Tribunal canadien des droits de la personne

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CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

BOB BROWN

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

COMMISSION DE LA CAPITALE NATIONALE

l'intimée

DÉCISION CONCERNANT LA DEMANDE DE LA
COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
D'AJOUTER DES PARTIES

MEMBRE INSTRUCTEUR : Paul Groarke

2003 TCDP 43

2003/12/09

TRADUCTION

I. INTRODUCTION

II. LES POSITIONS DES PARTIES

III. LE POUVOIR DU TRIBUNAL D'AJOUTER DES PARTIES

IV. ARTICLE 53 DE LA LOI

A. Le ministère des Travaux publics en tant que personne

B. La compétence du Tribunal d'ajouter une partie aux fins du redressement

V. PRÉDJUDICE

VI. CONCLUSION ET DIRECTIVES

I. INTRODUCTION

[1] La Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a présenté une requête visant à ajouter comme parties intimées à l'instance le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux et l'Agence des douanes et du revenu du Canada. Cette requête fait suite à une plainte déposée en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne au sujet de l'escalier York, qui se trouve dans le secteur du marché, au centre-ville d'Ottawa, à l'est de la colline du Parlement et de l'hôtel Château Laurier. Cet escalier, qui relève de la Commission de la capitale nationale (CCN), l'intimée en l'espèce, a récemment été reconstruit par suite de l'érection de la nouvelle ambassade des États-Unis. La CCN est chargée de l'aménagement, de la conservation et de l'embellissement de la capitale nationale afin d'en préserver le cachet et le caractère.

[2] Toutes les parties admettent que la rue York est l'une des principales artères dans le secteur du marché. Elle se termine à l'intersection en T à l'ouest de la promenade Sussex. À l'endroit où se trouve la barre du T, il y a une pente abrupte entre la promenade Sussex et la rue Mackenzie. Juste de l'autre côté de la rue, à cette même intersection, se trouve l'escalier York, qui permet d'accéder à la rue Mackenzie. De l'autre côté de la rue Mackenzie, il y a l'entrée du parc Major, qui offre une vue imprenable sur la colline du Parlement et la rivière des Outaouais et où se tiennent fréquemment des festivals.

[3] Le plaignant se déplace en fauteuil roulant. Il allègue que la Commission de la capitale nationale a exercé à son endroit une discrimination fondée sur la déficience en ne lui donnant pas accès à la rue Mackenzie à la hauteur de l'escalier York. Le plaignant et la Commission veulent corriger cette situation. Ils se plaignent du fait que l'escalier est inaccessible aux personnes en fauteuil roulant et, en fait, à quiconque est physiquement inapte à le monter ou le descendre. Le plaignant et la Commission ont fait valoir que la plainte soulève d'importantes questions en ce qui touche l'accès universel.

[4] L'audience en l'espèce a déjà débuté. Le plaignant a fini de présenter sa preuve. La Commission a commencé l'interrogatoire principal de David Lloyd Rapson, un expert en matière d'accès universel. La présente requête découle du fait que M. Rapson a indiqué dans son témoignage qu'il existe une solution évidente au problème d'accès que pose l'escalier de la rue York. Cette solution se trouve juste à côté.

[5] L'escalier est détenu par la Commission de la capitale nationale au nom de la Couronne. Immédiatement au sud de l'escalier se trouve un vaste bâtiment historique désigné sous le nom d'immeuble Connaught. Cet immeuble est détenu par le ministère des Travaux publics, également au nom de la Couronne. Selon M. Rapson, on pourrait offrir aux personnes qui ne peuvent emprunter l'escalier York un moyen d'accès de rechange à la rue Mackenzie via l'immeuble Connaught.

[6] L'immeuble Connaught est un gros bâtiment en pierre, de forme oblongue, situé entre la promenade Sussex et la rue Mackenzie dans l'axe nord-sud. Avec ses tours crénelées et ses contreforts de pierre, le bâtiment a une allure médiévale plutôt sévère. L'immeuble étant construit à flanc de colline et la rue Mackenzie se situant en contre-haut par rapport à la promenade Sussex, l'entrée avant se trouve trois étages plus haut que l'entrée arrière.

