Tribunal canadien des droits de la personne

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D. T. 12/ 95

Décision rendue le 5 juillet 1995

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L. R. C. (1985), chap. H- 6

(version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE

STANLEY BRUCE BROWN le plaignant

et

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE la Commission

et

FORCES ARMÉES CANADIENNES les intimées

TRIBUNAL: Anne L. Mactavish, présidente

Lloyd Stanford, membre

Murthy Ghandikota, membre

DÉCISION DU TRIBUNAL ONT COMPARU:

Helen Beck, avocate de la Commission canadienne des droits de la personne

Brian Saunders, Major Randy Smith Avocats des Forces armées canadiennes

Stanley Bruce Brown, personnellement

DATES ET LIEU DE L’AUDIENCE:

26 et 27 juillet 1994, 4 et 23 août 1994, 22, 23, 26 et 28 septembre 1994, 7 au 10 et 21 au 24 novembre 1994 Ottawa (Ontario)

TRADUCTION

TABLE DES MATIERES

I LA PLAINTE

II LA CARRIERE MILITAIRE DE BROWN

III LA NATURE DE LA DÉFICIENCE

IV LES ANTÉCÉDENTS DIABÉTIQUES DE BROWN

V LES ARRETS ROBINSON ET HUSBAND

VI LA NATURE DE LA DISCRIMINATION

VII L’EXIGENCE PROFESSIONNELLE JUSTIFIÉE

VIII LES DÉPENS DES INTIMÉES

IX ORDONNANCE

I LA PLAINTE

Le 13 février 1989, Stanley Bruce Brown ( Brown) a déposé une plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) contre les Forces armées canadiennes, intimées (les FAC). Il allègue dans cette plainte que celles- ci ont commis à son endroit un acte discriminatoire fondé sur sa déficience (le diabète) qui est interdit par l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Brown allègue qu’en septembre 1987, il a demandé que la durée de son engagement initial de vingt- cinq ans dans les FAC soit prolongée d’une à cinq années et que cela lui a été refusé. Il allègue que cela lui a été refusé en raison des restrictions d’ordre médical relatives à son diabète. Il n’est pas d’accord avec cette décision et il allègue dans sa plainte qu’en dépit de son état, il était capable de continuer de servir dans les FAC d’une manière satisfaisante.

Lors de l’audience relative à la présente affaire, la Commission a demandé la permission de modifier la plainte afin qu’elle vise aussi le réexamen de sa demande de prolongation fait en 1989 par les FAC. Cette modification a été accordée avec le consentement de toutes les parties.

Brown a sollicité une autre modification visant la demande qu’il a présentée en 1989 aux FAC afin d’être porté à l’effectif de la Force de réserve. Pour les motifs donnés au cours de l’audience, le Tribunal a fait droit à cette requête. Il a cependant rejeté la requête de Brown tendant à modifier la plainte pour qu’y soient mentionnées les restrictions à son avancement imposées par les FAC en 1981, question qui a fait l’objet d’une plainte antérieure en matière de droits de la personne, laquelle a été rejetée.

II LA CARRIERE MILITAIRE DE BROWN

Brown s’est enrôlé dans la Marine royale du Canada, l’un des éléments de ce qui allait devenir les FAC, le 18 septembre 1964 en tant que matelot de 3e classe. Il avait dix- neuf ans et avait terminé sa douzième année au Manitoba.

Durant toute sa carrière dans les FAC, Brown a occupé le poste de technicien en approvisionnement. En cette qualité, le militaire s’occupe de l’acquisition, de l’entreposage et de la gestion des approvisionnements, dont la nourriture, les vêtements, les munitions et le matériel militaire.

En octobre 1973, on a diagnostiqué que Brown était diabétique. D’abord capable de maîtriser son état grâce à un régime alimentaire seulement, il a d après quelques mois prendre une dose quotidienne d’insuline.

Bien que Brown ait d surmonter quelques difficultés attribuables à son diabète, dont nous reparlerons, il appert des rapports sur son rendement établis à l’époque qu’il se soit bien acquitté des fonctions de son poste. Il a en effet obtenu de l’avancement, atteignant le grade de maître de 1re classe en mars 1979.

Vers la fin de 1980, Brown a appris que sa cote médicale était diminuée. > 2 Les FAC utilisent un système de normes médicales qui assure la normalisation des examens médicaux et des catégories médicales, à l’intention des candidats aux Forces canadiennes et des militaires en service. Les individus sont classés selon un certain nombre de critères, dont deux sont pertinents en l’espèce: le facteur géographique ( G), qui tient compte du climat, du logement et des conditions de vie, et de la disponibilité de soins médicaux, et le facteur professionnel ( O), qui est fonction de l’effort et de la fatigue physiques, ainsi que de l’activité intellectuelle et de la tension nerveuse qu’implique une occupation ou un métier donné.

Tant avant qu’après 1980, une cote G4 a été attribuée à Brown, soit la cote des individus qui ne peuvent être affectés dans un poste isolé sur le plan médical en raison d’une déficience établie médicalement, ou de toute personne dont l’état de santé peut mener à des complications graves sans avertissement. Jusqu’en novembre 1980, Brown avait une cote O2, celle attribuée d’ordinaire à celui qui est sans infirmité médicale, si ce n’est quelques points faibles qui ne l’empêchent pas d’accomplir un travail physique pénible et d’atteindre un niveau d’endurance acceptable lors d’un combat au front. En novembre 1980, la cote professionnelle de Brown a été réduite à 03, soit la cote attribuée à celui qui souffre d’une légère affection médicale ou psychologique l’empêchant d’accomplir un travail ardu ou de travailler sous tension sur de longues périodes, mais qui peut accomplir la plupart des tâches en travaillant avec modération.

