devrait être possible de prendre des mesures d’accommodement sans imposer de contrainte excessive. Si l’employeur est obligé de se fier à des tiers pour maîtriser le milieu, il est nécessaire de prendre en considération l’effet que la situation peut avoir sur ces tiers dans le cadre de l’analyse de la contrainte excessive. Les autres parties qui assurent le succès de la mission vont-elles soutenir les mesures d’accommodement?

[149]       Dans une zone de guerre, le contrôle exercé sur le milieu ambiant présente un certain nombre de difficultés; si ce n’était pas le cas, il n’y aurait aucune victime civile parce que leur sécurité serait assurée. La preuve que nous avons vue plus tôt au sujet du contexte de la zone de guerre en Afghanistan établit que les dangers là-bas sont réels et que les vies sont constamment en péril. Dans ce contexte, il est indispensable de garder à l’esprit les réponses aux questions suivantes :

Quelles sont les conséquences si l’on applique les mesures d’accommodement? D’autres personnes seront-elles mises en danger à cause de ces mesures? Quels en sont les effets sur les droits des autres employés de l’ACDI, les civils, les militaires, les installations, etc.?

[150]       Dans le cas présent, les mesures d’accommodement obligent-elles d’autres personnes à prendre, pour le compte de la plaignante, des mesures qui leur imposent une contrainte excessive? Est-il raisonnable, voire possible, pour un employeur de respecter par lui-même les mesures d’accommodement sans la collaboration de ses partenaires?

[151]       Le travail qu’accomplit l’ACDI en Afghanistan dépend des militaires à diverses fins et, surtout, à des fins de sécurité. Même si l’ACDI administre des projets civils en Afghanistan, les militaires participent directement aux aspects opérationnels de ces missions et, dans les faits, certains y participent de si près qu’ils perdent la vie dans l’exercice de leurs fonctions.

[152]       Dans mon évaluation de la preuve relative à la question de savoir qui exerce un contrôle sur le milieu ambiant ainsi que sur la sécurité assurée dans la zone de guerre, j’opte pour celle de l’ACDI plutôt que pour celle de la plaignante. Quand cette dernière a témoigné, elle a tenté d’atténuer les dangers en Afghanistan. En même temps, elle réclame l’indemnité pour risque d’hostilités à titre de redressement en l’espèce. Elle a déclaré qu’aucun employé de l’ACDI n’a été tué ou enlevé. Je ne considère pas que cette preuve est pertinente, car un diplomate canadien a été tué et d’autres civils canadiens ont été blesses ou enlevés en Afghanistan. Le témoignage de la plaignante sur cette question n’a pas été convaincant. Il est ressorti de la preuve que l’ACDI à elle seule n’est pas en mesure d’exercer un contrôle sur le milieu en Afghanistan et d’assurer à ses employés une sécurité raisonnable. De plus, il est difficile, sinon impossible, pour les militaires de contrôler la sécurité du milieu en Afghanistan. Je conclus que l’ACDI exerce un degré de contrôle très faible sur le milieu de travail de la plaignante en Afghanistan. Je conclus également que les militaires exercent un certain degré de contrôle, mais qu’ils ne peuvent pas garantir un degré de contrôle total dans la zone de guerre en Afghanistan.

La conclusion au sujet de la contrainte excessive

[153]       La Commission a fait valoir qu’il faudrait prendre en considération les risques déjà présents dans le milieu au moment d’évaluer si le fait de prendre des mesures d’accommodement en faveur de la plaignante constituerait un degré de risque inacceptable. La Commission et la plaignante ont soutenu que tout civil affecté en Afghanistan accepte un certain degré de risque, tout comme les militaires qui collaborent avec l’ACDI. Cela est vrai, mais la question demeure : est-il sage d’envisager d’ajouter plus de risques à un milieu déjà risqué? Cette optique est-elle acceptable dans une zone de guerre?

[154]       La Commission a fait référence à l’arrêt Multani c. Commission scolaire Marguerite‑Bourgeoys, 2006 CSC 6 (Multani) à l’appui de sa position concernant les risques en cause. Dans l’affaire Multani, les événements se sont déroulés dans une école publique du Québec, au Canada, un pays pacifique où personne ne s’attend à ce qu’une roquette tombe sur le toit d’une école. S’il survient une situation d’urgence, aucun insurgé n’empêchera les ambulanciers paramédicaux ou les policiers de venir rapidement à l’aide. En Afghanistan, le scénario est nettement différent de celui dont il était question dans Multani. Cependant, je trouve que l’arrêt Multani est instructif en ce sens que chaque milieu est différent et que le degré de risque qui y est présent doit être analysé au cas par cas. À cet égard, la Cour suprême a déclaré ceci :

Bien que, en l’espèce, notre Cour n’ait pas à comparer le niveau de sécurité souhaitable dans un environnement donné avec celui du milieu scolaire, ces décisions démontrent que chaque milieu est particulier et possède des caractéristiques qui lui sont propres et qui justifieront un niveau de sécurité différent selon les circonstances.

(voir Multani, au paragraphe 66)

[155]       Dans le même ordre d’idées, dans la décision Nijjar c. Lignes aériennes Canada 3000 Limitée (1999), 36 CHRR D/76 (Nijjar), le Tribunal a déclaré :

Afin de déterminer si la politique de l'intimée concernant les armes peut être modifiée par mesure d'accommodement envers les Sikhs auxquels elle est préjudiciable, il faut examiner le milieu dans lequel la règle doit être appliquée. À cet égard, nous sommes convaincus qu'un avion représente un milieu unique. Un certain nombre d'individus sont regroupés et doivent demeurer ensemble, dans un espace clos, pendant une période prolongée. Les services médicaux et la police ne sont pas facilement accessibles en cas d'urgence.

