Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

D. T. 10/ 86

Décision rendue le 11 décembre 1986

DANS L’AFFAIRE DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE S. C. 1976- 1977, C. 33, version modifiée

ET DANS L’AFFAIRE d’une audience tenue devant un tribunal des droits de la personne constitué en vertu de l’article 39 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

ENTRE :

GORDON HUM Plaignant

et

LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA Mis en cause

TRIBUNAL John P. S. McLaren

DÉCISION DU TRIBUNAL

ONT COMPARU : RUSSELL G. JURIANSZ pour la Commission

JAMES HENDRY pour la Commission

ROBERT P. HYNES pour le mis en cause

MARIAN MCGRATH pour le mis en cause

GORDON HUM pour lui- même à titre de plaignant

DATES DE L’AUDIENCE : Les 3, 4 et 5 septembre 1986.

A. La plainte

Dans cette affaire, la plainte a été portée par M. Gordon Hum qui, au moment de l’audience, était âgé de 39 ans. M. Hum est un citoyen canadien, d’ascendance sino- canadienne, né à Halifax, Nouvelle- Écosse, et élevé dans les Maritimes. Il a fait ses études postsecondaires en partie dans les Maritimes et en partie en Alberta. A l’époque de l’incident qui fait l’objet de cette plainte, M. Hum occupait le poste de directeur de l’école de la réserve indienne Alexis, à l’ouest d’Edmonton.

D’après la plainte de M. Hum, la Gendarmerie royale du Canada a enfreint la Loi canadienne sur les droits de la personne (1976- 1977) S. C., C. 33, version modifiée. La plainte concerne le traitement que M. Hum allègue avoir reçu de la part de l’agent Jackson Nash qui, à l’époque de l’incident, était en poste auprès du détachement de la GRC de Stoney Plain. M. Nash, qui est natif de Terre- Neuve et diplômé de l’université Mémorial, est entré dans ce corps de police en juin 1980. Immédiatement après avoir reçu une formation de base à Regina, il est allé rejoindre son poste en Alberta.

Les éléments essentiels de la plainte de M. Hum sont exposés dans la formule de la Commission canadienne des droits de la personne signée par lui le 14 février 1984 (pièce HRC- 1), comme suit :

(TRADUCTION)

Le 5 octobre 1983, à Spruce Grove, Alberta, un agent de la Gendarmerie royale du Canada m’a fait stopper ma voiture. Cet agent m’a demandé mon permis de conduire, et les certificats d’enregistrement et d’assurance de mon véhicule, après quoi il m’a demandé Etes- vous citoyen canadien J’ai répondu affirmativement. Il m’a alors demandé, Etes- vous né au Canada ?. J’ai répondu que j’étais né à Halifax, Canada. Il m’a fait asseoir dans la voiture de police pendant qu’il communiquait par radio avec le poste et qu’il remplissait une formule de contravention pour excès de vitesse. En apprenant qu’il existait, à mon nom, un mandat d’arrêt en suspens pour défaut de paiement d’une contravention de stationnement, l’agent a déclaré bon et il a fait venir, par téléphone, une dépanneuse pour enlever mon véhicule. J’ai été mené au poste de la GRC de Spruce Grove, où l’on m’a inscrit puis placé dans ce qui m’a semblé être la cellule des ivrognes. Quelque temps plus tard, on m’a autorisé à faire un appel. J’ai alors téléphoné à ma femme et lui ai demandé d’apporter la souche du chèque prouvant que j’avais déjà payé la contravention de stationnement de 29$. En arrivant, ma femme a présenté ces documents et j’ai été informé que j’aurais à payer 29 $ avant d’être relâché. J’ai des motifs raisonnables de croire que j’ai subi un traitement différent de celui accordé à la plupart des gens dans des circonstances semblables, plus précisément en ce qui concerne les questions touchant ma citoyenneté et mon lieu de naissance, ainsi que le fait qu’on m’a obligé à payer une amende que j’avais déjà réglée. J’allègue que ce qui précède constitue une discrimination fondée sur ma race (Chinois), et contrevient au paragraphe 5( b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

L’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne se lit comme suit :

5. Constitue un acte discriminatoire le fait pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public

...... (b) de défavoriser, à l’occasion de leur fourniture, un individu, pour un motif de distinction illicite.

L’expression motif de distinction illicite est définie dans les termes suivants au paragraphe 3( 1) de la Loi.

3.( 1) Pour l’application de la présente Loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

Par la suite, soit le 9 mai 1985, la plainte a été modifiée. Dans la nouvelle formule (pièce HRC- 2), les mots et à l’article 13.1 ont été ajoutés après au paragraphe 5( b) et avant les mots de la Loi canadienne sur les droits de la personne figurant dans la dernière ligne de la plainte.

L’article 13.1 de la Loi canadienne sur les droits de la personne se lit comme suit :

13.1( 1) constitue un acte discriminatoire le fait de harceler un individu

a) lors de la fourniture de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public, ...... pour un motif de distinction illicite.

De plus, les deux versions de la plainte portent la note suivante ajoutée par M. Hum :

J’ai des motifs raisonnables de croire que le traitement, la façon de procéder, l’arrestation et la détention que m’a fait subir l’agent étaient empreints de rudesse, déraisonnables, discriminatoires et non avenus.

B. Préliminaires

A l’ouverture de l’audience, l’avocat de la GRC, M. Robert Hynes, soulève trois objections préliminaires :

  1. L’intitulé de la plainte aurait d faire mention de l’agent Nash en même temps que de la GRC. Par conséquent la plainte devrait être rejetée.
  2. La formule du 9 mai 1985 constitue une plainte distincte et elle a été déposée hors délai. Par conséquent elle ne devrait pas être entendue par le tribunal.
  3. Puisque l’enquêteur de la Commission n’a pu vérifier qu’une partie des faits allégués par M. Hum, il n’est pas approprié que le tribunal entende la plainte en entier.

Après avoir entendu la plaidoirie des deux parties, je rejette la troisième objection et prends les- deux premières en délibéré. Je traite de la troisième objection en premier, après quoi j’aborderai les deux autres à la suite.

Le rapport entre l’enquête de la Commission et la portée de l’instruction du tribunal A mon avis, un tribunal ne doit pas préjuger sur la question de savoir si, oui ou non, les allégations contenues dans une plainte déposée à la Commission ont été jugées fondées. La décision quant à la tenue ou non d’une instruction par un tribunal, dont il est question dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, aux articles 39 à 42, est laissée à la discrétion de la Commission en vertu de l’alinéa 36( 3)( a) de la Loi. Le paragraphe 40( 2) reconnaît à la Commission le droit de comparaître devant un tribunal qui peut avoir été constitué par elle. Toutefois, du fait qu’elle est à l’origine de la procédure, lorsqu’elle y joue aussi un rible, la Commission ne peut faire abstraction de la position du plaignant. Même si le personnel de la Commission a tiré certaines conclusions à la suite d’une enquête, cela ne doit pas empêcher le tribunal d’examiner la plainte dans son entier, à condition que celle- ci tombe sous la compétence du tribunal aux termes de la Loi. L’existence de cette latitude est particulièrent importante lorsqu’il survient un désaccord entre le plaignant et la Commission en ce qui concerne la définition des problèmes, ce qui semble avoir été le cas ici, et lorsque pour cette raison le plaignant décide de comparaître pour son propre compte, comme l’a fait M. Hum dans le cas qui nous occupe. De plus, il est très difficile pour un tribunal de préjuger de la force ou de la pertinence des preuves par rapport à un élément particulier de la plainte avant que les faits n’aient été exposés.

M. Jurianz, avocat pour la Commission, souligne que le paragraphe 39( 1) de la Loi donne à la Commission le pouvoir de constituer un tribunal pour examiner la plainte. D’après sa position, à laquelle je souscris, étant donné l’absence de formulation limitative, ce terme signifie toute la plainte. La plainte dans son entier est ici celle qui a été formulée au départ par M. Hum. Mon opinion concorde ici avec la teneur du paragraphe 40( 1) de la Loi:

40( 1) Le tribunal doit, après avis conforme à la Commission, aux parties et, à sa discrétion, à tout intéressé, examiner l’objet de la plainte pour laquelle il a été constitué; il doit donner à ceux- ci la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter des éléments de preuve et des arguments, même par l’intermédiaire d’un avocat.

D’après cette disposition, le tribunal a le pouvoir de s’informer entièrement, particulièrement auprès des parties les plus étroitement concernées, y compris le particulier plaignant. Qui plus est, le paragraphe dit clairement que ce dernier est en droit de présenter sa propre preuve et de faire valoir lui- même sa cause, sans contrainte eu égard à l’opinion de la Commission sur la question. La façon dont s’applique cette disposition dans une audience comme celle- ci, où la Commission et le plaignant individuel agissent, dans une certaine mesure, indépendamment, est bien entendu subordonnée à l’autorité qu’a le tribunal de veiller à ce que le déroulement ne soit pas opprimant pour le mis en cause.

L’intitulé de la plainte et l’opposition entre la personne et l’organisme mis en cause

L’argument invoqué par l’avocat de la GRC, selon lequel l’omission du nom de l’agent Nash dans l’intitulé de la plainte annulerait en quelque sorte la compétence du tribunal dans la présente affaire ne m’apparaît pas soutenable. Le paragraphe 48( 5) stipule la responsabilité du fait d’autrui puisque les actes ou omissions commis par un employé, pour l’application de la Loi, y sont réputés avoir été commis par la personne, l’organisme ou l’association qui l’emploie.

48( 5) Sous réserve du paragraphe (6), les actes ou omissions commis par un employé, un mandataire, un administrateur ou un dirigeant dans le cadre de son emploi sont réputés pour l’application de la présente loi, avoir été commis par la personne, l’organisme ou l’association qui l’emploie.

La Loi n’exige pas que l’employé, le mandataire, l’administrateur ou le dirigeant soit nommé. Par ailleurs, M. Hynes soutient que, puisqu’il s’agit ici d’une forme de responsabilité du fait d’autrui stipulée dans une loi, celle- ci n’est pas régie par la doctrine de la common law concernant la responsabilité conjointe, en vertu de laquelle le plaignant aurait pu choisir sa victime. D’après lui, le paragraphe 48( 5) ne s’applique que lorsqu’un acte de distinction illicite est attribué à un individu nommé. En d’autres termes, la plainte devrait viser d’abord le particulier, et non la personne réputée responsable. C’est pourquoi le particulier devrait être nommé dans l’intitulé de la cause.