Bien que ce point ait été litigieux au début, Brown, la Commission et les FAC s’entendaient pour dire à la fin de l’audience que l’imposition de la cote G4O3 était convenable, eu égard à l’état de Brown.

Chaque métier comporte ses propres normes médicales minimales. Dans le cas des techniciens en approvisionnement, la norme minimale est G3O2. C’est celle qui s’applique à la première affectation à un métier. Quand la cote médicale d’un membre expérimenté ne satisfait plus à la norme relative à son métier, son cas est soumis au Conseil de révision médicale des carrières ( CRMC). Celui- ci examine les restrictions qu’a la cote médicale sur la carrière du militaire. Ce dernier peut conserver l’affectation à son métier, selon ses mérites, avec ou sans restrictions à son avancement. Il peut aussi être muté dans un autre métier ou encore être libéré des FAC pour raisons de santé.

Le cas de Brown a été soumis au CRMC en 1975 quand sa cote géographique a été réduite de G2 à G4, puis en novembre 1981, lorsque sa cote professionnelle a été diminuée. En 1981, le CRMC a décidé que Brown devait être maintenu en fonction dans les FAC, mais limité au présent grade jusqu’à ce que sa catégorie médicale soit augmentée de façon à lui permettre d’exercer pleinement son métier. Cette décision était assortie de conditions: rendement satisfaisant de Brown, exigences du service et absence de nouveau déclassement médical.

Comme nous l’avons vu, l’imposition de restrictions à l’avancement de Brown a déjà été l’objet d’une plainte en matière de droits de la personne qui a été rejetée et qui n’est pas en cause dans la présente espèce.

Après la décision du CRMC en 1981, Brown a continué d’occuper le poste de technicien en approvisionnement dans les FAC dans diverses affectations dans plusieurs régions du pays. Il a continué d’obtenir régulièrement de très bonnes évaluations de rendement.

L’engagement de Brown dans les FAC devait prendre fin le 17 septembre 1989. Par une lettre en date du 3 septembre 1987, Brown a demandé, avec l’appui de ses supérieurs, que la durée de son engagement soit prolongée d’une à cinq années. Subsidiairement, il a demandé qu’elle soit prolongée jusqu’à la fin de la période active des affectations en 1989.

Cette période va du 1er mai au 31 ao t. Le gros des affectations se produisent alors, afin d’accommoder les militaires et leur famille. Habituellement, un militaire épuise ses congés accumulés avant la fin de son engagement. Dans le cas de Brown, cela aurait signifié qu’il aurait quitté le service actif en février 1989.

En octobre 1987, la demande de Brown tendant à la prolongation de son engagement pour un à cinq ans a été rejetée en raison des restrictions qui lui ont été imposées par la décision du CRMC de 1981. Brown a été informé que sa demande avait été rejetée parce qu’il

[TRADUCTION] [...] est assujetti à des restrictions médicales [...] il ne peut pas satisfaire aux critères du Programme d’orientation des carrières - personnel non officier en ce qui a trait au réengagement [...]. (Pièce HR- 45)

Si cette décision n’avait pas été réexaminée en 1989, Brown aurait été libéré en conformité avec le numéro 5c) de l’article 15.01 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, ayant terminé la période de service requise.

En juin 1988, Brown a demandé une prolongation d’une journée, encore une fois avec l’appui de ses supérieurs. Sa demande a été accordée en septembre de la même année. Quoique la preuve sur ce point soit un peu embrouillée, il semble que Brown, à tout le moins, ait compris que la prolongation d’une journée aurait pour effet net de lui permettre de prendre un congé de fin de service après le dernier jour de son service plutôt qu’avant.

Non satisfaits de la prolongation d’une journée, Brown et ses supérieurs ont continué à insister pour que soit accordée la prolongation d’un à cinq ans et la question a été renvoyée au CRMC pour nouvel examen. Un examen médical a été fait en mai 1989 dans le cadre des préparatifs pour l’audience du CRMC. Le médecin a attribué à Brown une cote G4O2. L’un des médecins qui a révisé l’évaluation médicale a réduit celle- ci à G4O3. Comme nous l’avons vu, tous se sont entendus pour dire en dernière analyse que la cote G4O3 attribuée à Brown était convenable vu l’ensemble de circonstances. Malgré que la cote de Brown ait été inférieure à la norme médicale relative à son métier, son commandant a recommandé qu’il soit maintenu en fonction, parce qu’il avait démontré sa capacité de remplir pleinement les fonctions de son poste.

En vue de l’audience du CRMC, le gestionnaire de carrières chargé du cas de Brown a révisé ses restrictions médicales pour déterminer son pourcentage d’employabilité dans les FAC. A cette fin, il a comparé les restrictions médicales aux exigences des divers postes dans les FAC correspondant à son grade et à son métier. En tenant compte des restrictions médicales établies par la décision du CRMC de 1981, il a déterminé que Brown était apte à occuper 76 p. 100 des postes de son grade et 72 p. 100 des postes du grade immédiatement supérieur.

Suivant la politique des FAC, le militaire qui est employable dans 80 p. 100 des postes de son grade, dans son métier, est maintenu dans ses fonctions, sans restriction. Si le pourcentage d’employabilité est entre 60 p. 100 et 80 p. 100, le militaire est maintenu dans ses fonctions, mais avec des restrictions à son avancement.

Il semble que les pourcentages d’employabilité calculés à l’égard de Brown soient peut- être inexacts, parce que le gestionnaire de carrières n’a pas tenu compte de certains droits acquis de ce dernier, du fait qu’il s’est enrôlé initialement dans la Marine royale du Canada et non dans les Forces unifiées. Toutefois, l’écart entre les chiffres fournis par le CRMC et les chiffres exacts n’est pas important et n’aurait pas changé le résultat.

