Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Shelley Annette MacEachern

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Service correctionnel Canada

l'intimé

Décision

Numéro du dossier : T1823/5312

Membre : Ricki Johnston

Date : Le 11 février 2014

Référence : 2014 TCDP 4


I.                   Le contexte

[1]               La plaignante, madame Shelley MacEachern, a déposé une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne (la CCDP) le 6 juillet 2010 (la plainte). Dans cette plainte, la plaignante soutient que son employeur, le Service correctionnel du Canada (le SCC), en janvier 2010 ou vers cette date, lui a refusé un emploi à titre d’agente correctionnelle dans l’Établissement de Grande Cache (l’EGC) en raison de son état de santé, soit le diabète de type 1. La plaignante soutient que cette décision constituait de la discrimination fondée sur sa déficience. Le 7 mai 2012, la CCDP a renvoyé la plainte au Tribunal pour instruction.

[2]               Le 26 août 2013, le Tribunal a reçu l’exposé des précisions de la plaignante, dans lequel elle formulait son allégation de discrimination fondée sur la déficience, mais dans laquelle elle soulevait aussi un certain nombre de nouvelles allégations au sujet de problèmes continus qu’elle avait eus dans le cadre de son emploi dans un poste administratif au sein du SCC à l’EGC entre janvier 2010 et août 2013.

[3]               En décembre 2013, la plaignante a déposé une demande visant à modifier sa plainte afin d’y ajouter les allégations supplémentaires qu’elle avait formulées dans son exposé des précisions (la demande de modification). La demande de modification fait l'objet de la présente décision sur requête. En particulier, la plaignante souhaite modifier la plainte afin d’y ajouter des allégations au sens de l’alinéa 14(1)c) et de l’article 14.1 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985, ch. H-6 (la Loi).

II.                La position de la plaignante

[4]               Les observations formulées par la plaignante dans la demande de modification étaient parfois difficiles à interpréter. Elle a fourni de nombreux détails au sujet de ses activités quotidiennes entre mai 2010 et août 2013. Il est difficile d’établir lesquelles de ces activités quotidiennes forment le fondement des allégations de harcèlement au sens de l’alinéa 14(1)c) et de représailles au sens de l’article 14.1. Cependant, il convient de noter que, comme la plaignante n’est pas représentée par un avocat, le Tribunal a déployé tous les efforts pour interpréter de façon générale les documents qu’elle a soumis à l’appui de la demande.

[5]               Après qu’on lui a refusé un poste d’agente correctionnelle au début de 2010, la plaignante a obtenu un emploi dans un poste administratif à l’EGC. La plaignante soutient qu’elle n’a subi aucun harcèlement, représailles ou discrimination dans son poste au sein du SCC à l’EGC à partir du dépôt de sa plainte en 2010 jusqu’à l’hiver 2011, auquel moment une autre personne, madame T. Opperman, a été ajoutée au groupe de travail de la plaignante à titre de superviseure. Après l’arrivée de madame Opperman, la plaignante soutient qu’elle a été victime, à de nombreuses reprises, d’un comportement constituant du harcèlement ou des représailles. Bien que la plaignante ne précise pas lesquels des faits allégués dans la demande de modification constituent le fondement de chacune de ses allégations de harcèlement ou de représailles, les principales allégations semblent comprendre les faits suivants :

(a)                les superviseurs du Service du renseignement de sécurité (SRF) de l’unité de travail de la plaignante verrouillaient parfois la porte du bureau du SRF et plaçaient une affiche sur la porte mentionnant que le bureau du SRF était fermé. La plaignante soutient que cela s’est produit alors que les superviseurs étaient dans ce bureau ;

 

(b)               la porte d’une salle de réunion a été verrouillée plus d’une fois alors que la plaignante se trouvait à l’intérieur de la salle de réunion avec son représentant syndical ;

 

(c)                un étudiant a été embauché pour l’été dans l’unité de travail du SRF pour travailler sur un projet portant sur la sécurité des détenus sur lequel la plaignante avait travaillé l’été précédent. La plaignante soutient que le transfert de ce projet à l’étudiant constituait une sanction de la part d’un de ses superviseurs, parce qu’elle n’avait pas terminé le projet à temps l’été précédent ;

 

(d)               on a demandé à la plaignante de classer de 40 à 50 dossiers dans un délai de 15 minutes ;

 

(e)                la superviseure de la plaignante a critiqué ses vêtements ;

 

(f)                la plaignante a eu une altercation verbale avec sa superviseure au cours de laquelle on lui a demandé de quitter le bureau du SRF, alors qu’elle y travaillait sur des dossiers à ce moment ;

 

(g)               la plaignante a fait l’objet de la part de sa superviseure d’un rapport de conduite non professionnelle, portant sur ses interactions avec un autre employé de l’Établissement. La plaignante semble soutenir que ce rapport n’était pas justifié ;