[7] Lorsqu'il a étudié l'emplacement à partir de la rue York, M. Rapson a découvert du côté de la promenade Sussex une entrée abandonnée qui est située à l'extrémité nord de l'immeuble et qui est contiguë à l'escalier York. Il a également constaté qu'il y a une cage d'ascenseur à ce bout de l'immeuble. Trois étages plus haut se trouve une sortie principale donnant sur la rue Mackenzie. M. Rapson a indiqué que cette cage d'ascenseur pourrait être utilisée pour passer d'une rue à l'autre. Cette solution serait probablement moins coûteuse que l'aménagement d'un ascenseur ou d'un appareil élévateur là où se trouve l'escalier.

[8] La Commission a joint à son avis de requête un affidavit auquel sont annexées des copies des lettres que la CCN et le ministère des Travaux publics se sont échangées au sujet de l'immeuble Connaught. Il est évident à la lecture de cette correspondance, et d'après les témoignages entendus jusqu'à maintenant, que certaines enquêtes préliminaires ont été effectuées. Le rapport supplémentaire de l'enquêteur, dont que j'ai devant moi, précise que l'intimée devrait consulter qui de droit afin de garantir l'accès à l'immeuble. Toutefois, il semble que les négociations entre les diverses parties soient tombées à l'eau à un moment donné.

[9] Durant le témoignage en interrogation principal de M. Rapson, j'ai demandé à la Commission si elle souhaitait que le Tribunal se penche sur la possibilité d'utiliser l'immeuble Connaught comme autre moyen d'accès à la rue Mackenzie. Il est évident qu'il faudrait, pour ce faire, rendre une ordonnance exigeant que le propriétaire de l'immeuble Connaught rende le lieu accessible au public. Cela impliquerait également de rendre une ordonnance exigeant que l'immeuble fasse l'objet de modifications. Lorsque la Commission a confirmé qu'elle demandait ce genre de redressement, j'ai déploré le fait que le propriétaire de l'immeuble Connaught ne soit pas devant le Tribunal.

[10] L'audience a alors été ajournée afin que l'avocat de la Commission puisse recevoir des instructions. La Commission a ensuite présenté la présente requête, qui vise à ajouter comme parties intimées en l'espèce le ministère des Travaux publics et l'Agence des douanes et du revenu du Canada. L'immeuble appartient au ministère des Travaux publics, mais est loué à l'Agence des douanes et du revenu du Canada. Lors de l'audition de la requête, le ministère de la Justice a agi au nom de ces parties. Toutes les parties ont convenu qu'il n'était pas nécessaire de demander une ordonnance visant à ajouter comme partie intimée l'Agence des douanes et du revenu du Canada.

[11] Le plaignant a clairement précisé que son but est d'obtenir une forme quelconque d'accès à la rue Mackenzie à l'endroit où se dresse l'escalier. Il appuie néanmoins la requête et estime que le Tribunal devrait examiner la possibilité d'offrir un moyen d'accès de rechange via l'immeuble Connaught. Le ministère des Travaux publics s'oppose à la requête. La CCN n'a pris aucune position, indiquant qu'elle laissait au Tribunal le soin de trancher la question.

II. LES POSITIONS DES PARTIES

[12] La Commission soutient que le ministère des Travaux publics devrait être constitué comme partie intimée à la plainte aux fins du redressement. Bien qu'elle prétende que le plaignant ait peut-être été directement victime de discrimination de la part du ministère des Travaux publics, la Commission ne s'appuie pas sur une telle prétention aux fins de la requête. Je crois qu'elle veut donner à entendre qu'un refus d'aider à corriger une situation discriminatoire peut constituer en soi une forme de discrimination directe.