Encore une fois en vue de l’audience du CRMC, le dossier de Brown a été étudié par le directeur des Services médicaux des FAC qui était aussi membre (sans voix délibérative) du CRMC. Celui- ci a imposé d’autres restrictions à Brown, le déclarant inapte à remplir des fonctions dans la Force de défense de la base et à exercer des fonctions militaires générales. Ces nouvelles restrictions ont eu pour effet de réduire à zéro le pourcentage d’employabilité de Brown, tous les maîtres de 1re classe dans le métier de technicien en approvisionnement dans les FAC devant être capables de remplir ces deux types de fonctions.

La politique concernant le calcul du pourcentage d’employabilité et les restrictions relatives aux fonctions dans la Force de défense de la base et aux fonctions militaires générales semble avoir changé au fil des ans. Une politique plus souple a été adoptée qui permet la prise en compte, dans le calcul du pourcentage d’employabilité, de celles parmi ces deux types de fonctions que le militaire est apte à exercer. En 1989, cependant, on estimait que c’était tout ou rien.

Après avoir réexaminé la question, le CRMC a décidé le 20 juillet 1989 que Brown devait être libéré des FAC à compter du 17 septembre 1989. Le Conseil a ordonné en outre que Brown soit autorisé à prendre son congé de fin de service après cette date, annulant ainsi la prolongation d’une journée déjà accordée.

La libération de Brown était fondée sur les motifs suivants:

[TRADUCTION]

«[ il était] invalide et inapte à remplir les fonctions de sa présente spécialité ou de son présent emploi, et ne [pouvait] pas être employé à profit de quelque façon que ce soit, en vertu des présents règlements des forces armées.» (Pièce HR- 59)

Le Conseil a décidé de plus que Brown ne remplissait pas les conditions pour être muté dans la Réserve supplémentaire. Il a en outre modifié sa catégorie de libération, remplaçant le numéro 5c) -- Service terminé -- par 3b) -- Libéré pour raisons de santé.

En dépit de la décision du CRMC, Brown a demandé, par une note de service datée du 11 ao t 1989, d’être muté dans la Force de réserve.

La Force de réserve est un élément des FAC établi conformément aux dispositions de la Loi sur la défense nationale. Il y a trois types de service dans la Réserve -- classes A, B et C -- qui vont de la classe A - service à temps partiel-- à la classe C -- emploi à plein temps, souvent dans une unité de la Force régulière, là où l’exigent les besoins opérationnels des FAC. Les exigences médicales des Forces de réserve et des Forces régulières sont identiques.

La demande de Brown en vue de s’engager dans la Réserve a été rejetée et il a cessé d’être en service actif dans les Forces en septembre 1989, bien qu’il ait continué de toucher sa solde jusqu’au 7 avril 1990.

Brown a eu la chance de trouver un autre emploi, d’abord dans le secteur privé, puis peu après, au ministère de la Défense nationale à titre d’employé civil à compter de mars 1990. Au Ministère, il recevait une rémunération supérieure à sa solde et il n’a donc pas subi de perte de salaire par suite de sa libération des FAC. Il soutient toutefois que sa famille et lui- même subiront un préjudice dans l’avenir en ce qui concerne ses droits à pension. Cela inquiète particulièrement Brown car, après sa libération, on a diagnostiqué qu’il avait un cancer du rhinopharynx. Il a subi une intervention chirurgicale et a reçu des traitements de radiothérapie, mais malheureusement, les médecins ont émis un pronostic réservé pour l’instant.

III LA NATURE DE LA DÉFICIENCE

Pour l’aider à comprendre la nature de la déficience de Brown, le Tribunal a bénéficié du témoignage du Dr Cora Fisher, spécialiste des maladies organiques et chef du Service de médecine au Centre médical de la Défense nationale, et du Dr Bernard Zinman, endocrinologue et diabétologue. En outre, la Commission et les intimées ont produit de la documentation médicale portant sur ce sujet.

Le diabète sucré est une affection chronique dans laquelle les cellules bêta du pancréas ne produisent pas assez d’insuline pour permettre au corps d’assimiler le glucose. Le glucose, qui provient de la nourriture absorbée, est une source énergétique essentielle.

Il y a divers types de diabète, dont deux nous intéressent. Dans le cas du diabète non insulino- dépendant (appelé aussi DNID ou diabète type 2), le pancréas produit une certaine quantité d’insuline, suffisante pour prévenir les complications les plus graves du diabète, mais insuffisante pour prévenir certaines manifestations cliniques de la maladie. Les personnes atteintes de ce type de diabète peuvent être traitées au moyen d’un régime alimentaire, de l’exercice et de médicaments administrés par voie orale, destinés à abaisser le taux du glucose dans le sang.

Le diabète insulino- dépendant (DID ou diabète type 1) se produit quand le pancréas cesse de produire de l’insuline. C’est la conséquence d’une réaction d’auto- immunisation par laquelle les cellules bêta du pancréas sont détruites. Pendant le déroulement de ce processus de destruction, la personne peut, comme Brown, traverser une phase où elle est diabétique non insulino- dépendant, qui dure tant que le pancréas produit encore de l’insuline. Quand la destruction des cellules bêta est complète, le diabétique insulino- dépendant doit, pour survivre, compter sur l’administration d’insuline.

La surveillance régulière du taux du glucose dans le sang est essentielle au traitement du DID. Ce taux varie selon divers facteurs - l’administration d’insuline, le type d’aliments absorbés et le laps de temps écoulé depuis leur absorption, l’intensité de l’exercice physique et la consommation d’alcool, entre autres. Le stress et les conditions climatiques peuvent aussi avoir un effet sur le taux du glucose dans le sang.

A cause de l’influence du régime, de l’exercice, etc., sur le bien- être du diabétique insulino- dépendant, il est également essentiel que le patient soit jusqu’à un certain point maître de son environnement. C’est- à- dire qu’il est important pour contrôler le diabète que le patient mange régulièrement, qu’il soit à même de prévoir quand il devra faire des efforts et qu’il soit en mesure de régler les divers éléments qui constituent un bon contrôle du diabète.

