Tribunal canadien des droits de la personne

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DT 1/ 88

Décision rendue le 19 janvier 1988

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE (S. C. 1976- 77, chap. 33, modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE:

PHIL FRANÇOIS Plaignant

ET:

LE CANADIEN PACIFIQUE LIMITÉE (CP RAIL) Mis en cause

DÉCISION DU TRIBUNAL

DEVANT: KEVIN W. HOPE

ONT COMPARU: Anne Trotier et René Duval, Procureurs de la Commission canadienne des droits de la personne Marc Shannon et Michael McLearn, Procureurs du Canadien Pacifique Limitée

> JUGEMENT

INTRODUCTION

Cette affaire concerne une plainte de M. Phil François contre son employeur, les Chemins de fer du Canadien Pacific, laquelle peut être brièvement résumée comme suit :

  1. le mis en cause a aboli le poste de magasinier du plaignant, le défavorisant de ce fait pour un motif de race et de couleur, en contravention de l’article 7 b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne* (LCDP);
  2. il a verrouillé la zone de travail du plaignant, ce qui constitue un acte discriminatoire et un harcèlement en contravention de l’article 13.1 c) de la LCDP; et
  3. il a détruit des biens appartenant personnellement au plaignant avec de la peinture noire, ce qui constitue un acte discriminatoire

et du harcèlement, en contravention de l’article 13.1 c) de la LCDP.

La plainte, en date du 22 avril 1985, a été déposée auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP). Par suite d’une enquête menée conformément au paragraphe 39( 1.1) de la LCDP, le présent tribunal a été constitué.

Certains autres incidents que M. François, dans son témoignage, allègue s’être produits ne sont pas expressément mentionnés dans le document cité ci- dessus, mais ont été pris en considération comme faisant partie du contexte, ou du cadre, dans lequel la plainte se situe.

Je commencerai par énumérer les faits relatifs aux questions qui nous occupent et faire part de mes constatations. J’exposerai ensuite brièvement la doctrine juridique et l’appliquerai à mes conclusions de fait.

CONCLUSIONS DE FAIT

J’aimerais d’abord examiner la question de l’abolition du poste du plaignant (mentionné en a ci- dessus). M. François soutient que ce geste le défavorisait à cause de sa race et de sa couleur, au sens de l’article 7 b) de la LCDP.

M. François travaillait pendant le quart d’après- midi (soit de 16 h à 24 h) aux Alyth Stores, à Calgary, jusqu’à ce que son poste soit aboli le 31 décembre 1984. Il a alors pu, grâce à son droit d’ancienneté, être transféré à un poste analogue aux Ogden Stores, à Calgary. Il se trouvait ainsi à prendre la place d’un employé plus récemment arrivé.

D’après le témoignage de M. Sayer, gestionnaire du matériel, région du Pacifique, le 1er janvier 1985, une augmentation de salaire de 5 p. 100 devait entrer en vigueur. Comme le budget devait rester le même qu’en 1984, une réduction de personnel s’imposait. Cinq quarts ont ainsi été éliminés, dont l’un était assuré par le plaignant. M. Sayer estimait que l’élimination de ce quart risquait moins de perturber le service, puisque les véhicules réfrigérés n’étaient pas répares a cette heure de la journée, ce qui réduisait la demande des pièces de rechange conservées dans les magasins.

De toute façon, M. Sayer a déclaré que les employés qui assuraient les quarts antérieur et postérieur à celui de M. François avaient plus d’ancienneté que lui et que, selon toute vraisemblance, ils auraient eu droit au poste de M. François si leurs quarts avaient été supprimés. Ceci a d’ailleurs été confirmé : en effet, lorsque le quart de l’après- midi a plus tard été rétabli et que le quart de nuit a été supprimé (encore une fois à cause de l’horaire des réparations aux véhicules réfrigérés), l’employé qui assurait le quart de nuit a eu la préséance lorsqu’il a sollicité le quart d’après- midi, à cause de son ancienneté plus grande que celle du plaignant.

J’ai trouvé M. Sayer crédible, et je considère son témoignage comme véridique et exact à cet égard. Je suis donc convaincu qu’aucune discrimination contre le plaignant n’a entaché la suppression de son poste aux Alyth Stores.