Je vois là un argument par trop procédurier. Comme M. Hynes, je suis d’avis que, lorsque le paragraphe 48( 5) s’applique, il faut trouver le particulier coupable de l’acte de distinction illicite en vertu de la Loi avant que l’employeur puisse être réputé responsable. Cela ne signifie toutefois pas que l’intitulé de la cause doive absolument nommer la personne. Ce n’est pas l’intitulé qui annonce au particulier mis en cause ou à son employeur l’essence de la plainte, mais bien le texte de cette plainte même. Dans ce cas, l’énoncé en date du 14 février 1984 (pièce HRC- 1) ne parle pas nommément de l’agent Nash. Si la plainte avait contenu tous les renseignements que M. Hum était en mesure de fournir et que celui- ci avait été ignorant ou incertain de l’identité de l’agent, il n’y aurait alors eu, bien évidemment, aucun lieu de répondre à la plainte, ni pour le particulier ni pour la GRC. Mais, M. Hum, a au contraire laissé savoir longtemps avant le 14 février 1984 que sa plainte visait l’agent Nash. Qu’il s’agisse de sa plainte formulée alors qu’il était en détention le 5 octobre 1983, ou de sa déclaration du 6 octobre 1983 au sergent Carver, qui a mené l’enquête interne, la mention de l’agent est expresse. Le rapport du sergent Carver, qui comprend une déclaration de l’agent Nash et qui porte la date du 13 octobre 1983 (pièce R- 1, onglet 18) était adressé au responsable de l’administration et du personnel, au siège principal, à Ottawa. Depuis le tout début, donc, l’administration de la GRC, que ce soit au niveau local ou au niveau national, n’avait aucun doute à propos de l’identité de l’agent en question. Jusqu’à l’audience, rien ne laisse croire qu’une objection quelconque de la GRC ou en son nom ait été soulevée à propos de l’omission du nom de l’agent Nash dans la formule de plainte. A mon sens, il n’y a eu ni injustice ni iniquité de commise ici au détriment de l’organisme mis en cause. Celui- ci a toujours connu l’identité de l’agent en question. De surcroît, l’omission du nom de l’agent dans la formule de plainte ne peut pas faire l’objet d’une décision aux termes du paragraphe 48( 5), à moins que l’agent ne soit jugé coupable d’une pratique discriminatoire.

Même si l’on parvenait à me convaincre que l’absence du nom de l’agent dans l’intitulé annulait la compétence du tribunal, il resterait possible, dans le cas présent, d’intenter malgré tout l’action, puisque celle- ci implique la GRC directement. La position soutenue par l’avocat de la Commission était que, même si l’agent Nash pouvait être taxé de zèle pour les questions posées à M. Hum à propos de sa citoyenneté et de son lieu de naissance, c’était le fait que la GRC encourageait cette façon de questionner dans des circonstances semblables qui constituait la pratique discriminatoire principalement visée. M. Jurianz ne laisse aucun doute à cet égard dans sa sommation (transcription, p. 503).

(traduction) Mais il semble ressortir de la preuve que le fait de poser de telles questions constitue une pratique. Il ne s’agit pas d’un événement isolé. L’agent Nash, dans sa déclaration à l’enquêteur en matière d’affaires internes a bien répondu oui, qu’il posait ces questions aux personnes d’ascendance chinoise et japonaise lorsqu’il les arrêtait pour infraction aux lois de la circulation. Il ne les arrête pas seulement pour cela, cependant.

Il n’a pas nié le fait de façon absolue lors du contre- interrogatoire. De même, son supérieur, dans une déclaration à l’enquêteur en matière d’affaires internes, affirme clairement qu’il encourage ses agents à poser ces questions. Ces faits n’ont en aucune manière été contredits.

De plus, les lettres de la GRC adressées à la Commission et à M. Hum après l’enquête interne, après que toutes les questions et toutes les circonstances eurent été examinées, constituent un indice supplémentaire démontrant que cette pratique est considérée comme acceptable.

Le surintendant Barker qui a comparu ce- matin, en réponse à votre (président) question, a laissé entendre que, oui, les critères entourant l’apparition d’un soupçon que quelqu’un puisse être au Canada illégalement varient, selon qu’il s’agit de membres des minorités visibles ou de personnes assimilables à la population majoritaire du Canada.

Vue sous cet angle, la question ne concerne pas la responsabilité du fait d’autrui, mais la responsabilité primaire de la GRC. Donc, que le paragraphe 48( 5) s’applique ou non importe peu : le mis en cause nommé dans l’intitulé de la plainte est le bon. La GRC ayant cherché à justifier la conduite de l’agent Nash en invoquant ses pratiques de mise en vigueur de la Loi sur l’Immigration (1976- 1977) S. C., C. 52 (version modifiée) ne peut guère soutenir que ce soit la conduite de l’agent qui fait l’objet primordial de la présente audience et non pas ses propres pratiques.

Le fait d’alléguer un harcèlement, aux termes de l’article 13.1, constitue- t- il une modification ou une nouvelle plainte ?

M. Hynes soutient que le fait d’invoquer une violation de l’article 13.1( 1) dans la deuxième formule datée du 9 mai 1985 (pièce HRC- 2) créée une plainte entièrement nouvelle. D’après ce que je comprend, il voit là une injustice à l’égard de son client parce qu’au moment où le changement a été fait, soit environ dix- neuf mois après l’incident en question, la GRC avait terminé son enquête sur la plainte initiale. M. Hendry, pour la Commission, soutient que la nature de la plainte et les faits allégués sont les mêmes dans les deux documents. D’après lui, tout ce qui diffère est l’addition d’un nouveau motif dans la deuxième version. M. Hendry ajoute que la plainte modifiée, avec une lettre de couverture, a été transmise au commissaire Robert Simonds, le 18 juillet 1985, longtemps avant la formation du présent tribunal, le 29 avril 1986. Étant donné le peu de différence entre les deux documents, il ne voit pas comment on pourrait soutenir que le mis en cause a été pris par surprise. De plus, c’était là la première fois que la Commission se trouvait saisie d’une objection de la part de la GRC. En conséquence, si un litige survient à propos des décisions de la Commission, l’instance compétente est la Cour fédérale.

La seule disposition qui traite des limites de temps dans la Loi est l’alinéa 33( b)( iv).

33. Sous réserve de l’article 32, la Commission doit statuer sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime la plainte irrecevable dans les cas où il apparait à la Commission ..... (b) que la plainte .....

(iv) a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an à compter de la dernière des actions ou abstentions sur lesquelles elle est fondée, ou de tout délai plus long que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

Aucune disposition ne prévoit le cas d’une modification de plainte. L’alinéa 33( b)( iv) traduit l’intention du législateur de prévoir une échéance normale pour les plaintes, tout en donnant à la Commission une certaine latitude pour prolonger la période prévue dans des circonstances extraordinaires. Dans le cas présent, la plainte initiale a été déposée longtemps avant l’expiration du délai d’un an, qui est réputé être la norme. La seconde le dépasse de six mois. Cette dernière, toutefois, ne contenait aucune allégation nouvelle concernant les faits et était exactement la même plainte avec simple addition d’une référence à l’article 13.1. Ajoutons que la plainte, telle que formulée initialement, avec la note ajoutée, contenait en fait le fondement d’une allégation de harcèlement, même si cette allégation n’avait pas été faite à l’époque.

Je ne trouve pas que les arguments de l’avocat de la GRC sont convainquants. L’addition d’un nouveau motif de plainte n’a pas porté préjudice à la GRC. Les faits allégués dans les deux formules ont bien été examinés dans l’enquête menée par la GRC après réception de la première formule. Le changement apporté dans la seconde n’aurait pas exigé d’enquête supplémentaire, puisqu’il ne supposait aucun fait nouveau à vérifier ni partie à interroger. Le changement n’aurait demandé rien d’autre qu’une analyse juridique visant à répondre à l’esprit de la nouvelle plainte. Le temps qui s’est écoulé entre le 9 mai 1985 et l’audience du tribunal a certainement été suffisant pour cela. Il s’agit là d’un problème bien différent de celui qu’a d régler le tribunal créé en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne pour examiner le cas Local 916, Energy and Chemical Workers c. Énergie atomique du Canada Limité (1984) 5 C. H. R. R. D/ 2066. Cette fois- là, la Commission avait déposé une motion préliminaire visant à persuader le tribunal de modifier la plainte qu’il avait été chargé d’instruire afin d’y ajouter un nouveau motif, sans en changer les faits primordiaux. Le tribunal, parce qu’il avait été formé pour instruire la plainte fondée sur le motif initial et non sur le nouveau motif, a rejeté cette motion. Il a bien reconnu la possibilité d’autoriser des modifications à une plainte lorsque toutes les parties disposaient de suffisamment de temps pour préparer leur dossier sur la nouvelle question, mais il n’était pas disposé à reporter son audience à cette fin, surtout que la Commission avait eu largement le temps de modifier la plainte auparavant. Dans les autres cas où des modifications aux plaintes ont été faites avant les audiences, la réaction des tribunaux a été de tenir compte des changements lorsqu’il n’existait aucune injustice à l’égard du mis en cause (voir David C. Rodger c. Les chemins de fer du Canadien national (1985), 6 C. H. R. R. D/ 2899; Denis J. Barnard c. Board of Commissioners of Police, Fort Frances (1986), 7 C. H. R. R. D/ 3167. Je ne perçois aucune injustice dans la présente affaire.

C. Les faits

Le 5 octobre 1983 à 15 h 44 environ, l’agent Nash qui patrouillait la route 16 aux environs de Spruce Grove (Alberta) roulait en direction de l’ouest. A environ un kilomètre à l’ouest de cette localité, l’appareil radar installé dans sa voiture de patrouille indiqua le passage d’un véhicule roulant vers l’est à 127 km/ h dans une zone de 100 km/ h. D’après la déposition de l’agent Nash, qui a été acceptée par une cour provinciale dans un procès pour excès de vitesse concernant ces faits le 31 janvier 1984, le dispositif radar avait été vérifié plus tôt par lui et était correctement calibré.

L’agent Nash nota que la voiture en question était une familiale rouge, roulant dans la voie adjacente au centre de la route. Lorsque le véhicule passa à côté de lui, il put se rendre compte que la personne au volant était de type oriental. La familiale, une Pontiac Catalina 1974, était conduite par M. Hum qui se rendait chez lui à Edmonton, de retour de son travail dans la réserve Alexis. L’agent Nash fit demi- tour en croisant le terre- plein médian et partit à la poursuite de la voiture rouge.

L’autoroute 16 comporte six voies dans le tronçon qui traverse la localité de Spruce Grove. D’après les témoignages de M. Hum et de l’agent de police, la circulation y était assez rapide au moment de l’incident, soit au début de l’heure de pointe. M. Hum, qui avait ralenti à l’approche de Spruce Grove lorsque sa voiture avait croisé les contrôles de vitesse qui sont situés à la limite ouest de la ville, roulait sur la voie intérieure. Il s’arrêta à deux feux rouges, le premier près d’un MacDonald et le second à l’intersection de Calahoo Road. En redémarrant cette deuxième fois, il remarqua dans son rétroviseur qu’une voiture de police arrivait derrière lui avec son clignotant de toit en marche. D’après le témoignage de l’agent Nash, il avait traversé les deux intersections sur des feux verts et il avait allumé son clignotant immédiatement après avoir passé la seconde intersection de Calahoo Road. La voiture de M. Hum ne s’arrêta pas immédiatement mais, prit le premier virage à gauche, après quoi elle prit une nouvelle fois à gauche et se gara dans une voie de service parallèle à l’autoroute 17 en direction de l’ouest. D’après son témoignage, M. Hum supposait déjà que c’était vers lui que la voiture de police se dirigeait, et ce point de stationnement, sur le côté ouest de la route, lui avait paru l’endroit le plus proche et le moins dangereux pour s’arrêter. Quant à l’agent Nash, d’après son témoignage, il estime que M. Hum aurait pu se ranger sur l’accotement, d’un côté ou de l’autre des voies en direction de l’est. Il s’est inquiété, a- t- il déclaré, lorsqu’il a vu M. Hum croiser le flot de la circulation en se dirigeant vers l’ouest d’une façon qui lui parut dangereuse. Ces manoeuvres ont fait soupçonner à l’agent que le conducteur de la familiale rouge cherchait peut- être à l’éviter.

