Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 3/95 Décision rendue le 9 février 1995

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. (1985), ch. H-6 (version modifiée) TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE : BUDDY LEE l'appelant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE la Commission

- et -

BRITISH COLUMBIA MARITIME EMPLOYERS ASSOCIATION l'intimée

DÉCISION DU TRIBUNAL D'APPEL

TRIBUNAL : Keith Norton, c.r., B.A.. LL.B., président Barry M. Gelling, membre Lyman R. Robinson, c.r., membre

ONT COMPARU : Eddie Taylor, avocat de la Commission canadienne des droits de la personne

Dugald E. Christie, avocat de l'appelant

Patrick Gilligan-Hackett, avocat de l'intimée

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE : le 22 juillet 1994, du 28 au 30 novembre 1994 Vancouver (Colombie-Britannique)

TRADUCTION

1. INTRODUCTION

Le tribunal d'appel est saisi du pourvoi formé contre la décision rendue le 30 juin 1989 par un tribunal constitué d'un seul membre, Robin Adams.

a) Historique de la plainte

L'intimée, British Columbia Maritime Employers Association (la «BCMEA»), est la représentante patronale des sociétés d'arrimage et des terminaux de transport qui exploitent leur entreprise sur les quais de Vancouver et qui y emploient des débardeurs. L'appelant a travaillé comme débardeur de 1978 jusqu'au 14 mars 1983. En application d'une entente conclue entre l'intimée et le Syndicat international des débardeurs et magasiniers, un centre de répartition envoie chaque jour des débardeurs travailler pour les divers terminaux ou compagnies d'arrimage qui requièrent leurs services. Si le travail à accomplir sur les quais nécessite plus de débardeurs que le Syndicat n'est capable d'en fournir, il peut faire appel à des travailleurs occasionnels qui ne sont pas encore membres du Syndicat. Le nom des travailleurs occasionnels pouvant être appelés pour travailler comme débardeurs dans ces circonstances est inscrit sur des listes gardées au centre de répartition du Syndicat. L'appelant faisait partie de cette catégorie de travailleurs. Lorsqu'il y a des possibilités de travail, l'appel des noms inscrits sur ces listes se fait selon l'ancienneté. Les travailleurs inscrits peuvent progresser d'une liste à l'autre, et finir par devenir admissibles à tous les avantages de la convention collective des débardeurs. En 1978, l'appelant était inscrit sur la liste ayant le rang le plus bas. En accumulant de l'ancienneté, il était envoyé au travail plus souvent. L'inscription de l'appelant a été révoquée avant que celui-ci ne puisse acquérir les qualités requises pour devenir membre du Syndicat.

Lorsque les débardeurs arrivent sur leur lieu de travail, ils sont supervisés par des contremaîtres employés par l'entreprise d'arrimage ou le terminal. Les contremaîtres ont le pouvoir de «congédier» un débardeur pour la journée. Cela ne veut pas dire que le nom du débardeur est retiré de la liste des débardeurs disponibles; un débardeur «congédié pour la journée» peut être envoyé chez la même entreprise ou chez une autre le lendemain. La preuve présentée en première instance révèle cependant qu'un «congédiement pour la journée» peut s'accompagner d'une demande sollicitant que le débardeur ne soit plus affecté à cette entreprise. Si l'entreprise est très insatisfaite du rendement d'un débardeur ou si elle a eu plus d'une expérience non satisfaisante avec lui, elle peut demander la révocation de son inscription. La personne dont l'inscription a été révoquée voit son nom retiré de la liste et ne peut plus être envoyé sur les quais pour travailler comme débardeur.

Après avoir reçu des employeurs qu'elle représentait un certain nombre de plaintes contre l'appelant, l'intimée a révoqué l'inscription de ce dernier le 14 mars 1983. Les plaintes faisaient état de préoccupations en matière de sécurité et d'un manque de coordination.

b) La plainte

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L'appelant affirmait, dans la plainte qu'il a déposée devant la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission], que le refus de l'intimée de continuer à l'employer après le 14 mars 1983, constituait un acte discriminatoire prohibé à l'alinéa 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le motif de discrimination mentionné dans la plainte était la déficience physique. L'appelant souffrait d'un trouble bénin de la parole et d'un certain manque de coordination affectant le côté gauche, par suite d'un traumatisme crânien subi pendant l'enfance.