La Commission a fait remarquer que les avions renferment toute sorte d'objets (bouteilles de vin, béquilles, cannes, etc.) qui sont admis à bord et qui pourraient être utilisés comme armes. S'il est vrai que ces différents types d'objets pourraient en théorie être utilisés comme armes, nous ne croyons pas, compte tenu du témoignage du Dr McAuliffe en ce qui concerne la capacité offensive des bouteilles de vin, et eu égard à l'exiguïté de l'espace dans lequel des béquilles ou une canne pourraient être brandies, que le risque que présentent ces objets soit comparable à celui que constituent les kirpans.

Contrairement au milieu scolaire en cause dans Pandori, où il existe une relation durable entre l'élève et l'école et, ce faisant, une possibilité réelle d'évaluer la situation de l'individu qui demande l'accommodement, le secteur du transport aérien dessert une population qui se déplace. On traite chaque jour avec un grand nombre d'individus qu'on n'a guère l'occasion d'évaluer. […]

(Nijjar, aux paragraphes 123 à 125)

[156]       Cela dit, une preuve de contrainte excessive peut revêtir « […] autant de formes qu’il y a de circonstances » (Hydro-Québec c. Syndicat des employé-e-s de techniques professionnelles et de bureau d'Hydro-Québec, section locale 2000, 2008 CSC 43, au paragraphe 12). En fait, la prise de mesures d’accommodement à l’égard d’un employé dans une zone de guerre est une situation unique, et les intimés ont produit une preuve des conditions de travail particulières qui règnent en Afghanistan, comme il a été décrit plus tôt. Comme la sécurité est en cause dans la présente affaire, « […] l’ampleur du risque et l’identité de ceux qui le supportent sont des facteurs pertinents » (Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Commission des droits de la personne), [1990] 2 RCS 489, à la page 521). La preuve décrite plus tôt indique que non seulement il existe de sérieux risques pour la santé et la sécurité des Canadiens travaillant en Afghanistan, mais que ces risques se matérialisent souvent et que le danger est bien réel. Il ressort également de la preuve que ce ne sont pas seulement la plaignante ou les employés de l’ACDI qui supportent ces risques, mais aussi les membres des Forces canadiennes et d’autres militaires étrangers, et tout particulièrement les équipes d’hélicoptères qui procèdent aux évacuations médicales. La Convention relative aux droits des personnes handicapées traite de la façon de contrebalancer la situation des personnes handicapées au moyen d’autres droits :

Article 10 – Droit à la vie

Les États Parties réaffirment que le droit à la vie est inhérent à la personne humaine et prennent toutes mesures nécessaires pour en assurer aux personnes handicapées la jouissance effective, sur la base de l'égalité avec les autres.

Article 11 – Situations de risque et situations d’urgence humanitaire

Les États Parties prennent, conformément aux obligations qui leur incombent en vertu du droit international, notamment le droit international humanitaire et le droit international des droits de l'homme, toutes mesures nécessaires pour assurer la protection et la sûreté des personnes handicapées dans les situations de risque, y compris les conflits armés, les crises humanitaires et les catastrophes naturelles.

[Non souligné dans l’original.]

[157]       Dans le même ordre d’idées, les services médicaux sont limités et l’espace-lits doit être préservé pour le traitement des troupes, des civils afghans blessés et les situations d’urgence imprévisibles qui touchent tous les civils affectés en Afghanistan. La plaignante a essayé de montrer que la situation en Afghanistan n’est pas aussi dangereuse que les intimés le prétendent, et qu’il était possible d’amener tous les risques à un niveau acceptable. Cependant, les conditions de guerre en Afghanistan sont telles que le contrôle exercé sur le milieu de travail de la plaignante est fort limité en raison des conditions instables que crée la guerre et du fait que l’ACDI dépend des militaires pour assurer la sécurité de ses employés présents en Afghanistan. Malgré toutes les mesures de protection et de précaution que prennent les militaires, de nombreuses personnes ont été blessées et tuées en Afghanistan, des attaques sont menées contre les complexes militaires, des convois sont pris en embuscade et il a été parfois nécessaire d’évacuer du personnel de l’ACDI de certains endroits. La plaignante a fait valoir qu’aucun employé de l’ACDI n’a été enlevé ou tué, mais cela ne fait rien pour atténuer le risque ou réduire la probabilité qu’une telle situation se produise. Le fait d’ajouter des risques à la situation préexistante ainsi qu’aux autres circonstances imprévues en Afghanistan met davantage en péril des vies, à part celle de la plaignante.

