Tribunal canadien des droits de la personne

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D. T. 11/ 88 Décision rendue le 19 juillet 1988

Décision du tribunal aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne

Dans l’affaire de la plainte déposée en vertu de l’article 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne

ENTRE: MARLENE McALPINE la plaignante ET: LES FORCES CANADIENNES le mis en cause

DÉCISION DU TRIBUNAL

DEVANT: Dale Bruce Harder

ONT COMPARU: Pour la plaignante et la Commission canadienne des droits de la personne James Hendry et Anne Trotier

Pour le mis en cause, les Forces canadiennes Bruce Russell et Peter Tinsley

Entendue dans la ville d’Ottawa le 22 mars 1988

TRADUCTION >

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE DANS L’AFFAIRE DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE, S. C. 1976- 1977, ch. 33

ET DANS L’AFFAIRE de la plainte déposée, aux termes de l’article 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, par Marlene McAlpine contre les Forces canadiennes

DEVANT: DALE BRUCE HARDER

ENTRE MARLENE McALPINE la plaignante ET LES FORCES CANADIENNES le mis en cause

DÉCISION DU TRIBUNAL

NOMINATION DU TRIBUNAL

Le 13 avril 1987, le président du comité du tribunal des droits de la personne a nommé le présent tribunal chargé d’examiner la plainte déposée par Marlene McAlpine, en date du 25 septembre 1985, aux termes de l’article 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, contre le ministère de la Défense nationale. Du consentement de l’avocat, la forme du procès a été modifiée pour que les FORCES CANADIENNES deviennent le mis en cause. La cause fut instruite le 22 mars 1988 à Ottawa (Ontario).

> - 2 LA PLAINTE La plaignante allègue qu’il y a eu discrimination fondée sur le sexe, en contravention des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne, S. C. 1976- 1977, ch. 33, dans sa forme modifiée, et en particulier, de l’article 7a) de la Loi.

La plaignante allégue dans ses précisions que:

"Je puis raisonnablement croire que le ministère de la Défense nationale a fait de la discrimination à mon égard en refusant de m’embaucher en raison de mon sexe (je suis enceinte), ce qui est contraire aux dispositions de l’article 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. J’ai présenté une demande pour un contrat sur appel de classe C à titre de commise à l’administration. J’ai subi un examen médical le 28 mai 1985, puis le capitaine Passey m’a fait savoir, le 30 mai 1985, que je ne pouvais être acceptée parce que j’étais enceinte. Le 11 juin 1985, l’adjudant- maître Gardiner m’a dit que j’avais échoué à l’examen médical."

TÉMOIGNAGES ET OBSERVATIONS

La plaignante faisait partie de la réserve des Forces canadiennes. Entre autres choses, elle a suivi un stage de formation pour devenir commise. En mai 1985, elle a appris qu’il y avait du travail à la base des Forces

canadiennes de Chilliwack, en Colombie- Britannique. Comme en fait foi la lettre du 18 mars 1988, une offre lui fut faite, le 22 mai 1985, pour travailler comme commise à l’administration pour la période allant du 3 juillet 1985 au 28 novembre 1985. Cette offre était cependant régie par la politique des Forces canadiennes, qui était en vigueur à ce moment- là et selon laquelle une femme enceinte ne pouvait pas être engagée à ce poste par les Forces canadiennes. On constata par la suite qu’elle était enceinte et l’offre d’emploi lui fut retirée.

> - 3 Marlene McAlpine aurait travaillé, ce qui est confirmé par l’avocat, du 3 juillet 1985 au 11 octobre 1985 inclusivement, c’est- à- dire 14 semaines, mais ces semaines ne lui furent pas comptées parce que l’offre d’emploi lui fut retirée, puisque, selon la politique des Forces canadiennes, on n’emploie ni n’embauche de femmes enceintes. Il fut également convenu que seulement dix semaines étaient nécessaires pour la rendre admissible aux prestations d’assurance- chômage. Il fut convenu par l’avocat que, si ce n’est qu’elle n’avait pas accumulé de semaines ouvrant droit à prestations, elle aurait demandé des prestations d’assurance- chômage le 27 janvier 1986 et qu’elle aurait payé les primes d’assurance- chômage, comme il est exigé de tous les employeurs du Canada, et aurait reçu des prestations d’assurance- chômage à compter de la semaine commençant le dimanche 26 janvier 1985 jusqu’à la semaine se terminant le 7 juin 1986. Il fut également convenu que la plaignante a pris des mesures raisonnables pour atténuer sa perte.