M. Hum gara sa voiture sur la voie de service à côté d’un magasin d’articles de sport, et l’agent Nash s’arrêta derrière lui à un angle de quatre- vingt- dix degrés. A partir d’ici et dans la suite, les deux témoignages divergent. M. Hum assure qu’il est resté dans sa voiture et que l’agent Nash est venu vers lui et lui a demandé son permis de conduire ainsi que les certificats d’enregistrement et d’assurance. L’agent Nash se rappelle que, au moment où il a transmis le numéro d’enregistrement de la voiture de M. Hum sur sa radio et qu’il a demandé qu’une vérification soit faite auprès du CIPC (Centre d’information de la police canadienne), M. Hum sortit de sa voiture et fit mine de se diriger vers le magasin. Ce geste, assure l’agent Nash, renforça chez lui l’idée que M. Hum cherchait à l’éviter. A ce moment, dit- il, il sortit de sa voiture, s’approcha de M. Hum et lui demanda son permis de conduire et son certificat d’assurance. Les deux témoignages concordent sur le fait que M. Hum demanda alors ce qui se passait. M. Hum assure qu’il ne reçut aucune réponse, tandis que l’agent Nash affirme avoir informé le chauffeur qu’il avait, d’après le radar, roulé à 127 km/ h dans une zone de 100 km/ h, ce à quoi M. Hum répondit que cela était impossible, en employant une expression anglaise vulgaire ( there was no fucking way I was speeding). M. Hum remit alors ses papiers à l’agent qui les examina, remarquant que le nom et la photo de M. Hum figurait sur le permis de conduire. L’agent Nash admet que rien, ni dans l’accent de M. Hum ni dans sa tenue vestimentaire, ne pouvait laisser croire qu’il n’était pas citoyen canadien.

D’après les dépositions des deux hommes, l’agent Nash demanda alors à M. Hum s’il était citoyen canadien, et ensuite où il était né. L’agent Nash a déclaré avoir posé ces questions parce qu’il voulait vérifier si M. Hum n’était pas un étranger en situation irrégulière. Tandis que M. Hum soutient avoir répondu à la première question un simple oui et à la seconde Halifax, Nouvelle- Écosse, d’après les souvenirs de l’agent Nash il aurait répondu à la première question bien s r, je suis citoyen canadien qu’est- ce que vous croyez ? en employant la même expression anglaise vulgaire ( What the fuck do you think?). M. Hum se rappelle, et l’agent Nash a semblé disposé à admettre, qu’une demande a alors été faite par le policier pour que M. Hum produise un extrait du registre des naissances. Tous deux se rappellent également que l’agent Nash a demandé à M. Hum quelle était sa profession. Ils s’accordent aussi pour dire que M. Hum a montré à l’agent Nash un dépliant annonçant sa candidature au conseil scolaire d’Edmonton. M. Hum a déclaré avoir fait cela pour ne laisser aucun doute à propos de sa citoyenneté canadienne et de son lieu de naissance. Ces deux détails figuraient sur le dépliant.

M. Hum, qui était, d’après ce qu’il affirme, dans sa voiture à ce moment- là, a déclaré que l’agent Nash n’avait jeté qu’un coup d’oeil rapide au dépliant et le lui avait rendu péremptoirement. Il admet avoir, à ce moment, traité l’agent de cochon raciste. Il a alors reçu l’ordre de sortir de sa voiture, puis a été informé qu’il était arrêté et qu’il devrait accompagner l’agent au poste de la GRC de Stoney Plain. De plus, a- t- il déclaré, un échange acrimonieux s’en est suivi, au cours duquel il a laissé entendre que les policiers en uniforme se croyaient tout permis, ce à quoi l’agent lui avait répliqué qu’il avait de la chance que lui- même soit en uniforme. L’agent Nash ne se rappelle aucunement une telle dispute verbale à ce moment, mais simplement qu’il a demandé à M. Hum de monter dans la voiture de police. il se souvient qu’il était encore en train de remplir la - contravention et que M. Hum, par certains mouvements, lui a encore laissé croire qu’il s’apprêtait à partir. Les deux hommes s’entendent pour dire que l’agent Nash, en ouvrant la portière de la voiture, a touché le coude de M. Hum. M. Hum a qualifié ce geste de poussée, alors que l’agent Nash déclare avoir guidé le conducteur. D’après le souvenir du policier, M. Hum a réagi négativement et lui a demandé de retirer ses sales mains ( get your fucking hands off me), après quoi il a répété que les policiers en uniforme étaient contents d’eux- mêmes et s’est demandé si la police n’avait pas encore attrappé son quota d’immigrants et d’étrangers.

D’après M. Hum, ce n’est qu’une fois installé sur le siège arrière de la voiture de police qu’il a appris pourquoi on l’avait arrêté, à savoir pour excès de vitesse. Les deux témoins s’accordent pour dire qu’ils ont appris par la radio de la voiture que deux mandats d’arrestation de la police de Calgary contre M. Hum restaient en suspens, pour défaut de paiement d’un certain nombre d’amendes de stationnement totalisant de 29 $.

Ces renseignements venaient en réponse à la demande antérieure de vérification faite par l’agent Nash. Ce dernier réagit alors en déclarant bon. M. Hum y vit le signe que l’agent se réjouissait d’avoir une raison de le détenir. L’agent Nash soutient au contraire que ce mot était l’équivalent de d’accord ou O. K. et qu’il s’adressait à l’opérateur radio. D’après le témoignage de l’agent, il a alors informé M. Hum qu’il était détenu en raison de ces mandats et qu’il serait amené au quartier général de Stoney Plain. C’est là, d’après l’agent, la procédure normale dans les cas des mandats en suspens. L’agent Nash affirme également avoir informé M. Hum de ses droits à ce moment, y compris de son droit de faire appel à un avocat. M. Hum répondit à l’agent que les contraventions de stationnement avaient déjà été payées. L’agent Nash soutient que M. Hum lui a demandé son nom et son numéro d’insigne. Il lui a répondu que ces deux renseignements se trouvaient sur la contravention pour excès de vitesse et que M. Hum était en droit de déposer une plainte s’il le souhaitait auprès du supérieur de M. Nash. Les deux hommes s’entendent pour dire que l’agent a alors fait venir une dépanneuse pour transporter la familiale de M. Hum.

Cette dépanneuse arriva quelque temps plus tard. Une certaine confusion règne quant à savoir si l’agent attendait qu’on lui confirme les mandats d’arrestation, ce que soutient M. Hum, ou si M. Hum a déclaré avoir peut- être sur lui suffisamment d’argent pour régler les amendes, ce qui correspond au souvenir de l’agent Nash. De toute façon, il y eut alors un moment de flottement. A la fin, après avoir examiné l’extérieur de la voiture, l’agent Nash donna instruction que le véhicule soit transporté. D’après lui, M. Hum n’avait pas suffisamment d’argent pour régler les amendes. L’agent Nash conduisit alors la voiture de police jusqu’au quartier général de Stoney Plain, soit une randonnée d’environ trois milles, qui demanda entre dix et quinze minutes à cause de la circulation de l’heure de pointe. Ici encore, les témoignages divergent sur ce qui s’est passé pendant ce trajet. M. Hum croit avoir dit qu’il avait peut- être suffisamment d’argent sur lui pour régler les amendes, puis avoir découvert que ce n’était pas le cas et avoir demandé à passer à la banque, ce à quoi il ne reçut aucune. réponse. Quant à l’agent Nash, il ne se rappelle aucune conversation, mais plutôt que M. Hum proférait des jurons sur le siège arrière. Arrivé au quartier général, l’agent Nash gara la voiture dans la voie d’arrêt sécuritaire. Il amena ensuite M. Hum dans la zone d’accueil des prisonniers, où il le fouilla, lui enleva ses chaussures, sa ceinture, son veston et le contenu de ses poches, dont il fit une liste qu’il lui fit signer. M. Hum demanda alors à faire un appel téléphonique. L’agent Nash lui demanda d’attendre jusqu’à ce qu’il ait l’imprimé du CIPC en mains. Mais, avant d’aller chercher l’imprimé, il plaça M. Hum dans une cellule. Celle- ci, que M. Hum qualifie dans son témoignage de drunk tank et que l’agent appelle la cellule de détention temporaire était, d’après les souvenirs de M. Hum, froide, sombre et dépourvue de tout meuble à l’exception d’un urinoir au centre. L’agent Nash croyait toutes les autres cellules occupées par des détenus préventifs en route pour Edmonton. Il reconnaît toutefois ne pas avoir vérifié cette supposition. C’est, dit- il, pratique courante que de garder les prisonniers dans la situation de M. Hum dans la cellule de détention privisoire. L’agent Nash est alors allé chercher l’imprimé. En même temps, il a discuté avec le sergent Bennett, un de ses supérieurs, des difficultés que lui causait M. Hum et de l’attitude négative de ce dernier à son égard. Il proposa alors que quelqu’un d’autre s’occupe de lui. C’est là que s’arrête les contacts entre l’agent Nash et M. Hum.

Le sergent Bennett se rendit à la cellule où était détenu M. Hum et l’informa qu’il pouvait téléphoner. M. Hum appela sa femme et lui expliqua la situation. Elle lui déclara que les amendes avaient été réglées et qu’elle avait les chèques payés comme preuve. Il fut convenu qu’elle viendrait au poste avec ces documents et qu’elle ferait sortir son mari. M. Hum se plaignit au sergent Bennett du traitement que lui avait fait subir l’agent Nash. Le sergent Bennett l’informa qu’il pouvait déposer une plainte officielle. M. Hum fut alors transféré dans une cellule ouverte, munie d’un lit et de couvertures ainsi que d’autres objets. Il demanda à téléphoner à son avocat et y fut autorisé. Son avocat l’informa qu’il pouvait déposer une plainte sur- le- champ, ou bien attendre s’il se sentait un peu énervé. L’avocat lui suggéra de rédiger et de signer une lettre signifiant son intention de se plaindre, ce qu’il fit. Il remit la lettre à la police.

Mme Hum arriva avec les chèques payés. Elle règla les 29 $ présumément encore dus sur les contraventions de stationnement, et M. Hum fut relâché. Après un certain nombre d’appels téléphoniques, il localisa sa voiture et la récupéra, moyennant 57 $ pour les frais de remorquage et de garage. Il se rendit chez lui en voiture.

Le lendemain, 6 octobre, M. Hum reçut, à son école, un appel du sergent d’état- major Carver qui lui demanda s’il souhaitait déposer une plainte officielle, en tant que préalable à une enquête interne. Même s’il n’était pas très enthousiaste, à cause de ce qu’il décrit comme un climat de méfiance entre lui- même et la police, il finit par s’y décider.

M. Hum, qui avait été accusé d’excès de vitesse par l’agent Nash, plaida non coupable, mais perdit son procès à la cour provinciale, le 31 janvier 1984. L’enquête interne, menée par le sergent Carver, comporte des entrevues et des déclarations de M. Hum, de l’agent Nash, du sergent Bennett, et de deux autres policiers présents au quartier général au moment de la détention de M. Hum. La conclusion générale en est qu’il n’existe ( traduction) aucune preuve indiquant que l’agent Nash ait agi de façon indue, qu’il ait rudoyé le plaignant ou qu’il se soit conduit d’une façon traduisant du racisme de quelque sorte à l’égard de M. Hum. Le rapport est daté du 13 octobre 1983 (pièce R- 1, onglet 18).