[13] La préoccupation immédiate de la Commission est que le Tribunal ne soit peut-être pas en mesure d'ordonner l'adoption des mesures de redressement appropriées sans la participation du ministère des Travaux publics, ce qui irait implicitement à l'encontre des objets de la Loi. Le plaignant a fait siennes les observations de la Commission.

[14] Aucune explication n'a été fournie au Tribunal quant aux raisons pour lesquelles la Commission n'a pas constitué comme partie intimée le ministère des Travaux publics avant le renvoi de la plainte. Force est de conclure qu'il s'agit d'une erreur de la Commission. Bien qu'elle reconnaisse que le ministère des Travaux publics aurait dû être ajouté plus tôt comme partie intimée, la Commission est d'avis que l'ajournement de la procédure et la production de documents permettraient de remédier à tout préjudice.

[15] Le ministère des Travaux publics s'oppose à la requête, principalement pour des raisons de compétence. Il soutient que le Tribunal n'a pas la compétence à ajouter une partie comme intimée sans une allégation voulant que cette dernière ait exercé une discrimination contre le plaignant. À mon avis, il faut interpréter cette prise de position, pour des raisons qui deviendront évidentes, comme une prétention que le ministère des Travaux publics ne peut être constitué comme partie intimée sans une allégation voulant qu'il ait directement exercé une discrimination à l'endroit du plaignant à titre de partie principale.

[16] De plus, le ministère des Travaux publics a fait valoir que la Commission n'a pas respecté les délais prescrits, argument que cette dernière a réfuté en indiquant qu'il s'agit d'une plainte continue. Un troisième argument veut que la constitution du ministère des Travaux publics comme partie intimée à ce stade de la procédure soit préjudiciable.

III. LE POUVOIR DU TRIBUNAL D'AJOUTER DES PARTIES

[17] La jurisprudence du Tribunal canadien des droits de la personne concernant l'adjonction de parties est récente. Dans une décision rendue oralement dans Desormeaux c. Commission de transport régionale d'Ottawa-Carleton, T701/0602, 2 octobre 2002, vol. 1, p. 46, la présidente Mactavish fait remarquer que le paragraphe 48.9(2) de la Loi [canadienne des droits de la personne] prévoit expressément l'adjonction de parties et de parties intéressées aux instances devant le Tribunal. La disposition en question confère au Tribunal le pouvoir d'établir des règles régissant l'adjonction de parties aux instances.

[18] Bien que le Tribunal soit en train de réviser ses règles, les règles actuelles passent cette question sous silence. Cependant, la question a été examinée dans un certain nombre de précédents et la Loi n'a pas été contestée. À mon avis, la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit que le Tribunal peut ajouter une partie à une plainte une fois que celle-ci lui a été renvoyée. Le fait que l'audience du Tribunal soit une instruction me conforte dans cette opinion, car il donne à croire qu'une telle procédure comporte un aspect exploratoire qu'on ne retrouve pas nécessairement dans d'autres formes de contentieux.

[19] J'ai examiné les règles de Cour de divers tribunaux d'instance supérieure. De façon générale, ces textes précisent que le tribunal peut ajouter une partie lorsqu'une telle mesure est nécessaire pour trancher toutes les questions en litige et résoudre efficacement et complètement l'affaire en question. D'autres membres ont soutenu que le pouvoir du TCDP d'ajouter des parties devrait être invoqué uniquement lorsque cela est nécessaire pour étudier à fond la plainte. Il y a de multiples raisons à cela. Il va sans dire, par exemple, qu'une partie qui est ajoutée à une instance dans des circonstances comme celles en l'espèce ne bénéficie pas du processus d'enquête de la Commission.

[20] La décision la plus récente du Tribunal est celle intitulée Syndicat des employés d'exécution de Québec-Téléphone c. Telus Comunications, 2003 TCDP 31, où le membre Deschamps affirme au paragraphe 30 ce qui suit :

Le Tribunal est d'avis que l'adjonction forcée d'un nouvel intimé une fois que le Tribunal a été chargé d'instruire une plainte est appropriée, en l'absence de règles formelles à cet effet, s'il est établi que la présence de cette nouvelle partie est nécessaire pour disposer de la plainte dont il est saisi et qu'il n'était pas raisonnablement prévisible une fois la plainte déposée auprès de la Commission que l'adjonction d'un nouvel intimé serait nécessaire pour disposer de la plainte.