Le diabète insulino- dépendant peu entraîner des complications à long et à court terme. Dans les deux cas, les conséquences peuvent être très graves.

L’une des complications à court terme est l’hypoglycémie, à savoir l’insuffisance du taux de glucose dans le sang. Elle peut survenir notamment quand le patient prend une dose trop élevée d’insuline, qui provoque une dissolution trop rapide du glucose dans le sang, ou quand il n’absorbe pas assez de nourriture dans le laps de temps voulu. L’hypoglycémie peut aussi se produire quand le patient fait de l’exercice sans avoir modifié les quantités d’aliments ou d’insuline qu’il doit prendre.

Lorsqu’un patient fait de l’hypoglycémie, il présente souvent des symptômes avant- coureurs qui peuvent éveiller son attention sur le début du trouble. Ce sont notamment la transpiration, le tremblement, la faim et l’anxiété. S’il n’est pas traité, généralement par ingestion de glucose, le patient entre dans la phase suivante. A mesure que le cerveau est privé de glucose, le patient peut devenir irritable ou confus, avoir un comportement inopportun et résister au traitement. S’il n’est pas traité, le patient perd connaissance, fait une crise et meurt.

L’hypoglycémie peut se produire très rapidement et avoir des conséquences fatales. Comme nous l’avons vu, les patients ont souvent des signes précurseurs d’hypoglycémie, bien que cela ne soit pas toujours le cas. Ils peuvent souffrir d’ hypoglycémie asymptomatique, état dans lequel les symptômes avant- coureurs sont absents, et ils peuvent se trouver sans avertissement face à un grave péril. D’après le Dr Fisher, l’hypoglycémie est, en ce qui concerne les diabétiques, le principal sujet d’inquiétude pour les FAC, étant donné qu’elle peut commencer aussi rapidement et sans avertissement, et avoir des conséquences aussi immédiates et aussi graves. (Transcription, p. 1708)

L’hyperglycémie se produit quand le taux du glucose dans le sang est trop élevé. Un certain nombre de facteurs peuvent la causer, entre autres, le fait de ne pas prendre d’insuline en temps voulu, l’absorption excessive de nourriture et la maladie. En outre, les infections, les traumatismes et le stress peuvent également causer l’augmentation du taux du glucose dans le sang. S’il n’est pas traité, le patient peut, dans les heures ou les jours suivants, souffrir d’acido- cétose diabétique et mourir.

Le traitement de l’acido- cétose comprend l’injection de soluté et d’insuline. Pour être efficace, ce traitement exige l’analyse du bicarbonate, du pH, des gaz et des électrolytes dans le sang, procédure qui nécessite l’hospitalisation.

La majorité des diabétiques insulino- dépendants subiront des complications à long terme quelconques, entre autres la cécité et des maladies des reins et des nerfs. Les maladies névritiques dans les pieds ou les jambes peuvent avoir pour résultat que des blessures ne seront pas détectées, entraînant des infections graves et la gangrène. En effet, le diabète est la principale cause d’amputation non traumatique. Les diabétiques courent en outre un risque plus grand d’artériosclérose, de maladies du coeur, d’accident cérébrovasculaire et de maladies des vaisseaux sanguins périphériques.

Selon des études récentes, plus le taux de glucose dans le sang est contrôlé sévèrement, moins il y aura de complications à long terme. Néanmoins, d’après le Dr Zinman, aucune méthode ne permet à l’heure actuelle de déterminer quel diabétique insulino- dépendant souffrira de complications à long terme. (Transcription, p. 2271)

IV LES ANTÉCÉDENTS DIABÉTIQUES DE BROWN

Le diabète de Brown a été contrôlé avec plus ou moins de succès depuis son diagnostic de 1973. De nombreux éléments de preuve ont été présentés sur cette question. Nous n’allons pas tous les examiner en détail, mais nous nous attarderons sur certains éléments clefs.

En 1976, Brown a été envoyé à Montréal afin de travailler aux Jeux olympiques. Brown était chargé des fournitures médicales pour les Jeux. Pendant son séjour à Montréal, il a fait de longues journées de travail et n’a pu prendre des repas régulièrement, de sorte que son taux de glucose a augmenté. Il a donc d être hospitalisé à la base de St- Hubert afin que son taux soit stabilisé. Après avoir reçu son congé, il a repris son affectation à son unité de Halifax.

En 1980, Brown a été hospitalisé au Centre médical de la Défense nationale à Ottawa durant deux semaines pour l’évaluation de son diabète et de sa médication. Selon les fiches médicales, les taux de glucose indiquaient un certain degré de fragilité et, de temps à autre, des attaques hypoglycémiques.

Brown a continué de connaître des épisodes hypoglycémiques. En 1981, il a eu un accident de la route, qui semble avoir été causé par l’hypoglycémie. En février 1984, il a été de nouveau admis au Centre médical de la Défense nationale à Ottawa en raison d’une hypoglycémie. Selon les fiches médicales, il s’est endormi après avoir fait de l’exercice.

De 1982 à 1984, Brown a été affecté à la vérification des approvisionnements dans diverses bases des Forces canadiennes dans diverses régions du pays. Son poste d’attache était à Ottawa à cette époque et il devait souvent se déplacer. Il a commencé à éprouver des difficultés en raison de son diabète, parce qu’il voyageait beaucoup, avait un horaire de travail irrégulier et mangeait à des heures irrégulières. Son médecin a donc informé les FAC que l’état de santé de Brown s’était détérioré et qu’il valait mieux limiter ses déplacements. Il les a informées de plus que Brown devrait être affecté à un quart de travail de jour et être suivi de plus près par un médecin que ce que permettait son poste actuel. En conséquence, Brown a été muté dans un poste au Quartier général de la Défense nationale à Ottawa.