[158]       Toute personne affectée en Afghanistan accepte qu’il existe un certain risque pour sa sécurité. La plaignante et la Commission soutiennent que le degré de risque auquel s’expose la plaignante est un peu plus élevé, mais qu’il pourrait être amené à un niveau acceptable si l’employeur mettait en application les conditions que le Dr Beauregard a prescrites et autorisait la plaignante à travailler sans déplacements. Toutes deux font référence à un niveau de sécurité raisonnable et soutiennent que la norme qu’applique l’ACDI est un niveau de sécurité absolue. Je ne suis pas d’avis que l’ACDI applique une norme de sécurité absolue, qui aurait pour effet de n’autoriser qu’aucun employé de l’ACDI ne soit affecté en Afghanistan compte tenu de tous les risques qui y sont présents. Je conclus que la norme est élevée, mais lorsque des vies et la santé sont en jeu, c’est ce qui devrait être le cas. Les militaires risquent tous les jours leurs vies en Afghanistan, mais ils assument ce risque en vue de favoriser l’exécution de la mission que mène le Canada en Afghanistan. Ce serait un risque déraisonnable pour eux de mettre leurs vies en danger à seule fin de répondre aux besoins de la plaignante. À cet égard, « [l]es facteurs permettant de conclure que la contrainte est excessive […] doivent être appliqués avec souplesse et bon sens » (Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, 2007 CSC 4, au paragraphe 15). Le droit à la vie exige que l’on applique la norme de sécurité la plus stricte qui soit, conformément aux principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH). Toute mesure d’accommodement doit respecter la vie des autres, une vie qui serait affectée par la décision de prendre des mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan. L’argument selon lequel les militaires prennent tous les jours des risques n’est pas suffisant pour imposer à ceux dont la vie est déjà en péril des risques additionnels en vue de répondre aux besoins de la plaignante.

[159]       Après avoir examiné la totalité des éléments de preuve produits en l’espèce, je crois que dans un milieu stable la plaignante gère très bien les symptômes de son affection. Elle est bien informée au sujet de cette dernière et a expliqué très clairement comment elle la gère. Sur ce point, elle est très crédible. Mais on ne peut pas dire la même chose de la gestion de son affection en Afghanistan. Elle a déclaré qu’elle s’était administrée par erreur deux doses d’insuline, alors qu’il n’en fallait qu’une seule, et qu’elle avait oublié de mesurer son taux de sucre dans le sang avant de se coucher. Quand on lui a demandé quel était le motif de cette erreur, elle a expliqué que c’était parce qu’elle jouait aux cartes et était distraite. Je la crois quand elle dit qu’elle a tiré une leçon de cette expérience; mais je signale aussi qu’elle a demandé un congé de maladie en juin 2008 parce que les contacts qu’elle avait avec SC et l’ACDI la stressaient et agissaient sur son état de santé, et la preuve a établi le lien existant entre un faible dosage d’A1C – un type d’épreuve qui mesure la concentration sanguine de sang – et la même période où la plaignante avait ressenti du stress. Cette demande a été rédigée par le même médecin, son médecin traitant, la Dre Arnaout, qui avait tout d’abord dit que la plaignante était apte à recevoir une affectation en Afghanistan. J’ai soupesé cette information par rapport au reste des éléments de preuve produits. Le stress lié à la discrimination est négligeable par rapport au degré élevé de stress que l’on ressent en Afghanistan. Mes conclusions à cet égard ne changent pas, même si les résultats d’une épreuve de stress psychologique invasif réalisée au Canada ont indiqué que la plaignante était apte. Je ne puis donner à ces résultats plus de poids que la preuve solide que l’ACDI a avancée, avec une description détaillée de la part des militaires à propos des conditions qui règnent dans la zone de guerre en Afghanistan. Des détails ont été fournis sur la mission, sur les évacuations médicales, et la plaignante n’est pas parvenue à contredire ces éléments de preuve. La preuve a révélé que, même si l’on appliquait les restrictions suggérées par le Dr Beauregard, elles ne peuvent pas être respectées en tout temps s’il survient une urgence ou une situation mettant la vie en péril. Rien ne garantit que la plaignante aurait toujours avec elle tout le matériel nécessaire pour s’administrer de l’insuline, surtout dans le cas d’une attaque à la roquette ou d’une embuscade. De plus, rien dans la preuve ne montre qu’elle gèrerait convenablement son état lors d’une embuscade ou d’une attaque à la roquette, et la situation devient encore plus hypothétique lorsqu’il faut compter sur les réactions d’autres employés de l’ACDI pour aider la plaignante.

[160]       Au vu des éléments de preuve et des motifs que j’ai exposés plus tôt, et sous réserve de mes conclusions quant au manquement procédural de l’ACDI à l’obligation de prendre des mesures d’accommodement, je crois que l’on imposerait une contrainte excessive à l’ACDI s’il fallait qu’elle prenne des mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan, compte tenu des risques pour la santé et la sécurité de la plaignante, ainsi que pour la sécurité des employés de l’ACDI et celle des combattants en Afghanistan.

VII.          Conclusion

[161]       Selon la preuve, la prise de mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan imposerait à l’ACDI une contrainte excessive. Néanmoins, cette dernière a manqué à son obligation procédurale d’étudier toutes les mesures d’accommodement possibles pour la plaignante et, de ce fait, une violation des articles 7 et 10 de la LCDP a été établie contre l’ACDI.

[162]       Pour sa part, SC a établi les Directives sur l’Afghanistan, qui ne reflètent pas l’égalité entre tous les membres de la société. En cours d’emploi, la plaignante a été victime d’une différence de traitement défavorable du fait de sa déficience par l’application de ces Directives. Pour cette raison, SC a violé l’alinéa 7b) de la LCDP.

[163]       En conséquence, les deux plaintes sont justifiées et le Tribunal envisagera des mesures de redressement appropriées en vue d’éliminer ces actes discriminatoires.

VIII.       Les mesures de redressement

[164]       Lorsqu’une plainte déposée en vertu des articles 7 et 10 de la LCDP est jugée fondée, le Tribunal a le pouvoir réparateur de rendre une ordonnance en application des paragraphes 53(2), (3) et(4) de la LCDP, dont le texte est le suivant :

  53. (2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :

(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17;

b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée;

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;

d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte;

e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

(4) Sous réserve des règles visées à l’article 48.9, le membre instructeur peut accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés.