c) La décision de première instance

Le tribunal des droits de la personne siégeant en première instance a conclu que l'appelant avait établi une présomption de discrimination, mais que l'intimée avait prouvé que son exigence que les personnes employées comme débardeurs jouissent d'une bonne coordination était une exigence professionnelle justifiée. Il a jugé aussi que la preuve présentée étayait la conclusion selon laquelle le risque d'erreur humaine que présentait l'appelant du fait de son manque de coordination était suffisant pour qu'on l'empêche de travailler comme débardeur. Il a donc rejeté la plainte.

d) L'avis d'appel

Un avis d'appel portant la date du 11 septembre 1989 a été déposé au nom de l'appelant. Puis, dans une lettre datée du 19 octobre 1994, l'avocat de l'appelant a demandé l'autorisation de modifier l'avis d'appel. Le tribunal d'appel, après avoir examiné les observations soumises par l'intimée et par la Commission, a autorisé certaines modifications et en a rejeté certaines autres. Un avis d'appel modifié, incorporant les changements permis par le tribunal, a été déposé à l'ouverture de l'audience.

2. LES QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

a) Les nouveaux éléments de preuve

Avant l'instruction de l'appel, l'avocat de l'appelant avait demandé l'autorisation de présenter de nouveaux éléments de preuve relatifs au fond de la plainte, mais il a retiré sa demande au début de l'audience, le 28 novembre 1994.

b) Le manque de diligence

Avant d'examiner les observations portant sur le fond de l'appel, le tribunal d'appel a entendu les observations et reçu les éléments de preuve documentaire relatifs à l'application de la théorie du manque de diligence. Il a statué oralement sur cette question, précisant aux parties qu'il incorporerait les raisons de la décision interlocutoire dans les motifs écrits de sa décision sur le fond.

L'intimée a prétendu que la théorie du manque de diligence était applicable en l'espèce, en raison du délai de plus de cinq ans s'étant

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écoulé entre la date de la décision de première instance et celle de l'audition de l'appel, et elle a demandé le rejet de l'appel pour ce motif.

Les parties ont cité plusieurs cas de jurisprudence sur la question. La plupart de ces affaires avaient été passées en revue dans la décision Vermette c. Société Radio-Canada (1994) 94 C.L.L.C. 16372 (Tribunal canadien des droits de la personne). Après examen de cette jurisprudence, le tribunal saisi de cette affaire avait conclu (à la p. 16381) :

Il incombe au Tribunal, dans l'application des normes énoncées par la théorie du manque de diligence, telle qu'elle est définie dans la décision Martin v. Donaldson Securities Ltd. et al, de mettre en balance le degré de diligence qu'on peut raisonnablement attendre de la plaignante et l'étendue du préjudice subi par l'intimée relativement à sa capacité de présenter une défense pleine et entière.

Dans le contexte du présent appel, il faut déterminer d'abord si l'appelant a fait preuve du degré de diligence qu'on pouvait raisonnablement attendre de lui. La preuve présentée à ce sujet indique qu'il a été informé de la décision de première instance le 17 août 1989 et que l'avis d'appel a été déposé le 11 septembre 1989. L'acte de procédure a donc été déposé à l'intérieur du délai de trente jours prévu par l'article 55 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

La Commission a avisé l'appelant que s'il décidait d'interjeter appel, elle ne serait pas partie à son pourvoi mais qu'elle l'«appuierait». L'avocat de la Commission a exposé clairement au tribunal d'appel que cette position de l'organisme signifiait qu'il ne s'opposerait pas à l'appel mais qu'il ne prendrait pas la responsabilité de mener celui-ci à bien.

Le 19 octobre 1989, M. Carver, qui avait représenté l'appelant en première instance, a fait savoir à ce dernier qu'il ne serait pas en mesure d'assurer sa représentation en appel.

Au mois de novembre 1989, l'appelant s'est mis en quête d'un avocat pour le représenter en appel. La situation de l'appelant permet de penser qu'il n'avait pas les ressources financières nécessaires pour lui permettre de retenir et de payer les services d'un avocat exerçant en cabinet privé. Il a donc orienté sa recherche vers l'obtention des services de l'Aide juridique ou d'une autre forme d'assistance judiciaire bénévole. La preuve documentaire soumise au tribunal d'appel démontre amplement que l'appelant a activement poursuivi ses recherches pendant les années 1990, 1991, 1992 et pendant les premiers mois de 1993 et qu'il a régulièrement tenu le greffe du Tribunal canadien des droits de la personne au courant de ses démarches.

