Tribunal canadien des droits de la personne

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D. T. 15/ 88

Décision rendue le 17 novembre 1988

LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE (S. C. 1976- 1977, c. 33 version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

DEVANT: PERRY SCHULMAN

ENTRE: L’ASSOCIATION CANADIENNE DES PARAPLÉGIQUES Plaignante

- et

ÉLECTIONS CANADA - LE BUREAU DU DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS DU CANADA LE PRÉSIDENT D’ÉLECTION WINNIPEG- NORD- CENTRE LE PRÉSIDENT D’ÉLECTION WINNIPEG- ST. JAMES LE PRÉSIDENT D’ÉLECTION WINNIPEG- FORT- GARRY LE PRÉSIDENT D’ÉLECTION - BRANDON- SOURIS Mis en cause

AVOCATS DE LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE M. René Duval, Mme Patricia Lindsey Peck

AVOCATS DES MIS EN CAUSE M. E. William Olson, C. R., Mme Viviane E. Rachlis

Comme en fait foi la Pièce T1, j’ai été nommé avec mission d’instruire les neuf plaintes qui composent la Pièce HRC1 et d’en déterminer le bien- fondé. Toutes ces plaintes concernent des événements qui se seraient passés lors de l’élection fédérale du 4 septembre 1984. En voici un bref résumé:

1. PLAINTE NUMÉRO PO4310

Cette plainte concerne le Directeur général des élections, à l’exclusion de tous les présidents d’élection. Ses auteurs affirment que les membres de la Division du Manitoba de l’Association canadienne des paraplégiques, tous handicapés moteurs habitant le Manitoba, ont subi une discrimination du fait qu’un nombre important des bureaux de scrutin établis pour l’élection, et dans certains cas des bureaux spéciaux de scrutin, n’étaient pas accessibles aux personnes souffrant de déficience motrice, en contravention de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

2. PLAINTE NUMÉRO P04573

Cette plainte vise Élections Canada - le Bureau du Directeur général des élections du Canada et le Président d’élection pour la circonscription électorale de Brandon- Souris. D’après ses auteurs, un homme (nommé dans la plainte), quadriplégique et tributaire d’un fauteuil roulant, s’est rendu à un bureau de scrutin dans le but d’exercer son droit de vote. En arrivant sur les lieux, l’épouse de cet homme a découvert que l’isoloir se trouvait à l’étage de l’immeuble et qu’il fallait grimper deux volées d’escalier pour s’y rendre. Aucune voie d’accès n’était prévue pour les fauteuils roulants. Le Président d’élection a refusé de sortir la boîte de scrutin des lieux, et l’homme est reparti sans avoir pu voter.

3. PLAINTES NUMÉROS PO4567, 68, 69, 70, 71, 72 ET 74

Ces sept autres plaintes concernent Élections canada, et le Président d’élection de lune ou l’autre de quatre circonscriptions nommées. Chacun de ces cas concerne une personne différente. Toutes ont pu voter, mais, en raison de certaines difficultés qu’elles ont rencontrées ou d’une différence de traitement par rapport aux autres électeurs, il y aurait quand même eu violation de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Comme les parties en ont d ment été avisées, la date de l’audience visant à déterminer le bien- fondé de ces plaintes a été fixée au 30 novembre 1988. Toutefois, l’avocat des mis en cause a présenté une requête pour faire rejeter les plaintes, soutenant que ses clients n’étaient pas visés par les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne ni assujettis à la compétence du présent tribunal. En conséquence, nous avons décidé de tenir une conférence préparatoire à l’audience le 2 novembre 1988, afin de recevoir les communications des parties sur cette question préliminaire.

L’avocat des mis en cause a fait valoir que la tradition législative et parlementaire du Canada démontre que le Parlement s’est réservé pour lui- même le droit d’exercer une autorité sur les élections et sur les officiers qui les administrent, et qu’il a, dans le cadre d’une loi, disposé que ceux- ci devaient lui répondre directement. L’avocat affirme qu’aucune cour ni aucun tribunal n’a droit de regard sur la conduite des mis en cause. Ces derniers n’ont à répondre à quiconque, si ce n’est au Parlement. Ils ne sont donc pas comptables à la Commission canadienne des droits de la personne, ni au présent tribunal, lequel n’a pas compétence pour entendre les plaintes.

