Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 6/95 Décision rendue le 28 février 1995

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE

L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE :

DONALD JARDINE

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

l'appelante

- et -

COMMISSION DE TRANSPORT RÉGIONALE D'OTTAWA-CARLETON

l'intimée

DÉCISION DU TRIBUNAL D'APPEL

TRIBUNAL : Keith C. Norton, c.r., B.A., LL.B., président Anne L. Mactavish, membre Lloyd Stanford, membre

ONT COMPARU : Odette Lalumière, avocate de la Commission canadienne des droits de la personne Paul Webber, avocat de l'intimée

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE: 28 février 1994 30 août 1994 Ottawa (Ontario)

TRADUCTION

1. Introduction

Il s'agit d'un appel interjeté par la Commission canadienne des droits de la personne (l'appelante) d'une ordonnance d'un tribunal des droits de la personne (le tribunal) datée du 30 juin 1993 et rendue le 1er septembre 1993, qui a rejeté la plainte portée par le plaignant contre la Commission de transport régionale d'Ottawa-Carleton (l'intimée, ci-après appelée OC Transpo).

Les faits de la présente espèce n'ont pas été contestés sérieusement devant le premier tribunal et ils sont exposés sommairement ci-dessous.

Le plaignant est né le 27 mai 1925. Il a travaillé pour l'intimée, ou pour la compagnie qui l'a précédée, pendant un certain temps à la fin des années 1940. Il conduisait alors des tramways et des autobus. Le plaignant a par la suite travaillé comme chauffeur pour une compagnie qu'il a appelée Voyageur Colonial ou Colonial Coach, de même que pour la Toronto Transit Commission.

Au milieu des années 1950, le plaignant a commencé à travailler comme cameraman pour la télévision et continué dans ce métier jusqu'en 1985, année au cours de laquelle il a pris une retraite anticipée à la Chambre des communes.

Le 16 avril 1985, le plaignant a présenté à l'intimée une demande d'emploi comme chauffeur d'autobus. Il avait alors 59 ans. A la demande de l'intimée, il s'est soumis à un examen médical complet effectué par un médecin indépendant, examen qui comportait notamment un électrocardiogramme, un test de résistance au stress et une surveillance de son rythme cardiaque d'une durée de 24 heures. Lorsque le plaignant a présenté sa demande, on l'a informé qu'il y avait une liste d'attente, de sorte qu'il n'a pas été surpris d'être sans nouvelles pendant un certain temps.

En attendant des nouvelles d'OC Transpo, il a réussi à obtenir un emploi de chauffeur d'autobus scolaires pour la compagnie Charterways à l'automne de 1986. Pendant toute cette période toutefois, il passait ses hivers en Floride (d'octobre à avril).

En novembre 1986, le plaignant a communiqué avec M. Gratton d'OC Transpo. Au cours de cet échange, M. Gratton a indiqué au plaignant que, puisqu'il avait maintenant atteint la soixantaine, il était trop âgé pour qu'on songe à l'engager comme chauffeur d'autobus. Cela a par la suite été confirmé par une lettre datée du 7 novembre 1986 de Simone Tessier, directrice, Gestion du personnel, OC Transpo. Le plaignant a alors déposé la plainte qui fait l'objet des présentes procédures.

La plainte contre l'intimée a été déposée sous le régime des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.C. 1976-77, ch. 33 (la Loi), telle que modifiée, faisant état d'une prétendue discrimination fondée sur le motif de distinction illicite de l'âge.

Les parties ont reconnu qu'il s'agissait d'un cas prima facie de discrimination directe, de sorte qu'il incombait à l'intimée de prouver,

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selon la prépondérance des probabilités, que la politique contre l'embauchage de nouveaux chauffeurs âgés de plus de soixante ans constitue une exigence professionnelle justifiée (une EPJ) au sens de l'article 15a) de la Loi.

Le tribunal a conclu que la politique en cause constituait une exigence professionnelle justifiée.