Les organismes auxquels l'appelant s'est adressé pour obtenir des services juridiques comprenaient la Legal Aid Society of British Columbia, la Chinese Benevolent Association of Vancouver, la British Columbia Civil Liberties Association, la University of British Columbia Law Clinic, la British Columbia Human Rights Coalition, la British Columbia Public

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Interest Advocacy Centre, l'Association du Barreau canadien et l'Armée du Salut.

C'est au début de 1994 que la recherche de l'appelant a pris fin, lorsque Me Dugald Christie, avocat à Vancouver (Colombie-Britannique), a accepté de le représenter en appel; la date de l'audience devant le tribunal d'appel a alors été fixée.

L'intimée n'a pas soutenu que l'appelant aurait dû essayer de poursuivre son appel sans les services d'un avocat. Le tribunal d'appel estime qu'on ne peut exiger d'une personne ayant l'instruction et la formation de l'appelant qu'elle plaide sans l'aide d'un avocat un appel portant sur des sujets aussi complexes que ceux qui sont soulevés en l'occurrence. Il conclut donc que, sauf peut-être pendant les derniers mois de 1993, l'appelant a employé, relativement à son appel, la diligence qui pouvait raisonnablement être exigée dans les circonstances.

Il s'impose de déterminer, deuxièmement, dans quelle mesure le fait de permettre l'instruction de l'appel plus de cinq ans après la date de la décision de première instance porte atteinte à la capacité de l'intimée de présenter une défense pleine et entière. L'intimée a prétendu que le fait de n'avoir pu faire déterminer définitivement les obligations qu'elle assumait, le cas échéant, envers l'appelant constituait un préjudice juridique distinct du préjudice factuel. L'avocat de l'intimée a fait observer que les obligations potentielles envers l'appelant existaient depuis la révocation de l'inscription de l'appelant comme débardeur en 1983.

Si l'avocat de l'appelant n'avait pas abandonné sa requête visant la présentation de nouveaux éléments de preuve et avait obtenu l'autorisation voulue, la question de savoir si l'intimée avait subi un préjudice relativement à sa capacité de présenter une défense pleine et entière aurait pris une toute autre dimension. L'appelant, toutefois, s'est désisté de sa requête. Par conséquent, l'appel a été plaidé en fonction du seul dossier écrit, lequel comprenait les pièces déposées devant le tribunal de première instance et la transcription des témoignages entendus par celui-ci.

L'avocat de la Commission a cité la décision (non publiée) rendue, le 16 juin 1992 dans l'affaire Cluff c. Canada (Ministère de l'Agriculture et Sage (no 1), où le tribunal, examinant la question du retard aux pages 11 et 12, a employé les mots [TRADUCTION] «préjudice réel et important». L'avocat de l'appelant a attiré l'attention du tribunal d'appel sur le fait que l'intimée ne s'est pas opposée à la demande d'ajournement de l'audition de l'appel, présentée par l'appelant au mois de février 1991. Étant donné les circonstances de la présente espèce, le tribunal d'appel estime que l'atteinte à la capacité de l'intimée de présenter une défense pleine et entière est négligeable puisque l'avis d'appel a été déposé à l'intérieur du délai prescrit par la Loi et que l'appel repose exclusivement sur le dossier de première instance.

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Par conséquent, le tribunal d'appel, après avoir mis en balance la diligence employée par l'appelant dans la poursuite de son pourvoi et le préjudice causé à l'intimée, conclut que la théorie d'equity dite du manque de diligence ne s'applique pas en l'espèce.