 

(h)               on a donné à la plaignante la directive de participer à une réunion portant sur l’assiduité, malgré le fait que son représentant syndical n’approuvait pas la directive. Après la réunion, la plaignante a été placée en probation pendant trois mois ;

 

(i)                 la plaignante a dû déplacer son bureau dans une autre unité de travail pendant environ six semaines dans le cadre d’une résolution de conflits répétés avec un autre superviseur ;

 

(j)                 la plaignante a eu de nombreux différends avec sa superviseure portant sur son utilisation des heures compensatoires, des indemnités de maladie et des paiements en argent. Elle soutient qu’elle a été forcée de prendre un congé sans solde plutôt que d’utiliser ses heures compensatoires pour ses journées de maladie.

[6]               La plaignante soutient que toutes ces actions constituent du harcèlement à son endroit ou des représailles exercées contre elle parce qu’elle a déposé sa plainte.

III.             La position de l’intimé

[7]               L’intimé soutient qu’il n’y a aucun lien factuel entre les questions soulevées dans la plainte et les questions soulevées dans la demande de modification. L’intimé soutient notamment que le harcèlement en question fait partie des problèmes récurrents de conflits en milieu de travail et n’a trait qu’au droit aux indemnités, qui ne sont pas liées à la déficience de la plaignante. L’intimé soutient qu’en ce qui a trait aux allégations de représailles, aucune preuve n’a été présentée permettant d’établir que les parties visées dans la demande de modification étaient au courant de la plainte ou y répondaient. L’intimé soutient que, dans ses allégations, la plaignante précise qu’il n’y a eu aucun problème de « représailles » pendant plus de 18 mois après le dépôt de la plainte. Par conséquent, il n’y a aucun lien factuel entre la plainte originale et les questions soulevées dans la demande de modification.

[8]               L’intimé fait aussi valoir que la demande de modification ne devrait pas être accueillie parce qu’il subirait un préjudice si les allégations supplémentaires étaient ajoutées à la plainte. L’intimé soutient qu’il subirait, entre autres, les préjudices suivants :

(a)                les allégations qui se trouvent dans la demande de modification ne sont pas décrites de façon assez précise pour permettre à l’intimé de connaître les arguments invoqués contre lui ;

 

(b)               Les questions soulevées dans la demande de modification font l’objet d’un grief déposé par la plaignante devant le Conseil du Trésor du Canada, ce qui pourrait, par conséquent, entraîner la multiplication des instances et des conclusions contradictoires ;

 

(c)                si les allégations dans la demande de modification étaient acceptées, la durée de l’audience serait rallongée de façon importante parce que de nombreux témoins qui ne savent pas sur quoi porte la plainte seraient appelés à témoigner.

IV.             La modification de plaintes

[9]               Il est bien établi en droit que le Tribunal a le pouvoir de modifier une plainte « aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties » (Canderel Ltée c. Canada, [1994] 1 C.F. 3 (C.A.F.) ; cité dans Canada (Procureur général) c. Parent, 2006 CF 1313, au paragraphe 30 [Parent]).

[10]           Malgré le vaste pouvoir discrétionnaire dont dispose le Tribunal pour accorder des modifications, une modification ne peut pas introduire ce qui constitue essentiellement une nouvelle plainte, car cela aurait pour effet de contourner le processus de renvoi prévu par la Loi (voir Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1, aux paragraphes 7 à 9, et Cook c. Première nation d’Onion Lake, 2002 CanLII 45929 (TCDP, au paragraphe 11).

[11]           Compte tenu de cette restriction, une modification proposée doit avoir un lien, du moins selon le plaignant, avec les allégations qui ont donné lieu à la plainte originale. Il doit exister un lien factuel entre la plainte originale et la modification demandée (voir Virk c. Bell Canada, 2004 TCDP 10, au paragraphe 7, Cam-Linh (Holly) Tran c. Agence du revenu du Canada, 2010 TCDP 31, aux paragraphes 17 et 18, et Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada c. Procureur général du Canada (Représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2012 TCDP 24, au paragraphe 16).

[12]           Lorsque la modification proposée découle d’un ensemble de faits différents, ce qui constitue essentiellement une nouvelle plainte, la modification ne relève pas du champ d’application de la plainte renvoyée par la CCDP et, par conséquent, le Tribunal n’a pas compétence pour l’instruire (Société du musée canadien des civilisations c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2006 CF 704, aux paragraphes 40 et 50).

[13]           En plus d'établir un lien entre l'objet de la plainte et la modification proposée, il faut aussi que le Tribunal examine le préjudice que pourrait subir l'intimé si l'on autorisait la plaignante à modifier sa plainte. Comme il a été énoncé dans la décision Parent, précitée, au paragraphe 40 :

La question du préjudice est le facteur prédominant à être considéré dans de telles circonstances. L’amendement ne doit pas être accordé s’il cause un préjudice à l’intimé.

