Tribunal canadien des droits de la personne

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TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL

Jean-Luc morin

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

Procureur général du canada

l'intimé

DÉCISION SUR REQUÊTE

MEMBRE INSTRUCTEUR : Athanasios D. Hadjis

2003 TCDP 46

2003/10/29

[TRADUCTION]

[1] La partie plaignante désire appeler à témoigner à titre d'expert en l'espèce M. Harish C. Jain, professeur émérite en ressources humaines et relations de travail à la MDG School of Business de l'Université McMaster. La partie plaignante propose de reconnaître le professeur Jain comme [TRADUCTION] un spécialiste en matière de discrimination systémique, de discrimination au sens large et de préjugés raciaux en milieu de travail, du point de vue des sciences sociales.

[2] La partie intimée s'oppose à ce que le professeur Jain soit reconnu comme expert aux fins de cette preuve d'expert. En outre, elle conteste la pertinence et la nécessité de la preuve proposée.

[3] La partie intimée a présenté son objection après que le professeur Jain eut terminé son témoignage portant strictement sur sa compétence à titre d'expert. Avec l'accord des parties, une copie du rapport du professeur Jain décrivant en détail la preuve qu'il entend présenter m'a été fournie pour m'aider dans mes délibérations.

[4] L'analyse de l'admissibilité de la preuve d'expert doit être effectuée conformément à l'arrêt clé rendu par la Cour suprême du Canada à ce sujet, c'est-à-dire R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9. La Cour a souligné que l'admission de la preuve d'expert repose sur l'application des critères suivants :

  1. la pertinence;
  2. la nécessité d'aider le juge des faits;
  3. l'absence de toute règle d'exclusion;
  4. 4. la qualification suffisante de l'expert.

[5] Par conséquent, je dois d'abord me pencher sur la double question suivante : le témoignage qu'entend présenter le professeur Jain est-il pertinent et, le cas échéant, est-il nécessaire pour aider le Tribunal?

[6] Au sujet de la question de la pertinence, la Cour a fait remarquer dans Mohan (paragraphe 18) ce qui suit :

Comme pour toute autre preuve, la pertinence est une exigence liminaire pour l'admission d'une preuve d'expert. La pertinence est déterminée par le juge comme question de droit. Bien que la preuve soit admissible à première vue si elle est à ce point liée au fait concerné qu'elle tend à l'établir, l'analyse ne se termine pas là. Cela établit seulement la pertinence logique de la preuve. D'autres considérations influent également sur la décision relative à l'admissibilité. Cet examen supplémentaire peut être décrit comme une analyse du coût et des bénéfices, à savoir si la valeur en vaut le coût. Voir McCormick on Evidence (3e éd. 1984), à la p. 544. Le coût dans ce contexte n'est pas utilisé dans le sens économique traditionnel du terme, mais plutôt par rapport à son impact sur le procès. La preuve qui est par ailleurs logiquement pertinente peut être exclue sur ce fondement si sa valeur probante est surpassée par son effet préjudiciable, si elle exige un temps excessivement long qui est sans commune mesure avec sa valeur ou si elle peut induire en erreur en ce sens que son effet sur le juge des faits, en particulier le jury, est disproportionné par rapport à sa fiabilité.

[7] À propos de la nécessité, la Cour, dans Mohan, cite (au paragraphe 21) un extrait d'un arrêt antérieur - R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24 :

Quant aux questions qui exigent des connaissances particulières, un expert dans le domaine peut tirer des conclusions et exprimer son avis. Le rôle d'un expert est précisément de fournir au juge et au jury une conclusion toute faite que ces derniers, en raison de la technicité des faits, sont incapables de formuler. [TRADUCTION] L'opinion d'un expert est recevable pour donner à la cour des renseignements scientifiques qui, selon toute vraisemblance, dépassent l'expérience et la connaissance d'un juge ou d'un jury. Si, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l'opinion de l'expert n'est pas nécessaire (Turner (1974), 60 Crim. App. R. 80, à la p. 83, le lord juge Lawton).