3. LE FOND DE L'APPEL

L'avis d'appel modifié de l'appelant comporte des questions de fait, des questions de droit et des questions mixtes de fait et de droit. Avant d'examiner ces questions, il importe d'analyser la portée de l'examen que doit mener le tribunal d'appel ainsi que les normes qui le régisse.

a) La portée de l'examen et les normes applicables

Dans l'arrêt Stein c. Le navire «Kathy K», [1976] 2 R.C.S. 802 («Kathy K»), la Cour suprême du Canada, saisie d'un pourvoi formé à l'encontre d'une décision de la Cour d'appel fédérale annulant le jugement de première instance, décision qui, apparemment, avait été rendue sans égard à diverses conclusions de fait tirées par le juge de première instance et qui substituait à celles-ci l'évaluation de la «prépondérance des probabilités» faite par ladite Cour d'appel, a déclaré ce qui suit sous la plume du juge Ritchie (à la p. 806) :

Dans de telles circonstances, il est généralement admis qu'une cour d'appel doit se prononcer sur les conclusions tirées en première instance en recherchant si elles sont manifestement erronées et non si elles s'accordent avec l'opinion de la Cour d'appel sur la prépondérance des probabilités.

Par ailleurs, le juge en chef Thurlow, qui signait les motifs de la majorité de la Cour d'appel fédérale dans la décision Brennan c. La Reine, [1984] 2 C.F. 799 («Brennan»), a écrit (à la p. 819) :

Il ne fait aucun doute que, dans une situation de ce genre où la preuve portée à la connaissance du tribunal d'appel est exactement la même que celle dont disposait le tribunal des droits de la personne, le premier doit, conformément aux principes biens connus, adoptés et appliqués dans Stein et al. c. Le navire «Kathy K.»,[[1976] 2 R.C.S. 802; 62 D.L.R. (3d) 1], accorder tout le respect qui convient à l'opinion du tribunal des droits de la personne quant aux faits, en raison particulièrement de l'avantage qu'a eu ce dernier de pouvoir évaluer la crédibilité des témoins puisqu'il les a vus et entendus. Toutefois, cela dit, le tribunal d'appel avait néanmoins le devoir d'examiner la preuve et de substituer sa propre conclusion sur les faits s'il était convaincu que la conclusion du tribunal des droits de la personne était entachée d'une erreur évidente ou manifeste.

Finalement, le juge Mahoney de la Cour fédérale a affirmé, dans l'affaire Cashin c. S.R.C., [1988] 3 C.F. 484 («Cashin», à la p. 501) :

La première intimée a soutenu que, indépendamment de la question de savoir si le tribunal d'appel avait entendu une

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preuve supplémentaire, le pouvoir de ce tribunal de substituer «ses décisions ... à celles du tribunal dont la décision fait l'objet de l'appel» [paragraphe 42.1(6)] lui permettait effectivement de procéder à une audition de novo. Toutefois, mise à part l'autorité de l'arrêt Robichaud, il me semble qu'une telle interprétation ne devrait être donnée à l'article 42.1 que si elle exprime l'intention claire du Parlement, puisque le droit applicable tient fortement à ce que les conclusions de fait ressortissent au tribunal qui a entendu les témoins. L'intention du Parlement, selon mon interprétation, semble en fait être que l'audition ne soit menée comme une audition de novo que dans le cas où le tribunal d'appel reçoit des éléments de preuve ou des témoignages additionnels. Dans les autres cas, il devrait être lié par les conclusions du tribunal antérieur en vertu du principe énoncé dans l'arrêt Kathy K.

Les conclusions de l'arbitre doivent donc être maintenues à moins qu'elle n'ait commis une erreur manifeste et dominante.

Puisque le tribunal d'appel n'a reçu aucun élément de preuve additionnel, il conclut, par conséquent, en se fondant sur la jurisprudence citée ci-dessus, qu'à moins que le tribunal de première instance n'ait commis une «erreur manifeste et dominante», ses conclusions de fait doivent être respectées et que l'appel doit se limiter aux questions de droit.

Le tribunal d'appel doit se demander, dans l'examen des questions de droit, si le tribunal de première instance a appliqué les bons principes juridiques. C'est le juge en chef Lamer qui a exprimé cette règle dans l'arrêt Université de la Colombie-Britannique c. Berg (1993), 152 N.R. 99; [1993] 2 R.C.S. 353. Ce pourvoi visait une décision du British Columbia Council of Human Rights; le juge Lamer a écrit (au paragraphe 22, p. 115) :

En ce qui concerne la question dont est saisie notre cour, il est évident que la question de savoir ce qui constitue un service habituellement offert au public est une question générale de droit qui a de vastes répercussions sociales et relativement à laquelle la commission n'a aucune expertise particulière. Comme, il n'y a aucune raison de faire preuve de retenue envers la commission à ce sujet, la norme de contrôle appropriée est celle de la justesse ou de l'absence d'erreur.

b) La position des parties

L'appelant soutient essentiellement que le tribunal de première instance a commis une erreur en statuant que la coordination constituait une exigence professionnelle justifiée pour le poste de débardeur et en concluant que le manque de coordination de l'appelant représentait un risque suffisant pour justifier qu'on l'empêche de travailler comme débardeur. Il sera question plus loin dans la présente décision de plusieurs des motifs d'appel.