L'appelante interjette maintenant appel de cette décision pour les motifs suivants :

  1. le tribunal a commis une erreur de droit à l'égard de l'interprétation de la norme de l'exigence professionnelle justifiée;
  2. le tribunal a commis une erreur de droit à l'égard de la preuve requise pour établir l'existence d'une exigence professionnelle justifiée;
  3. le tribunal a commis une erreur de droit à l'égard des éléments coût et sécurité de l'exigence professionnelle justifiée;
  4. le tribunal a commis une erreur de droit dans sa façon d'appliquer le droit aux éléments de preuve dont il était saisi.

L'appelante a présenté une demande visant à introduire de nouveaux éléments de preuve par témoin expert devant le tribunal d'appel. Cette demande a été entendue à titre de requête préliminaire le lundi, 28 février 1994, puis rejetée pour les motifs qui figurent au dossier des procédures de cette date.

2. Les points en litige

  1. Quelle est la portée du présent appel?
  2. Le tribunal a-t-il interprété correctement la norme de l'exigence professionnelle justifiée?
  3. Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit à l'égard de la preuve requise pour établir l'existence d'une exigence professionnelle justifiée?
  4. Le tribunal a-t-il commis une erreur à l'égard des éléments coût et sécurité de l'exigence professionnelle justifiée?
  5. Le tribunal a-t-il commis une erreur dans sa façon d'appliquer le droit aux éléments de preuve dont il était saisi?

3. Analyse

(1) La portée du présent appel.

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Dans l'affaire Stein c. Le navire Kathy K, [1976] 2 R.C.S. 802, (Kathy K), où la Cour suprême du Canada était saisie d'un pourvoi contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale qui avait infirmé le jugement de la cour de première instance en omettant apparemment de tenir compte de diverses conclusions de fait auxquelles était arrivé le juge du procès et en substituant sa propre appréciation de la prépondérance des probabilités, le juge Ritchie dit, à la page 806 :

Dans de telles circonstances, il est généralement admis qu'une cour d'appel doit se prononcer sur les conclusions tirées en première instance en recherchant si elles sont manifestement erronées et non si elles s'accordent avec l'opinion de la Cour d'appel sur la prépondérance des probabilités.

Ultérieurement, dans l'arrêt Brennan c. la Reine, [1984] 2 C.F. 799 (C.A.), (Brennan); à la page 819, le juge en chef Thurlow dit ce qui suit au nom de la majorité :

Il ne fait aucun doute que, dans une situation de ce genre où la preuve portée à la connaissance du tribunal d'appel est exactement la même que celle dont disposait le tribunal des droits de la personne, le premier doit, conformément aux principes bien connus, adoptés et appliqués dans Stein et al. c. Le navire Kathy K, ([1976] 2 R.C.S. 802; 62 D.L.R. (3d) 1), accorder tout le respect qui convient à l'opinion du tribunal des droits de la personne quant aux faits, en raison particulièrement de l'avantage qu'a eu ce dernier de pouvoir évaluer la crédibilité des témoins puisqu'il les a vus et entendus. Toutefois, cela dit, le tribunal d'appel avait néanmoins le devoir d'examiner la preuve et de substituer sa propre conclusion sur les faits s'il était convaincu que la conclusion du tribunal des droits de la personne était entachée d'une erreur évidente ou manifeste.