Par la suite, M. Hum déposa une plainte auprès de la Commission. Un enquêteur de cet organisme conclut, dans une analyse de cas en date du 2 novembre 1984 (pièce R- 1, onglet 7), que la plainte était partiellement justifiée du fait que les questions posées par l’agent Nash, concernant la citoyenneté et le lieu de naissance de M. Hum, pouvaient constituer une distinction illicite aux termes du paragraphe 5( b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Au cours de 1985, une tentative de conciliation a été menée, mais sans succès. La Commission a alors annonçé son intention, par lettre du 18 février 1986, de saisir un tribunal de cette affaire, aux termes de l’article 39 de la Loi (pièce R- 1, onglet 15).

D. Analyse des éléments de preuve

Les dépositions de M. Hum et de l’agent Nash se contredisent. Toutefois, après examen et analyse des deux déclarations, je suis convaincu que, là où il y a conflit, c’est le témoignage de l’agent Nash qu’il faut préférer. Il ne fait absolument aucun doute que M. Hum était dans un état d’énervenement et d’agitation extrêmes lorsqu’il a été arrêté pour vitesse. Il se trouvait donc sujet à la confusion, à la, colère et à la susceptibilité, et ne savait pas comment réagir. D’après moi, il est bel et bien sorti de sa voiture lorsqu’il s’est arrêté, il a été informé de la raison pour laquelle on l’avait fait stopper, et sa réaction première a d être celle décrite par l’agent Nash. Sa préoccupation et son énervement ont certainement été aggravés par les questions sur sa citoyenneté et son lieu de naissance, ce qui augmenta encore son embarras et son désarroi. C’est, à mon sens, ce qui l’a amené à proférer des jurons et des insultes à l’endroit de l’agent. Dans sa propre déclaration, M. Hum admet d’ailleurs avoir traité l’agent Nash de cochon raciste. Qui plus est, je pense que son état d’irritation a empêché M. Hum de retenir la suite exacte des évènements survenus après que les questions lui eurent été posées et l’ont poussé à interpréter, injustement, les actions ultérieures de l’agent comme ayant été le résultat d’une animosité à son égard à clause de son origine raciale. M. Hum n’a pas accepté d’emblée le fait que l’agent Nash soit obligé en vertu de la Loi de donner suite au mandat d’arrestation pour défaut de payer des amendes de stationnement à Calgary, mais l’agent agissait bel et bien conformément à la loi et à ses devoirs en vertu de celle- ci. Par ailleurs, je n’interprète pas la détention provisoire de M. Hum dans la cellule temporaire ou cage à poules comme révélatrice d’une intention de la part de l’agent de prendre sa revanche ou d’humilier M. Hum. Il me semble plausible que ce soit là une pratique normale dans de telles circonstances et que, de toute façon, l’agent Nash croyait de bonne foi que c’était là la seule cellule disponible.

Comme j’aurai l’occasion de le préciser plus loin, l’opinion de l’agent Nash selon- laquelle M. Hum a cherché à se sauver et qu’il aurait pu être un étranger en situation irrégulière trahit chez lui un zèle excessif. Je n’ai toutefois aucune raison de croire qu’il soit sorti de ses gonds à quelque moment au cours de cet incident ou qu’il ait été motivé par une raison autre que le désir de faire son travail au mieux. Je ne vois aucun motif de targuer l’agent Nash de racisme ou de penser qu’il a été poussé par un sentiment hostile à l’égard de M. Hum en tant que personne d’ascendance orientale. Les faits dont le tribunal a été saisi me permettent de croire que, bien au contraire, l’agent Nash a déjà, sans incident, vécu, travaillé et eu des rapports, aussi bien à l’université que dans les services de police, avec des collègues d’origine orientale. Les tentatives faites par M. Hum pour définir l’agent Nash comme un béotien néophyte, sortant d’une région reculée du Canada et mal averti des diversités et des sensibilités raciales, dénotent chez lui des opinions stéréotypées analogues à celles dont il se plaint. Je prend note que l’avocat de la Commission a soutenu qu’il n’était pas dans l’intention de cet organisme, lorsqu’il a insisté sur la plainte, de laisser croire que l’agent Nash était raciste ou porté à avoir une attitude raciste dans ses rapports avec M. Hum. Ces constatations ne nous disent toutefois pas si, en lui posant des questions à propos de sa citoyenneté et de son lieu de naissance, l’agent Nash a traité M. Hum correctement aux termes du paragraphe 5( b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

E. Les politiques et pratiques de la GRC en ce qui concerne l’application de la Loi sur l’immigration.

Dans sa déclaration au sergent d’état- major Carver au cours de l’enquête interne qui a suivi l’incident le 5 octobre 1983 (pièce R- 1, onglet 18), l’agent Nash a révélé qu’il était, pour lui, pratique courante de demander aux membres des minorités ethniques visibles, tel les Chinois et les Japonais, s’ils étaient citoyens canadiens et où ils étaient nés, lorsqu’il les arrêtait pour excès de vitesse. Dans son témoignage devant le tribunal, il a nuancé cette réponse en précisant qu’il posait de telles questions lorsque le comportement de la personne soulevait des soupçons chez lui. Il a également admis, lors du contre- interrogatoire de M. Jurianz, que le fait qu’une personne soit injurieuse lorsqu’elle était arrêtée pour vitesse ne le poussait pas toujours à la questionner sur sa citoyenneté. A la question de l’avocat de la Commission sur sa réaction éventuelle à une conduite analogue chez un Blanc l’agent Nash a donné la réponse suivante, qui est assez révélatrice (transcription, pages 235 et 236).

(traduction)

Q. Agent Nash, si, dans cet incident, au lieu d’être sino- canadien, le conducteur avait été un Blanc de type européen parlant anglais de la même façon, habillé de la même façon, conduisant la même voiture, ayant les mêmes manières et donnant les mêmes réponses, lui auriez- vous demandé s’il était citoyen canadien ?

R. Si un acte quelconque de sa part m’avait laissé croire qu’il ne l’était pas, s’il n’avait pas parlé anglais correctement ou qu’il avait eu un accent autre que canadien, américain par exemple, je lui aurais probablement demandé d’où il était.

Q. Si vous aviez décelé un accent ou quelque chose d’autre de même nature ?

R. C’est cela.

Q. Dans le cas présent avez- vous remarqué un accent quelconque chez M. Hum ?

R. Non. Dans sa déposition, l’agent Nash, a fait valoir qu’il était particulièrement sensibilisé aux infractions à la Loi sur l’immigration, parce qu’il avait personnellement d t arrêter un étranger en situation illégale lors d’une fois précédente où il avait stoppé une voiture pour excès de vitesse. La voiture contenait six personnes d’origine portuguaise. Une bouteille d’alcool ouverte se trouvait dans la voiture, et personne ne voulait admettre qu’elle lui appartenait. Il avait également découvert, après enquête, que l’une des personnes n’avait pas de pièce d’identité. Il s’avèra plus tard que cet homme se trouvait illégalement au Canada. Quelques occupants de la voiture ne parlaient pas anglais. Les autres parlaient avec un accent portuguais.

Au cours de l’audience, on n’a pas laissé entendre que l’agent Nash, de quelque façon, avait agi contrairement aux pratiques et politiques de la GRC. Au contraire, son supérieur, le sergent Bennett, dans sa déclaration au sergent d’état- major Carver, a approuvé la pratique de poser ce genre de questions aux membres des minorités visibles dans de telles circonstances. Le sergent Carver, dans son rapport, ne trouve rien de particulier dans ce comportement de l’agent Nash avec des personnes d’ ascendance ethnique étrangère, encore qu’il laisse entendre que cette coutume de poser des questions sur la citoyenneté et le lieu de naissance est la même pour les Blancs et non- Blancs. Les éléments de preuve déposés devant le tribunal par les agents supérieurs de la GRC ne s’écartent pas sensiblement de la position des agents au niveau local.

L’inspecteur Jean Philion, actuellement agent de formation adjoint &l’école de la GRC de Regina, et antérieurement responsable de la sous- section des droits de la personne à Ottawa, a déclaré dans son témoignage qu’il avait fourni les renseignements de base pour la réponse initiale de la GRC à la Commission, lorsque celle- ci s’était renseignée sur les politiques et pratiques de la Gendarmerie en ce qui concerne l’application de la Loi sur l’immigration. Une lettre, datée du 29 mai 1984 et signée de Mme D. Gottenberg de la Commission, écrite après que M. Hum eut porté plainte (pièce R- 1, onglet 3) demandait à la GRC de transmettre le texte de la politique ou de la procédure selon laquelle ( traduction) les agents de la GRC recevaient instruction de poser les questions suivantes dans l’exercice de leurs fonctions aux personnes d’ ascendance ethnique étrangère ou aux personnes qui ont de la difficulté à parler anglais : a) Etes- vous citoyen canadien ? b) Etes- vous né au Canada ?. De plus, la Commission voulait une réponse aux quatre questions suivantes :

  1. Comment les personnes d’ ascendance ethnique étrangère sont- elles identifiées ?
  2. Sur quels critères se base- t- on pour juger qu’une personne a de la difficulté à parler anglais ?
  3. Dans quel but pose- t- on ces questions ? 4) Les agents de la GRC sont- ils censés repérer les étrangers qui sont de race blanche européenne et qui parlent bien l’anglais ? Si oui, selon quels critères et par quels moyens le font- ils ?

L’inspecteur Philion déclare que ses recherches, aux niveaux national et régional, ont montré qu’il n’existait ni politique ni ligne directrice officielle concernant l’application de la Loi et encore moins la façon de traiter les personnes d’ ascendance ethnique étrangère. Ses entretiens avec les membres du groupe des politiques à Ottawa et avec un membre de la Division K à Alberta lui ont toutefois fourni des éléments de base pour recomposer les critères appliqués en pratique et ainsi répondre aux questions expressément posées par la Commission. Dans une lettre du 14 ao t 1984, sous la signature de l’inspecteur Bergman (pièce R- 1, onglet 6.) une première affirmation soutient que la GRC ne donne pas d’instruction à ses membres à propos des questions concernant la citoyenneté des gens. Toujours selon la lettre, de telles questions sont justifiées du fait que la Gendarmerie est responsable de l’application de la Loi sur l’immigration. Tous ses membres en sont donc responsables. Les réponses suivantes ont été données aux questions posées par Mme Gottenberg.

  1. L’identification des personnes d’ ascendance ethnique étrangère se fait par le recours à des questions appropriées et par l’observation de signes extérieurs comme l’habillement, l’élocution, les coutumes et l’apparence.
  2. Les critères servant à identifier les personnes qui ont de la difficulté à parler anglais sont la communication, le langage et la conversation générale. Il arrive souvent que cette difficulté n’ait rien à voir avec la vérification d’identité.
  3. L’objectif des questions mentionnées en a) et b) de votre lettre est de déterminer si la situation de la personne au Canada est régulière. La Gendarmerie royale du Canada a la responsabilité d’appliquer la Loi sur l’immigration. De plus, lorsqu’une personne de passage est arrêtée, elle es. t en droit, aux termes de la Convention de Genève, de faire prévenir son ambassade pour recevoir de l’aide. Il est donc nécessaire de connaître sa nationalité.
  4. En vertu de la Loi sur l’immigration, les agents de la GRC doivent identifier tous les étrangers, qu’ils soient Blancs européens et aient une bonne connaissance de l’anglais, ou qu’ils soient non- Blancs. Les ressortissants américains sont les plus nombreux à violer la Loi sur l’immigration.