Aux environs de 1985, Brown a eu un épisode d’hypoglycémie au travail. D’après lui, l’incident s’est produit à un moment où il travaillait après l’heure habituelle de sa pause déjeuner. Il a été découvert par son supérieur, selon qui il tenait des propos incohérents. Le supérieur a tenté de lui administrer du glucose et a appelé une ambulance. Brown a fait l’objet d’un bref examen à l’hôpital et a reçu son congé le jour même. Ce qui est révélateur dans cet incident c’est que Brown a témoigné que la crise est survenue sans aucun des signes précurseurs habituels du début de l’hypoglycémie. Le Dr Fisher s’est appuyée sur cet incident pour conclure que Brown est atteint d’hypoglycémie asymptomatique.

Brown a témoigné de plus qu’il ne reconnaît pas toujours les symptômes indiquant qu’il est en train de devenir hypoglycémique. Lorsqu’il fait de l’exercice, par exemple, il ne remarquera pas le symptôme de la transpiration.

En 1987, Brown a commencé l’insulinothérapie intensive (c’est- à- dire quatre injections par jour au lieu des deux qu’il recevait auparavant). Certes, l’insulinothérapie intensive imite mieux la production naturelle d’insuline par le corps et permet une meilleure régulation des sucres du sang, mais les patients sont plus enclins à des épisodes hypoglycémiques. Au dire du Dr Wiseman, endocrinologue qui a traité Brown à cette époque, il a observé chez ce dernier à certains moments des taux de glucose qui correspondaient à ceux de l’hypoglycémie, quoiqu’il ne se soit pas plaint de symptômes. Dans les rapports médicaux déposés à l’audience, le Dr Wiseman qualifie d’instable l’état diabétique de Brown durant la période allant jusqu’à décembre 1988 (quand il a cessé de traiter Brown).

Brown a continué d’avoir des épisodes soit hypoglycémiques, soit hyperglycémiques après avoir quitté les FAC. En ce qui a trait aux dernières années, certains de ces épisodes peuvent être attribués au moins partiellement à son cancer et aux effets des divers traitements qu’il a subis.

V LES ARRETS ROBINSON ET HUSBAND

Quelques- unes des questions soulevées dans la présente espèce ont été l’objet de litiges entre la Commission et les FAC. Au moment où la présente affaire a été entendue, les parties avaient eu l’occasion de prendre connaissance des arrêts de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Procureur général) c. Robinson et Commission canadienne des droits de la personne, [1994] 3 C. F. 228, (1994), 170 N. R. 283 et Commission canadienne des droits de la personne c. Forces armées canadiennes et autres (1994), 167 N. R. 258 (arrêt Husband). Les demandes d’autorisation de pourvoi présentées par la Commission à la Cour suprême du Canada étaient pendantes au moment de l’audience.

Depuis la fin de l’audience, la Cour suprême du Canada a rejeté les demandes de pourvoi de la Commission dans ces deux affaires. Vu l’importance de ces arrêts par rapport à la présente affaire, il importe d’entrer un peu dans le détail des conclusions de la Cour d’appel fédérale.

L’arrêt Robinson concernait la validité de la politique des FAC exigeant que tous les membres des Forces soient exempts de crises. Les FAC ont soutenu que cette politique était une exigence professionnelle justifiée ( EPJ). A l’appui de cet argument, les FAC ont affirmé que tout membre des Forces était un soldat d’abord, qu’il était soumis à l’obligation d’exercer des fonctions de combat et que les épileptiques présentent un risque inacceptable en situation de combat.

Acceptant l’argument des FAC, la Cour d’appel fédérale à la majorité a adopté les observations qui suivent du juge en chef de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. St. Thomas et Commission canadienne des droits de la personne, (1993), 162 N. R. 228:

«A mon avis, l’examen de cette question doit faire entrer en ligne de compte un élément contextuel que le tribunal n’a pas suffisamment pris en considération, à savoir qu’en l’espèce un soldat est en cause. En sa qualité de membre des Forces canadiennes, M. St. Thomas était d’abord et avant tout un soldat. En tant que tel, il devait vivre et travailler dans des conditions inconnues dans la vie civile et être capable de fonctionner, à bref délai, dans des conditions de stress physique et émotionnel extrême et dans des endroits où des installations médicales n’étaient peut- être pas disponibles aux fins du traitement de sa maladie ou, si elles l’étaient, n’étaient peut être pas adéquates. Tel est, me semble- t- il, le contexte dans lequel la conduite des Forces canadiennes devrait être évaluée en l’espèce.»

Dans l’arrêt Robinson, la Cour d’appel fédérale a accepté que, sous le régime de la Loi sur la défense nationale, tous les membres des FAC étaient soumis à l’obligation d’exercer des fonctions de combat, y compris ceux qui exercent des rôles de soutien. La Cour a statué que cette obligation était absolue et ne pouvait pas être modifiée par une pratique administrative.

La Cour est arrivée à une conclusion semblable dans l’arrêt Husband.

En l’espèce, de nombreux éléments de preuve ont été produits relativement aux conditions existant sur le terrain et en situation de combat; ils font état de conditions semblables à celles décrites dans l’extrait de l’arrêt St. Thomas. Pour des motifs qui seront exposés plus en détail ci- après, le Tribunal est convaincu que Brown ne pouvait pas exercer sans danger ses fonctions sur le terrain ou en situation de combat sans constituer un risque inacceptable pour lui- même et pour ses compagnons d’armes. Il semble donc qu’à première vue, il y ait lieu de rejeter la demande du plaignant au vu des arrêts Robinson et Husband. La Commission a essayé d’établir que la situation est toute différente dans ces arrêts et dans la présente espèce car les premiers portaient sur la discrimination directe, tandis que, d’après la Commission, la présente affaire concerne la discrimination par suite d’un effet préjudiciable et, par conséquent, des considérations différentes entrent en jeu.