Et finalement, dans l'arrêt de la Cour fédérale Cashin c. Société Radio-Canada,[1988] 3 C.F. 494, (Cashin), le juge Mahoney dit, à la page 501 :

La première intimée a soutenu que, indépendamment de la question de savoir si le tribunal d'appel avait entendu une preuve supplémentaire, le pouvoir de ce tribunal de substituer ses décisions ... à celles du tribunal dont la décision fait l'objet de l'appel [paragraphe 42.1(6)] lui permettait effectivement de procéder à une audition de novo. Toutefois, mise à part l'autorité de l'arrêt Robichaud, il me semble qu'une telle interprétation ne devrait être donnée à l'article 42.1 que si elle exprime l'intention claire du Parlement, puisque le droit applicable tient fortement à ce que les conclusions de fait ressortissent au tribunal qui a entendu les témoins. L'intention du Parlement, selon mon

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interprétation, semble en fait être que l'audition ne soit menée comme une audition de novo que dans le cas où le tribunal d'appel reçoit des éléments de preuve ou des témoignages additionnels. Dans les autres cas, il devrait être lié par les conclusions du tribunal antérieur en vertu du principe énoncé dans l'arrêt Kathy K.

Les conclusions de l'arbitre doivent donc être maintenues à moins qu'elle n'ait commis une erreur manifeste et dominante.

Après avoir examiné la preuve figurant dans les transcriptions des procédures originales et les pièces, et avoir examiné la décision du tribunal, le présent tribunal d'appel ne décèle aucune erreur manifeste ou dominante dans les conclusions de fait.

Par conséquent, puisque nous n'avons reçu aucun autre élément de preuve ou témoignage additionnel, nous concluons, en nous fondant sur la jurisprudence précitée, que les conclusions de fait du tribunal doivent être maintenues et que le présent appel ne vise que l'application du droit.

(2) Le tribunal a-t-il interprété correctement la norme de l'exigence professionnelle justifiée?

L'appelante a soutenu que le tribunal avait interprété erronément la norme de l'exigence professionnelle justifiée. Il a prétendu en particulier que l'énoncé de la page 12 de la décision portant que [l]e juge McIntyre a clairement indiqué dans l'arrêt Etobicoke qu'il n'existe aucune règle quant à la nature ou au caractère suffisant de la preuve requise pour établir l'existence d'une exigence professionnelle justifiée était une interprétation erronée de ce que le juge McIntyre a dit.

Dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. La municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, (Etobicoke), à la page 212, le juge McIntyre dit :

Il serait imprudent de tenter de formuler une règle fixe concernant la nature et le caractère suffisant de la preuve requise pour justifier la retraite obligatoire avant l'âge de soixante-cinq ans en vertu des dispositions du par. 4(6) du Code. En dernière analyse et toujours sous réserve du droit d'appel prévu à l'art. 14d du Code, le commissaire enquêteur doit être le juge en cette matière. A l'examen de la question d'un âge de retraite obligatoire, il semble nécessaire de présenter des éléments de preuve relativement aux tâches à accomplir et au rapport entre le vieillissement et l'exécution sûre et efficace de ces tâches. Un bon nombre de facteurs doivent être considérés et il semble essentiel que la preuve porte sur les aspects détaillés des tâches à accomplir, les conditions régnant sur les lieux de travail et l'effet de ces conditions sur les employés, en particulier sur ceux qui ont atteint ou qui atteindront

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bientôt l'âge qu'on veut prescrire pour la retraite. ...Lorsqu'une limitation de la période d'emploi doit, pour être valide, reposer sur la preuve que l'extension de cette période après un certain âge fait naître un danger pour la sécurité publique, il paraît nécessaire que l'employeur, pour s'acquitter du fardeau de la preuve qui lui incombe, produise une preuve à ce sujet.

Même s'il est vrai que la tentative du tribunal de paraphraser le juge McIntyre en disant qu'il n'y a pas de règle ne correspond pas précisément à la formulation employée par le juge McIntyre, il n'en demeure pas moins qu'elle reprend certainement l'essence et la signification de ce qu'il a dit. En examinant la façon dont la présidente du tribunal applique cela à la preuve dans sa décision, l'on se rend compte qu'elle suit essentiellement la démarche suggérée par le juge McIntyre.