[165]       L’objet de la LCDP est de nature réparatrice et « […] ne vise pas à déterminer la faute ni à punir une conduite » (Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor)), [1987] 2 RCS 84, au paragraphe 13 (Robichaud)). La Loi vise plutôt principalement à « […] déceler les actes discriminatoires et à les supprimer » (Robichaud, au paragraphe 13). Le Tribunal a affaire à des conflits émotifs et complexes entre des parties, ce qui l’oblige à être « […] capable de créativité et de souplesse dans la recherche de réparations efficaces et la Loi est organisée de façon à encourager cette souplesse » (Grover c. Canada (Conseil national de recherche – CNRC) (1994), 80 F.T.R. 256 (CF 1re inst.) (Grover)). Même si le Tribunal jouit d’une certaine souplesse et d’un certain pouvoir discrétionnaire en matière de redressement sous le régime de l’article 53, ce pouvoir discrétionnaire n’est pas sans limites. En analysant la limite à l’obligation d’accorder une indemnité en vertu de la LCDP, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268 (Chopra) :

[…] La première limite a été reconnue unanimement par les membres formant la Cour dans Morgan : il doit exister un lien de causalité entre l’acte discriminatoire et la perte alléguée. La deuxième limite, consacrée par la Loi même, consiste dans le pouvoir discrétionnaire conféré au Tribunal d’ordonner l’indemnisation de la totalité ou de la fraction des pertes de salaire entraînées par l’acte discriminatoire. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire doit obéir à des principes. 

(Chopra, au paragraphe 37)

Pour dire les choses de manière plus générale :

[…] les ordonnances de redressement doivent être liées au litige ou au sujet de la plainte qui a été jugée fondée : le « cadre de la plainte » ou le « sujet réel ». Le redressement doit être égal à l'acte discriminatoire. Les ordonnances doivent aussi être raisonnables et le pouvoir discrétionnaire en matière de redressement doit être exercé en fonction de la preuve présentée.

(Hughes c. Élections Canada, 2010 CHRT 4 (Hughes), au paragraphe 50)

[166]       Pour ce qui est d’appliquer une ordonnance réparatrice, la CCDP ou d’autres parties peuvent intervenir, à des fins de consultation ou de contrôle. La participation d’autres intervenants démontre que le Tribunal a un rôle juridictionnel qui se traduit mal dans les aspects techniques ou spécifiques de l’application d’une ordonnance, qui affecte souvent le fonctionnement au jour le jour d’un gouvernement intimé ou d’une entreprise intimée (voir Hughes, au paragraphe 51).

[167]       Compte tenu de ces principes, voici mes motifs concernant les mesures de redressement que la plaignante et la Commission ont demandées.

Une indemnité pour les primes et les indemnités perdues

[168]       La plaignante souhaite être indemnisée en vertu de l’alinéa 53(2)c) de la LCDP pour les primes et les indemnités qu’elle a perdues en rapport avec la période de 18 mois d’affectation en Afghanistan qu’elle n’a pas obtenue. Ces primes et ces indemnités comprennent ce qui suit : une indemnité pour risque d’hostilités perdue et une prime différentielle de poste de 17 627 $ pour une période de 12 mois ou de 26 440 $ pour une période de 18 mois; une prime de risque spéciale de 10 015 $ pour une période de 12 ou de 18 mois; une prime pour faux frais de réinstallation perdue de 4 106 $ pour une période de 12 à 18 mois; une indemnisation pour une allocation voyage de vacances perdue [l’allocation moins les heures à utiliser pour un congé de détente] au niveau PM-05 d’un montant de 32 708 $ pour une affectation de 12 mois (un an) et de 49 062 $ pour une affectation de 18 mois pour une période de 6 mois et une période d’un an, au niveau PM-06, au montant de 31 779 $ pour 12 mois et de 47 505 $ pour 18 mois; une indemnité pour les occasions de temps supplémentaire perdues, moins le temps supplémentaire déjà acquis au Canada, au niveau PM-05 [5 034 $ moins 774 $ par mois] pour 12 mois, 38 340 $, au niveau PM-06 niveau 2 2008 [5 682 $ moins 774 $ par mois] pour 12 mois, 44 174 $, au niveau PM-06 niveau 3 2009 [5 767 $ moins 774 $ par mois] pour 18 mois 66 642 $, en prenant pour base le niveau 2 pour 12 mois plus le niveau 3 pour 6 mois; une indemnité pour un revenu locatif perdu pendant 12 mois de 14 400 $ et pendant 18 mois de 21 600 $; une indemnité pour les dépenses de ménage engagées pendant 12 mois (5 808 $) et pendant 18 mois (8 712 $).