Il fut également convenu que, avant de recevoir son offre d’emploi, Marlene McAlpine a exprimé l’espoir que son contrat pour une période déterminée comporterait suffisamment de semaines pour la rendre admissible aux prestations d’assurance- chômage.

Tous les éléments de la cause ont été réglés par une ordonnance de consentement sauf pour ce qui est de son droit à des dommages- intérêts parce qu’elle n’a pas touché les prestations d’assurance- chômage. Il faut féliciter les avocats pour avoir su circonscrire les questions en litige.

> - 4 Pour déterminer si elle a droit à des dommages- intérêts, il est nécessaire:

  1. premièrement, de bien étudier les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne;
  2. deuxièmement, de passer en revue les décisions récentes de la Cour suprême du Canada;
  3. troisièmement, d’étudier une décision apparentée du tribunal d’appel relevant de la Loi canadienne sur les droits de la personne;
  4. quatrièmement, d’y incorporer certaines définitions sur lesquelles s’appuient d’autres tribunaux canadiens des droits de la personne, car le présent tribunal applique les principes mêmes dont s’inspiraient les décisions susdites.

L’article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne est libellé

en ces termes 2. La présente Loi a pour objet de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant: tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

De plus, dans l’affaire Robichaud c. Canada (1987) 2 R. S. C., le juge LaForest déclare ceci:

"Suivant son article 2, la loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet au principe selon lequel tous ont droit à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment de motifs de distinction illicite dont ceux fondés sur le sexe. Comme le juge McIntyre l’a expliqué récemment, au nom de la Cour, dans l’arrêt Commission ontarienne des droits de

> - 5 la personne et O’Malley c. Simpson- Sears Ltd., (1985) 2 R. C. S. 536, on doit interpréter la Loi de manière à promouvoir les considérations de politique générale qui la sous- tendent. Il s’agit là d’une tache qui devrait être abordée non pas parcimonieusement mais d’une manière qui tienne compte de la nature spéciale d’une telle loi dont le juge McIntyre a dit qu’elle n’est pas vraiment de nature constitutionnelle".

Dans l’affaire Robichaud, le juge LaForest ajoute: C’est d’autant plus important à noter que, à notre avis, la Loi n’a pas pour but de déterminer les fautes ni de punir les écarts de conduite, elle veut simplement redresser les situations. Son but est de cerner les cas où il y a discrimination et de supprimer cette dernière. Mais pour y arriver, il faut que les remèdes soient efficaces, conformes à la nature presque constitutionnelle des droits ici protégés.

Le juge LaForest poursuit ainsi: Les principes d’interprétation que j’ai énoncés me semblent largement décisifs en l’espèce. Pour commencer, ils réfutent l’argument voulant qu’on doive se reporter à des théories de la responsabilité de l’employeur qui ont été établies à l’égard d’une conduite criminelle ou quasi criminelle. Ces théories, étant axés sur la faute, n’ont absolument aucune pertinence en l’espèce, car, comme nous l’avons vu, une loi relative aux droits de la personne a un but essentiellement réparateur qui consiste à éliminer des conditions antisociales sans égards aux motifs ou intentions de ceux qui en sont à l’origine.