Elle a clairement examiné, comme le prescrit le juge McIntyre, les aspects des tâches à accomplir, les conditions régnant sur les lieux de travail pour les apprentis chauffeurs plus âgés qui n'ont pas l'ancienneté qui leur permettrait d'être sélectifs dans leurs affectations, et l'effet de ces conditions sur les apprentis chauffeurs plus âgés tel qu'il est décrit dans les données statistiques dont elle a été saisie et les opinions exprimées dans les rapports des deux médecins.

En outre, la preuve dont elle était saisie au sujet du risque plus élevé d'accidents parmi les apprentis chauffeurs plus âgés suffisait à justifier le souci du danger pour la sécurité publique.

Le tribunal d'appel conclut donc que le tribunal n'a pas commis d'erreur dans l'interprétation de la norme de l'exigence professionnelle justifiée.

(3) Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit à l'égard de la preuve requise pour établir l'existence d'une exigence professionnelle justifiée?

L'appelante a prétendu que le tribunal a commis une erreur en concluant, sur la base d'une preuve impressionniste, que l'élément subjectif du critère énoncé dans l'arrêt Etobicoke avait été satisfait, et qu'il a aussi commis une erreur en concluant, sur la base d'une preuve insuffisante, que l'élément objectif avait lui aussi été satisfait.

Elle a aussi soutenu que dans son évaluation du risque, le tribunal a commis une erreur en appliquant une norme trop basse -- tout risque réel -- plutôt que la norme du risque suffisant établie dans l'arrêt Etobicoke.

Elle a en outre prétendu que le tribunal a commis une erreur de droit en concluant qu'il n'existait pas de moyens moins extrêmes ou d'autres solutions de rechange et que, partant, la règle était une exigence professionnelle justifiée.

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Elle a enfin soutenu que le tribunal a commis une erreur de droit en concluant qu'il n'existait aucune façon de procéder à une évaluation individualisée.

Dans l'arrêt Etobicoke, le juge McIntyre a établi le critère dans les mots qui sont maintenant bien connus, à la page 208 :

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code.

Il énonce ainsi l'élément subjectif du critère.

Après avoir entendu et examiné les dépositions de plusieurs témoins ayant une longue expérience de travail chez l'intimée, le tribunal conclut, à la page 24 de la décision :

...Ces employés ont tous indiqué que la compagnie estimait qu'elle ne pouvait pas retenir la candidature de personnes âgées de plus de 60 ans pour des postes de chauffeurs d'autobus débutants. (Souligné par nos soins.) Chacun a exprimé cette conviction de manière franche et directe.

Plus succinctement, M. Houle a indiqué qu'OC Transpo se soucie principalement de la sécurité du public, dont font d'ailleurs partie les chauffeurs d'autobus et dont la sécurité concerne à la fois le bien-être physique et le bien-être mental, en particulier au cours des premières années d'une carrière stressante.

De plus, il a indiqué qu'OC Transpo se préoccupait des coûts que pouvait entraîner la formation de chauffeurs débutants plus âgés qui travailleraient pour la compagnie pendant une période plus courte que ne le ferait normalement un nouvel employé, coûts qui pourraient être élevés pour la compagnie en termes de temps perdu par suite de l'incapacité, de la retraite anticipée ou de la maladie de ces chauffeurs.

Le tribunal tire la conclusion suivante de ce qui précède :

OC Transpo avait donc l'impression qu'il devrait exister une limite d'âge pour les chauffeurs débutants. Elle croyait honnêtement que les personnes plus âgées engagées comme chauffeurs débutants ne pouvaient pas exécuter ce travail d'une manière sûre et économique.

A la même page, le tribunal conclut enfin comme suit :

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Ces éléments de preuve concernent directement l'élément subjectif du critère reconnu pour qu'une exigence professionnelle justifiée permette un tel traitement différentiel.

En dépit de la formulation retenue par le tribunal pour dire qu' [e]lle croyait honnêtement que les personnes plus âgées engagées comme chauffeurs débutants ne pouvaient pas exécuter ce travail d'une manière sûre et économique, il ressort clairement du contexte et de pratiquement toutes les autres citations que le tribunal parle de chauffeurs débutants plus âgés. (Souligné par nos soins.)