[169]       L’ACDI a établi qu’elle subirait une contrainte excessive si elle prenait des mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan. Par conséquent, je n’accorderai aucun montant directement lié à l’affectation en Afghanistan, comme la prime de risque spéciale ou l’indemnité pour risque d’hostilités. Cette dernière s’applique spécifiquement aux secteurs dangereux qui présentent les niveaux de contrainte les plus élevés et elle n’est pas accordée dans toutes les missions internationales. Dans le cas présent, pour pouvoir accorder à la plaignante une compensation pour l’indemnité pour risque d’hostilités, le Tribunal doit être convaincu qu’elle aurait été affectée en Afghanistan. Comme il a été établi que cette mesure aurait causé une contrainte excessive, aucune somme liée à l’affectation en Afghanistan ne peut être accordée. L’alinéa 53(2)c) vise à indemniser la victime de la totalité des dépenses entraînées par l’acte discriminatoire. Je ne puis trouver aucune explication logique dans le fait de réclamer des frais de réinstallation, un revenu locatif perdu, des dépenses de ménage, etc. Il ne s’agit pas de dépenses que la plaignante a engagées. Les dépenses ne doivent être remboursées que si elles ont été faites, et non pas demandées sans avoir été engagées. Cela dit, je crois que si la plaignante n’avait pas été victime de la différence de traitement défavorable qu’elle a subie pendant tout le processus d’évaluation médicale et d’affectation, elle aurait obtenu un poste dans un autre pays. Même si on lui a refusé l’affectation en Afghanistan, elle aurait pu être affectée, à tout le moins, dans un pays ami. Je conclus qu’elle aurait eu à faire du temps supplémentaire plus souvent qu’au Canada, mais pas autant qu’en Afghanistan, où les conditions sont difficiles. La plaignante a déclaré qu’il n’y a pas grand-chose à faire en Afghanistan, de sorte que, en bout de ligne, les employés de l’ACDI accomplissent habituellement plus d’heures de travail qu’à l’accoutumée. La preuve a également établi qu’il est raisonnable de présumer que la plaignante se serait trouvée au niveau PM-06 à cause du travail qu’elle avait fait auparavant. Je développerai plus loin mes motifs à cet égard, dans la section intitulée « La nomination et le déploiement ». Je n’ai pas assez de documents en main pour quantifier la quantité moyenne de temps supplémentaire qu’effectuerait un employé de niveau PM-06 dans un pays ami. De ce fait, j’accorderai un délai de deux mois aux parties pour me fournir des observations sur le montant approprié, et je demeurerai saisie de l’affaire jusqu’à ce que cette information soit disponible.

L’indemnité pour préjudice moral

[170]       La plaignante demande une indemnité pour préjudice moral d’un montant de 20 000 $, en application de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP. Le montant de 20 000 $ est le maximum autorisé dans les limites de la LCDP sous ce chef de dommages. Le préjudice moral est difficile à quantifier. Lorsqu’une personne souffre, la seule personne qui a une véritable connaissance de cette souffrance particulière est celle qui la subit. Lorsqu’une personne ressent de la douleur, il n’existe aucune somme d’argent qui peut la compenser de manière juste. La douleur morale que l’on associe à la discrimination est subjective et varie d’une personne à une autre. Du point de vue de la personne qui en a été victime, il faudrait accorder d’importantes sommes d’argent pour refléter ce que cette personne a vécu et lui rendre justice. Nul ne devrait souffrir, et aucun montant ne peut refléter cette injustice. Le montant accordé ne remettra jamais entièrement la personne dans la situation où elle se serait trouvée si la discrimination n’avait jamais eu lieu, à cause de l’élément subjectif de la discrimination et des limites de la LCDP et de la jurisprudence. Les cicatrices psychologiques prennent souvent un temps considérable à guérir et peuvent avoir une incidence sur l’estime qu’une personne a de soi. Cela dit, quand une preuve établit l’existence d’une douleur et d’une souffrance – un préjudice moral – il faut tenter d’accorder une compensation. La plaignante a demandé un congé de maladie à cause de la façon dont elle se sentait au travail face à la manière dont l’ACDI et SC traitaient l’évaluation médicale et le processus d’accommodement. Elle a attendu des réponses des deux intimés, mais ces réponses ne sont jamais arrivées. On a dit à la plaignante que le CCM-SC accepterait le troisième avis médical mais, en fin de compte, il ne l’a pas fait et, dans l’intervalle, il a fait passer à la plaignante des tests qui maintenaient ses espoirs. Ces derniers ont été anéantis par la façon dont les deux intimés se sont occupés de la situation. Elle n’a pas été informée de ses droits et a été induite en erreur de deux façons : 1) en se faisant dire qu’une liste de pays où elle pouvait être affectée serait fournie, et 2) aussitôt que des médecins présents dans ces pays fourniraient les renseignements médicaux nécessaires, elle obtiendrait plus d’information. Ces renseignements n’ont jamais été donnés et aucun suivi n’a été fait par les intimés. La plaignante a perdu des occasions d’être affectée à l’étranger à cause de ces délais. Dans tout le processus, la plaignante s’est sentie défavorablement traitée à cause de son état de santé et a jugé que l’on empiétait sur sa dignité. Après avoir examiné les montants que le Tribunal a déjà accordés, ainsi que l’ensemble de la preuve, j’ordonne aux intimés de payer chacun la somme de 5 000 $ à la plaignante.