Bien que l’inspecteur Philion ait nié que ces réponses soient un reflet de la politique ou des lignes directrices officielles, il a admis, en réponse à une question de ma part, qu’elles correspondaient à la pratique courante. Au cours du contre- interrogatoire de M. Jurianz, l’inspecteur a indiqué qu’il interprétait l’expression personne d’ascendance ethnique étrangère comme étant, ( traduction) quelqu’un qui n’est pas du Canada, y compris une personne née au Canada d’ascendance chinoise. (transcription, p. 368). Il a déclaré la même chose lors du réinterrogatoire laissant entendre que le terme désignait les membres des minorités visibles (transcription p. 377). En revanche, il estime qu’une personne blanche et parlant sans accent ne serait pas d’ ascendance ethnique étrangère.

Le sergent d’état- major James Potts travaille au service de la formation et du développement au siège de la GRC à Ottawa et c’est lui qui est chargé du cours sur l’application de la Loi sur l’immigration et d- e celui touchant les questions interculturelles. D’après son témoignage, le terme ascendance ethnique étrangère n’est défini nulle part dans les documents utilisés pour ces cours. Quand on lui a demandé, en réinterrogatoire, quelle définition il donnerait de ce terme, il a supposé que ( traduction) il s’agirait de toute personne pouvant être perçue comme étant d’ascendance ethnique étrangère, soit par... la langue, ou par... l’apparence... (transcription, p. 403). Ayant été questionné davantage, il a répondu que le terme pourrait désigner les membres des minorités visibles comme les personnes d’ascendance chinoise, bien que, en contre- interrogatoire, il ait admis avoir des doutes sur l’utilité de ce terme dans le contexte canadien. Le sergent Potts a affirmé que les membres de la GRC ne recevaient aucune instruction expressse de poser ou de ne pas poser à ces personnes des questions sur leur citoyenneté et leur lieu de naissance. S’il avait un conseil à donner toutefois, ce serait le suivant : Dans le doute, demandez. (transcription, p. 404). Il a toutefois indiqué que les circonstances devaient donner lieu à des soupçons.

La déclaration la pllus précise est celle du surintendant Barker, officier responsable de la sous- direction des services de police à contrat, au siège d’Ottawa. D’après lui, le travail de la police exige absolument que les agents se fondent sur leurs soupçons et qu’ils posent des questions en conséquence. En fait, a- t- il soutenu, c’est la meilleure façon pour un agent de déterminer si oui ou non il existe des motifs valables de poursuivre une démarche. Il serait extrêmement désavantageux pour la GRC de devoir appliquer la Loi sur l’immigration sans que les agents puissent poser des questions pertinentes concernant la citoyenneté et le lieu de naissance lorsque la conduite d’un individu soulève des soupçons chez eux. Dans l’esprit du surintendant, une conduite suspecte, jointe l’appartenance à un groupe minoritaire, peut très bien porter un agent à se demander si une persone n’a pas eu violé la Loi sur l’immigration. En réponse à une question que je lui ai posée, le surintendant Barker a laissé entendre que, si l’apparence du visage du membre d’une minorité visible pouvait constituer le critère à cet égard, dans le cas d’un membre de la majorité visible il faudrait rechercher un accent laissant supposer une origine étrangère ou, peut- être, un habillement différent. (transcription, pages 492 à 494). Il a admis qu’il s’agissait là de deux façons différentes de vérifier un soupçon.

F. La GRC

a- t- elle, dans les circonstances, violé le paragraphe 5( b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ?

L’une des facettes de cette question peut être réglée d’emblée. L’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne établit un lien entre le concept de distinction illicite et le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public. Dans le cas présent, la plainte concerne la fourniture de services. Certains se demanderont peut- être si les activités d’une force policière qui fait enquête sur un délit peuvent être caractérisées de services. Disons que le terme a reçu une interprétation large qui couvrirait les activités de la police dans l’exécution de toutes ses fonctions. Dans deux décisions émanant des commissions d’enquête créées aux termes de la Loi albertaine intitulée Individual Rights Protection Act, soit Gomez c. City of Edmonton (1982), 3 C. H. R. R.. D/ 882 et Akena c. City of Edmonton, (1982) 3 C. H. R. R. D/ 1096, les commissions ont conclu que la fonction de la police qui arrête et questionne un individu aux termes de la Highway Traffic Act entrait dans la définition du terme services du paragraphe 3( b) de la loi susmentionnée. M. Hynes, qui représentait la GRC dans cette affaire, n’a nullement remis cette interprétation en cause. C’est donc ma conviction que, dans les circonstances qui nous occupent, l’agent Nash en faisant s’arrêter et en questionnant M. Hum répondait à la définition du fournisseur de services aux termes du paragraphe 5( b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

D’autre part, l’expression défavoriser (to differentiate adversely) du paragraphe 5( b) n’a jamais été interprétée par les cours ou les tribunaux, contrairement au terme discriminate (établir une distinction illicite ou exercer une discrimination). Toutefois, d’après le libellé de l’article, défavoriser équivaut à acte discriminatoire, c’est- à- dire que cette expression désigne une forme de discrimination et que son interprétation ne peut que subir l’influence d’une telle association. Comme le verbe to discriminate, l’expression regroupant les deux mots differentiate et adversely exprime l’idée d’un traitement différent de celui auquel le reste des gens peuvent s’attendre dans les mêmes circonstances, avec effet défavorable pour l’individu en cause. De la même façon que pour la discrimination ou le traitement différent, il n’est pas nécessaire que celui qui pose l’acte ait l’intention de nuire à la victime de l’action en question. L’effet négatif du traitement différencié peut être de nature concrète, par exemple le non- accès à un logement ou à certains biens. Toutefois, il peut aussi s’agir d’un effet psychologique. La personne concernée peut subir un préjudice moral plutôt que matériel. Le professeur Ian Hunter, bien qu’il traite ici du terme discrimination, rend bien le sens fondamental du mot défavoriser lorsqu’il écrit :

( traduction)

La discrimination consiste à traiter les gens d’une manière différente à cause de leur race, de leur couleur, de leur sexe, etc. ce qui a pour résultat que la victime subit des effets néfastes ou un sérieux affront à sa dignité : la cause qui sous- tend le traitement discriminatoire, qu’elle découle de considérations économiques ou sociales et qu’elle soit justifiée ou fallacieuse, est de peu d’importance, sauf peut- être pour la mitigation de la sanction. (I. Hunter, Human Rights Legislation in Canada - Its Origin, Development and Interpretation, 1976, in 15, Univ. West. Ont. Law Rev. 21, pages 33 et 34).

Après reconstitution d’après les divers témoignages, la façon dont la GRC applique la Loi sur l’immigration dans des circonstances analogues à celles du cas présent correspond plus ou moins à la description suivante. Normalement, les membres de la GRC n’arrêtent pas les gens au hasard pour leur poser des questions sur leur citoyenneté et leur lieu de naissance aux fins d’appliquer la. Loi sur l’immigration. Ils n’ont pas non plus pour pratique de poser de telles questions simplement parce que quelqu’un a violé les lois de la circulation en commettant un excès de vitesse. D’une façon générale, c’est seulement lorsque le comportement de la personne soulève des soupçons que des questions lui sont posées. Toutefois, le soupçon n’est pas le seul déclencheur des questions : certaines caractéristiques de la personne soupçonnée peuvent l’être aussi. Si le particulier est membre d’une minorité ethnique visible, ses caractéristiques physiques sont un facteur capital. Sinon, ce pourront être d’autres caractéristiques, un accent étranger par exemple. Comme l’a dit dans son témoignage le surintendant Barker, les critères diffèrent. Cet établissement d’une différence a les conséquences suivantes : si, d’après les agents de police enquêteurs, deux particuliers ont un comportement suspect dans des circonstances analogues, que l’un appartienne à une minorité ethnique visible et l’autre pas, le premier sera interrogé en fonction de son appartenance à cette minorité, même si toutes les autres caractéristiques de cette personne indiquent qu’il est citoyen canadien, tandis que le second qui appartient à la majorité ethnique ne sera questionné que s’il laisse voir une ou plusieurs autres caractéristiques qui font croire à une origine étrangère.

Cette façon de procéder établit donc une différence nette entre les suspects, et cette différence est fondée sur l’origine raciale.

Monsieur Hum a- t- il été défavorisé aux termes du paragraphe 5( b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ? Manifestement, les questions du type de celles qui ont été posées par l’agent Nash à M. Hum à propos de sa nationalité et de son lieu de naissance ne semblent pas exceptionnelles, et beaucoup se demanderont peut- être pourquoi ce dernier a réagi d’une façon aussi véhémente. Certains Canadiens, par exemple, pourraient soutenir que la police a un travail difficile à accomplir et que les agents devraient avoir le droit de poser les questions nécessaires pour dissiper leurs soupçons. Si la personne questionnée est innoncente, elle n’a rien à craindre en répondant promptement et en aidant la police dans ses recherches. D’après la preuve déposée devant le tribunal, c’est là une opinion que la GRC estime justifiée. Bien entendu, coopérer avec la police dans son travail d’enquête et de prévention du crime est tout à fait louable. Néanmoins, aucun raisonnement ne peut autoriser la police à traiter différemment les citoyens canadiens membres de minorités visibles dans la conduite d’enquêtes sur des délits criminels ou des infractions. Si les Canadiens dont l’origine raciale est différente de celle de la majorité blanche font l’objet de pratiques d’enquête différentes du seul fait qu’ils sont membres d’une minorité visible, il est naturel et justifié qu’ils ne se sentent pas traités comme des citoyens à part entière, puisque l’on exige d’eux qu’ils s’expliquent sur leur personne et leur statut, alors qu’on ne le fait pas pour leurs voisins. Cette idée a été défendue très éloquemment par M. Jurianz dans son plaidoyer (transcription p. 507).

( traduction) Ces gens, quoi qu’ils fassent, quelle que soit leur situation au sein de la société canadienne, même s’ils jouent au hockey et qu’ils emploient les mêmes jurons que les autres Canadiens au travail, au jeu et à la maison, seront toujours hantés par l’idée qu’ils ne sont pas vraiment acceptés, malgré le passage des générations, seulement à cause de leurs caractéristiques immuables.

Non seulement les citoyens canadiens qui appartiennent à des minorités visibles sentent fortement et parfois passionnément le besoin d’être reconnus en tant que membres à part entière de la société canadienne, sujets à la même considération, au même respect et aux mêmes règles que leurs voisins, mais ils sont également conscients du fait que la politique officielle à l’égard des citoyens et des immigrés de couleur dans ce pays a été hautement discriminatoire par le passé. Une allusion à l’injustice dont ont souffert les premiers immigrants chinois a d’ailleurs été faite pendant l’audience par M. Hum, lorsqu’il a rappelé que son grand- père avait d payer une taxe d’entrée pour être admis au Canada. Je ne veux pas dire par là que le blâme pour les politiques insensibles et souvent racistes que les gouvernements et les fonctionnaires du Canada ont appliquées plus tôt dans notre histoire devrait être porté par leurs successeurs plus avertis. Ce que j’essaie de faire valoir, c’est que l’application de la Loi sur l’immigration par l’État aujourd’hui ne peut se faire dans l’abstrait, mais qu’elle doit tenir compte des justes revendications des citoyens canadiens d’origines raciales diverses qui veulent être traités également dans des circonstances analogues.