Je passerai maintenant au deuxième chef de la plainte - le verrouillage des portes (mentionné en b)). M. François soutient que certaines portes ont

été verrouillées de l’intérieur a plusieurs reprises, à l’heure ou commençait son quart aux Alyth Stores. Ce geste, allègue- t- il, constitue un harcèlement, en contravention de l’article 13.1 c) de la LCDP.

Les magasins Alyth contiennent le stock des divers outils et accessoires dont les employés de l’atelier ont besoin pour maintenir et réparer le matériel ferroviaire. Tous les articles qui sortent des magasins doivent être comptabilisés et les magasiniers, comme le plaignant, sont employés pour contrôler et pour protéger ces marchandises. Dans ce système, donc, l’accès libre entre l’atelier et les magasins n’est pas autorisé, et seuls les magasiniers possèdent les clés du dépôt.

De nombreux éléments de preuve ont été donnés pour démontrer que M. François, lorsqu’il assurait son quart aux Alyth Stores, arrivait souvent en retard. Ce fait n’a pas été contesté par M. François. M. François a également reconnu n’avoir trouvé les portes verrouillées que lorsqu’il est arrivé en retard au travail. A ces occasions, seules certaines portes étaient verrouillées de l’intérieur, et M. François avait les clés lui permettant de passer dans les magasins par une autre entrée située non loin.

Dans son témoignage, M. Sayer a affirme que les magasins ne pouvaient rester non verrouillés et sans surveillance. Autrefois, a- t- il indiqué, la compagnie avait pour règle d’obliger les employés du magasin a attendre l’arrivée du quart suivant, même si cela supposait des heures supplémentaires lorsqu’il y avait des retards. Par la suite, la direction a décidé de ne plus payer ces heures supplémentaires et les magasiniers ont reçu ordre de fermer et de partir lorsque les magasiniers du quart suivant étaient en retard.

D’après le témoignage de M. Sayer, le plaignant était souvent en retard. Cinquante- huit heures supplémentaires ont d être payées par la compagnie, avant le changement de politique.

Ici encore, j’accepte le témoignage de M. Sayer. D’après moi, ce n’est pas pour exercer une discrimination contre M. François que les portes étaient verrouillées lorsque celui- ci arrivait en retard, mais pour protéger les magasins, puisque les magasiniers avaient reçu ordre de quitter les lieux plutôt que d’y rester et de se faire payer des heures supplémentaires. C’est là une simple question de gros bon sens. Le geste en question ne peut raisonnablement être interprété comme constituant un acte discriminatoire, puisque tous les magasiniers, y compris M. François, avait des clés qui leur permettaient d’accéder facilement à leur lieu de travail, même lorsqu’ils étaient en retard.

Quand au dernier point de la plainte, l’incident de la peinture noire, il demande un examen plus approfondi et, en particulier, la prise en compte de tout le contexte, de tout le milieu de travail, dans lequel il s’inscrit. M. François affirme, et il n’existe aucune preuve du contraire, que le 30 avril 1984, sa case et son contenu avaient été badigeonnés de peinture noire par des vandales. Selon lui, il s’agit la d’un harcèlement fondé sur un motif illicite de discrimination (race ou couleur) en contravention de l’article 13.1 c) de la LCDP.

Au cours de cette période, M. François travaillait aux Alyth Stores, pendant le quart d’après- midi, qui était précédé par le quart de jour, assuré par M. Lyth et M. Lovejoy. M. Lyth, qui est toujours à l’emploi du mis en cause, a témoigné à l’audience. Quant à M. Lovejoy, il ne travaille plus pour le mis en cause, et son adresse actuelle n’est pas connue. Le supérieur immédiat de ces trois magasiniers était M. Drews, qui a depuis pris sa retraite. Il n’a pas été appelé à témoigner.

D’après les éléments de preuve recueillis, il est certain qu’il existait beaucoup de friction, ou de conflits, entre M. François et MM. Lyth et Lovejoy. M. François a déclaré que M. Lyth et M. Lovejoy le traitaient de Black Boy (nègre) et de Big Black Dude (gros noir gommeux). Pour sa part, il traitait les autres de White Boy (petit Blanc). M. Lyth a confirmé que ces invectives étaient fréquentes. Toutefois, chaque camp affirme que c’est l’autre qui commençait les échanges.

Outre les injures, deux autres incidents notables se sont produits peu de temps avant l’incident de la peinture noire. Tous deux ont été attribués à M. Lyth et à M. Lovejoy.