L’indemnité pour un acte discriminatoire délibéré et inconsidéré

[171]       La plaignante demande une indemnité spéciale pour un acte discriminatoire délibéré et inconsidéré d’un montant de 20 000 $ en application du paragraphe 53(3) de la LCDP. Elle n’a présenté aucune jurisprudence à l’appui de cette demande, pas plus que des arguments détaillés n’ont été invoqués, mais la preuve est suffisante pour poursuivre l’analyse de cette affaire. La preuve a établi que SC a dit à la plaignante qu’il souscrirait à l’avis médical indépendant, quel qu’il soit. SC était au courant de ce qu’il avait dit et a modifié son approche quand l’avis n’a pas été celui auquel il s’attendait. Il a également rédigé les « exigences médicales absolues » et a reconnu à l’audience qu’il s’agissait d’un mauvais choix de mots qui, en fait, pouvait induire en erreur une personne qui procédait à une évaluation. SC n’a pas essayé de rectifier le texte des directives lorsqu’il a transmis les renseignements au Dr Beauregard, pas plus qu’il n’a remis à ce dernier la première section du GEST, où il est dit que les directives sont de nature instructive et non impérative. SC savait donc ce qu’il faisait. Pour sa part, l’ACDI a refusé de répondre au courriel dans lequel la plaignante lui demandait d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de l’affecter en Afghanistan. L’ACDI ne peut ignorer le fait qu’aucun renseignement additionnel n’a été communiqué à la plaignante au sujet d’autres affectations à l’étranger. Après avoir passé en revue les éléments de preuve et les autres décisions que le Tribunal a rendues sous ce chef d’indemnisation, je conclus que les deux intimés, en se comportant d’une telle façon, ont commis un acte discriminatoire délibéré et inconsidéré au sens du paragraphe 53(3) de la LCDP. J’ordonne aux intimés de payer chacun à la plaignante la somme de 5 000 $.

Les crédits de congés de maladie

[172]       Conformément à l’alinéa 53(2)c) de la LCDP, la plaignante demande le rétablissement de crédits de congés de maladie totalisant 55 jours. Cette période de 55 jours est liée au congé de maladie qu’elle a pris au cours de l’été 2009, en juin. Elle correspond à une période où son médecin lui a dit que le stress lié à la discrimination et aux problèmes relatifs au travail avait une incidence sur sa glycémie et son état de santé. La preuve corroborait la recommandation du médecin. J’ordonne donc le rétablissement de la totalité des crédits de congés de maladie dus à la plaignante.

Les crédits de jours de vacances

[173]       La plaignante demande aussi que l’on rétablisse les crédits de jours de vacances totalisant 15 jours, période qu’elle a prise pour se préparer et assister aux procédures liées à sa plainte. Conformément à l’alinéa 53(2)c) de la LCDP, j’ordonne le rétablissement des crédits relatifs à 15 jours de vacances.

La nomination et le déploiement

[174]       La plaignante demande qu’on la nomme à un poste de niveau EX-01 à l’ACDI, conformément à l’alinéa 53(2)b) de la LCDP. Elle demande aussi qu’on la déploie à un poste opérationnel au sein de la Direction générale des programmes géographiques (DGPG) de l’ACDI, conformément à l’alinéa 53(2)b) de la LCDP, et qu’elle soit affectée à un pays de son choix où elle pourrait amener sa famille.

[175]       En décembre 2008, la plaignante a été promue au poste de gestionnaire du programme de développement international à l’Unité d’examen des résultats et de la reddition de comptes, un poste de niveau PM-06 (poste qu’elle occupait à titre intérimaire depuis le mois de mai 2007). En même temps, elle a présenté sa candidature – avec succès – à une affectation intérimaire à titre d’adjointe ministérielle supérieure au cabinet du ministre, un poste de niveau A/EX-1. Elle a démissionné de son poste d’adjointe ministérielle supérieure par intérim et a pris un congé pour raison de santé de courte durée, à partir du 20 juin 2009, ou aux environs de cette date. Vers le 1er septembre 2009, la plaignante a réintégré le poste qu’elle occupait antérieurement, en tant que gestionnaire du programme de développement international au sein de l’Unité d’examen des résultats et de la reddition de comptes, où elle continue de travailler. Les intimés ont fait valoir que rien n’oblige à accorder une affectation à la plaignante car elle occupe déjà un poste intéressant au sein de l’ACDI et qu’elle a été embauchée à un poste d’un niveau supérieur à celui auquel débutent de nombreux employés de l’ACDI. Je ne suis pas du même avis. Je conclus que la plaignante, sans sa déficience, aurait obtenu une affectation en Afghanistan ou ailleurs à cause de son aptitude à exécuter les fonctions requises. L’ACDI n’a jamais contesté qu’elle est une bonne employée, apte à réussir à des postes d’un niveau supérieur. En fait, il ressort de la preuve, dans un courriel émanant de Dave Metcalfe (Examen des résultats et de la reddition de comptes, GFA, ACDI) et destiné à Michael Collins, que ces derniers l’ont qualifiée de [traduction] « remarquable, une ressource et une employée d’excellente qualité ».

[traduction]

[…] nous pourrions peut-être faire de notre mieux pour la placer ailleurs dans l’Agence, à un endroit qui mènerait à une affectation à un pays différent pour lequel SC donnerait son soutien compte tenu de la situation […] nous devrions essayer de la garder au sein du GTA ou du moins au sein de l’Agence.

[176]       Sur ce fondement, conformément à l’alinéa 53(2)b) de la LCDP, j’ordonne à l’ACDI de déployer la plaignante à la DGPG au niveau PM-06 et de prendre avec elle les mesures nécessaires pour l’affecter dans un pays ami, faisant partie de ses trois premiers choix où il y a des installations médicales appropriées et où elle ne sera soumise à aucune restriction médicale.