J'accepte cet énoncé général décrivant l'état du droit.

[21] Cependant, dans l'affaire Telus, les faits étaient essentiellement différents. Il s'agissait davantage d'une requête visant l'adjonction d'une tierce partie. C'est une distinction importante : la requête visant l'adjonction d'une partie était fondée sur la prétention que le syndicat était directement et fondamentalement responsable. La réparation que cherchait à obtenir la partie plaignante était également un redressement en matière d'emploi, qui n'a jamais été compromis par l'omission d'ajouter le syndicat comme partie intimée. Par conséquent, l'adjonction du syndicat n'était pas nécessaire, au sens strict du terme, pour résoudre les questions en litige.

[22] À mon avis, il existe en l'espèce un élément supplémentaire qui est plus important que la question de la prévisibilité. La Loi canadienne sur les droits de la personne a pour objet de remédier à la discrimination; le pouvoir du Tribunal d'ajouter des parties doit être subordonné à cet objet. Cela nous amène à parler de la nature du processus. Bien que le Tribunal se prononce sur les droits et obligations individuels des parties qui comparaissent devant lui, dans la mesure où il s'agit de droits protégés par la Loi, les instances en matière de droits de la personne comportent un volet constitutionnel qui est souvent absent en droit civil.

[23] Cette observation soulève des préoccupations d'intérêt public qu'on ne retrouve pas dans les instances civiles. À mon avis, les litiges que tranche le Tribunal sont des affaires d'intérêt public, et ce, même lorsqu'ils mettent en cause des intérêts privés des parties. Les règles civiles relatives à l'adjonction de parties doivent être adaptées au mandat du Tribunal, qui est d'assurer une réparation efficace en cas de discrimination. S'il est nécessaire d'ajouter le ministère des Travaux publics comme partie intimée afin de permettre le genre de réparation prévu par la Loi, il me semble que cet objet l'emporte sur le manque de prévoyance de la Commission.

IV. ARTICLE 53 DE LA LOI

[24] L'argument invoqué par le ministère des Travaux publics relativement à la question de compétence est fondé sur le libellé du paragraphe 53(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Ce paragraphe prévoit la possibilité de rendre une ordonnance contre la personne trouvée coupable d'un acte discriminatoire. Par conséquent, le ministère des Travaux publics soutient qu'il ne peut être ajouté comme partie sans une preuve digne de foi sur laquelle le Tribunal pourrait s'appuyer pour conclure qu'il s'agit de la personne coupable de l'acte discriminatoire.

[25] D'après ce que je crois comprendre, la Commission n'a pas l'intention immédiat de demander qu'on détermine que le ministère des Travaux publics est la partie principale directement responsable de l'acte discriminatoire; elle cherche plutôt à obtenir une ordonnance accessoire de quelque sorte qui lui permettrait d'exécuter de la façon la plus appropriée une décision contre la CCN. Soit dit en passant, je ne crois pas qu'il soit honnête de la part de la Commission de différer sa prise de position sur la question de la responsabilité du ministère des Travaux publics en tant que partie principale.

[26] Le ministère des Travaux publics a fait valoir qu'il ne devrait pas être ajouté comme partie simplement parce qu'il fait partie de l'appareil d'État. La réplique de la Commission à cet argument semble être double. D'abord, la Commission rétorque que la CCN et le ministère des Travaux publics peuvent être considérés comme une personne aux fins du redressement prévu par l'article 53 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Ensuite, elle prétend que le Tribunal a le pouvoir de rendre toute ordonnance accessoire nécessaire pour faciliter la mise en uvre des ordonnances prévues au paragraphe 53.