Une couverture noire a été laissée au plaignant, d’après M. Lyth, afin d’aider M. François à dormir pendant le service. De plus, une banane et un tampon récurant en métal, façonnés en forme de pénis avaient été laissés au plaignant par M. Lyth et M. Lovejoy. M. Lyth a indiqué qu’il s’agissait là d’une blague. Certains indices laissent croire qu’une note a peut- être été laissée avec la banane et avec la couverture. Toutefois, je ne puis en être assuré qu’en ce qui concerne la couverture. M. Grigg, enquêteur du Canadien Pacific, a témoigné que la note fixée à la couverture disait quelque chose comme :

"Voilà ta couverture, petit nègre".

Dans son témoignage, M. Lyth a insisté pour faire part de son insatisfaction à l’égard du rendement au travail de M. François. Celui- ci arrivait en retard et dormait pendant le service. Les autres devaient ensuite faire du rattrapage à sa place. C’est pour ces raisons que M. François lui était antipathique, et non pas à cause de sa race ou de sa couleur. M. Lyth a nié toute participation à l’incident de la peinture noire, et il n’existe aucune preuve l’impliquant. M. Lyth a indiqué qu’il s’était plaint auprès de M. Drews du rendement de M. François qui, estimait- il, avait reçu plus de chances que la normale et aurait d être traité avec plus de fermeté en ce qui concerne son manque de ponctualité.

Après l’incident de la peinture noire, M. Drews a reçu instruction de son supérieur M. Sayer de se renseigner afin de trouver les responsables. M. Sayer a déclaré dans son témoignage que M. Drews était perturbé par cet incident, ce qu’a confirmé le témoignage de M. Grigg. M. Drews a, semble- t- il, été incapable d’établir qui était responsable de la peinture noire.

M. Sayer a indiqué que l’incident de la peinture noire avait alors été rapporté à la police du CP, pour enquête. M. Grigg a rencontré M. Sayer à ce sujet.

A titre d’enquêteur de la police du CP, M. Grigg a effectué une enquête complète sur l’affaire. Il a témoigné et j’accepte sa déclaration, qu’il avait consacré de 30 à 40 heures environ à ce travail. Malheureusement, il n’a pas réussi a trouver les coupables. Il a souligné que des accusations criminelles auraient été portées s’il avait démasqué les responsables de l’incident de la peinture noire.

M. François a témoigné que M. Grigg lui avait dit qu’il savait qui étaient les coupables, mais cette affirmation n’est pas étayée par la plainte de M. François ni par le témoignage de M. Grigg, que j’accepte. Il est possible que M. Grigg ait eu certains soupçons sur l’identité des auteurs de l’acte de vandalisme, comme, j’en suis certain, M. François lui- même devait en avoir. Toutefois, je suis convaincu que M. Grigg n’a pas trouvé de preuve suffisante pour justifier des accusations, et que l’enquête a été prise au sérieux par M. Grigg et par les Chemins de fer du CP.

Dans le cours de son enquête, M. Grigg a découvert les deux incidents de la banane et de la couverture. Ils furent attribués a MM. Lyth et Lovejoy, qui ont reconnu leur participation. M. Grigg les a avertis que leurs actions pouvaient presque justifier une accusation criminelle et qu’une telle conduite ne serait plus tolérée par la compagnie à l’avenir.

Je crois que M. Grigg a témoigné de façon sincère et que sa façon de procéder dans cette affaire était raisonnable, compte tenu des circonstances.

Comme nous l’avons dit plus haut, l’incident de la peinture noire ne peut être considérée de façon isolée, mais doit être vu dans le contexte du milieu de travail du plaignant aux Alyth Stores.

Le témoignage de M. Lyth concernant les invectives. permet de supposer que ce milieu de travail laissait à désirer. A mon avis, ses actes et son comportement étaient de nature raciste et discriminatoire. L’attitude de M. Lyth à l’audience était quelque peu désinvolte et dépourvue de repentir. Il ne semble pas avoir pris ses propres gestes au sérieux.

A la question de savoir pourquoi il avait appelé le plaignant Big Black Dude (gros noir gommeux), il a répondu que M. François était gros et noir. C’est là une explication qui n’est ni acceptable ni drôle - elle est simplement raciste et discriminatoire. L’insatisfaction à propos du rendement au travail du plaignant ne peut justifier des allusions racistes de ce genre.