Les FAC concèdent en l’espèce qu’elles ont commis un acte discriminatoire à l’endroit de Brown, mais disent qu’il s’agit de discrimination directe, fondée sur sa déficience physique.

Vu l’argument de la Commission, il est nécessaire d’examiner la nature de la discrimination en cause.

VI LA NATURE DE LA DISCRIMINATION

Dans l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. SimpsonsSears Ltd., [1985] 2 R. C. S. 536, le juge McIntyre a énoncé les critères selon lesquels la discrimination directe est différenciée de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable:

«On doit faire la distinction entre ce que je qualifierais de discrimination directe et ce qu’on a déjà désigné comme le concept de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable en matière d’emploi. A cet égard, il y a discrimination directe lorsqu’un employeur adopte une pratique ou une règle qui, à première vue, établit une distinction pour un motif prohibé. Par exemple, Ici, on n’embauche aucun catholique, aucune femme ni aucun Noir. En l’espèce, il est évident que personne ne conteste que la discrimination directe de cette nature contrevient à la Loi. D’autre part, il y a le concept de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Ce genre de discrimination se produit lorsqu’un employeur adopte, pour des raisons d’affaires véritables, une règle ou une norme qui est neutre à première vue et qui s’applique également à tous les employés, mais qui a un effet discriminatoire pour un motif prohibé sur un seul employé ou un groupe d’employés en ce qu’elle leur impose, en raison d’une caractéristique spéciale de cet employé ou de ce groupe d’employés, des obligations, des peines ou des conditions restrictives non imposées aux autres employés. [...] Une condition d’emploi adoptée honnêtement pour de bonnes raisons économiques ou d’affaires, également applicable à tous ceux qu’elle vise, peut quand même être discriminatoire si elle touche une personne ou un groupe de personnes d’une manière différente par rapport à d’autres personnes auxquelles elle peut s’appliquer.» (A la p. 551)

Ce principe a été cité et approuvé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Alberta Human Rights Commission c. Central Alberta Dairy Pool et autres, [1990] 2 R. C. S. 489. Dans ce dernier arrêt, la Cour suprême à la majorité a ajouté ceci:

«Lorsque, à première vue, une règle établit une distinction fondée sur un motif de discrimination prohibé, sa justification devra reposer sur la validité de son application à tous les membres du groupe touché. En vertu du critère du motif justifiable, il ne peut en effet y avoir d’obligation d’accommodement à l’égard des membres individuels du groupe puisque, comme l’a fait observer le juge McIntyre, cela saperait le fondement même de ce moyen de défense. Ou bien on peut validement établir une règle qui généralise à l’égard des membres d’un groupe ou bien on ne le peut pas. Par leur nature même, les règles qui constituent une discrimination directe imposent un fardeau à tous ceux qui y sont assujettis. Si tant est qu’elles puissent être justifiées, c’est dans leur application générale qu’elles doivent l’être. Voilà pourquoi la règle doit être annulée si l’employeur ne réussit pas à démontrer qu’il s’agit d’une EPN. Une telle règle doit être distinguée d’une règle qui, neutre en apparence, a un effet préjudiciable sur certains membres du groupe auquel elle s’applique. En pareil cas, le groupe des personnes qui subissent un effet préjudiciable est toujours plus petit que le groupe auquel la règle s’applique. Dans les faits, fréquemment, le groupe lésé se composera d’une seule personne, savoir le plaignant. La règle est alors maintenue en ce sens qu’elle s’appliquera à tous sauf aux personnes sur lesquelles elle a un effet discriminatoire, pourvu que l’employeur puisse procéder aux accommodements nécessaires sans subir des contraintes excessives.» (Aux p. 514 et 515)

Puis, ce qui suit: [...] l’employeur n’a pas d’obligation d’accommodement quand est démontrée l’existence d’une EPN. Il en est ainsi parce que l’EPN a comme caractéristique essentielle d’être déterminée par rapport à l’exigence professionnelle et non par rapport aux caractéristiques d’un individu. Il n’y a donc pas place à l’accommodement: la règle demeure ou tombe en entier.

[...] Il en résulte finalement que, lorsqu’une règle crée une discrimination directe, elle ne peut être justifiée que par une exception légale équivalente à une EPN, c’est- à- dire un moyen de défense qui envisage la règle dans sa totalité. [...] Par contre, lorsqu’une règle crée une discrimination par suite d’un effet préjudiciable, il convient de confirmer la validité de cette règle dans son application générale et de se demander si l’employeur aurait pu composer avec l’employé lésé sans subir des contraintes excessives. (Aux p. 516 et 517)

Pour déterminer le type de discrimination en cause en l’espèce, il est donc nécessaire d’analyser la condition d’emploi en cause et de vérifier si elle est neutre.

La Commission a soutenu diversement que la condition d’emploi en cause consistait en ce qui suit:

  1. l’exigence selon laquelle les militaires sont en permanence soumis à l’obligation de service légitime (Mémoire de la CCDP, par. 87);
  2. la règle concernant l’aptitude au service (Mémoire de la CCDP, par. 95);
  3. la règle du CRMC concernant l’employabilité (Mémoire de la CCDP, par. 99);
  4. l’exigence relative à la possibilité d’être employé avantageusement (Transcription, p. 2474);
  5. la politique du soldat d’abord fondée sur l’art. 33 de la Loi sur la défense nationale (Transcription, p. 2477 à 2479).

D’après la Commission, la distinction entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable n’est pas claire et, pour déterminer la nature de la discrimination, le Tribunal doit se servir de l’instrument d’analyse qui est logique, en tenant compte du caractère réparateur des lois sur les droits de la personne et de leur nature quasi constitutionnelle.