Bien qu’il ait été tout à fait légitime d’exiger de M. Hum qu’il range sa voiture et qu’il produise ses papiers (permis de conduire, enregistrement et preuve d’assurance), rien ne justifiait qu’on lui pose des questions sur sa nationalité et son lieu de naissance, dans des circonstances où un Blanc tenant la même conduite, parlant de la même façon et portant le même vêtement n’aurait pas eu à subir un traitement pareil. Il est tout à fait compréhensible qu’il se soit senti inquiet, blessé et contrarié. Le fait que M. Hum ait répondu aux questions ne change en rien leur qualité ou leur légitimité. Dans un cas légèrement différent, soit l’affaire R. c. Dedman (1985), 20 C. C. C. (3d) 97( CSC), où la police avait fait s’arrêter les voitures à des points de contrôle, la Cour suprême du Canada, a affirmé clairement que le fait pour un citoyen de se conformer à une directive d’un agent de police ne peut être caractérisé d’acte volontaire. Comme le Juge Le Dain, parlant au nom de la majorité de la Cour, l’a déclaré (à la page 116) la raison en est le caractère autoritaire et coercitif de l’action policière. Ces considérations s’appliquent à la demande de renseignements du genre de celle qu’a faite l’agent Nash dans le cas qui nous occupe.

J’estime que M. Hum a été défavorisé et sujet à une distinction illicite selon les termes du paragraphe 5( b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

La position de la Gendarmerie, nous l’avons vu, est que les agents, ayant à appliquer la Loi sur l’immigration en même temps que le Code criminel, doivent se fier à leur instinct et dissiper leurs soupçons, quelle qu’en soit l’origine. Comme il n’existe aucune règle claire à ce sujet, la tendance générale semble vouloir que dans le doute, on demande. Cela laisse supposer l’existence d’une fonction supérieure à la nécessité de traiter tous les citoyens également à tous égards. M. Hynes, en terminant sa plaidoirie, a fait valoir qu’il faut être prudent lorsqu’il s’agit de limiter les pouvoirs qu’a la police de faire enquête sur des infractions à la loi. De plus, ajoute- t- il, lorsqu’il y a conflit entre les responsabilités de la police aux termes de la Loi sur la GRC, du Code criminel et de la Loi sur l’immigration d’une part et de la Loi canadienne sur les droits de la personne d’autre part, il ne faudrait surtout pas croire que l’intention du Parlement était de limiter les pouvoirs des agents de police dans l’exercice ordinaire de leurs fonctions. Pour pousser notre raisonnement plus loin, il faudrait donc se demander s’il existe une sanction légale du geste qu’a fait l’agent Nash lorsqu’il a posé ces questions, une sanction qui primerait sur la contravention à la Loi canadienne sur les droits de la personne. M. Jurianz, dans le plaidoyer qu’il a présenté au nom de la Commission, soutient qu’un agent de police n’a le pouvoir de questionner quelqu’un au sujet de son identité que s’il a des motifs valables de soupçonner cette personne de violer ou d’avoir violé les lois pénales ou les lois relatives à l’immigration.

Où en est la doctrine juridique en ce qui concerne le pouvoir de la police de poser des questions sur l’identité d’un citoyen, y compris sur sa nationalité et son lieu de naissance ? Le Code criminel lorsqu’il traite du pouvoir d’arrestation, soit dans les articles 25, 28, 30, 31, 449 et 450, stipule que l’agent de police doit avoir des motifs valables d’exercer son pouvoir. Quant à la Loi sur l’immigration, elle contient un passage qui traite des pouvoirs d’arrestation, le paragraphe 104( 2), qui se lit comme suit :

104( 2) Tout agent de la paix au Canada, nommé en vertu d’une loi fédérale provinciale ou d’un règlement municipal, et tout agent d’immigration peuvent, sans mandat, ordre ou directive à cet effet, arrêter et détenir ou arrêter et ordonner la détention

a) aux fins d’enquête, de toute personne soupçonnée, pour des motifs valables, de faire partie de l’une des catégories visées aux alinéas 27 (2) b), e), f), g), h), i) ou j), ou

b) aux fins de renvoi du Canada, de toute personne frappée par une ordonnance de renvoi exécutoire, au cas où ils estiment que ladite personne constitue une menace pour le public ou qu’à défaut de cette mesure, elle ne se présentera pas à l’enquête ou n’obtempérera pas à l’ordonnance de renvoi.

Le paragraphe 27( 2) de la Loi établit une classification de certaines personnes qui, par leur situation, se trouvent être des immigrants illégaux. Quant au paragraphe 104( 2), il rattache nettement le pouvoir d’arrestation à la présence de motifs valables de soupçonner une violation de la Loi du type dont il est question dans l’article, sauf lorsqu’une ordonnance de renvoi a déjà été publiée.

Ni le Code ni la Loi sur l’immigration ne donnent quelque indication sur les critères régissant le simple questionnement. Ce sujet a toutefois été abordé par les tribunaux, aussi bien dans des affaires criminelles que dans des poursuites civiles pour arrestation illégale. Dans le cas Koechlin c. Waugh and Hamilton (1957) 118 CCC 25 (Ont C. A.), deux agents de police en civil en patrouille, (les défendeurs) avaient intercepté le plaignant et un ami et leur avaient demandé de prouver leur identité. Le plaignant avait refusé d’obtempérer, en demandant aux agents eux- mêmes de présenter des pièces d’identité. Après que le plaignant eut refusé d’obéir à une deuxième demande de produire ses papiers, une rixe a eu lieu et le plaignant a été arrêté. L’accusation d’agression déposée contre le plaignant a par la suite été rejetée. Le plaignant a alors poursuivi pour arrestation illégale. Lors du procès, le juge a conclu que les agents s’étaient fondés sur un soupçon, croyant que le plaignant avait pu participer à une série d’effractions qui s’étaient produites dans le voisinage quelques nuits auparavant, et qu’ils avaient été confirmés par l’attitude rebelle du plaignant. La cour d’appel de l’Ontario a renversé cette décision, ayant jugé que les agents n’avaient aucun motif valable de soupçonner le plaignant. Le juge Laidlaw dans son jugement, définit les limites des pouvoirs d’arrestation d’un agent de police dans les termes suivants (p. 27) :

(TRADUCTION)

En droit, l’agent de police n’a pas un pouvoir illimité d’arrêter le citoyen respectueux de la loi. Le pouvoir d’arrêter sans mandat qui lui est donné expressément par le Code criminel est défini dans l’article 435 (maintenant article 450), mais nous attirons l’attention du public sur le fait que la loi donne à un agent de police le pouvoir, dans de nombreux cas et dans certaines circonstances, d’exiger d’une personne qu’elle explique sa présence, qu’elle décline son identité et qu’elle fournisse d’autres renseignements, et que toute personne qui sans raison refuse d’optempérer à une exigence légitime de ce genre, risque de se voir arrêté et incarcéré. Aucune circonstance de ce type n’existait dans l’affaire qui nous occupe. Le présent tribunal ne doit imposer à l’agent de police aucune restriction de pouvoir qui puisse nuire à ses fonctions. Mais, en ême temps, les droits et libertés des citoyens innocents doivent être entièrement protégés par les tribunaux contre l’arrestation et l’emprisonnement illégaux.

Lorsqu’il aborde le sujet du questionnement du plaignant par les agents, le juge Laidlaw déclare qu’il ne peut pas leur reprocher d’avoir demandé au plaignant de décliner son identité, et il laisse entendre que, si le plaignant avait été plus coopératif, il se serait évité des difficultés. Cependant, les agents n’avaient pas le droit, devant son refus, d’utiliser la force mi de l’arrêter.

Cette décision constitue le précédent de la proposition voulant que la police n’a, en général, pas le droit demander l’identité des gens à volonté. Les seuls droits qu’elle possède sont ceux qui découlent d’un pouvoir reconnu, comme celui que lui confère l’article 450 du Code criminel, lorsqu’existe des motifs valables de soupçonner l’individu questionné. Lorsque les policiers n’ont pas un tel pouvoir exprès, par exemple, lorsqu’ils agissent sur la foi d’un simple soupçon, ils peuvent poser des questions, mais ne sont pas protégés contre la possibilité d’enfreindre les droits de cette personne si elle refuse de répondre et qu’elle est arrêtée. Dans cette dernière position, il est sous- entendu que le suspect a le droit de refuser de répondre aux questions concernant son identité. Dans l’affaire criminelle Moore c. La Reine (1979), 43 C. C. C. (2d) 83( C. S. C.), l’inculpé avait été accusé d’obstruction délibérée d’un agent de la paix dans l’exécution de ses fonctions, en contravention de l’article 118 du Code criminel. Il avait br lé un feu rouge à bicyclette, violant ainsi le Motor Vehicles Act de la province, sous le nez d’un agent de police. Après que l’agent eut, avec une certaine difficulté, convaincu l’accusé de s’arrêter, celui- ci avait refusé de décliner son identité. Au cours du procès, le juge avait conclu que l’accusé, comme il ne conduisait pas un véhicule moteur, n’était pas coupable du délit de refus de s’arrêter sur l’ordre d’un agent de police. Il a donc ordonné au jury de l’acquitter. La Cour d’appel de la Colombie- Britannique avait accueilli l’appel de la Couronne et ordonné un nouveau procès. Lors de l’appel interjeté par l’accusé à la Cour suprême du Canada, la majorité du tribunal avait débouté l’appel. Pour la majorité, le juge Spence avait conclu que l’agent, dans l’affaire en cause, s’était acquitté de ses fonctions aux termes de la Police Act provinciale. Même s’il ne détenait, d’office, aucun pouvoir d’appréhender et d’arrêter une personne sommairement jugée coupable d’une infraction, ce pouvoir lui était conféré par l’article 450 du Code criminel dans les cas où, comme ici, l’arrestation était nécessaire pour établir l’identité de la personne de manière à pouvoir lui délivrer une avis de contravention, aux termes de la Summary Convictions Act de la province. En ce qui concerne l’établissement d’un équilibre entre les intérêts de la police qui doit appliquer la loi de façon efficace et ceux du citoyen qui doit être protégé contre la violation de sa liberté de circuler sans contrainte, le juge Spence a fait les remarques qui suivent :

(TRADUCTION)

J’ajouterai qu’en concluant de cette façon, je n’oublie pas les dispositions de la Déclaration canadienne des droits ni l’ensemble de la question des libertés individuelles. Je suis au contraire d’avis qu’il n’y a pas le moindre empiètement sur la liberté du citoyen lorsqu’un policier, l’ayant aperçu en train de commettre une infraction, se contente de lui demander son nom et son adresse sans chercher à lui faire admettre une faute ou à en tirer un commentaire. D’autre part, le fait pour un citoyen de refuser de décliner son identité dans de telles circonstances entraîne un inconvénient majeur pour le policier et l’empêche d’exécuter correctement ses fonctions. Ainsi donc, s’il fallait établir un équilibre entre les intérêts des uns et des autres, la conclusion à laquelle j’en suis arrivé bénéficierait du poids écrasant que représente ici l’intérêt public.

Le point saillant de cette décision est le suivant : la police, dans l’exécution de ses fonctions légales, a le droit d’interroger une personne sur son identité lorsque cette personne est vue en train de commettre une infraction. Elle a aussi le droit de l’accuser d’obstruction si celle- ci refuse de répondre, même si l’infraction commise n’investit pas le policier du pouvoir d’arrestation. Dans de telles circonstances, la facilitation de l’activité de la police doit peser davantage dans la balance que la protection de la sensibilité du contrevenant. Pour la minorité, le juge Dickson avait pris pour position qu’une personne ne peut être coupable d’obstruction pour omission d’agir, à moins qu’elle n’ait l’obligation légale d’agir. L’obligation de décliner son identité doit, affirmait- il, découler soit d’une loi d’un parlement soit de la common law. Dans le cas présent, l’accusé n’avait aucune obligation légale de se nommer. Dans l’opinion de ce juge, la common law n’oblige nullement un citoyen à décliner son identité. Il n’était pas disposé à déduire une obligation réciproque à celle de la police qui doit enquêter sur le délit et appliquer les lois provinciales. D’après lui, elles sont indépendantes, et l’obligation d’un citoyen n’existe que lorsque la police a une raison légitime d’exiger qu’une personne décline son identité (Juge Dickson, p. 96).