De même, j’estime que la blague de la couverture noire et la note qui accompagnait celle- ci étaient de nature discriminatoire. Un employé blanc qui aurait travaillé de la même façon que le plaignant aurait- il été traité de la sorte? L’aurait- on appelé White Boy (petit blanc)? Lui aurait- on donné une couverture blanche? Je ne le pense pas. Ces actes démontrent que M. Lyth faisait une différence fondée sur la couleur de la peau de M. François, alors qu’une telle différence n’était pas justifiée.

Quant à l’incident de la banane, faute de preuves suffisantes, il est impossible de déterminer qu’il s’agissait d’un geste discriminatoire ou raciste. Toutefois, cela n’est pas nécessaire dans les circonstances. Je me contenterai de dire que la blague de M. Lyth était d’un go t douteux.

Je tiens également à souligner que les termes utilisés par le plaignant, y compris l’expression White Boy sont discriminatoires et injustifiables, quel que soit celui qui a commencé à lancer des injures. La discrimination raciale de l’un ne peut justifier celle de l’autre. De plus, en vertu de la LCDP, la provocation ne constitue pas un argument de défense. Je trouve que l’explication de M. François à propos de sa fiancée qui décrit M. Drews comme étant un vieux monsieur blanc n’est pas satisfaisante. Il laisse entendre qu’il s’agit là d’un moyen comme un autre de le décrire ou de le distinguer. Le fait est qu’il s’agit là d’une distinction fondée sur la couleur de la peau, alors qu’aucune distinction de cette sorte n’est nécessaire - cela nous amène a la racine même de la discrimination et du racisme.

Le mis en cause a avancé que des termes comme Black Boy ne sont rien d’autres que du jargon d’atelier et qu’ils sont acceptables dans un tel environnement. Si ces invectives sont courantes, elles ne devraient pas l’être. C’est d’ailleurs pourquoi la LCDP existe.

On a aussi laissé entendre que l’expression Black Boy s’apparente à divers surnoms comme Shorty ou Stretch ( tit- pote ou échalote). Je ne puis accepter cet argument. Je me contenterai de souligner que la taille ne constitue pas un motif illicite de discrimination selon la LCDP, tandis que la couleur en constitue un.

Dans sa plaidoierie, le mis en cause a pose la question suivante :

"Est- il possible de trouver une personne de couleur antipathique pour des raisons autres que la couleur de sa peau?".

La réponse est oui, et je l’accepte. Toutefois, une inimitié fondée sur un autre motif, que ce soit le rendement au travail ou autre chose, ne justifie nullement des actes discriminatoires comme les invectives et l’incident de la couverture qui se sont produits dans l’affaire qui nous occupe.

On a avancé que le plaignant était ou bien paranoïaque ou bien lui- même racistes. Il est vrai, je le reconnais, que le plaignant a réagi de façon exagérée dans certains cas et qu’il a vu de la discrimination là où il n’y en avait pas. Je citerai, à titre d’exemple, l’histoire des portes verrouillées dont nous avons parlé plus haut.

J’admets également que M. François s’est lui- même montré coupable d’injures discriminatoires. Toutefois, sa propre paranoïa et ses propres actes discriminatoires ne justifient pas la perpétration d’actes discriminatoires contre lui - pas plus qu’ils ne constituent des arguments de défense aux termes de la LCDP.

En ce qui concerne les invectives et la couverture noire, je dois conclure que ce dernier incident constitue également un acte de discriminatoire fondé sur la couleur et la race de M. François. Même si la peinture noire était facilement accessible dans le magasin et dans l’atelier, son utilisation rappelle le thème des invectives et de l’incident de la couverture noire - a savoir la couleur de la peau de M. François. A mon sens, il était logique, dans les circonstances, que M. François y voie une attaque racistes

J’accepte les éléments de preuve de M. François concernant la découverte de sa case abîmée, et je rejette l’idée qu’il puisse lui- même être l’auteur

du badigeonnage. Aucun coupable n’a jamais pu être trouvé a propos de cet incident. Toutefois, cette identité n’est pas nécessaire aux fins d’établir que le plaignant a été harcelé pour un motif illicite de discrimination, en contravention de l’article 13.1 c) de la LCDP.