Toute analyse de la communication des mis en cause doit commencer par un examen des pouvoirs et responsabilités de ceux- ci, qui sont énoncés dans la Loi électorale, S. R. C. 1970, c. 14 (1er supp.). Je commence par le poste de Directeur général des élections dont les attributions sont exposées dans les articles 3 et 4 de la Loi, que voici:

"Le directeur général des élections et son personnel 3. (1) Le directeur général des élections exerce tous les pouvoirs et remplit toutes les fonctions que lui attribue la présente loi.

(2) Le directeur général des élections a le rang et tous les pouvoirs d’un sous- chef de ministère ou département. Il doit se consacrer exclusivement aux fonctions de sa charge et ne doit occuper aucune charge au service de Sa Majesté ni aucun autre poste.

(3) Le directeur général des élections doit communiquer avec le Gouverneur en conseil par l’intermédiaire du membre du Conseil privé de la Reine pour le Canada, désigné par le Gouverneur en conseil aux fins de la présente loi.

(4) Le directeur général des élections touche un traitement égal à celui d’un juge de la Cour fédérale du Canada autre que le juge en chef ou le juge en chef adjoint de cette cour, et il a droit de se faire rembourser ses frais raisonnables de déplacement et de subsistance lorsqu’il exerce ses fonctions hors de son lieu ordinaire de résidence.

(5) Le directeur général des élections est censé être employé dans la Fonction publique aux fins de la Loi sur la pension de la Fonction publique et être employé dans la Fonction publique du Canada aux fins de la Loi sur l’indemnisation des employés de l’état et des règlements établis conformément à l’article 7 de la Loi sur l’aéronautique.

(6) Les sommes payables au directeur général des élections sont acquittées à même les deniers non attribués faisant partie du Fonds du revenu consolidé.

(7) Le directeur général des élections cesse d’occuper sa charge de directeur général des élections lorsqu’il atteint l’âge de soixante- cinq ans, mais jusqu’à ce qu’il ait atteint cet age, il n’est amovible que pour cause, par le Gouverneur général sur une adresse du Sénat et de la Chambre des communes.

(8) Lorsque le poste de directeur général des élections est vacant, il doit être rempli par résolution de la Chambre des communes.

(9) Lorsque le Parlement n’est pas en session, si le directeur général des élections décède ou néglige ou est incapable de remplir les fonctions de sa charge, un directeur général des élections suppléant est, à la demande du membre du Conseil privé de la Reine pour le Canada désigne selon le paragraphe (3), nommé par le juge en chef du Canada, ou, en son absence, par le doyen des juges de la Cour suprême du Canada alors présents à Ottawa.

(10) Dès sa nomination, un directeur général des élections suppléant exerce les attributions et s’acquitte des fonctions du directeur général des élections, en son lieu et place, jusqu’à l’expiration de quinze jours après le commencement de la session suivante du Parlement, à moins que le juge en chef du Canada ou le juge qui a rendu le décret de nomination n’ordonne plus tôt l’annulation de ce décret.

(11) En l’absence simultanée du juge en chef du Canada et du juge de la Cour suprême du Canada qui a nommé un directeur général des élections suppléant, un autre juge de cette cour peut annuler le décret de nomination de ce suppléant.

(12) Le Gouverneur en conseil peut fixer la rémunération d’un directeur général des élections suppléant. S. R., c. 14 (1er supp.), art. 3; S. R. C. 10 (2e supp.) art. é5; 1980- 81- 82- 83, c. 50, art. 25.

4. (1) Le directeur général des élections doit (a) diriger et surveiller d’une façon générale les opérations électorales et exiger de tous les officiers d’élection l’équité, l’impartialité. et l’observation des dispositions de la présente loi.;

(b) transmettre, à l’occasion, aux officiers d’élection les instructions qu’il juge nécessaires à l’application efficace des dispositions de la présente loi; et

(c) exercer tous les autres pouvoirs et remplir toutes les autres fonctions que lui attribue la présente loi.

(2) Lorsque, au cours d’une élection, il appert au directeur général des élections que, par suite d’une erreur, d’un calcul erroné, d’une urgence ou d’une circonstance exceptionnelle ou imprévue, une des dispositions de la présente loi ne concorde pas avec les exigences de la situation, le directeur général des élections peut, au moyen d’instructions générales ou particulières, prolonger le délai imparti pour faire tout acte, augmenter le nombre d’officiers d’élection ou de bureaux de scrutin ou autrement adapter une des dispositions de la présente loi à la réalisation de son objet, dans la mesure où il le juge nécessaire pour faire face aux exigences de la situation.