A. Le ministère des Travaux publics en tant que personne

[27] J'ai d'abord exprimé certaines réserves à l'égard du premier argument invoqué par la Commission. La CCN et le ministère des Travaux publics sont des personnes distinctes en droit. Le fait que ces organismes aient leurs propres budgets et responsabilités est une caractéristique importante sur le plan de l'identité juridique. Ce serait une erreur de penser que le Tribunal pourrait fusionner leurs identités aux fins de l'audience.

[28] Il y a néanmoins du vrai dans l'argument invoqué par la Commission. La Loi canadienne sur les droits de la personne est une loi réparatrice et il faut donner au mot personne une interprétation large et libérale. Bien que le ministère des Travaux publics et la CCN soient distincts en droit, il s'agit de deux créatures de la Couronne fédérale. Toutes les parties admettent que le titre de propriété sous-jacent à chacun des deux biens immeubles est détenu par la Couronne fédérale. Il n'est tout simplement pas suffisant en droit de dire qu'il s'agit de biens appartenant à des personnes juridiques différentes.

[29] La situation pourrait être différente si la CCN et le ministère des Travaux publics étaient des parties privées. Toutefois, même dans un tel cas, on pourrait imaginer une situation où des biens adjacents appartiennent à des entreprises différentes, A et B, qui sont chacune détenues par une entreprise tierce, C. A et B seraient des entités distinctes en droit, mais elles seraient toutes deux subordonnées aux intérêts de C et on pourrait imaginer des situations où une cour ou un tribunal pourrait juger nécessaire pour lever le voile corporatif qui les sépare.

[30] Il convient ici d'examiner la question de l'indivisibilité de la Couronne. C'est un concept qui comporte de multiples limites. Dans son ouvrage intitulé Liability of the Crown (Toronto : Carswell, 1989), le professeur Hogg, par exemple, écrit à la page 10 :

[TRADUCTION] Une seule reine (ou un seul roi) peut occuper le trône. La Couronne a donc une connotation monolithique, qui a parfois été exprimée dans des formules telles que la Couronne est une et indivisible. L'idée voulant que la Couronne soit une et indivisible est, pour ainsi dire, pour le moins trompeuse...

Cependant, le cas qui nous occupe est peut-être un des rares où le concept d'unité de la Couronne est important.

[31] La Couronne porte un intérêt particulier à la lutte contre la discrimination. Par conséquent, on peut penser que toute dévolution de pouvoirs de la Couronne comporte une part de l'intérêt public. Si la Couronne porte un intérêt à la lutte contre la discrimination, on peut, par conséquent, prétendre que ses fonctionnaires partagent cet intérêt. L'argument est que cet intérêt ne s'arrête pas arbitrairement à la porte de ses représentants. Cela pourrait être suffisant pour lier l'identité de la CCN et celle du ministère des Travaux publics aux fins de l'article 53.

[32] Il y a peut être lieu de se demander si, du point de vue juridique, une part de l'intérêt de la Couronne à remédier à la discrimination rejaillit sur les responsabilités de ses représentants et les fins qu'ils poursuivent. Il semble que la Commission estime qu'il existe un lien suffisant pour joindre les personnes de la CCN et du ministère des Travaux publics aux fins du redressement prévu par l'article 53 de la Loi. On peut dire en un sens que la CCN, à titre de représentant de la Couronne et de propriétaire de l'escalier York, partage l'identité du représentant de la Couronne qui possède l'immeuble adjacent.

[33] La Commission a cité des précédents, principalement Canadian Pacifique c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) [1991] 1 C.F. 571 (C.A.) et Canada (Procureur général) c. Rosin [1991] 1 C.F. 391 (C.A.), qui démontrent que le Tribunal ne devrait pas s'en tenir aux prescriptions particulières de la Loi dans l'interprétation de la législation sur les droits de la personne. Cependant, la question à ce stade de la procédure consiste simplement à déterminer si la Commission a soulevé un motif litigieux recevable. Je dois me prononcer sur une requête préliminaire, et il serait prématuré que je me lance dans une analyse du droit.