Le mot impression est peut-être mal choisi pour décrire une conviction, mais il ressort clairement de l'examen de la preuve et du contexte dans lequel ce mot a été employé que le témoignage des personnes expérimentées constituait plus qu'une simple impression, ce qui est mieux exprimé, dans les motifs précités du tribunal, à la page 24, par le terme conviction: Chacun a exprimé cette conviction de manière franche et directe. (Souligné par nos soins.)

Même si la présidente du tribunal a choisi de ne pas reprendre les mots précis qu'avait employés le juge McIntyre, le tribunal d'appel conclut qu'elle n'a pas commis une erreur de droit en concluant que la preuve satisfaisait aux exigences de l'élément subjectif du critère énoncé dans l'arrêt Etobicoke.

Et le juge McIntyre de poursuivre, à la page 208, en analysant les éléments objectifs du critère :

Elle doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général. La réponse à la seconde question dépend en l'espèce, comme dans tous les cas, de l'examen de la preuve et de la nature de l'emploi concerné.

Puis, à la page 209 :

Lorsque le souci de la capacité de l'employé est surtout d'ordre économique, c'est-à-dire lorsque l'employeur s'intéresse à la productivité, et que les conditions de travail ne requièrent aucune qualification particulière susceptible de diminuer sensiblement avec l'âge, ou ne comportent pour les employés ou le public aucun danger exceptionnel qui peut augmenter avec l'âge, il peut être difficile, voire impossible, d'établir que la retraite obligatoire à un âge déterminé, sans égard à la capacité d'une personne en particulier, peut valablement être imposée en vertu du Code. Dans un emploi de ce genre, à mesure que

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la capacité décline, et que ce déclin devient évident, les employés peuvent être, à juste titre, congédiés ou mis à la retraite.

Enfin, sur la question de la sécurité publique, il dit, à la page 210 :

Dans un métier où, comme en l'espèce, l'employeur cherche à justifier la retraite par la sécurité publique, le commissaire enquêteur et la cour doivent, pour décider si on a prouvé l'existence d'une exigence professionnelle réelle, se demander si la preuve fournie justifie la conclusion que les personnes qui ont atteint l'âge de la retraite obligatoire présentent un risque d'erreur humaine suffisant pour justifier la mise à la retraite prématurée dans l'intérêt de l'employé, de ses compagnons de travail et du public en général.

Dans l'examen de la preuve qui devait fonder sa décision, le tribunal était clairement convaincu de l'importance de la nature de l'emploi concerné mentionnée dans l'arrêt Etobicoke. La nature de l'emploi en l'espèce ne se limite pas à l'acte de conduire un autobus dans les conditions stressantes du transport de nombreuses personnes dans les rues de la ville, parfois bondées de piétons, mais s'y ajoutent en outre les exigences supplémentaires que doivent respecter les nouveaux chauffeurs qui ne disposent pas de l'ancienneté nécessaire pour être sélectifs quant au travail qu'ils font, aux heures qu'ils doivent effectuer ou au nombre de jours pendant lesquels ils doivent travailler dans un cycle sans congé.

Tous ces éléments sont soulignés dans la revue de la preuve à la page 16 de la décision.

Même si, dans l'affaire portée en appel, on a souligné à maintes reprises que la principale préoccupation avait trait à la sécurité, il y a aussi eu présentation de certains éléments de preuve sur la question des coûts ou des préoccupations économiques.

Dans son argumentation, l'appelante a semblé mettre l'accent uniquement sur le coût de la formation et sur la façon de l'amortir. Il s'agit manifestement d'un coût qui pourrait être récupéré ou, si tel n'était pas le cas, qui, pour un organisme privé comme l'intimée, ne constituerait pas un fardeau insupportable.

L'appelante n'a toutefois pas tenu compte des autres coûts dévoilés par la preuve et examinés par le tribunal.