(3) Le directeur général des élections ne peut agir A sa discrétion en conformité du paragraphe (2) de manière à permettre qu’un Président d’élection reçoive un bulletin de présentation après deux heures de l’après- midi, le jour de la présentation, ou qu’un vote puisse être donné avant ou après les heures que fixe la présente loi pour l’ouverture et la fermeture du scrutin, le jour ordinaire du scrutin ou les jours pendant lesquels est ouvert le bureau spécial de scrutin.

(4) Nonobstant le paragraphe (3), lorsque (a) un Président d’élection informe le directeur général des élections que, à la suite d’un accident, d’une émeute ou de toute autre circonstance critique, il a fallu interrompre le vote à un bureau de scrutin durant le jour ordinaire du scrutin, et (b) le directeur général des élections est assuré que, si les heures de scrutin au bureau de scrutin ne sont pas prolongées, un nombre important d’électeurs habiles à voter au bureau de scrutin ne pourront y voter, le directeur général des élections peut prolonger les heures du scrutin au bureau de scrutin pour permettre que soient donnés les votes le jour ordinaire du scrutin après l’heure fixée en vertu ou en application de la présente loi pour la fermeture du scrutin au bureau de scrutin, mais ne doit pas permettre de donner des votes au bureau de scrutin durant une période globale de plus de onze heures.

(5) Sous réserve de l’article 103, le directeur général des élections peut autoriser le directeur général adjoint des élections ou d’autres fonctionnaires de son personnel à exercer les fonctions que lui attribue la présente loi. S. R., c. 14 (1er supp), art. 4; 1977- 1978, c. 3, art. 2."

Me fondant sur ces articles, et notamment sur le paragraphe 3( 2) qui dispose que le Directeur général des élections ... ne doit occuper aucune charge au service de Sa Majesté..., je conclus que celui- ci n’est pas un employé de l’État sauf aux fins énoncées à l’article 3( 5), mais un employé du Parlement, puisqu’il est nommé et qu’il peut être démis de sa charge pour un motif déterminé par lui, ainsi que le prévoient les paragraphes 7 et 8 de l’article 3.

Quant à la situation des présidents d’élection mis en cause, elle est moins nette que celle du Directeur général des élections. Les dispositions relatives à leur nomination se trouvent à l’article 7:

"Présidents et secrétaires d’élection 7. (1) Le Gouverneur en conseil peut nommer un président d’élection pour toute nouvelle circonscription et un nouveau président d’élection pour toute circonscription dans la laquelle la charge de Président d’élection devient vacante au sens du paragraphe (2).

(2) La charge d’un Président d’élection n’est pas vacante, sauf s’il meurt, ou si, avec la permission préalable du directeur général des élections, il démissionne, ou s’il est démis de ses fonctions, pour cause, au sens du paragraphe (3).

(3) Le Gouverneur en conseil peut destituer, pour cause, tout Président d’élection qui

a) a atteint l’age de soixante- cinq ans;

b) cesse de résider dans la circonscription pour laquelle il est nommé;

c) est incapable pour cause de maladie, d’incapacité physique ou mentale ou pour un autre motif de s’acquitter d’une manière satisfaisante de ses fonctions conformément la présente loi;

d) ne s’est pas acquitté de façon compétente de ses fonctions ou de l’une de ses fonctions conformément à la présente loi.

e) après sa nomination, s’est rendu coupable de partialité politique, que ce soit ou non dans l’exercice de ses fonction sous le régime de la présente loi; ou

f) n’a pas terminé la révision des limites des actions de vote situées dans sa circonscription comme l’a ordonné le directeur général des élections en conformité du paragraphe 10( 1).

(4) Le nom, l’adresse et l’occupation de toute personne nommée Président d’élection, et le nom de la circonscription pour laquelle elle est nommée doivent être communiqués au directeur général des élections. Celui- ci doit publier dans la Gazette du Canada, entre le 1er et le 20 janvier de chaque année, une liste des noms, adresses et occupations des présidents d’élection pour chaque circonscription du Canada.

(5) Lorsque la charge de Président d’élection d’une circonscription devient vacante, la nomination d’un Président d’élection pour cette circonscription en conformité du paragraphe (1) doit être faite dans les soixante jours qui suivent la date où le directeur général des élections a été informé de la vacance.