Le dossier du personnel

[177]       La plaignante a demandé que l’on élimine sur-le-champ de son dossier du personnel tout blâme lié à la poursuite de la présente plainte, conformément à l’alinéa 53(2)b) de la LCDP. Selon la preuve que l’ACDI a produite, ce blâme était lié au comportement de la plaignante au travail, qui avait envoyé des courriels et parlé à plus de gens qu’il le fallait au sujet des plaintes. La preuve a montré qu’elle s’était parfois exprimée d’un ton cassant dans ses courriels. La plaignante a fait valoir qu’on lui avait demandé de retirer sa plainte en échange d’un poste. Cette allégation n’a pas été corroborée, et la personne qui lui avait censément fait cette déclaration n’a pas témoigné devant le Tribunal. Je n’y accorde donc aucun poids. Si le blâme avait eu lieu parce qu’elle avait déposé une plainte auprès de l’ACDI, j’aurais considéré cela comme une mesure de représailles. Je ne crois pas que c’était pour cette raison-là, mais plutôt parce qu’elle avait fait plusieurs tentatives, même auprès du cabinet du ministre, pour faire valoir son point. Quand on lui a demandé pourquoi elle avait formulé des menaces et des commentaires négatifs à propos de certains membres de l’équipe de direction de l’ACDI, la plaignante a admis ne pas avoir agi de manière rationnelle. Il est légitime de défendre ses propres droits, mais il y a des limites à respecter; sinon, il faut en subir les conséquences. La demande est donc rejetée.

Les honoraires juridiques

[178]       La plaignante demande d’être indemnisée d’honoraires juridiques d’un montant de 2 712,68 $. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mowat, 2009 CAF 309 (Mowat), la Cour d’appel fédérale a conclu que le TCDP n’est pas habilité à adjuger des dépens en vertu des dispositions de la LCDP. L’autorisation de porter l’affaire en appel devant la CSC a été accordée. Cependant, sur le fondement de l’arrêt Mowat, je n’accorde aucun montant au titre des honoraires juridiques.

Les mesures de redressement systémiques

[179]       La plaignante demande ce qui suit :

-           une ordonnance portant que les intimés mettent fin à leurs actes discriminatoires contre les employés qui souhaitent obtenir une affectation à l’étranger et qui tombent sous le coup de l’interdiction médicale absolue que contiennent les politiques que les intimés appliquent au moment d’évaluer l’état de santé des employés;

 

-           une ordonnance portant que les intimés consultent la Commission (CCDP), conformément à l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, en vue de dresser un plan pour éviter qu’il survienne d’autres incidents de discrimination fondés sur une déficience lors de l’évaluation médicale des employés qui souhaitent être affectés à l’étranger;

 

-           une ordonnance portant que les intimés établissent des politiques écrites qui soient satisfaisantes pour Mme Cruden et la Commission, en vue de traiter de l’évaluation de l’aptitude sur le plan médical à une affectation à l’étranger dans un délai de moins de six mois, et que ces politiques comprennent un processus d’évaluation individualisée pour les personnes évaluées;

 

-           des conclusions ont été tirées au sujet du caractère inapproprié des Directives sur l’Afghanistan. Les « exigences médicales absolues » créent une preuve prima facie de discrimination à l’endroit des personnes atteintes d’une affection chronique et, lorsqu’elles sont appliquées, ces exigences occasionnent une différence de traitement défavorable. Il est nécessaire d’améliorer les processus d’évaluation médicale et d’affectation pour remédier à cette discrimination;

 

-           la Convention relative aux droits des personnes handicapées, à l’alinéa o) de son préambule, mentionne : « Estimant que les personnes handicapées devraient avoir la possibilité de participer activement aux processus de prise de décisions concernant les politiques et programmes, en particulier ceux qui les concernent directement […] ».

[180]       Pour ces motifs, j’ordonne que toutes les mesures qui précèdent soient prises, au vu des éléments de preuve produits et des conclusions tirées dans la présente affaire.

Les modifications à apporter aux politiques et aux directives de SC ainsi qu’aux politiques de l’ACDI

[181]       Les éléments de preuve produits et les conclusions tirées dans la présente affaire ont permis d’établir que les Directives sur l’Afghanistan et, par-dessus tout, les « exigences médicales absolues », doivent être remplacées pour éviter toute différence de traitement défavorable et pour évaluer les personnes au cas par cas. Les directives doivent être clarifiées afin de garantir que leur interprétation n’amène pas les médecins à écarter toute personne souffrant d’une affection chronique. L’ACDI doit veiller à ce que ses employés soient pleinement informés de leurs droits ainsi que du processus d’affectation tout entier, ce qui inclut les exigences médicales et la possibilité qu’a un employé de solliciter en temps opportun un troisième avis. Le libellé des « exigences médicales absolues » doit être changé afin de refléter l’existence d’un critère médical strict pour les affectations en Afghanistan, mais sans instaurer une interdiction complète. Il est ressorti de la preuve que les fonctionnaires de l’ACDI n’étaient pas familiers avec le processus d’évaluation médicale de SC, ni avec l’existence de la DSE9. Les éléments de preuve que les intimés ont produits n’ont pas montré qu’ils avaient une réelle connaissance des mesures d’accommodement, ni des dispositions de la LCDP. Il est donc justifié de prendre des mesures de formation. Je ne souscris tout simplement pas au temps que demande la Commission pour ce qui est d’offrir la formation requise. La Commission a demandé que la formation soit suivie dans un délai de six mois. Je ne suis pas d’accord. Je suis consciente qu’il est préférable de fixer un délai, mais je conclus qu’un délai de six mois est déraisonnable pour des organisations d’une taille aussi grande que celle de l’ACDI et de SC. Je tendrais plutôt à dire : dans un délai raisonnable d’au plus un an.