A la page 29 de la décision, le tribunal dit :

Les tableaux relatifs aux absences indiquent que, dès son embauchage, M. Jardine ferait partie des conducteurs qui doivent s'absenter le plus fréquemment du travail. Cet élément ainsi que les coûts de sa formation et les statistiques de la compagnie

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relatives à la retraite anticipée des chauffeurs d'autobus engagés à 50 ans et plus, donneraient à réfléchir à la compagnie sur la viabilité économique d'engager une personne de 60 ans ou plus.

En fait, en consultant les renseignements du tableau sous l'onglet 5 du recueil documentaire de l'intimée faisant état de la perte d'heures de travail chez les employés âgés de plus de 61 ans, on constate que la moyenne, incluant les personnes qui touchent des prestations d'accident du travail, d'invalidité à long terme et de maladie, s'élève à 113,3 jours, ce qui représente près de la moitié d'une année de travail par employé et par année dans cette catégorie d'âge.

Manifestement, compte tenu de ces facteurs et des conditions stressantes de travail des nouveaux chauffeurs, cela devient une considération importante dans l'évaluation des données économiques entourant l'embauchage de chauffeurs de plus de 60 ans.

Le tribunal d'appel est toutefois convaincu que, étant donné la nature de cet emploi, l'élément sécurité constitue la considération la plus importante ainsi que l'a fait valoir l'intimée dans sa preuve.

L'examen que nous avons fait des éléments de la preuve médicale, des données statistiques sur les accidents évitables et des éléments de ce qui constitue peut-être une maladie liée au stress chez les chauffeurs plus âgés nous porte à conclure que le tribunal n'a pas commis d'erreur de droit en concluant que le volet objectif du critère a été satisfait.

En fait, même s'ils sont fondés sur des données statistiques limitées, les tableaux indiquent que le chauffeur d'autobus débutant plus âgé qui est à son poste depuis un an ou plus a, en moyenne, au-delà de six fois plus d'accidents que le chauffeur d'expérience plus âgé.

Après avoir procédé à l'examen des éléments de preuve et de la décision, le présent tribunal d'appel est convaincu qu'aucune erreur de droit n'a été commise à l'égard de l'évaluation du risque. Même si, selon nous, la présidente du tribunal est allée trop loin en attribuant des conclusions identiques aux deux médecins, elle est demeurée essentiellement juste dans ses conclusions et dans l'application du droit à la fin, lorsqu'elle conclut, à la page 29 :

...ils concernent plus précisément la question de la sécurité du public et démontrent, selon la prépondérance des probabilités, que l'embauchage de chauffeurs débutants d'autobus âgés de 60 ans ou plus présente des risques suffisants pour justifier leur traitement différentiel.

L'appelante a aussi prétendu que si l'intimée peut songer à faire exception pour un candidat âgé de plus de 60 ans qui a une expérience continue et immédiate de la conduite d'autobus dans un environnement urbain semblable, comme l'a suggéré l'un des témoins (aucun élément de preuve n'établit toutefois que cela se soit déjà produit), cela indique qu'il

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existe une mesure moins draconienne et qu'il y a une mesure de rechange à la règle.

Dans ce contexte, il est difficile de concevoir ce que pourrait être une mesure de rechange autre que celle de porter attention au candidat qui peut justifier d'une telle expérience récente, puisque les données statistiques produites en preuve montrent que les chauffeurs avec une longue expérience ont un taux d'accident peu élevé, à tout le moins dans des situations où ils bénéficient d'une certaine ancienneté et peuvent choisir leur travail.

Dans le cas de M. Jardine toutefois, le tribunal, après avoir entendu les dépositions, a conclu expressément que son expérience comme chauffeur d'autobus ne le plaçait pas dans cette catégorie, mais plutôt dans celle des chauffeurs d'autobus débutants qui ont besoin de suivre le programme complet de formation et qui, évidemment, n'ont pas d'ancienneté. (Voir la page 30 de la décision.)