(6) Sous réserve de l’article 103, le président d’élection d’une circonscription peut autoriser les secrétaires d’élection qu’il a nommés en vertu du paragraphe 8( 1) ou du paragraphe 8( 11) à exercer les fonctions que lui attribue la présente loi, a l’exception de celles qui sont visées aux articles 6, 19, 23 24 26, 53, 54, 56, 58 et 101.

(7) Le secrétaire d’élection nommé en vertu du paragraphe 8( 11) doit se limiter, quant a l’exercice des fonctions qui lui sont confiées en vertu du paragraphe (6), à la zone pour laquelle il est nommé.

(8) L’autorisation visée au paragraphe (é) se fait par écrit signé par le Président d’élection et porte la date de cette signature. S. R., c. 14 (1er supp.), art. 7; 1977- 1978, c. 3, art. 4."

Étant donné les dispositions de l’article 4, qui donnent au Directeur général des élections l’autorité sur l’exécution des fonctions du président d’élection, je suis d’avis que le président d’élection est un employé du Directeur général des élections, et non pas un employé de l’état.

A la lumière de la jurisprudence qui m’a été citée 1, je suis convaincu qu’au cours des 300 dernières années au moins, les membres des chambres des communes d’Angleterre et du Canada ont acquis un privilège en vertu duquel, d’une façon générale, eux- mêmes et leurs employés n’ont pas à répondre de leur conduite dans l’exécution de leurs fonctions devant les cours ou les tribunaux et qu’ils ne sont comptables qu’aux chambres des communes elles- mêmes. Ce privilège peut être considéré comme une règle générale, même si elle est assortie d’un certain nombre d’exceptions. En effet, la règle s’applique à la question de savoir si un membre du Parlement est qualifié ou non pour occuper un siège; à l’examen des pétitions relatives aux élections contestées; à la supervision de la conduite des officiers d’élection pendant la tenue des scrutins; aux recomptages; au bien- fondé de la publication ou de la non- publication d’un bref d’élection; enfin, aux relations de travail des employés de la Chambre des communes et des députés. Certains domaines traditionnellement protégés par ce privilège ont été confiés au pouvoir judiciaire par le Parlement, notamment lors de l’adoption de la Loi sur les élections fédérales contestées 2 et de l’entrée en vigueur des dispositions relatives au recomptage judiciaire contenues dans la Loi électorale 3. Toutefois, il est A noter que ces pouvoirs ont été transférés par voie légale. Aussi, l’avocat des mis en cause soutient- il qu’en l’absence de toute disposition légale expresse qui assujettirait les mis en cause à la Loi canadienne sur les droits de la personne ou à la compétence de la Commission canadienne des droits de la personne ou encore du présent tribunal, ceux- ci ne sont pas comptables au présent tribunal ni, bien entendu, à aucune autre cour de justice. D’ailleurs, le privilège, s’appliquant aux responsables des élections, est confirmé plusieurs reprises dans la jurisprudence. C’est le cas, par exemple, dans l’affaire McLeod c. Noble et al 4, où le juge en chef Boyd affirme ce qui suit:

(traduction)

"... les cours provinciales, comme telles, ne sont investies d’aucune compétence les habilitant à intervenir dans les fonctions et les charges légales des officiers d’élection du dominion. ... A moins que le dominion ne prévoie des dispositions visant à réglementer ou à résoudre les ordres contradictoires imposés au Président d’élection en l’espèce, c’est à lui qu’il revient de respecter le mieux possible son serment et l’esprit de la Loi - en laissant à la Chambre des communes le soin de rectifier toute erreur judiciaire ou autre qui pourrait être commise - si aucune contestation d’élection n’est présentée aux juges."