Le juge LaForest ajoute plus loin:

"Toutefois, il est clair que cette limite, fixée en vertu du principe de la responsabilité du fait d’autrui en matière délictuelle, ne peut pas être appliquée d’une manière significative au présent régime législatif. Car en matière

> - 6 délictuelle, ce qui est visé ce sont les actes qu’une personne accomplit de quelque manière dans l’exercice des fonctions pour lesquelles elle a été engagée et non pas quelque chose, comme le harcèlement sexuel, qui n’a vraiment rien à voir avec le travail pour lequel la personne a été embauchée. La Loi a pour objet de supprimer certaines conditions peu souhaitables qui, en l’espèce, ont cours dans le milieu de travail, et il semblerait étrange qu’en vertu de l’alinéa 7a) un employeur soit responsable du harcèlement sexuel auquel se livre un employé lors de l’embauchage d’une personne, sans que sa responsabilité ne soit engagée lorsque cet employé agit ainsi dans le cadre de la surveillance d’un autre employé, en particulier un employé stagiaire. Il semblerait plus raisonnable et plus conforme l’objet de la Loi d’interpréter l’expression in the course of employment que l’on trouve dans le texte anglais de l’article, comme signifiant reliée aux fonctions ou à l’emploi, surtout quand cette expression est précédée par les mots directly or indirectly (directement ou indirectement). Fait intéressant, en interdisant en milieu de travail la discrimination fondée sur un handicap physique (article 3), le législateur a utilisé l’expression en matière d’emploi."

Dans l’arrêt Travail des Femmes (1987) R. S. C. 1134, le juge en chef Dickson dit:

"La législation sur les droits de la personne vise notamment à favoriser l’essor des droits individuels d’importance vitale, lesquels sont susceptibles d’être mis à exécution, en dernière analyse, devant une cour de justice. Je reconnais qu’en interprétant la Loi, les termes qu’elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façons à les minimiser ou à diminuer leur effet. Bien que cela puisse sembler banal, il peut être sage de se rappeler ce guide qu’offre la Loi d’interprétation fédérale, S. R. C. 1970, ch. 1- 23 et ses modifications. Comme Elmer Driedger l’a écrit à la page 87 de Construction of Statutes (2e éd., 1983):

(Traduction)

De nos jours, un seul principe ou méthode prévaut pour l’interprétation d’une loi: les mots doivent être interprétés selon le contexte, dans leur acception logique courante en conformité avec l’esprit et l’objet de la loi et l’intention du législateur.

> - 7 Par conséquent, la question qui se pose alors, c’est de déterminer quels sont les principes qui sous- tendent l’adjudication de dommages- intérêts dans les causes invoquant la Loi sur les droits de la personne.

Dans la décision provisoire du tribunal d’appel dans l’affaire Butterill, Foreman et Wolfman c. Via Rail Canada Inc., R. C. D. P., Decision 44, paragraphe 2031- 2064, 20 décembre 1980, il est dit:

"Quoi qu’il en soit, nous voulons croire que la Loi canadienne sur les droits de la personne ne se prête pas à pareille interprétation. A notre avis, le mot indemnité (à titre de compensation) utilisé dans la Loi canadienne implique que les tribunaux doivent appliquer des principes

employés par les cours de justice qui accordent des compensations en droit civil, dont le principe essentiel repose, dans l’octroi de dommages- intérêts, sur celui de la restitutio in integrum: la partie lésée doit être remise dans la position où elle aurait été si le tort qui lui a été causa ne s’était pas produit, dans la mesure où l’argent peut dédommager la partie lésée et dans la mesure ou celle- ci reconnaît son obligation de prendre des mesures raisonnables pour atténuer ses pertes."

Dans l’affaire Jack Cewe Ltd. c. Jorgensen (1981) 1 S. R. C. 818, le juge Pigeon dit:

"( Traduction) Pour ce qui est des prestations d’assurance- chômage, la prétention de l’entreprise est insoutenable. L’employeur doit verser des contributions d’assurance- chômage en raison de l’emploi du mis en cause et, par conséquent, dans la mesure où le versement de ses contributions a donné lieu au versement de prestations d’assurance- chômage, il s’agit là d’une résultante de l’emploi et, par conséquent, on ne peut les déduire des dommages- intérêts lorsque le renvoi est illicite."

Le Juge Pigeon poursuit ainsi:

(Traduction)

"De plus, il semblerait que les dommages- intérêts pour renvoi illicite représentent des gains aux fins de l’assurance- chômage, que le règlement sur l’assurance- chômage définit comme un revenu découlant de l’emploi."