La Commission s’appuie sur le témoignage du caporal Dobson, du sergent Shank et du sergent MacDonald, trois diabétiques insulino- dépendants, qui sont tous trois en service actif dans les FAC, sur la preuve touchant les exemptions de catégorie médicale accordées par les FAC et sur le fait que nombre de membres des FAC ne satisfont pas aux normes médicales pour soutenir que le fait que les FAC, pour diverses raisons, peuvent faire et font effectivement des exceptions aux exigences en matière d’aptitude montre en soi qu’il s’agit de discrimination par suite d’un effet préjudiciable.

Les FAC affirment que la politique du soldat d’abord n’est pas la condition d’emploi en cause, mais qu’elle définit l’emploi au regard duquel l’exigence contestée doit être appréciée. D’après l’avocat des FAC, la condition d’emploi en question consiste en ceci:

[TRADUCTION]

«[...] si vous êtes atteint de diabète insulino dépendant, vous courez le risque d’une grave hypoglycémie. En conséquence, vous êtes l’objet de restrictions d’ordre géographique et professionnel. C’est en cela que réside la condition d’emploi.» (Transcription, p. 2576)

Appliquant la jurisprudence précitée à la preuve dans la présente espèce, le Tribunal est convaincu qu’il s’agit en l’occurrence de discrimination directe. Pour tirer cette conclusion, il a pris en considération l’ensemble de la preuve, en particulier ce qui suit:

  1. La décision de libérer Brown prise en 1987 était fondée sur les restrictions imposées à ce dernier dans la décision du CRMC de 1981, lesquelles lui ont été imposées par les FAC en raison de son état de santé.
  2. Les restrictions imposées à Brown en 1989 par le directeur des Services médicaux des FAC, aux termes desquelles il était déclaré inapte à remplir des fonctions dans la Force de défense de la base et à exercer des fonctions militaires générales, et qui ont eu un effet si dévastateur sur son pourcentage d’employabilité, découlaient de son état diabétique insulino- dépendant qui lui avait valu la cote G4O3.
  3. La décision du CRMC de 1989 confirmant la libération de Brown était fondée sur sa déficience et sur son inaptitude à exercer les fonctions de sa présente spécialité ou de son présent emploi, et sur le fait qu’il ne [pouvait] pas être employé à profit de quelque façon que ce soit, en vertu des règlements des forces armées.
  4. La décision de refuser à Brown l’enrôlement dans la Réserve était fondée sur son inaptitude au service militaire et sur le fait qu’il ne satisfaisait pas aux normes médicales minimales d’enrôlement.

Par conséquent, bien que l’état de santé de Brown ait eu pour effet de le rendre inapte à remplir toutes les fonctions de son poste de technicien en approvisionnement avec le grade de maître de 1re classe, les mesures qu’ont prises les FAC en l’espèce étaient fondées sur l’état de santé de Brown. C’est- à- dire que les FAC ont tiré des conclusions sur sa capacité d’accomplir les tâches de son poste et lui ont imposé des restrictions professionnelles parce qu’il faisait partie d’un groupe particulier, en l’occurrence, les diabétiques insulino- dépendants. C’est l’essence de la discrimination directe.

Il convient de noter que cette conclusion est conciliable avec le libellé de la plainte elle- même:

[TRADUCTION]

«Ma demande de prolongation de service a été rejetée à cause des restrictions médicales qui m’ont été imposées en raison de mon diabète.» (Pièce HR- 1)

La condition d’emploi qui fonde les mesures prises par les FAC est l’exigence selon laquelle les militaires doivent satisfaire aux normes médicales des FAC. Puisque ces normes sont axées sur l’état de santé du militaire, elles ne sont pas neutres à première vue, mais constituent plutôt une discrimination directe.

Le fait qu’un employeur peut faire des exceptions à la condition d’emploi est, en effet, troublant et peut, dans certaines situations, mettre en doute la justification de l’exigence professionnelle. Il ne change cependant pas, de l’avis du Tribunal, la nature de la discrimination en cause.

Puisque le Tribunal a conclu qu’il s’agissait en l’espèce de discrimination directe, il ressort clairement de la jurisprudence que les FAC n’étaient pas obligées d’accommoder M. Brown.

VII L’EXIGENCE PROFESSIONNELLE JUSTIFIÉE

Il reste à décider si la discrimination directe dont les FAC ont fait preuve à l’égard de Brown était justifiée par sa déficience.

Aux termes de l’al. 15a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, les FAC peuvent faire valoir un moyen de défense si la mesure discriminatoire en cause constitue une exigence professionnelle justifiée:

«Ne constituent pas des actes discriminatoires: a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées [...]»

C’est à l’intimé qu’il incombe de faire la preuve de ce moyen de défense, suivant la prépondérance des probabilités (arrêts Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R. C. S. 202, à la p. 208 et O’Malley, précité, à la p. 558).

Pour établir qu’une condition d’emploi donnée est une exigence professionnelle justifiée, l’employeur doit satisfaire à un critère objectif et à un critère subjectif:

«Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction [...] doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d’assurer la bonne exécution du travail en question d’une manière raisonnablement diligente, s re et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l’exercice de l’emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général.» (Arrêt Etobicoke, p. 208)

Il convient de noter que la politique des FAC exigeant que la cote G4O3 ou une cote plus basse soit attribuée à tous les diabétiques insulinodépendants n’est pas en cause dans la présente affaire. La plainte dont le Tribunal est saisi ne concerne que la manière dont les FAC ont traité Brown.

Aucun élément de preuve produit et aucun argument avancé ne laissent supposer que les FAC ne croyaient pas subjectivement que les restrictions imposées à Brown étaient nécessaires à la bonne exécution de son travail. En conséquence, l’aspect subjectif de l’EPJ n’est pas en cause en l’espèce.