APPLICATION DU DROIT

Le mis en cause m’a renvoyé à une décision d’une commission d’enquête nommée en vertu du Code des droits de l’homme de l’Ontario dans l’affaire Sam Nimako c. Canadian National Hotel (1987) 8 CHHR p. D/ 3985. Cette affaire concernait un employé noir qui avait allégué une discrimination raciale après avoir été renvoyé par son employeur. La commission d’enquête avait rejeté la plainte, après avoir longuement examiné les faits, affirmant ce qui suit

(traduction) Nimako refusait d’accepter la responsabilité de ses propres erreurs, et le fait de taxer de racisme tous ceux qui avaient eu à prendre des mesures disciplinaires à son égard constituait simplement une excuse après coup, n’ayant rien à voir avec la réalité* [* p. D/ 4007 (traduction)]

J’aimerais faire remarquer que dans l’affaire Nimako le tribunal a jugé qu’une seule injure raciste avait été proférée, que la chose s’était produite sous l’effet de la colère et en l’absence du plaignant. A la page D/ 4005, le conseil examine l’expression fucking black bastard (sale con de Noir). Voici ce passage :

"Les paroles concernaient non pas la couleur de la peau de M. Nimako, mais sa conduite... L’idée sous- entendue était non pas qu’il était et con parce qu’il était noir, mais qu’il était un con qui se trouvait être noir. Il serait complètement insensé de laisser entendre que la personne qui utilise une telle expression dans des circonstances analogues a un préjugé raciste...".

Quant à moi, avec respect, je ne souscris pas à ce raisonnement. D’après moi, cela pourrait vouloir dire que l’on peut proférer n’importe quelle injure, y compris à connotation raciale, tant qu’il existe d’autres raisons pour le faire ou qu’il y a eu provocation. Ces raisons ou cette provocation constitueraient une autorisation d’exercer une discrimination. Je ne puis accepter que cet argument ait sa place dans une société comme la nôtre. Il existe certainement des méthodes plus convenables de dominer sa colère et d’imposer la discipline au travail.

Si l’on appliquait le même raisonnement à l’affaire qui nous occupe, je suppose que l’incident de la couverture noire, et même celui de la peinture noire, seraient acceptables, à condition que les auteurs aient été en colère contre le plaignant pour des raisons liées à son rendement. Je ne puis admettre qu’il s’agit là d’une interprétation raisonnable de la loi qu’il nous faut appliquer ici, a savoir la LCDP.

J’aimerais maintenant en venir à la LCDP elle- même, et plus particulièrement au sens des paragraphes 48 (5) et (6). Il me semble que les actes de M. Lyth et de M. Lovejoy ne peuvent être attribués au mis en cause lui- même, faute d’un principe quelconque de responsabilité pour la faute d’autrui.

Bien que peu d’éléments de preuve laissent croire à la participation de M. Drews dans l’ensemble de ces événements, j’estime que lui non plus ne peut être considéré comme étant la compagnie sans qu’une loi permette de dire qu’il est réputé et l’être.

Le paragraphe 48 (5) de la LCDP entraîne une forme légale de responsabilité pour la faute d’autrui. Il dispose que :

"( 5) Sous réserve du paragraphe (6), les actes ou omissions commis par un employé, un mandataire, un administrateur ou un dirigeant dans le cadre de son emploi sont réputés pour l’application de la présente loi, avoir été commis par la personne, l’organisme ou l’association qui l’emploie."

L’article 48 (6) prévoit un critère à triple volet pour qu’une exception soit possible à la responsabilité légale stipulée dans le paragraphe 48( 5). Voici ce passage :

"( 6) La personne, l’organisme ou l’association visé au paragraphe (5) peut se soustraire à son application s’il établit que l’acte ou l’omission a eu lieu sans son consentement, qu’il avait pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, il a tenté d’en atténuer ou d’en annuler les effets."

On m’a cité une décision récente prise par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Bonnie Robichaud et la Commission canadienne des droits de la personne c. Sa Majesté la Reine, représenté par le conseil du Trésor [1987] RCS 303.

Cette affaire concerne la responsabilité d’un employeur à l’égard des actes d’un employé. Toutefois, le texte de cette décision affirme, à la page 317, qu’étant donné que les paragraphes 48( 5) et (6) de la LCDP étaient entrés en vigueur après que se furent produites les activités faisant l’objet de la plainte, leur effet n’a pas été pris en considération. Je ne puis donc pas me guider sur cette décision en ce qui concerne les paragraphes 48( 5) et (6).