[182]       Par conséquent, j’ordonne ce qui suit, conformément à ce que la Commission a demandé :

a)                  que SC modifie le GEST de façon à éliminer dans les Directives sur l’Afghanistan toute mention d’« exigences médicales absolues » et qu’il adopte plutôt une démarche qui énumère simplement les facteurs qui doivent être pris en considération dans le cadre d’une évaluation individualisée générale, tout en reconnaissant expressément qu’aucun facteur unique ne sera nécessairement déterminant;

b)                  que SC modifie ses politiques ou en crée une nouvelle, afin d’exiger que, dans les cas où un médecin spécialiste traitant donne, au sujet de l’aptitude d’un employé, un avis qui diffère de l’avis initial du MST et où SC ne souscrit pas à l’avis du spécialiste :

i)                    qu’il consulte le spécialiste traitant afin d’analyser les fondements des avis différents;

ii)                  que, s’il n’est toujours pas d’accord, il offre sans délai de faire subir à l’employé un examen médical indépendant par un spécialiste du domaine approprié;

iii)                que, s’il est insatisfait de l’avis du spécialiste indépendant, il consulte ce dernier pour analyser les fondements des avis différents;

iv)                que, en fin de compte, si aucun règlement n’est conclu, il soumette au ministère employeur une description complète, objective et impartiale de toutes les recommandations relatives à l’aptitude de l’employé qu’ont formulées les divers médecins qui ont été consultés lors du processus.

c)                  que SC et l’ACDI modifient leurs politiques, ou en créent une nouvelle, afin d’indiquer clairement que la LCDP et l’« obligation d’accommodement jusqu’à contrainte excessive » doivent être prise en considération et appliquées chaque fois que l’on formule une recommandation ou que l’on prend une décision au sujet de l’aptitude médicale d’un employé civil à une affectation, quel que soit le lieu de cette affectation;

d)                 que l’ACDI modifie ses politiques, ou en crée une nouvelle, de façon à mettre en place un mécanisme qui garantira que tous les employés qui présenteront leur candidature en vue d’une affectation (ainsi qu’en vue d’une affectation temporaire, dans le cas de l’Afghanistan) seront tout d’abord mis au courant :

i)                    que tous les candidats retenus auront à subir une évaluation médicale préalable à leur déploiement, de la part de SC, ou d’un autre fournisseur si l’ACDI l’estime approprié;

ii)                  que s’ils obtiennent une évaluation négative, ils auront le droit aux termes de la DSE9 de soumettre un avis écrit d’un médecin traitant à SC, qui transmettra alors une nouvelle évaluation à l’ACDI, peut-être après avoir offert à l’employé en question la possibilité de subir un examen médical indépendant;

iii)                que si SC ne demande pas un avis médical indépendant, l’ACDI pourra elle-même offrir à l’employé une possibilité de subir un examen médical indépendant, dont les résultats seront transmis à SC pour une évaluation additionnelle;

iv)                en fin de compte, c’est l’ACDI, et non SC ou un autre ministère, qui prendra la décision finale au sujet de la soumission d’un candidat à l’assentiment du chef de mission.

e)                  que SC dispense une formation à tous les gestionnaires et tous les MST qui s’occupent de faire subir des évaluations médicales préalables à un déploiement sur :

i)                    l’application de la DSE9 à leur travail;

ii)                  l’application de la LCDP à leur travail, dans la mesure, notamment, où elle se rapporte aux principes juridiques régissant l’évaluation des risques pour la santé et la sécurité en tant que forme possible de contrainte excessive;

f)                   que l’ACDI dispense une formation à tous les gestionnaires et membres du personnel qui s’occupent de prendre des décisions au sujet des affectations, qu’elles soient temporaires ou non, sur :

i)                    l’application de la DSE9 à leur travail;

ii)                  l’application de la LCDP à leur travail, dans la mesure, notamment, où elle se rapporte aux principes juridiques régissant l’évaluation des risques pour la santé et la sécurité en tant que forme possible de contrainte excessive.

[183]       Que les mesures à prendre en application des sous-alinéas a) à f) qui précèdent soient mises en application dans l’année suivant la décision du Tribunal.

[184]       Je demeure saisie de la présente affaire jusqu’à ce que les parties aient confirmé la mise en application des conditions de la présente ordonnance et de toute ordonnance supplémentaire.

Signée par

Sophie Marchildon

Juge administrative

OTTAWA (Ontario)

Le 23 septembre 2011

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1466/1210

Intitulé de la cause : Bronwyn Cruden c. Agence canadienne de développement international

et Santé Canada

Date de la décision du tribunal : le 23 septembre 2011

Date et lieu de l’audience :  le 17 au 21 janvier 2011

le 25 au 28 janvier 2011

le 1, 3 et 4 février 2011

Ottawa (Ontario)

Comparutions :

Alison Dewar et Erin O’Hara, pour la plaignante

Brian Smith et Jonathan Bujeau, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Alex Kaufman et Max Binnie, pour les intimées



[1] Gouvernement du Canada, Opérations des Forces canadiennes, en ligne : L’engagement du Canada en Afghanistan <http://www.afghanistan.gc.ca/canada-afghanistan/approach-approche/cfo-ofc.aspx?lang=fra&view=d>.

[2] Nations Unies, Mandate, en ligne : The United Nations Assistance Mission in Afghanistan <http://unama.unmissions.org/Default.aspx?tabid=1742>.

[3] Nations Unies, Political Affairs, en ligne : The United Nations Assistance Mission in Afghanistan <http://unama.unmissions.org/Default.aspx?tabid=1752>.

[4] Gouvernement du Canada, Représentant du Canada à Kandahar, en ligne : L’engagement du Canada en Afghanistan <http://www.afghanistan.gc.ca/canada-afghanistan/kandahar/represent.aspx?lang=fra&view=d>.

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