Le même débat entre les juges concernant l’étendue des pouvoirs de la police s’est répété dans une affaire plus récente jugée devant la Cour suprême du Canada : Regina c. Dedman (1985), 20 C. C. C. (3d) 97 (C. S. C.). Dans ce cas, l’accusé avait été prié de s’arrêter par un agent de police qui effectuait des vérifications au hasard dans des zones où la police croyait trouver une forte proportion de conducteurs aux facultés réduites ou coupables d’autres délits liés à l’abus d’alcool (programme R. I. D. E.). Avant de faire s’arrêter l’accusé, l’agent n’avait aucune raison de croire qu’il puisse être ivre. Ce n’est qu’après lui avoir demandé de produire son permis que l’agent a conlu, d’après l’haleine de l’accusé, que celui- ci pouvait être sous l’influence de l’alcool. Il a exigé, aux termes de l’article 234.1 du Code criminel, un échantillon d’haleine. Après quatre tentatives infructueuses, il a inculpé M. Dedman de refus de se conformer à une exigence faite le long de la route, en contravention du paragraphe 234.1( 2) du Code criminel. Au procès, l’accusé a été acquitté, et un appel de la Couronne invoquant l’exposé de cause a été interjeté et débouté. Un appel à la cour d’appel de l’Ontario par la Couronne a été reçu, et un autre appel à la Cour suprême a été rejeté.

Le juge Le Dain, parlant au nom de la majorité du tribunal, a émis l’avis que les agents de police, lorsqu’ils agissent en tant que représentants de l’État, ne le font légitimement que s’ils exercent une autorité que leur confère une loi écrite ou qui découle de leurs fonctions en vertu de la common law. Ces limites de leur champ d’action sont nécessaires parce que l’action de la police revêt un caractère autoritaire et coercitif. Dans le cas présent, la police ne pouvait invoquer aucune loi pour se justifier d’avoir fait s’arrêter au hasard un certain nombre de véhicules. Le juge Le Dain n’avait pas voulu étendre le sens de l’article 14 du Code de la route de l’Ontario (qui donne à l’agent de police le droit d’exiger qu’un conducteur produise son permis) de manière à y inclure le droit de faire s’arrêter l’accusé dans l’affaire présente. Le juge n’a pas non .plus souscrit au raisonnement de la Cour d’appel de l’Ontario, a savoir que le pouvoir se trouvait établi du fait que l’accusé avait obéi à l’ordre de s’arrêter.

(traduction) En raison de la nature intimidante de l’action de la police et de l’étendue incertaine de ses pouvoirs, le fait d’obéir dans de telles circonstances ne peut être considéré comme significativement volontaire. L’éventuelle responsabilité criminelle pour refus de se conformer suppose en fait de la contrainte ou de la coercition. (Juge Le Dain, p. 117).

Toutefois, dans les circonstances qui nous occupent, faire s’arrêter l’accusé était justifié en droit. En effet, d’après la common law, même si un agent de police parait enfreindre la liberté ou la propriété d’une personne, son comportement est légitime s’il s’inscrit dans le champ général de la fonction que la loi écrite ou la common law lui prescrit, s’il ne suppose aucun usage injustifié des pouvoirs associés à cette fonction et qu’il est nécessaire pour exécuter celle- ci. Ici, faire s’arrêter les voitures pour une vérification entrait dans les fonctions générales de l’agent de police, qui devait prévenir le crime et protéger la vie et la propriété des citoyens au moyen d’un contrôle. Le programme en question avait pour objectif de repérer les conducteurs aux facultés affaiblies, cause notoire d’accidents souvent mortels, sur les routes. L’ingérence constituait une utilisation justifiable des pouvoirs associés aux fonctions policières, étant donné là gravité du problème de l’alcool au volant. Le droit de rouler sur les routes est évidemment important, mais l’activité est déjà sujette, au nom de la sécurité, à un permis, de même qu’à des règlements et à des contrôles. Finalement, la nature contestable d’une intervention menée au hasard se trouvait réduite par la publicité importante qui avait entouré ce programme, et par la courte durée et le peu d’inconvénients que supposait l’arrêt exigé. Dans ce- cas, la Cour suprême a clairement affirmé que la police n’avait aucun droit d’office de faire s’arrêter et de questionner le citoyen. Un tel droit ne peut provenir que d’un pouvoir conféré en vertu d’une loi écrite ou dérivé de la common law. Il y a pourtant encore matière à controverse sur les conséquences de cette déclaration, puisque la minorité de trois juges dans cette affaire, sous la conduite du juge Dickson, souscrivait à l’énoncé de principe de la majorité et à son rejet du raisonnement de la Cour d’appel, mais concluait qu’il n’y avait, en common law, aucun fondement du pouvoir invoqué ici. Le Juge en chef, entérinant sa position dans l’affaire Moore, était d’avis que, sauf en cas d’arrestation, la police ne possède en common law aucun droit de détenir une personne pour l’interroger ou pour les fins d’une enquête, même en cas de soupçon. En conséquence, il n’existait aucune base légale pour faire s’arrêter et pour arrêter un conducteur dans les circonstances de l’affaire, et l’accusé ne pouvait être ni inculpé ni condamné aux termes de l’article 234.1 du Code.

(traduction) Je conclus qu’en l’absence de dispositions législatives valides pour les appuyer, les mesures prises au hasard par la police dans le programme R. I. D. E. ne sont pas légitimes. Dans notre effort pour atteindre un objectif valable, à savoir réduire le ’nombre de décès et de blessures qui sont causées chaque année par l’alcool au volant, nous devons veiller à ne pas sacrifier d’autres valeurs sociales tout aussi importantes. Le droit des individus de vivre libres de toute. ingérence de l’État, quelque louable que soient les motifs de la police, doit être jalousement protégé. En dernière analyse, en effet, ce droit est la mesure de la liberté de chacun et l’une des pierres de touche de la qualité de la vie dans notre société démocratique (juge Dickson, p. 109).

Dans l’état actuel du droit, donc, la police n’a pas un pouvoir illimité de forcer les citoyens à décliner leur identité, et encore moins des détails concernant leur nationalité et leur lieu de naissance. Les pouvoirs de la police se bornent à ceux que lui confèrent les lois écrites ou la common law. La décision prise dans l’affaire Moore c. La Reine illustre une circonstance où l’autorité légale a été considérée comme découlant du Code criminel, singulièrement de l’article 450.

Les articles 119 et 165 de la Highway Traffic Act de l’Alberta, R. S. A. 1980, c. H- 7 sont de ceux qui investissent les policiers du pouvoir d’exiger des citoyens qu’ils déclinent leur identité.

(traduction) 119. Un conducteur doit, immédiatement, sur signal ou sur demande d’un agent de police en uniforme, stopper son véhicule et fournir tout renseignement que l’agent lui demande sur lui- même ou sur son véhicule; il ne doit démarrer qu’avec l’autorisation dudit agent de police.

165. Quiconque traverse une route ou y marche d’une manière contraire à la présente Loi ou à tout autre règlement municipal régissant la circulation des piétons est tenu de décliner ses nom et adresse à tout agent de police qui le lui demande.

C’est l’article 119 qui, dans le cas présent, donnait à l’agent Nash le pouvoir d’obliger à M. Hum à s’arrêter et à produire son permis de conduire, l’enregistrement de sa voiture et son feuillet d’assurance.

S’il n’existe, dans les lois écrites, aucune disposition autorisant clairement le policier à faire s’arrêter et à questionner les particuliers, le pouvoir doit reposer sur la common law. Comme le montre la décision dans l’affaire Dedman, une telle autorité peut découler des fonctions générales de la police, qui est chargée d’enquêter et de prévenir le crime de même que d’arrêter les contrevenants, à condition que son exercice soit raisonnablement nécessaire pour exécuter la fonction. D’après la décision Dedman, un programme de prévention du crime et d’enquête ayant fait l’objet d’une bonne publicité peut justifier l’exigence de s’arrêter et le questionnement. Parmi les autres situations où ce même pouvoir a été reconnu, citons celles où l’agent avait des motifs valables de croire que la personne était coupable d’une infraction et qu’elle pouvait être arrêtée sans mandat. Faire s’arrêter et questionner quelqu’un peut être perçu comme un préalable indispensable à la décision de l’arrêter, aux termes du Code. Par analogie, le pouvoir d’arrestation conféré par l’alinéa 104( 2)( a) de la Loi sur l’immigration semblerait justifier que l’agent de police ou l’agent d’immigration cherche à établir l’identité d’un individu ainsi que sa nationalité et son lieu de naissance, afin de déterminer si oui ou non il entre dans les catégories énumérées au paragraphe 27( 2), à condition que l’agent ait des motifs valables de soupçonner qu’il s’agit d’un immigrant illégal.

Toute cette analyse juridique concernant le pouvoir de la police laisse au moins une question sans réponse : la nature des questions que la police peut poser lorsqu’elle ne possède aucun pouvoir reconnu par une loi ou par la common law d’exiger une réponse. Il est certain, d’après ce qui a été vu plus haut, que le suspect ou l’individu questionné n’est pas obligé de répondre aux questions et qu’il ne peut pas être arrêté s’il refuse. De plus, s’il répond, ce fait ne peut être considéré comme volontaire. Ces limites signifient- elles toutefois que la police doit s’abstenir de poser des questions ? Il est manifeste, d’après plusieurs des déclarations faites dans les affaires analysées ci- dessus, que les tribunaux reconnaissent l’importance de laisser à la police une certaine marge de liberté dans le questionnement pour lui permettre de soutirer des renseignements sur lesquels elle pourra fonder sa décision de poursuivre l’enquête ou d’arrêter l’individu. Cette acceptation de la notion qu’il n’y a aucun mal à poser des questions a, à l’occasion, été qualifiée de liberté légale ne créant aucune obligation réciproque chez la personne questionnée, contrairement à un droit légal qui lui en crée une. Dans l’affaire R. c. Dedman, (1981), 59 C. C. C. (2d) 97, le juge Martin, parlant au nom de la Cour d’appel de l’Ontario, a exposé ce paradoxe de la façon suivante :

(TRADUCTION)

L’agent de police qui cherche à découvrir si une infraction a été commise ou par qui elle a été commise a le droit d’interroger toute personne, soupçonnée ou non, dont il croit pouvoir tirer des renseignements utiles. Bien qu’un agent de police soit en droit de questionner qui il veut pour obtenir des renseignements concernant une infraction soupçonnée, il n’a aucun pouvoir légitime d’obliger la personne questionnée à répondre. De plus, il n’a pas le droit de détenir quelqu’un pour l’interroger ou pour poursuivre son enquête. Personne n’a le droit d’imposer quelque contrainte physique que ce soit à un citoyen, sauf si la loi l’y autorise, et ce principe s’applique autant aux agents de police qu’à quiconque. Un agent de police peut toujours s’adresser à une personne dans la rue, pour la renseigner ou lui poser des questions, mais si la personne refuse de répondre, l’agent de police doit la Laisser poursuivre son chemin, à moins bien s r de l’inculper d’une infraction précise ou de l’arrêter aux termes de l’article 450 du Code, lorsqu’il a des motifs valables de croire que cette personne est sur le point de commettre une infraction passible de sanction.