Par conséquent, le tribunal d'appel conclut que, même si la possibilité de retenir un candidat qui a une grande expérience immédiate de la conduite dans des circonstances semblables était considérée comme une mesure moins draconienne, elle ne serait pas applicable à la présente espèce.

L'avocate a alors soutenu que le tribunal avait commis une erreur de droit en concluant qu'il n'existait aucune façon de procéder à une évaluation individualisée. A l'appui de cet argument, elle a affirmé que des documents parlaient de recourir à des essais sur route ou à des simulateurs de conduite.

Le Dr D.M. Grinnel, M.D., FRCPC, spécialiste en médecine et en réhabilitation physiologique, en se fondant sur son expertise et sur un examen approfondi de la documentation sur les chauffeurs âgés, a tiré la conclusion suivante, à la page 6 de sa lettre d'avis, onglet 3 du Recueil des éléments de preuve médicale de l'intimée, pièce R-2 :

[TRADUCTION]

En me fondant sur ma propre expérience et sur un examen de la documentation, je suis d'avis que même si, comme groupe, les conducteurs âgés de plus de 55 ans constituent pour la sécurité un risque accru susceptible de s'accroître avec l'âge, en l'absence d'une affection précise, qui existe déjà et qui empêche la délivrance d'un permis de chauffeur de catégorie 2, il n'existe à l'heure actuelle aucune méthode d'évaluation qui puisse permettre à un employeur de prédire avec exactitude quelle personne dont l'âge se situe entre 60 et 65 ans représente un risque inacceptable comme chauffeur d'autobus. Je suis aussi d'avis que les conditions imposées par les règles

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syndicales en matière d'ancienneté sont susceptibles d'engendrer un accroissement du risque d'accident dans cette catégorie d'âge. Encore une fois, dans le contexte des méthodes d'évaluation actuellement disponibles, je ne connais aucun moyen qui permette d'identifier la personne qui représenterait un risque plus grand dans ces conditions. (Souligné par nos soins.)

Cet élément de preuve a été admis par consentement dès la première audience et les avocats n'ont pas appelé le Dr Grinnel à témoigner ou à être contre-interrogé, ni appelé un témoin expert à déposer en réplique. Par conséquent, la seule opinion médicale professionnelle sur la question des tests prédictifs était celle du Dr Grinnel.

Le tribunal d'appel conclut que le tribunal n'a pas commis d'erreur en acceptant la preuve indiscutée dont il a été saisi sur la question des tests prédictifs, à savoir qu'il est impossible en ayant recours aux méthodes actuelles d'évaluation de déterminer les risques que peut présenter une personne. (Page 27, décision du tribunal.)

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(4) Le tribunal a-t-il commis une erreur à l'égard des éléments coût et sécurité de l'exigence professionnelle justifiée?

Le tribunal d'appel a déjà examiné cette question relativement au critère énoncé dans l'arrêt Etobicoke et déterminé si la preuve en l'espèce était suffisante pour satisfaire aux éléments subjectif et objectif du critère.

Nous concluons que le tribunal original n'a commis aucune erreur à l'égard des éléments coût et sécurité de l'exigence professionnelle justifiée.

(5) Le tribunal a-t-il commis une erreur dans sa façon d'appliquer le droit aux éléments de preuve dont il était saisi?

Après un examen de la décision et un examen approfondi du droit et des éléments de preuve, le tribunal d'appel conclut que le tribunal n'a commis aucune erreur dans sa façon d'appliquer le droit aux éléments de preuve dont il était saisi.

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4. Ordonnance

Le présent tribunal d'appel rejette l'appel interjeté dans cette affaire pour les motifs susmentionnés.

Fait à Ottawa (Ontario), le janvier 1995.

Keith C. Norton, c.r., président

Anne L. Mactavish, membre

Lloyd Stanford, membre

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