Il existe toutefois un domaine d’activité des responsables des élections que la jurisprudence reconnaît comme pouvant légitimement faire l’objet d’un examen approfondi des cours de justice. Il s’agit d’une question qui a fait l’objet de débats considérables entre nos instances judiciaires et la Chambre des communes depuis le début du 18e siècle. L’exception se fonde sur l’arrêté du juge en chef Holt, publié en 1703 dans l’affaire Ashby c. White 5. Dans cette cause, la Chambre des lords, siégeant en tant qu’instance suprême d’appel de l’Angleterre, avait entériné le jugement dissident du juge en chef Holt et accueilli l’action en dommages- intérêts intentée par un homme qui, ayant le droit de vote dans une élection des députés du Parlement, s’était fait refuser la possibilité de voter par le président d’élection. L’électeur avait obtenu gain de cause contre le président d’élection, et le plaidoyer invoquant que cette action ne pouvait être soutenue en justice à cause du privilège de la Chambre des communes avait été rejeté. Il serait inutile de faire ici le récit du conflit qui s’en est suivi entre le pouvoir judiciaire et la Chambre des communes. Il convient toutefois de souligner que l’affaire Ashby c. White 5 a été citée au fil des ans comme faisant autorité, par les tribunaux anglais et canadiens, sur plusieurs des points qui y sont soulevés. Strayer, dans The Canadian Constitution and the Courts, 3e édition, 1988, déclare au sujet de Ashby c. White 6:

(traduction)

"Depuis Ashby c. White, la common law reconnaît qu’un électeur habilité A voter a sur son vote un droit analogue à celui qu’il a sur les biens qui lui appartiennent. A moins qu’une loi valide ne lui retire ce droit, il peut intenter une action en dommages- intérêts contre toute personne qui l’empêcherait de l’exercer."

En 1979, la Cour d’appel de l’Ontario, dans l’affaire Bhadauria c. le conseil d’administration du Seneca College of Applied Arts and Technology 7 était diposée a reconnaître comme fondée une action délictuelle en discrimination, en se fondant au premier chef sur Ashby c. White. La Cour suprême du Canada a renversé ce jugement 8, arrêtant que le Code des droits de l’homme de l’Ontario constituait un instrument à vaste portée par ses caractéristiques administratives et décisionnelles, mais elle n’a aucunement nié la validité ni l’utilité de l’affaire Ashby c. White sur le plan de la jurisprudence. Voici ce que déclare le juge en chef Laskin à la page 203:

(traduction)

"La position adoptée par la Cour d’appel de l’Ontario est audacieuse et mérite d’être saluée en tant que tentative de faire avancer la common law. A mon avis, toutefois, elle est rendue impossible par l’initiative du législateur, qui a pris le pas sur la common law existante en Ontario et qui a établi un régime différent, dont les tribunaux ne sont pas exclus, mais où ils font au contraire partie intégrante du mécanisme d’application du Code."

Même si Ashby c. White continue de faire autorité au Canada, soutient l’avocat des mis en cause, cette affaire n’a aucun rapport avec la question qui nous occupe ici. Premièrement, affirme- t- il, dans le cas Tozer c. Child 9, Ashby c. White ne s’applique que dans la mesure ou on a pu établir qu’il y avait eu intention de nuire de la part du défendeur. Deuxièmement, toujours d’après cet avocat, le principe qui sous- tend Ashby c. White ne peut s’appliquer que lorsque la question survient accessoirement, à côté d’une autre question dont la Cour est saisie à bon droit. Troisièmement, la décision Ashby c. White doit être considérée à la lumière du contexte dans lequel elle a été prise et de la rivalité qui s’était établie entre le pouvoir judiciaire et la Chambre des communes au début du 18e siècle. De plus, ajoute- t- il, dans le cas Ashby c. White, une personne habilitée à voter s’était effectivement fait refuser le droit de vote, alors qu’aucune personne citée dans les plaintes dont le présent tribunal est actuellement saisi ne s’est fait expressément refuser le droit de voter. De surcroît, souligne- t- il, dans l’affaire Ashby c. White, la Cour avait exercé sa compétence inhérente. Or, le présent tribunal n’est pas une cour et ne possède aucune compétence inhérente. Donc, poursuit- il, Ashby c. White ne peut- être d’aucune aide au plaignant dans sa tentative d’entamer le privilège général de la Chambre des communes.

L’avocat de la Commission canadienne des droits de la personne conteste l’affirmation selon laquelle le privilège de la Chambre des communes exclut les mis en cause de la portée générale de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il cite a l’appui les articles 4 et 5 de la Loi sur le Sénat et la Chambre des communes. Les voici:

"4 . Le Sénat et la Chambre des communes, respectivement, ainsi que leurs membres respectifs possèdent et exercent

(a) les mêmes privilèges, immunités et attributions que possédaient et exerçaient, lorsque a été voté l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, la Chambre des communes du Parlement du Royaume- Uni, ainsi que ses membres, dans la mesure où ils ne sont pas incompatibles avec ladite loi; et

(b) les privilèges, immunités et attributions qui sont de temps à autre définis par une loi du Parlement du Canada, n’excédant pas ceux que possédaient et exerçaient respectivement, à la date de cette loi, la Chambre des communes du Parlement du Royaume- Uni et ses membres, S. R., c. 249, art. 4.