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L'intimée, pour sa part, plaide que la décision du tribunal de première instance de rejeter la plainte de l'appelant devrait être maintenue.

c) Analyse

Une grande partie de l'argumentation soumise au tribunal d'appel a porté sur le paragraphe 8 de l'avis d'appel modifié, lequel portait que le tribunal de première instance avait commis une erreur en statuant que la coordination constituait une exigence professionnelle justifiée pour le poste de débardeur.

A l'époque où le tribunal de première instance a rendu sa décision, l'alinéa 14a) de la Loi (maintenant l'alinéa 15a) était ainsi libellé :

14. Ne constituent pas des actes discriminatoires

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ils sont fondés sur des exigences professionnelles normales;

La définition reçue de l'exigence professionnelle justifiée a été formulée par le juge McIntyre dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d'Etobicoke («Etobicoke»), [1982] 1 R.C.S. 202; (1982), 132 D.L.R. (3d) 14 (C.S.C.). Le juge a écrit, à la p. 208 :

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général.

Après avoir cité l'extrait précédent des motifs du juge McIntyre dans l'arrêt Etobicoke, le tribunal de première instance a formulé la conclusion suivante (à la p. 37 de sa décision) :

En l'espèce, la preuve étaye l'argument selon lequel les normes de la BCMEA en ce qui concerne la condition physique et, de façon plus particulière, la coordination, constituent une exigence professionnelle justifiée.

Le tribunal d'appel estime que le tribunal de première instance a appliqué la définition juridique correcte de l'exigence professionnelle justifiée.

Le tribunal de première instance a ensuite statué que la coordination constituait une exigence professionnelle justifiée. Dans le paragraphe premier de son avis d'appel modifié, l'appelant soutient que le tribunal de

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première instance a commis une erreur en concluant à l'existence d'une exigence professionnelle justifiée sur la base d'éléments de preuve impressionnistes et sans preuve scientifique ou médicale suffisante. Dans l'affaire Etobicoke, le commissaire enquêteur, le professeur Dunlop, avait souligné le caractère «très impressionniste» de la preuve relative à l'âge auquel les pompiers devraient prendre leur retraite, et avait affirmé qu'un employeur devait, pour s'acquitter du fardeau de la preuve, présenter une preuve plus étoffée que des affirmations et déclarations générales de témoins selon lesquelles la lutte contre les incendies était «une affaire de jeune homme». Le professeur Dunlop avait signalé, en outre, l'absence de preuve scientifique. En Cour suprême, le juge McIntyre a affirmé, à la p. 210 :

Je ne suis pas du tout certain de ce qu'on peut qualifier de «preuve scientifique». Je ne dis absolument pas qu'une «preuve scientifique» sera nécessaire dans tous les cas. Il me semble cependant que, dans des cas comme celui en l'espèce, une preuve de nature statistique et médicale qui s'appuie sur l'observation et l'étude de la question du vieillissement, même si elle n'est pas absolument nécessaire dans tous les cas, sera certainement plus convaincante que le témoignage de personnes même très expérimentées dans la lutte contre les incendies, portant que le travail de pompier est «une affaire de jeune homme».

En l'espèce, la question que doit trancher le tribunal diffère de celle de l'affaire Etobicoke, où le plaignant avait été mis à la retraite seulement parce qu'il avait atteint un âge déterminé. Ni le plaignant ni les autres personnes qui avaient atteint l'âge prévu n'avaient fait l'objet d'une évaluation individuelle visant à établir s'ils pouvaient encore exécuter les tâches du pompier, et aucune preuve scientifique ou médicale n'avait été présentée pour démontrer que toutes les personnes qui atteignaient l'âge fixé ou une proportion substantielle d'entre elles seraient incapables d'accomplir leurs tâches de pompier. Le juge McIntyre a certes déclaré que, dans ce type d'affaires, une preuve de nature statistique ou médicale serait plus convaincante que le témoignage de personnes expertes en la matière, mais même à l'égard de cas comme celui dont il était saisi, il n'est pas allé jusqu'à affirmer qu'elle était absolument nécessaire. Dans la présente espèce, le tribunal de première instance était conscient qu'il fallait plus que des éléments de preuve impressionnistes. Il a affirmé, à la p. 40 de sa décision :

Il ne s'agissait pas là d'opinions impressionnistes mais plutôt de constatations visuelles ...