Il est toutefois intéressant de noter que dans la décision Robichaud (où l’employeur a été tenu responsable des actions d’un employé), que l’employeur n’avait établi aucune politique claire sur le harcèlement sexuel ni communiqué une telle politique à ses employés. Qui plus est, lorsque des plaintes avaient été soumises à la direction, aucune enquête n’avait été menée et la plaignante avait été transférée dans un poste moins intéressant ou elle assurait des fonctions réduites. L’identité de l’employé qui allait plus tard être jugé coupable de harcèlement sexuel était connue de l’employeur. Pourtant, cet employé n’a été ni puni ni averti de ne plus intimider les autres employés qui avaient été témoins des événements en question.

D’après moi, ces éléments factuels de l’affaire Robichaud sont nettement distincts des faits de la présente affaire. J’approfondirai cet aspect dans mon examen du paragraphe 48( 6) de la LCDP. > - 11 D’après le paragraphe 48( 5), il m’apparaît que la responsabilité ne revient à l’employeur que pour les actes ou omissions commis par un employé, un mandataire, un administrateur ou un dirigeant... (de l’employeur). Ici, c’est l’incident de la peinture noire que j’ai jugé entaché de discrimination. Or, nous ne savons pas de façon certaine qui en est l’auteur. Nous ne pouvons donc dire avec certitude qu’il a été le fait d’un employé, d’un mandataire, d’un administrateur ou d’un dirigeant du mis en cause. Même si la disposition du paragraphe 48( 5) concernant la responsabilité des actes d’autrui s’appliquait, il faudrait nous demander si le mis en cause n’est pas dispensé de cette responsabilité en vertu du paragraphe 48( 6) de la Loi.

Ce paragraphe énonce trois conditions fondamentales auxquelles l’employeur doit répondre pour se soustraire à la responsabilité stipulée dans le paragraphe 48( 5). Ce sont :

  1. que l’employeur n’ait pas consenti à la perpétration de l’acte ou de l’omission faisant l’objet de la plainte;
  2. que l’employeur ait exercé toute la diligence nécessaire pour prévenir la perpétration de l’acte ou de l’omission; et
  3. que l’employeur ait exercé toute la diligence nécessaire par la suite pour atténuer ou annuler l’effet de l’acte ou de l’omission.

Dans notre affaire, l’ acte qui nous intéresse est l’incident de la peinture noire. Si j’avais découvert que le mis en cause savait qui avait perpétré cet acte discriminatoire de harcèlement, ma décision dépendrait principalement des mesures que l’employeur aurait prises subséquemment pour punir le ou les coupables. Toutefois, d’après les éléments de preuve dont je dispose, je suis convaincu que ce n’est pas le cas. Je suis également convaincu, d’après le témoignage de M. Grigg et d’après d’autres éléments de preuve, que, si le mis en cause avait connu l’identité des coupables, il aurait fait porter des accusations criminelles.

Il s’agit donc de savoir si le mis en cause a satisfait aux trois critères ou volets du paragraphe 48( 6) en ce qui concerne l’incident de la peinture noire.

D’abord, il n’y a aucun doute dans mon esprit que le mis en cause n’a donné ni son consentement ni son approbation à l’incident en question. Tout en refusant d’admettre la nature discriminatoire de l’acte, le mis en cause a constamment reconnu qu’il s’agissait d’un geste répréhensible et inacceptable aux yeux de la compagnie. J’accepte le témoignage de M. Grigg selon lequel le mis en cause estimait qu’il s’agissait là d’un comportement criminel. Aucun élément de preuve ne me permet de conclure que le mis en cause avait consenti à l’acte.

Deuxièmement, j’estime que le mis en cause a exercé toute la diligence nécessaire pour prévenir les actes de discrimination comme celui- ci. A la différence de ce qui s’était passé dans l’affaire Robichaud, dont nous avons parlé plus haut, il a été établi que le mis en cause avait adopté une politique claire pour prévenir la discrimination fondée sur la race ou la couleur, laquelle figure dans son guide sur l’emploi (Employment Guide Book) et dans son code de conduite des affaires (Code of Business Conduct). J’accepte les témoignages de M. Pickup et de M. Sayer a cet égard. Les politiques du mis en cause concernant la discrimination avaient été communiquées aux employés et devaient faire l’objet d’une attestation écrite périodique du personnel surveillant. M. Sayer a affirmé et j’accepte son témoignage, qu’il avait assisté, à Toronto, a un colloque sur les droits de la personne. Je suis convaincu que le mis en cause assume ses responsabilités de façon sérieuse dans ce domaine.