5. Ces privilèges, immunités et attributions font partie de la loi générale et publique du Canada, et il n’est pas nécessaire de les alléguer spécialement, mais tous les tribunaux et tous les juges du Canada doivent en prendre judiciairement connaissance. S. R., c. 249, art. 5."

Il cite également l’article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, que voici:

"Objet - 2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, aux principes suivants: tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’age, le sexe, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience."

L’avocat de la Commission soutient que la première de ces dispositions donne force de loi au privilège et que la deuxième l’étend d’une manière qui englobe les faits de la présente affaire. Il affirme également qu’il existe une grande analogie entre les éléments factuels d’Ashby c. White et la plainte numéro PO4573 10.

A mon sens, le jugement Ashby c. White 5 cré un exception au privilège de la Chambre des communes, ce qui donne aux cours canadiennes le droit d’examiner la conduite des présidents d’élection lors d’un scrutin fédéral, de telle sorte que, si un Président d’élection refuse de laisser un électeur qualifié exercer son droit de vote, la Cour peut condamner le président d’élection A des dommages- intérêts. Peu importe, en l’occurrence, que le motif de l’action comporte une intention de nuire. Il suffit d’établir que, dans certaines circonstances, une cour peut avoir compétence sur les présidents d’élection, pour les actions ou les omissions de ceux- ci pendant le déroulement d’un scrutin fédéral. En toute déférence, je suis en désaccord avec la plaidoirie de l’avocat des mis en cause, selon laquelle le principe qui sous- tend Ashby c. White ne s’applique qu’accessoirement à une autre question dont la cour est saisie a bon droit, ou qu’il existe quoi que ce soit dans le contexte historique qui entoure la décision qui puisse empêcher celle- ci de faire autorité pertinemment en ce qui concerne les questions qui ont été soulevées devant moi. Dans McLeod c. Noble 4, le juge en chef Boyd déclare à la page 544:

(traduction)

"Car, conformément aux opinions avancées dans l’affaire North Perth, 21 O. R. 538, il ne me semble pas que le droit à un recomptage et les procédures qu’il l’entourent puissent être classes dans la catégorie des droits civils. Il existe, dans le dominion, des droits de caractère politique, que chacun exerce non pas en son propre nom, mais en celui du corps électoral. Ils différent du droit d’exprimer son suffrage qui, lorsqu’il a été refusé à tort, entraîne la possibilité pour l’individu d’intenter une action devant les cours ordinaires;..."

May, dans Parliamentary Practice, 20e édition, et Maingot, dans Le privilège parlementaire du Canada, 1982, reconnaissent tous deux la distinction entre le droit des élus et le droit des électeurs. A la page 118, May déclare ce qui suit:

(traduction)

"Mais, pour ce qui concerne le droit des électeurs, les affaires Ashby c. White et R. c. Paty ont amené la Chambre des Lords à établir une distinction entre le droit des électeurs et le droit des élus, l’un étant une franche tenure en vertu de la common law, et l’autre un droit temporaire afférant à un siège au Parlement."

A la page 283, Maingot affirme ce qui suit:

(traduction)

"Nous allons voir que les tribunaux avaient commence à insister pour connaître de la lex parliamenti comme de n’importe quelle autre partie du droit général et public, malgré l’opposition opinâtre de la Chambre des communes. Ce qui avait commence comme une hésitation évidente de la part des tribunaux dans l’affaire Thorpe se métamorphosa en une vigoureuse affirmation dans l’affaire Benyon c. Evelyn, pour aboutir finalement A l’arrêt d’appel de la Chambre des Lords dans l’affaire Ashby c. White, qui n’hésita pas à affirmer qu’il y avait du moins deux compétences concurrentes: bien que la Chambre des communes ait été compétente pour déterminer qui avait le droit de voter lorsqu’elle tranchait une question d’élection contestée, les tribunaux étaient également compétents pour déterminer les droits (tels que le droit de vote) dans le contexte d’un motif d’action recevable.