Le tribunal de première instance mentionnait expressément, dans ses motifs, les témoignages de diverses personnes ayant de nombreuses années d'expérience sur les quais de Vancouver, en particulier les dépositions de contremaîtres à qui il incombait, apparemment, d'assurer la sécurité quotidienne des opérations de débardage. Ces témoignages ne consistaient pas en des déclarations générales ou impressionnistes concernant la nécessité d'une bonne coordination. Ils étaient formés d'observations précises portant sur la nécessité d'une bonne coordination chez les débardeurs pour que ceux-ci puissent conserver leur équilibre sur des

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conteneurs susceptibles de se déplacer soudainement ou sur des surfaces glissantes ou inégales comme des billots non équarris ou pour qu'ils puissent éviter d'être blessés par du matériel en mouvement utilisé sur les quais. Le tribunal d'appel estime que cette conclusion du tribunal de première instance n'est pas entachée d'erreur manifeste et dominante.

Après avoir conclu que la bonne coordination constituait une exigence professionnelle justifiée, le tribunal de première instance a affirmé, à la p. 42 de sa décision, qu'il existait un risque d'erreur humaine «suffisant» pour justifier la révocation de l'inscription de l'appelant comme débardeur et, par suite, son exclusion du travail de débardage. Dans l'affaire Nowell c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1987), 8 C.H.R.R. D/595 (Tribunal canadien des droits de la personne), le tribunal a affirmé ce qui suit à la page D/3730, paragraphe 29517 :

Toutefois, lorsque l'exigence professionnelle a pour effet d'exclure toute une catégorie de personnes atteintes à divers degrés d'une même déficience (selon la preuve médicale), on devrait, par souci d'équité et de justice, procéder à une évaluation individuelle des membres du groupe exclu pour déterminer si le risque est suffisamment grand pour justifier l'exclusion de tel ou tel employé de l'exercice de l'emploi en question.

L'appelant soutient au paragraphe 7 de son avis d'appel modifié que le tribunal de première instance a erronément conclu que l'intimée s'était livrée à un long processus d'évaluation des compétences de l'appelant. Le tribunal de première instance connaissait manifestement l'exigence que la décision Nowell imposait aux employeurs dans de telles circonstances, c'est-à-dire effectuer une évaluation individuelle. Il a déclaré à la p. 37 :

Toutefois, c'est au terme d'une longue évaluation individuelle de ses aptitudes à travailler au sein de ce que les deux parties ont reconnu être un milieu de travail dangereux que l'inscription de Buddy Lee a éventuellement été révoquée.

L'évaluation de l'appelant s'est déroulée sur une période de cinq ans. La preuve relative au manque de coordination de l'appelant a beau ne porter que sur quatre jours déterminés de travail pendant cette période, il s'agissait chaque fois d'un employeur différent et la preuve relative au manque de coordination est constante. Relativement à l'une de ces journées, un des témoignages les plus convaincants, a été donné par l'agent syndical qui a retiré l'appelant du travail après l'avoir observé pendant quelques minutes.

Le paragraphe 2 de l'avis d'appel modifié de l'appelant énonce que le tribunal de première instance a erronément conclu que la preuve établissait que l'état physique de l'appelant présentait un risque pour sa propre sécurité et pour celle des autres. L'intimée soutient, quant à elle, que le manque de coordination de l'appelant constituait un risque pour sa sécurité et empêchait celui-ci d'exécuter efficacement et économiquement son travail sans se mettre en danger. En ce qui concerne la sécurité et la

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productivité, le tribunal de première instance a conclu, à la p. 39, que la preuve appuyait la thèse de l'intimée selon laquelle il y avait peu de travail sur les quais que l'appelant pouvait accomplir de façon sûre ou productive. Plusieurs incidents au cours desquels le rendement de l'appelant a nui à sa productivité soutenaient cette conclusion. La transcription contient des dépositions faisant état de plusieurs incidents où le manque de coordination de l'appelant a compromis la sécurité de celui-ci. Son manque d'équilibre lorsqu'il travaillait sur des billots non équarris dans la cale d'un navire ou qu'il était préposé au chargement de grain dans des conteneurs montés sur camions en constituent deux exemples.