[14]           La plaignante, dans sa demande de modification, soutient essentiellement qu’elle a subi un harcèlement constant et des représailles répétées entre l’hiver 2011 et l’automne 2013. La plaignante est d’avis que ces allégations devraient être ajoutées à sa plainte, à titre de harcèlement au sens de l’alinéa 14(1)c), ou à titre de représailles exercées contre elle, au sens de l’article 14.1, parce qu’elle a déposé une plainte.

[15]           Les articles 14 et 14,1 de la Loi prévoient :

14(1) Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu

a)         lors de la fourniture de biens, de services, d'installations ou de moyens d'hébergement destinés au public ;

b)         lors de la fourniture de locaux commerciaux ou de logements ;

c)         en matière d'emploi.

 (2) Pour l'application du paragraphe (1) et sans qu'en soit limitée la portée générale, le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite.

14,1 Constitue un acte discriminatoire le fait, pour la personne visée par une plainte déposée au titre de la partie III, ou pour celle qui agit en son nom, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée.

[16]           Alors que la plainte originale de la plaignante, renvoyée par la CCDP au Tribunal, portait sur le fait qu’on lui avait refusé un emploi à titre d’agente correctionnelle en raison de son état de santé, soit le diabète, les questions soulevées dans la demande de modification portent en général sur une question de différends dans le cadre du poste administratif qu’elle occupe à l’EGC. Pour que la plaignante puisse modifier sa plainte pour ajouter une question de harcèlement au sens de l’alinéa 14(1)c), le harcèlement en question doit nécessairement avoir un certain lien avec les faits ou la déficience qui sont à la base de sa plainte originale. Rien ne donne à penser que les points soulevés à titre de harcèlement ont un lien avec la plainte originale ou avec le diabète de la plaignante.

[17]           Pour que les questions soulevées dans la demande de modification relèvent de l’article 14.1 et constituent des représailles exercées contre la plaignante parce qu’elle a déposé une plainte, il faut que cette dernière ait présenté une preuve établissant que les personnes qui ont commis les actes reprochés étaient quelque peu au courant de la plainte ou y répondaient d’une certaine façon. La plaignante ne soutient pas que les personnes chargées de la superviser dans le cadre de son poste administratif étaient au courant de la plainte ou y répondaient, et il n’existe aucun lien entre le refus d’emploi qui a entraîné le dépôt de la plainte originale et les situations mentionnées dans la demande de modification. En fait, les allégations de représailles soulevées par la plaignante semblent viser principalement l’attribution des tâches, les politiques officielles relatives aux congés et les problèmes interpersonnels entre la plaignante et l’une de ses superviseures – toutes des questions qui n’ont aucun lien factuel avec le diabète de la plaignante ou sa plainte.

[18]           Il n’y a aucun lien factuel entre les questions soulevées dans la demande de modification et la plainte. En fait, la demande de modification constitue essentiellement une nouvelle plainte et le Tribunal n’a pas compétence pour l’instruire sans qu’elle ait d’abord été renvoyée par la CCDP.

[19]           L’intimé soutient aussi qu’il subira un préjudice si les modifications proposées par la plaignante sont acceptées, parce que les allégations ne sont pas assez précises pour que l’intimé sache quels sont les arguments invoqués contre lui. Les demandes de précisions peuvent généralement être réglées par le dépôt d’un exposé modifié des précisions ou par l’octroi d’un délai suffisamment long pour que l’intimé ait l’occasion de répondre aux allégations (voir par exemple Itty c. Agence des services frontaliers du Canada, 2013 TCDP 33, au paragraphe 61; Tabor c. Première nation de Millbrook, 2013 TCDP 9, au paragraphe 14; Egan c. Agence du revenu du Canada, 2012 TCDP 31, au paragraphe 31; Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada c. Procureur général du Canada (Représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2012 TCDP 24, au paragraphe 17). De toute façon, il n’est pas nécessaire d’examiner l’argument du préjudice soulevé par l’intimé, parce que, pour les motifs susmentionnés, je suis convaincue que les modifications ne sont pas appropriées.

[20]           Compte tenu de ce qui précède, soit la conclusion selon laquelle il n’existe aucun lien factuel entre la plainte originale et les questions soulevées dans la demande de modification, le Tribunal n’a pas compétence pour autoriser la modification de la plainte afin d’y ajouter les allégations supplémentaires.

[21]           Par conséquent, la demande de modification de la plaignante est rejetée.

Signée par

Ricki Johnston

Membre du tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 11 février 2014

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1823/5312

Intitulé de la cause : Shelley Annette MacEachern c. Service correctionnel Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 11 février 2014

Comparutions :

Shelley Annette MacEachern, pour elle même

Brian Smith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Barry Benkendorf, pour l'intimé

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