Je conviens que le présent tribunal exerce une compétence d’origine législative, et aucune raison ne nous permet de penser qu’il ait une compétence inhérente. Toutefois, il convient de rappeler que, dans l’affaire du Seneca College 11, le principal argument du jugement de la Cour suprême était que le Code des droits de l’homme de l’Ontario avait établi un régime différent dont les tribunaux ne sont pas exclus, mais où ils font, au contraire, partie intégrante du mécanisme d’application du Code. En vertu du paragraphe 35( 2.2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, les juges de la Cour fédérale sont habilités à délivrer des mandats de perquisition pour aider les enquêteurs nommés en vertu des dispositions de cette Loi. D’après l’article 43, d’autre part, les ordonnances rendues par le tribunal peuvent, aux fins de leur exécution, être considérées comme ordonnances de la Cour fédérale du Canada et être appliquées de la même manière que les ordonnances de cette Cour. En conséquence. Je n’hésite aucunement à conclure qu’un tribunal qui entend une plainte aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne a autorité pour instruire une plainte déposée contre le président d’élection dans des circonstances analogues à celles où une cour pourrait examiner la conduite du président d’élection en question. Qui plus est, je déduis, d’après l’ampleur des objectifs que le Parlement a donnés à la Loi, que le régime que le législateur a instauré par la Loi canadienne sur les droits de la personne, afin de prévaloir sur les recours existants en common law, vise les mêmes personnes y compris les présidents d’élection, qui en common law étaient comptables devant les instances ordinaires.

L’article 5 de la Loi sur le Sénat et la Chambre des communes reconnaît des limites au privilège parlementaire. Dans l’affaire de la Commission ontarienne des droits de la personne et de Theresa O’Malley 12, le juge McIntyre a déclaré:

(traduction)

"Nous trouvons là un énoncé de l’orientation d’ensemble du Code, et c’est cette orientation qui doit être appliquée. A mon avis, il n’est pas justifié d’affirmer que, selon les règles d’interprétation bien établies, on ne peut prêter au Code un sens plus large que le sens le plus étroit que peuvent avoir les termes qui y sont employés. Les régles d’interprétation acceptées sont suffisamment souples pour permettre à la Cour de reconnaître, en interprétant un code des droits de la personne, la nature et l’objet spéciaux de ce texte législatif (voir le juge Lamer dans Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R. C. S. 145, aux pages 157 et 158), et de lui donner une interrprétation qui permettra de promouvoir ses fins. générales. Une loi de ce genre est d’une nature spéciale. Elle n’est pas vraiment de nature constitutionnelle, mais elle est certainement d’une nature qui sort de l’ordinaire. Il appartient aux tribunaux d’en rechercher l’objet et de le mettre en application. Le Code vise la suppression de la discrimination. C’est l’a l’évidence. Toutefois, sa façon principale de procéder consiste non pas à punir l’auteur de la discrimination, mais plutôt à offrir une voie de recours aux victimes de la discrimination. C’est le résultat ou l’effet de la mesure dont on se plaint qui importe. Si elle crée effectivement de la discrimination, si elle a pour effet d’imposer a une personne ou à un groupe de personnes des obligations, des peines ou des conditions restrictives non imposées aux autres membres de la société, elle est discriminatoire." (Le soulignement est de moi)

Compte tenu du caractère spécial de la Loi canadienne sur les droits de la personne et de l’ampleur de ses objectifs, lesquels sont exposes dans l’article 2, je suis d’avis que les limites qui restreignent le privilège de la Chambre des communes, établies par Ashby c. White, sont élargies en vertu de l’article 2, de manière a amener les présidents d’élection, qui sont mis en cause dans la présente affaire, dans le champ d’application de la Loi.