Dans l’appréciation de la question de savoir si les normes médicales des FAC, appliquées à Brown, sont justifiables objectivement, le Tribunal doit tenir compte du contexte professionnel qui forme la trame de cette analyse. C’est- à- dire que le refus de l’autorisation de pourvoi dans les affaires Robinson et Husband a eu pour effet d’établir clairement que tous les membres des FAC sont des soldats d’abord et avant tout et sont assujettis à l’obligation d’exercer des fonctions de combat, selon les besoins du service.

Comme nous l’avons déjà souligné, le fait que les FAC accordent des exceptions à leurs exigences médicales peut, de l’avis du Tribunal, mettre en doute la justification de l’exigence professionnelle. Toutefois, cette question a été étudiée à fond par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Robinson, où elle a conclu que la politique du soldat d’abord représentait une obligation édictée par la loi, qui ne pouvait donc pas, selon la Cour, être modifiée par une pratique administrative. (Arrêt Robinson, précité, p. 289)

Le degré de risque nécessaire pour que soit reconnu le moyen de défense fondé sur l’EPJ a fait l’objet d’une certaine controverse dans la jurisprudence. D’après certains précédents, un risque minimal suffirait, tandis que le critère du risque suffisant a été retenu dans d’autres affaires. Dans d’autres causes encore, les tribunaux ont décidé que seul un risque réel ou substantiel pouvait étayer une EPJ. Appliquant la norme énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Etobicoke, précité, et approuvée par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Robinson et Husband, précités, le Tribunal est convaincu que l’état de Brown constituait un risque suffisant, au cas où il aurait été appelé à exercer des fonctions de combat, pour justifier les mesures prises par les FAC en vertu de l’al. 15a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. En effet, la Commission a admis que, peu importe la norme du risque appliquée, si l’on acceptait que l’emploi au regard duquel les normes médicales des FAC doivent être évaluées est celui de soldat d’abord, Brown présenterait un risque inacceptable en situation de combat. (Transcription, p. 2374)

Pour conclure qu’une EPJ a été établie en l’espèce, le Tribunal a tenu compte de la nécessité, pour le diabétique insulino- dépendant, d’être en mesure de contrôler son environnement, y compris le besoin de manger régulièrement et de prévoir les efforts qu’on lui demandera de faire, ainsi que le besoin d’avoir sous la main et de pouvoir prendre des médicaments régulièrement. De toute évidence, ces besoins ne pourraient pas être satisfaits en situation de combat.

Le Tribunal a également pris en considération les antécédents médicaux de Brown et le fait qu’il a eu, assez régulièrement, des épisodes hypoglycémiques, et au moins à une occasion, sans aucun des symptômes précurseurs habituels.

En outre, le Tribunal a tenu compte du risque que Brown constituerait tant pour lui- même que pour les autres membres des Forces, s’il devenait hypoglycémique sur le terrain. La preuve médicale a montré que l’hypoglycémie peut survenir rapidement, parfois sans avertissement, et entraîner la mort à bref délai si aucun traitement n’est administré. De plus, avant de perdre connaissance, le diabétique peut manifester un comportement inopportun et résister aux tentatives de secours. De toute évidence, en situation de combat, les conséquences pourraient être désastreuses. Le sergent MacDonald l’a attesté d’une manière pittoresque. Quand on lui a demandé lors du contre- interrogatoire ce qui arriverait s’il devenait hypoglycémique à un moment où il avait en mains un pistoletmitrailleur semi- automatique, il a répondu:

[TRADUCTION]

«Tout pourrait arriver.» (Transcription, p. 1065)

En conséquence, si l’on accepte que tous les membres des FAC doivent être capables de participer aux combats, le Tribunal ne peut que conclure que l’état de Brown présente un degré de risque suffisant pour justifier les mesures prises par les FAC.

En dernier lieu, au cas où les arrêts de la Cour d’appel fédérale seraient infirmés par la Cour suprême du Canada, la Commission a prié le Tribunal de conclure que les FAC n’avaient pas étudié suffisamment les autres possibilités d’affectation raisonnables, individualisées, pour Brown. Comme la Cour suprême du Canada a refusé l’autorisation de pourvoi dans les affaires Robinson et Husband, il n’est pas nécessaire de statuer sur la requête de la Commission.

VIII LES DÉPENS DES INTIMÉES

Les intimées ont soulevé une question au sujet des dépens relatifs à la présence du Dr Zinman à l’audience. Elles font valoir que la Commission ne les a avisées qu’au milieu du procès, qu’elle ne contestait pas l’attribution de la cote G4O3 à Brown. Ce dernier n’a concédé lui- même que vers la fin de l’audience, que la cote G4O3 était convenable. En conséquence, l’avocat des intimées soutient que celles- ci ont d engager inutilement des frais pour citer un expert comme témoin, savoir le Dr Zinman, afin qu’il témoigne sur une question qui n’était plus litigieuse. Elles demandent qu’une compensation soit versée par la Commission pour les dépens liés à l’assignation du Dr Zinman.

Les intimées reconnaissent que le présent tribunal n’a pas le pouvoir d’ordonner à la Commission de payer ces dépens, mais sollicitent plutôt une recommandation à cet égard.

Il appert du dossier que l’avocat de la Commission a informé le Tribunal le 7 novembre 1994 qu’elle ne contestait plus la validité objective de la cote G4O3. (Transcription, p. 1581) Le Dr Zinman ne devait comparaître que le 22 novembre 1994. C’est- à- dire que les intimées savaient déjà que la Commission avait concédé ce point quand elles ont choisi d’assigner le Dr Zinman. Vu ces circonstances, le Tribunal n’est pas disposé à faire la recommandation demandée par les intimées.

IX ORDONNANCE

Pour les motifs qui précèdent, la présente plainte est rejetée.

FAIT le jour de mai 1995.

(signature) Anne L. Mactavish

(signature) Murthy Ghandikota

(signature) C. Lloyd Stanford

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