Le tribunal de première instance a conclu, à la p. 42 de sa décision, qu'il existait un risque d'erreur humaine «suffisant» pour justifier la révocation de l'inscription de l'appelant et, par suite, son exclusion du travail de débardage. Dans l'arrêt Etobicoke, le juge McIntyre a employé l'expression «risque d'erreur humaine suffisant» dans le passage suivant (à la p. 210) :

Dans un métier où, comme en l'espèce, l'employeur cherche à justifier la retraite par la sécurité publique, le commissaire enquêteur et la cour doivent, pour décider si on a prouvé l'existence d'une exigence professionnelle réelle, se demander si la preuve fournie justifie la conclusion que les personnes qui ont atteint l'âge de la retraite obligatoire présentent un risque d'erreur humaine suffisant ...

Le juge Marceau, de la Cour d'appel fédérale, a mentionné ce passage dans la décision Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1988] 1 C.F. 209; (1987), 8 C.H.R.R. D/670. Il écrit ceci (à la p. 224) :

Toutefois, lorsque j'interprète cette phrase compte tenu du contexte, elle me semble viser la preuve qui doit démontrer suffisamment que le risque est réel et ne repose pas sur de simples conjectures. En d'autres termes, l'adjectif «suffisant» en question se rapporte au caractère réel du risque et non à son degré.

Le tribunal d'appel conclut que le tribunal de première instance n'a pas commis d'erreur de droit en adoptant le critère du «risque d'erreur humaine suffisant». Ce dernier est parvenu à la conclusion voulant que l'appelant présente un risque d'erreur humaine suffisant après avoir déterminé que le manque de coordination de celui-ci constituait un danger pour sa sécurité. Plusieurs des témoignages qui lui avaient été présentés à l'instruction étayaient nettement cette conclusion, et le tribunal d'appel estime qu'en statuant que le manque de coordination de l'appelant engendrait un risque d'erreur humaine suffisant pour justifier la révocation de son inscription comme débardeur, le tribunal de première instance n'a commis aucune erreur manifeste et dominante.

Le paragraphe 4 de l'avis d'appel modifié de l'appelant remet en question l'appréciation de la preuve faite par le tribunal de première

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instance. Il n'appartient pas à un tribunal d'appel, selon l'opinion exprimée par le juge Ritchie à la p. 808 de l'arrêt Kathy K :

...de substituer son appréciation de la prépondérance des probabilités aux conclusions tirées par le juge qui a présidé le procès.

Le tribunal d'appel conclut qu'il n'y a pas lieu de substituer sa propre évaluation à l'appréciation faite par le tribunal de première instance pour déterminer si la preuve avait été établie selon la prépondérance des probabilités.

Relativement au paragraphe 5 de l'avis d'appel modifié de l'appelant, le tribunal d'appel estime, tout en reconnaissant que l'intimée répond des actes discriminatoires accomplis par les collègues de l'appelant au cours de leur travail, que la preuve n'établit pas qu'ils ont agi sur la base d'un motif de discrimination prohibé. Les gestes visés ne différaient pas substantiellement de gestes dirigés vers d'autres travailleurs.

L'avocat de l'appelant a soulevé, dans son argumentation, la question de savoir si le tribunal de première instance avait commis une erreur en n'appliquant pas l'ordonnance formulée par la Commission en application du paragraphe 27(2) de la Loi. L'avocat de l'intimée a fait valoir que cette ordonnance avait été révoquée avant que le tribunal de première instance rende sa décision, et qu'il n'était donc pas nécessaire que celui-ci la prenne en considération. La question de l'application de l'ordonnance n'ayant pas été soulevée dans l'avis d'appel, il n'y a pas lieu que le tribunal d'appel se prononce sur elle.

4. ORDONNANCE

Pour les motifs exposés ci-dessus, l'appel est rejeté.

Fait à Ottawa (Ontario), le 12 janvier 1995.

Keith C. Norton, c.r., B.A., LL.B président

Barry M. Gelling

Lyman R. Robinson, c.r.

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