Puisque nous examinons les mesures prises par le mis en cause pour prévenir les actes discriminatoires, il serait pertinent de considérer ici sa responsabilité de rapporter les délits.

M. François a dépose un grief contre M. Pickup pour discrimination, parce que M. Pickup avait élevé la voix pour dire François, venez ici. J’accepte le témoignage de M. Waddell selon lequel cette affaire a été prise au sérieux et la procédure normale a été suivie en ce qui concerne l’enquête et le règlement de la plainte. Même si le problème a été résolu entre la compagnie et le syndicat, M. Pickup a été prévenu de ne plus élever la voix à l’avenir lorsqu’il s’adressait aux employés. A mon sens, le mis en cause a agi raisonnablement dans les circonstances.

Dans son témoignage, M. François n’a pas invoqué la peur de la discrimination comme excuse pour son manque de ponctualité lorsqu’il travaillait au quart d’après- midi aux Alyth Stores; il donne plusieurs autres raisons. Si la discrimination était son motif réel, il ne l’a pas fait savoir à la direction, même après qu’un processus disciplinaire eut été amorcé contre lui. Il me semble impossible de soutenir, en toute bonne foi, que le mis en cause a négligé d’exercer toute la diligence nécessaire pour éviter les actes de discrimination, si la direction n’a pas été avertie que ces actes se produisaient.

Troisièmement, le mis en cause a démontré qu’il s’était d ment employé à atténuer ou à annuler les effets de la discrimination par suite de l’incident de la peinture noire. Il a mené une enquête approfondie qui a mis au jour les incidents de la banane et de la couverture noire, sans toutefois aboutir à une conclusion quant ai l’identité des auteurs ’de l’incident de la peinture noire. Après l’enquête, M. Lyth et M. Lovejoy ont été réprimandés par M. Grigg pour leur participation aux incidents de la couverture noire et de la banane. J’estime que l’enquête a été menée de façon responsable par le mis en cause.

Le mis en cause a entièrement dédommagé le plaignant des biens qu’il avait perdus par suite de l’incident de la peinture noire. M. François a reconnu que c’était le mis en cause qui en avait pris l’initiative.

On peut dire que les mesures prises par le mis en cause à la p suite de l’incident de la peinture noire ont porté des fruits, puisque, apparemment, aucun incident analogue ne s’est produit depuis.

CONCLUSION

Je dois donc conclure que le mis en cause a satisfait aux exigences du paragraphe 48( 6) de la LCDP et qu’il ne peut être tenu responsable de l’incident de la peinture noire faisant l’objet de la plainte.

J’aimerais affirmer très clairement que le présent tribunal n’approuve en aucune façon les actes de M. Lyth et d’autres personnes, notamment les invectives, ainsi que les incidents de la couverture noire, de la banane et de la peinture noire. Ces actes sont non seulement racistes, mais enfantins et lâches. Je dois louer l’attitude de la direction du mis en cause pour ses politiques et pratiques, et j’encourage la compagnie à poursuivre ses efforts visant a mieux faire comprendre par tous les employés ses politiques dans le domaine des droits de la personne.

Il vaut aussi la peine de souligner que le rendement de M. François au travail s’est amélioré de façon sensible, d’après son propre témoignage et celui de M. Waddell. J’en félicite M. François, car il a manifestement déployé un effort réel pour oublier ses problèmes et les questions disciplinaires. J’ai bon espoir que, à mesure qu’il poursuivra ses efforts pour donner un rendement équivalent ou supérieur aux normes de la compagnie, non seulement sa satisfaction au travail augmentera, mais son employeur le reconnaîtra comme un employé précieux.

J’aimerais remercier les avocats de leurs intéressantes communications et de la courtoisie dont ils ont fait preuve tout au long de cette instruction.

En conséquence, la plainte est déboutée sans dépens.

FAIT à Lloydminster, ce 11e jour de décembre 1987.

Kevin W. Hope Président, Tribunal des droits de la personne

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