> - 8 Voici quelques définitions qui ont servi à des causes relevant de la Loi canadienne sur les droits de la personne et qui sont adoptées pour les besoins de la présente cause:

Indemnité: Versement de dommages- intérêts; ce qui est nécessaire pour amener la partie lésée dans la situation où elle se trouvait auparavant. L’équivalent en espèces de la perte subie; un acte que la cour ordonne de faire ou une somme d’argent que la cour ou un autre tribunal ordonne de verser par la personne dont les actes ou les omissions ont causé une perte ou un préjudice à une tierce personne, pour que la personne ainsi lésée puisse recevoir une valeur égale a sa perte ou puisse être indemnisée par rapport à son préjudice.

Salaire: Rémunération versée en contrepartie des services d’une personne embauchée. Rémunération des employés en fonction des heures ouvrées ou de leur production.

Comme les avocats en ont convenu lors des audiences préliminaires, la seule question a trancher consiste à savoir si Marlene McAlpine devrait être indemnisée pour avoir perdu son droit de réclamer des semaines d’emploi assurable. Cette perte représente, par consentement mutuel, 4 692 $.

Marlene McAlpine a discuté avec le représentant du mis en cause du nombre de semaines que devait durer son emploi. Elle lui à fait comprendre qu’il lui fallait un certain nombre de semaines pour avoir droit aux prestations. L’adjudant lui a alors dit, a juste titre, qu’il ne pouvait se prononcer sur son admissibilité aux prestations d’assurance- chômage. Mais il a précisé que son travail durerait 14 semaines. Comme en font foi les témoignages, Mme McAlpine a reçu une offre d’emploi, qu’elle a acceptée,

pour plus de 10 semaines. Or, ces dix semaines représentaient pour Marlene McAlpine le nombre minimal de semaines dont elle avait besoin pour être admissible aux prestations d’assurance- chômage.

> - 9 Marlene McAlpine aurait reçu son salaire si elle avait travaillé et elle aurait eu droit aux prestations d’assurance- chômage si son employeur avait fait les déductions voulues. S’il n’y avait pas eu de discrimination, Marlene McAlpine aurait touché les prestations d’assurance- chômage. La Cour suprême du Canada a insisté sur le fait que la Loi canadienne sur les droits de la personne a pour but d’élargir la législation canadienne actuelle de façon a pouvoir redresser les cas où il y a discrimination fondée sur un certain nombre de motifs. Marlene McAlpine a fait une demande d’indemnisation. Ici, l’indemnité consiste en un versement de dommages- intérêts. La mesure a prendre, c’est de lui verser les prestations d’assurance- chômage auxquelles elle aurait eu droit si elle n’avait pas été victime de discrimination. Marlene McAlpine a subi une perte en raison d’un acte discriminatoire en matière d’emploi. Comme cette perte est directe et que la Loi a un but essentiellement réparateur, il s’ensuit que, pour être logique avec les dernières causes entendues par la Cour suprême du Canada, le présent tribunal doit ordonner au mis en cause d’indemniser Mme McAlpine des pertes qu’elle a subies en raison de l’acte discriminatoire du mis en cause.

ORDONNANCE Pour les raison susdites, le tribunal 1. DÉCLARE que le mis en cause a commis un acte discriminatoire à l’endroit de Mme McAlpine et que, ce faisant, il a privé Mme McAlpine d’une chance d’emploi pour un motif illicite de discrimination;

> - 10 2. ORDONNE que Marlene McAlpine soit indemnisée pour avoir perdu le droit aux prestations d’assurance- chômage qu’elle aurait pu recevoir si elle avait travaillé le nombre convenu de semaines d’emploi assurable;

3. ORDONNE que le mis en cause verse à Marlene McAlpine la somme de 4 692 $ en compensation de la perte des prestations d’assurance- chômage.

DATÉE en la ville de Kelowna (Colombie- Britannique), ce 29e jour de juin 1988.

(Signature) DALE BRUCE HARDER, président

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