Cette liberté légale de poser des questions s’étend aussi bien à l’affaire dont traite le juge Martin qu’aux situations, comme celle- ci, où l’agent de police a déjà arrêté la personne pour une autre infraction.

Que signifie un tel principe dans le cas qui nous occupe ? A mon avis, même si l’on accepte qu’il existe chez l’agent de police une liberté légale de poser des questions, cela ne signifie pas que celui- ci peut demander n’importe quoi, à son gré, et de la façon dont il l’entend. La chose doit être envisagée dans le contexte non seulement de l’efficacité de son enquête, mais aussi à la lumière de considérations comme le droit du citoyen à jouir d’une absence d’intrusion dans ses affaires, le droit qu’il a d’être informé qu’il peut s’abstenir de parler et ne pas répondre aux questions, et enfin, ce qui importe le plus dans l’affaire présente, son droit légal d’être traité de la même manière que les autres citoyens. La liberté est sujette à toutes les limites applicables aux actes des personnes privées et morales stipulées dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, notamment celle figurant dans le paragraphe 5( b).

Pour revenir aux faits de la présente affaire, il n’existe aucun doute que l’agent Nash avait l’autorité en vertu de la loi de faire s’arrêter M. Hum, ayant constaté qu’il excédait la limite de vitesse, et, l’ayant fait s’arrêter, d’exiger son permis de conduire, l’enregistrement de son véhicule et son feuillet d’assurance. En fait, M. Hum aurait été coupable d’une infraction aux termes de la Highway Traffic Act de la province s’il avait refusé de s’exécuter et aux termes du Code criminel, S’il s’était montré inflexible ou s’il s’était enfui. De plus, il semble faire peu de doute que, si l’agent Nash avait des motifs valables de croire que M. Hum avait commis une autre infraction criminelle ou était contrevenu à une loi fédérale, il aurait pu l’interroger davantage. L’exercice de ce pouvoir aurait supposé une infraction à la Loi sur l’immigration et l’aurait autorisé à questionner le suspect sur sa citoyenneté et son lieu de naissance.

D’après ce que je sais des faits, je conclus que l’agent Nash n’avait aucun motif valable de croire que M. Hum était contrevenu à la Loi sur l’immigration. Chose certaine, l’agent a d’abord soupçonné M. Hum de chercher à l’éviter. Toutefois, même un comportement annonçant une fuite, comme l’agent Nash l’a d’ailleurs admis, ne signifie pas nécessairement que l’on a affaire à un étranger en situation irrégulière, alors que la personne a été arrêtée pour une infraction tout autre. Jusqu’au moment où M. Hum s’est rangé sur la voie de service, ce que l’agent Nash percevait comme une conduite étrange ajoutée à l’ascendance orientale visible de M. Hum, pouvait peut- être lui faire croire à une infraction aux lois de l’immigration. Ce soupçon peut avoir été renforcé dans son esprit lorsque M. Hum est sorti de sa voiture. Mais, une fois que M. Hum eut produit ses papiers comme le lui demandait l’agent et que ce dernier eut pris connaissance des renseignements figurant sur le permis et vu que M. Hum, dans son habillement et dans, sa façon de s’exprimer, n’avait aucune des caractéristiques d’un immigrant illégal, il est difficile de voir comment il a pu conserver le moindre soupçon. La seule explication possible est que l’agent Nash, agissant conformément à la pratique courante dans la GRC, et naturellement désireux de faire son travail correctement, a conclu que l’appartenance de M. Hum à une minorité visible suffisait à justifier la poursuite de son interrogatoire.

Dans la preuve présentée au nom de la GRC, il a été fait grand cas de l’arrestation antérieure par l’agent Nash d’un immigrant illégal d’origine portugaise. Cela s’était toutefois passé dans des circonstances très différentes. Non seulement les occupants de la voiture étaient en possession d’une bouteille d’alcool ouverte, mais, de surcroît, les uns parlaient anglais avec un accent et les autres pas du tout. En plus, un d’entre eux ne portait aucune pièce d’identité sur lui. Il était donc parfaitement naturel que l’agent Nash ait alors suspecté une infraction éventuelle à la Loi sur l’immigration. Dans le cas Hum, de tels éléments factuels douteux n’existaient pas.

Même si, comme j’y ai fait allusion plus haut, certains tribunaux et certains juges ont accrédité la liberté légale de la police de faire s’arrêter les citoyens et de leur poser des questions, même lorsqu’ils agissent par curiosité ou sur une conjecture, cette liberté est subordonnée aux contraintes des lois écrites et de la common law. Singulièrement, elle est subordonnée aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne et de son paragraphe 5( b). J’ai constaté que cette disposition avait été enfreinte dans le cas présent, du fait que M. Hum a été l’objet d’une discrimination fondée sur la race. Par conséquent, dans mon opinion, la liberté en question, si tant est qu’elle ait existé, a été utilisée abusivement, et il devient donc impossible de la reconnaître légalement comme cela aurait pu être possible autrement.

G. La GRC

a- t- elle violé l’article 13.1 de la Loi canadienne sur les droits de la personne ?

Une infraction à l’article 13.1 de la Loi suppose unharcèlement du plaignant. Tous les dictionnaires courants définissent le verbe harceler comme comportant un acte ou une conduite continuels ou répétés. Le dictionnaire Robert donne la définition suivante du verbe harceler : soumettre sans répit à de petites attaques réitérées, à de rapides assaults incessants (édition de 1978, p. 912). Comme je l’ai déjà dit, je conclus que la preuve ne démontre pas que M. Hum, comme il l’affirme, a été l’objet d’un traitement discriminatoire prolongé. Il faut donc s’attacher plutôt à la série de questions qui lui ont été posées par l’agent Nash à propos de sa nationalité et de son lieu de naissance ainsi que de la demande concernant son identité. M. Jurianz, pour la Commission, soutient qu’après la première question Etes- vous citoyen canadien ?, (qui dans les circonstances constituait déjà un traitement discriminatoire) et après la réponse affirmative, le fait de poser d’autres questions équivaut à du harcèlement. Une série de questions peut évidemment constituer du harcèlement, surtout lorsqu’elles sont posées avec vigueur et intensité, mais je ne suis pas convaincu que la façon dont les choses se sont passées dans le cas qui nous occupe puisse justifier une telle définition. Si désagréable et embarrassant qu’il ait été pour M. Hum, à mon avis, cet interrogatoire ne peut être considéré comme une suite d’assults incessants ou d’attaques réitérées.

H. L’ordonnance accordée

Ayant conclu que la GRC avait employé une pratique discriminatoire contre M. Hum aux termes du paragraphe 5( b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, il me reste à déterminer quelle ordonnance accorder. Le pouvoir de le faire m’est conféré par le paragraphe 41( 2) de la Loi. Dans son plaidoyer, M. Jurianz pour la Commission a demandé que je fasse ce qui suit:

  1. Ordonner à la GRC de cesser la pratique discriminatoire déterminée dans la présente affaire;
  2. Ordonner à la GRC de publier une directive à l’intention de ses agents et employés sur cette affaire et sur l’ordonnance, de façon à ce que la pratique délictuelle n’ait plus cours à l’avenir.
  3. Recommander que la GRC ajoute à son actuel programme de formation des instructions sur les limites du pouvoir de poser des questions concernant la nationalité et le lieu de naissance et, en particulier, sur le fait que la race, la couleur ou l’origine ethnique d’une personne ne suffisent pas à justifier un interrogatoire visant à appliquer la Loi sur l’immigration.

Aucune réclamation en dommages n’a été déposée dans la présente affaire. Il est important que le mis en cause dans la présente plainte agisse rapidement pour corriger une pratique qui est nettement discriminatoire. Aux termes de l’alinéa 41( 2) a), j’ai le loisir d’ordonner à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire notamment de mettre fin à l’acte. C’est pourquoi j’ordonne que la GRC cesse sa pratique de questionner les membres des minorités visibles sur leur citoyenneté et leur lieu de naissance dans les enquêtes menées aux termes de la Loi sur l’immigration, que ce soit par curiosité ou par désir de confirmer un simple soupçon, en se fondant seulement sur la race, la couleur ou l’origine ethnique d’une personne. Cette ordonnance ne doit pas s’étendre aux cas où la police a des motifs valables de croire que tel individu a enfreint les dispositions de la Loi sur l’immigration, ou est sur le point de le faire. Elle ne doit pas non plus empêcher les policiers de poser des questions sans caractère discriminatoire, mais ayant néanmoins pour objet de préciser des renseignements concernant une éventuelle infraction aux lois relatives à l’immigration.

Comme cette ordonnance, pour avoir des effets, doit être communiquée à tous les membres de la GRC immédiatement, j’ordonne en outre que le Commissaire de la GRC publie une directive adressée à tous les membres de la Gendarmerie royale du Canada expliquant que la pratique en question a été jugée discriminatoire et que tous les membres de la GRC doivent l’interrompre.

Les dépositions des inspecteurs Jean Philion et du sergent James Potts montrent que la GRC a fait des progrès considérables dans la sensibilisation de ses membres aux réalités de la société multiraciale et multiculturelle que le Canada est devenu. La GRC mérite d’être louée pour les programmes interculturels qu’elle a conçus et pour l’instruction qu’elle donne sur ces questions. il semble toutefois qu’il reste encore des zones floues où il peut y avoir conflit entre les impératifs de l’application de la loi et les droits des citoyens canadiens, et que la tendance soit de prévilégier les premiers au détriment des derniers. La seule manière satisfaisante d’effectuer des changements à long terme dans l’attitude de la police à cet égard est de sensibiliser les intéressés et de les pousser à réfléchir davantage aux conséquences indésirables, aussi bien pour la société que pour les individus, d’une violation des droits du citoyen appartenant à une minorité visible, pour des motifs de race, de couleur ou d’origine ethnique. En conséquence, je recommande que la GRC, dans ses programmes de formation et de sensibilisation, instruise ses recrues et ses membres de l’importance qu’il y a à ne pas sacrifier, lorsqu’ils font enquête sur d’éventuelles infractions à la Loi sur l’immigration, le droit des citoyens appartenant à des minorités visibles de recevoir un traitement égal; et que la GRC souligne que les questions qu’ils posent sur la situation juridique des gens aux fins d’appliquer cette Loi ne doivent pas se fonder uniquement sur la race, la couleur ou l’origine ethnique des particuliers.

Comme je l’ai indiqué plus haut, aucune réclamation en dommages n’a été faite et aucun indice ne laisse croire que M. Hum ait pu subir des pertes. Je suis habilité, en vertu de l’alinéa 41( 3)( b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne à accorder une indemnité lorsque je juge que la victime a souffert un préjudice moral par suite de l’acte discriminatoire. Comme j’y ai déjà fait allusion, j’estime que les questions concernant la citoyenneté et le lieu de naissance visaient délibérément à blesser et à attaquer la dignité. Toutefois, je reconnais que la blessure d’amour- propre a été ici d’une portée relativement transitoire. C’est pourquoi, j’accorde à M. Hum un montant de 250 $ en tant que réparation pour préjudice moral.

Signé à Calgary, Alberta, ce troisième jour de décembre 1986.

John P. S. McLaren

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.