Je reconnais que les sept plaintes dont il est question au troisième paragraphe de la page 3 des présentes ne sont pas apparentées de façon aussi étroite à l’affaire Ashby c. White que ne l’est la plainte mentionné au deuxième paragraphe. Je ne suis pas encore disposé à rejeter la plainte contre les présidents d’élection sur une base aussi étroite. La plainte dont il est question dans le deuxième paragraphe et celles qui sont mentionnées dans le troisième paragraphe devront être étudiées au mérite et analysées après audition d’un expose complet de la signification et de l’objectif d’un certain nombre de dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Je souligne, ayant longuement fait connaître mon opinion sur la relation qui existe entre la Loi canadienne sur les droits de la personne et les présidents d’élection, que l’on ne m’a cité aucune jurisprudence qui ferait tomber le Président d’élection sous le coup d’une exception reconnue au privilège de la Chambre des communes. Quant au directeur général des élections, il n’est pas assimilable aux présidents d’élection. Je ne crois pas que la portée de la décision Ashby c. White, ni celle des dispositions de la Loi sur le sénat et la Chambre des communes ou de l’article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne puissent être étendues suffisamment pour ce faire et, de toute façon, j’hésiterais à trancher dans ce sens. à plusieurs reprises, la jurisprudence affirme qu’il faut des dispositions législatives expresses pour permettre une dérogation au privilège de la Chambre des communes 13. Je doute qu’une disposition expresse soit nécessaire pour réduire le privilège dans le cas d’un texte comme la Loi canadienne sur les droits de la personne, mais aucun des arguments que j’ai entendus ne me persuade qu’un tel résultat doive nécessairement découler des points qui mont été présentés.

Le privilège de la Chambre des communes en ce qui concerne certains aspects des élections demeure une partie importante de notre droit. Il serait impossible de procéder à une élection fédérale, s’il fallait que la multitude de décisions qui doivent être prises soient susceptibles d’un examen judiciaire, par exemple, par bref de prérogative. il existe toutefois une exception très importante qui limite le privilège relatif au droit de vote. En 1703, ce droit était considéré comme analogue à un droit sur les biens. Aujourd’hui, il constitue l’un des principes fondamentaux de notre démocratie, consacré d’ailleurs par l’article 3 de la Charte des droits et libertés. Il serait étonnant que la Loi canadienne sur les droits de la personne ne permette d’exercer aucune sanction en cas de déni d’un droit aussi important. Toutefois, la mesure dans laquelle cette Loi permet de sanctionner le déni du droit de vote et, peut- être, la simple ingérence dans son exercice, devra être déterminée au mérite sur audition des plaintes déposées contre les présidents d’élection, et lors d’affaires à venir.

Je rejette donc la plainte numéro PO4310, puisqu’elle ne concerne que le directeur général des élections. Je rejette aussi les huit autres plaintes, pour autant qu’elles se rapportent a lui. L’audience concernant ces huit plaintes, pour la partie qui concerne les présidents d’élection mis en cause, se tiendra le 30 novembre 1988, conformément à l’Avis donne a ce sujet.

L’avocat des mis en cause a également soutenu, se fondant sur l’affaire la Chambre des communes, et al 1, que, si la motion préliminaire n’était pas accueillie, la Chambre des communes deviendrait nécessairement partie à l’affaire, en tant qu’employeur des mis en cause. Il me semble que rien, dans la Loi canadienne des droits de la personne, n’empêche l’instruction d’une plainte contre un employé, même si son employeur est également susceptible de devenir sujet de la plainte. De plus, le privilège dont il est question dans les présentes interdirait toute procédure contre la Chambre des communes.

Je suis reconnaisant aux avocats des deux parties pour leurs plaidoyers compétents, réfléchis et persuasifs. Leurs communications mont beaucoup aidé à prendre une décision sur ces questions extrêmement difficiles.

FAIT ce 16e jour de novembre 1988.

(signé) Perry W. Schulman, C. R.

RÉFÉRENCES

1. Temple c. Bulmer [1943] R. C. S. 265

The King ex. rel Tolfree v. Clark, Conant and Drew [1943] 3 D. L. R. 684

Regina ex rel Stubbs v. Steinkopf [1964] 47 D. L. R. (2d) 105

House of Commons and Canada Labour Relations Board et al [1986] 27 D. L. R. (4th) 481

Jackman and Stollery et al [1981] 33 O. R. (2d) 589 Centre Wellington Election [1879] 44 U. C. Q. B. 589

2. S. R. C. c. 28 3. S. R. C. c. 14 (1er supp.) 4. [1897] 28 O. R. 528, 543 5. 2 Ld. Raym. 938; 92 E. R. 126 6. page 175 7. 27 O. R. (2d) 142 8. [1981] 124 D. L. R. (3d) 193 9. [1857] 7 E. & B., 377 10. voir le deuxième paragraphe de la page 3 des présentes 11. Senecal College, note de bas de page 8 12. [1985] 2 R. C. S. 536, 546 et 547 13. Voir, par exemple, La Chambre des communes et al, note de bas de page 1.

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