[34] Cette observation est d'autant plus pertinente que je ne me suis pas encore prononcé sur les faits de l'espèce. De multiples raisons empêchent peut-être d'utiliser l'immeuble Connaught comme autre moyen d'accès possible. Toutefois, il s'agit là d'un élément à débattre à l'audience. La seule question que je dois trancher est la suivante : le Tribunal doit-il instruire la plainte? Cela est impossible sans la participation du ministère des Travaux publics à l'audience.

B. La compétence du Tribunal d'ajouter une partie aux fins du redressement

[35] La deuxième réplique de la Commission aux arguments invoqués par le ministère des Travaux publics aux termes de l'article 53 de la Loi est que le Tribunal a le pouvoir de rendre des ordonnances supplémentaires à l'appui de toute conclusion de responsabilité. En vertu de ce pouvoir, le Tribunal serait habilité à rendre une ordonnance contre une partie aux seules fins du redressement. De l'avis de la Commission, rendre une ordonnance contre la CCN dans le cas qui nous occupe ne serait d'aucune utilité sans une ordonnance supplémentaire contre le ministère des Travaux publics.

[36] Il est important de faire preuve de circonspection à l'égard de la formulation de la réplique de la Commission. Cette attitude s'impose, car il est pour le moins logique de croire qu'il ne saurait y avoir de redressement sans une forme quelconque de responsabilité. L'argument qui m'a été présenté, en fait, est que la responsabilité aux termes de la Loi ne se limite pas nécessairement à ceux qui sont directement responsables des actes ayant donné lieu à la plainte. La Commission prétend que le ministère des Travaux publics est en quelque sorte responsable en vertu de l'article 53 moins directement et de façon secondaire, presque comme s'il avait contribué accessoirement à la discrimination plutôt que d'être l'artisan principal de celle-ci.

[37] En vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, M. Brown a le droit aux plaisirs des libertés et droits habituels sans faire l'objet de discrimination. L'argument veut que ce droit crée aux termes de la Loi des obligations réelles, qui exigent que le ministère des Travaux publics collabore avec les autres parties pour tenter de remédier à la situation soi-disant discriminatoire qui existerait à l'escalier York. Il pourrait engendrer l'obligation d'aider la CCN à composer avec les personnes qui présentent une déficience. Les motifs d'intérêt public à cet égard sont évidents : sans une telle aide, la CCN ne serait peut-être pas en mesure de remédier normalement à la présumée discrimination.

[38] Le fait pour un représentant de la Couronne de ne pas offrir à une personne handicapée le même accès physique à un lieu public que celui offert aux autres personnes est un problème d'intérêt général qui soulève des considérations différentes de celles qui interviennent dans des questions liées à l'emploi, qui découlent généralement d'un différend entre les parties adverses. S'il s'agit de donner à M. Brown la possibilité d'exercer des droits qui, d'un certain point de vue théorique, s'appliquent, en matière réelle, contre le monde, les questions litigieuses en l'espèce ne sauraient se limiter aux parties au différend qui nous occupe.

[39] De l'avis de la Commission, les obligations du propriétaire de l'immeuble Connaught vont au-delà des interdictions indéniables de la Loi, lorsqu'il s'agit de remédier à la situation soi-disant discriminatoire à l'escalier York. De toute évidence, des aspects comme la faute sont moins importants dans ce contexte que le besoin primordial de trouver une solution viable au problème que pose l'escalier. Ce principe est conforme à une grande partie de la jurisprudence - à l'arrêt Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor) [1987] 2 R.C.S. 84, paragraphe 11, en particulier. À l'instar des autres personnes handicapées, M. Brown ne s'intéresse pas vraiment à l'appartenance des deux biens immeubles adjacents. Son postulat est très simple. Il veut le même accès que d'autres à la rue Mackenzie.