[8] La Cour suprême, dans Mohan, ajoute ce qui suit (paragraphe 22) :

Cette condition préalable est fréquemment reprise dans la question de savoir si la preuve serait utile au juge des faits. Le mot utile n'est pas tout à fait juste car il établit un seuil trop bas. Toutefois, je ne jugerais pas la nécessité selon une norme trop stricte. L'exigence est que l'opinion soit nécessaire au sens qu'elle fournit des renseignements qui, selon toute vraisemblance, dépassent l'expérience et la connaissance d'un juge ou d'un jury : cité par le juge Dickson, dans Abbey, précité. Comme le juge Dickson l'a dit, la preuve doit être nécessaire pour permettre au juge des faits d'apprécier les questions en litige étant donné leur nature technique.

[c'est nous qui soulignons]

[9] La preuve qu'entend présenter le professeur Jain comporte essentiellement deux volets, selon son rapport. Le premier volet prend la forme d'un exposé décrivant certaines des causes de la discrimination raciale en milieu de travail. Cet aspect de la preuve ne comporte aucune référence explicite à la GRC ou aux faits particuliers allégués dans la plainte.

[10] Le deuxième volet de la preuve d'expert proposée se veut une [TRADUCTION] analyse quantitative de la portée, de la nature et des tendances de la discrimination raciale dans l'emploi au Canada au cours des deux dernières décennies. Cette analyse repose sur un échantillon de 119 décisions publiées dans le Canadian Human Rights Reporter entre 1980 et 1999. L'analyse en question est suivie d'une analyse qualitative, fondée sur un certain nombre d'affaires, des [TRADUCTION] schèmes de comportement et des conditions d'emploi qui peuvent entraîner un traitement discriminatoire des minorités raciales en milieu de travail, analyse que le témoin qualifie d'illustrative. Ces analyses sont parfois entrecoupées d'observations du professeur Jain selon lesquelles, à son avis, un grand nombre des incidents dont il est fait état dans la plainte sont le reflet de certaines des tendances de discrimination dont atteste la jurisprudence canadienne relative aux droits de la personne.

[11] À mon avis, le premier volet de la preuve que le professeur Jain entend présenter a une valeur probatoire minimale en l'espèce. Bien que les connaissances des causes profondes du racisme au travail soient cruciales du point de vue de la quête incessante de notre société pour enrayer toutes les formes de discrimination, je ne vois pas comment une preuve générale à ce sujet pourra aider à déterminer si le présumé comportement discriminatoire décrit dans la plainte s'est bel et bien produit. Le temps qui sera consacré à l'audition de cette preuve sera sans commune mesure avec sa valeur probatoire.

[12] En ce qui concerne le deuxième aspect de la preuve proposée, il ne fait aucun doute à mon avis qu'une revue de la jurisprudence pertinente dans le domaine de la discrimination raciale m'aidera à tirer mes conclusions et à rendre ma décision, une fois que l'ensemble de la preuve aura été présenté par la partie plaignante et la partie intimée. Je compte pleinement sur les avocats savants et compétents qui représentent chaque partie pour me signaler toute la jurisprudence pertinente et les autres sources faisant autorité et pour porter à ma connaissance des faits analogues sur lesquels je serai prié de me fonder pour parvenir à des conclusions similaires. Ce genre d'analyse fait certes partie des attributions du Tribunal. La Cour suprême du Canada a fait remarquer à plusieurs occasions que le Tribunal canadien des droits de la personne possède une expertise supérieure en ce qui concerne l'appréciation des faits et les décisions dans un contexte de droits de la personne. Par conséquent, je ne suis pas persuadé que le deuxième volet de la preuve proposée dépasse le champ d'expérience et de connaissances du Tribunal. La condition de nécessité énoncée dans Mohan n'est pas satisfaite.

[13] Pour les motifs énoncés ci-dessus, l'objection de la partie intimée est accueillie et la preuve qu'entendait présenter le professeur Jain n'est pas jugée admissible. La question de ses compétences aux fins de son témoignage en l'espèce devient donc sans objet et n'a pas à être examinée.

Je certifie par la présente que ce document est une représentation conforme et exacte de ma décision sur requête émise aux parties le 29 octobre 2003 dans l'affaire ci-haut mentionnée.

Athanasios D. Hadjis

OTTAWA (Ontario)

Le 29 octobre 2003

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL : T739/4402
INTITULÉ DE LA CAUSE : Jean-Luc Morin c. Procureur général du Canada
DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : Le 29 octobre 2003

ONT COMPARU :

Ian Abugov Pour le plaignant
Alain Préfontaine Pour l'intimé
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