[40] Le problème ne peut être résolu par voie d'indemnisation. Il faut une réparation matérielle. Il existe en droit des cas (p. ex., expropriation) où les droits du public l'emportent sur les intérêts du propriétaire, privé ou public, du bien-fonds. Si l'aire d'accès à un arrêt d'autobus doit être élargie, dans l'intérêt des personnes qui se déplacent en fauteuil roulant, il peut en résulter un empiétement sur les droits du propriétaire d'un bien immeuble adjacent. Je suppose que la Commission n'a pas de réponse pour ceux qui disent le contraire : l'argument est simplement qu'il existe des cas où la Loi canadienne sur les droits de la personne exige que nos intérêts privés soient subordonnés à l'intérêt commun.

[41] Le problème que pose la position adoptée par le ministère des Travaux publics est qu'elle risque de laisser les victimes de discrimination sans véritable recours. Si je dois choisir entre le droit du ministère des Travaux publics de ne pas se mêler à cette affaire et les droits des personnes handicapées, je crois que la lecture de l'objet et du préambule de la Loi dissiperait à toutes fins utiles tout doute quant à ce que je dois faire. La Commission a le droit de suivre la filière de la discrimination jusqu'à la solution logique, compte tenu de l'intérêt public général, et ce, peu importe où cela peut la mener.

[42] Si la Commission ou une autre partie est d'avis qu'il est nécessaire d'ajouter une partie afin de remédier à une situation discriminatoire, elle est en droit à mon avis de présenter une requête comme celle dont j'ai été saisi. La question de l'équité interviendra toujours dans le cas d'une telle requête. Toutefois, c'est une question qui a à voir avec celle du préjudice et non avec la compétence du Tribunal. Je crois que la Loi accorde au Tribunal le pouvoir discrétionnaire -relativement informel - d'ajouter une partie si cela est conforme aux besoins de justice et à l'objet de la Loi. Il est intéressant de noter que Me Hadjis a constitué une partie plaignante dans l'affaire Groupe d'aide et d'information sur le harcèlement sexuel au travail c. Barbe, T736/4102, 6 mai 2003, vol. 2, pages 205 à 288, aux seuls fins de redressement.

[43] On ne peut pas passer à côté du fait que la Commission aurait dû prévoir ce qui s'est produit en l'espèce et ajouter le ministère des Travaux publics comme partie à la plainte avant de renvoyer celle-ci au Tribunal. Aussi regrettable que cette situation puisse être, la réalité est que le ministère des Travaux publics a peut-être un rôle indispensable à jouer pour résoudre tout problème de discrimination qui se pose à l'escalier York. Abstraction faite de tout le reste, j'ai peine à comprendre pourquoi le ministère des Travaux publics obligerait la CCN à opter pour une solution qui se révélerait plus coûteuse pour le contribuable.

[44] Si la plainte en l'espèce soulevait des questions d'intérêt privé relevant du droit civil, il pourrait en être différemment. Toutefois, il ne s'agit pas d'un litige au civil et l'intérêt public est primordial. La question de la discrimination est tout simplement trop importante pour être contrecarrée par de telles irrégularités en terme de procédure. Les préoccupations publiques et constitutionnelles en l'espèce l'emportent sur toute faute imputable à la Commission.

[45] Je suis conscient du fait que la position de la Commission comporte de multiples conséquences pour les parties, tant dans le cadre de l'audience qu'en dehors de celle-ci. Toutefois, la seule chose que je dois déterminer pour l'instant, c'est si la Commission a le droit de soulever ces questions dans le cours de l'audience. À mon avis, il faut répondre par l'affirmative. Je ne formule aucune conclusion quant au fond de la plainte, et rien n'empêche de débattre de la question à la fin de l'audience.

V. PRÉJUDICE

[46] Le dernier argument soulevé par le ministère des Travaux publics est celui du préjudice. Il repose essentiellement sur le fait que le ministère a été privé des avantages dont jouit habituellement la partie intimée au cours du processus d'enquête. Il s'agit là d'une importante considération qui est contrebalancée par le fait que ce sera habituellement le cas si une partie intimée est ajoutée après le renvoi de la plainte au Tribunal en vertu de la Loi.

[47] En réalité, M. Brown pourrait déposer demain une nouvelle plainte pour laquelle le ministère des Travaux publics serait la partie intimée. La Commission pourrait ensuite renvoyer ladite plainte au Tribunal aux termes du paragraphe 49(1) de la Loi, qu'il y ait eu enquête ou non. À mon avis, il ne serait pas souhaitable de recourir à des manuvres aussi formelles pour amener le ministère des Travaux publics devant le Tribunal.

[48] L'idée que le plaignant doit déposer une deuxième plainte pour composer avec les problèmes susceptibles de se présenter du côté du ministère des Travaux publics est contraire à l'esprit de la Loi. Cela ne ferait que retarder la satisfaction des droits dont le plaignant devrait peut-être bénéficier; de plus, il en résulterait un gaspillage des ressources rares dont dispose le système de justice. Si le ministère des Travaux publics est à bon droit partie à l'instance, il doit être constitué comme telle le plus rapidement possible afin que toutes les questions découlant de la plainte dont je suis saisi puissent être étudiées facilement. Je ne vois aucune raison pour lesquelles l'on ne pourrait suppléer aux lacunes du processus en donnant à l'avocat du ministère des Travaux publics le temps nécessaire pour préparer son argumentation.

VI. CONCLUSION ET DIRECTIVES

[49] La Loi canadienne sur les droits de la personne a pour objet de remédier à la discrimination. Cette considération est primordiale. À mon avis, il serait inopportun de rejeter la requête de la Commission et de risquer ainsi de priver le plaignant et le public du redressement approprié, simplement parce que la Commission a commis une erreur dans le traitement de la plainte. Il s'agit davantage d'une question d'intérêt public que d'une question d'intérêt privé, et l'intérêt public a préséance.

[50] Par conséquent, j'ordonne que le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux soit constitué comme cointimé en l'espèce. Cette mesure, qui permettra la reprise de l'audience, est assujettie aux règles de la justice naturelle. Par souci d'équité envers les autres parties, la Commission est tenue de se conformer aux dispositions de la règle 6 des Règles de procédure du Tribunal et de faire tenir aux autres parties un exposé modifié des questions de droit, comme ceux qui sont présentés aux tribunaux civils (dans lesquels toutes les modifications sont marquées et bien en vue). Le cointimé a le droit de connaître la preuve pour une défense pleine et entière.

[51] L'avocate du ministère des Travaux publics a déjà indiqué qu'il lui faudrait de trois à quatre mois pour examiner les documents divulgués et préparer son argumentation. Je demande aux autres parties de bien vouloir se montrer conciliants à son endroit à cet égard. Il sera par ailleurs nécessaire de rappeler le plaignant pour le contre-interroger. Le témoignage de M. Rapson pourra se poursuivre. Je demande aux parties de bien vouloir discuter entre elles de l'ordre dans lequel les témoins devraient être cités après la reprise de l'audience.

[52] Un autre aspect est digne de mention. Il semble qu'il y ait eu de longues négociations pour tenter de résoudre le problème qui persiste à l'escalier. Comme il s'agit de l'entrée en scène du ministère des Travaux publics, il serait peut-être possible de réexaminer ces négociations et de résoudre de façon informelle certains aspects du problème. Si le Tribunal peut être de quelque utilité à cet égard, les parties sont priées de communiquer avec l'agent du greffe du Tribunal en conséquence.

Paul Groarke

OTTAWA (Ontario)

Le 9 décembre 2003

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T760/1003

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Bob Brown c. Commission de la capitale nationale

DATE ET LIEU
DE L'AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)
Le 30 octobre 2003

DATE DE LA DÉCISION
DU TRIBUNAL :

Le 9 décembre 2003

ONT COMPARU :

Bob Brown

En son propre nom

Ikram Warsame

Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Lynn Harnden

Elizabeth Kikuchi

Pour l'intimée : (Commission de la capitale nationale)

Pour les intimées, concernant la requête : (Travaux publiques et Services gouvernementaux Canada et Agence des douanes et du revenu du Canada)

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