Tribunal canadien des droits de la personne

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TRADUCTION DE L’ANGLAIS

TD 3/ 88

Décision rendue le 9 mars 1988

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE S. C. 1976- 1977, c. 33, version modifiée

Dans l’affaire d’une audience tenue devant un tribunal des droits de la personne nommé conformément à l’article 39 de la Loi.

ENTRE :

CLAUDE BOUCHER Plaignant

- ET

SERVICE CORRECTIONNEL CANADA Mis en cause

TRIBUNAL : WILLIAM I. MILLER, C. R.

DÉCISION DU TRIBUNAL

ONT COMPARU : RENÉ DUVAL, avocat du plaignant et de la Commisison canadienne des droits de la personne; RAYMOND PICHÉ, avocat du mis en cause;

DATES DE L’AUDIENCE : les 27 et 28 janvier 1987

Ce tribunal a été nommé le 7 octobre 1986 pour instruire la plainte déposée par Claude Boucher le 6 février 1985 contre le Service correctionnel du Canada et pour déterminer si ce dernier, le mis en cause, avait exercé une discrimination dans l’emploi contre le plaignant en raison de sa déficience, en contravention des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne et, notamment, du paragraphe 7 a) de cette Loi.

L’instruction de la plainte s’est tenue dans la ville de Montréal (Québec), les 27 et 28 janvier 1987. L’avis de nomination du tribunal a été déposé en tant que Pièce T- 1.

D’après la plainte, au cours de la période allant du 19 janvier au 18 mai 1984, le mis en cause aurait omis de muter le plaignant à un poste qui lui convenait mieux, compte tenu d’une déficience, qui s’est manifestée sous la forme d’une dépression nerveuse.

Voici un extrait de cette plainte, dans sa version originale :

"J’ai des raisons de croire que J’ai été victime de discrimination en contravention à l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne par le mis en cause lorsque ce dernier en raison de ma déficience (dépression nerveuse) ne m’a pas muté dans un poste pour lequel j’étais apte en dépit du fait que J’avais été déclaré excédentaire à cause de la fermeture du pénitencier où je travaillais alors."

Le plaignant a été engagé le 20 décembre 1976 en tant qu’agent de correction et affecté à l’un des établissements carcéraux à sécurité super- maximale, à savoir le Centre de développement correctionnel (CDC).

Au départ, le plaignant semblait remplir toutes ses fonctions de façon satisfaisante. D’ailleurs, à plus d’une occasion, la direction l’a félicite pour son excellent rendement.

Le, ou vers le, 26 juillet 1982, le plaignant a été victime d’une attaque d’anxiété et d’une dépression nerveuse. Il lui est alors devenu impossible de remplir correctement ses fonctions d’agent de correction.

La dépression nerveuse du plaignant était, semble- t- il, lige à son milieu de travail et à son incapacité à s’y adapter. Plus particulièrement, le contact étroit avec les détenus lui était pénible. De plus, il se sentait mal à l’aise avec ses supérieurs qui, croyait- il, cherchaient à le prendre en défaut.

Il semble que l’aspect sécuritaire de ses fonctions lui posait des problèmes particuliers. Sa dépression nerveuse était si grave et si débilitante que le plaignant a dû s’absenter de son travail au cours des périodes suivantes :

  1. du 24 décembre 1982 au 3 avril 1983;
  2. du 11 août 1983 au 1er novembre 1983;
  3. du 24 novembre 1983 au 18 mai 1984.

Cette dernière date marque la fin de sa période d’emploi. Un seul médecin, le Dr Michel Boissonneault, a déposé lors de l’audience. Toutefois, son témoignage a été complété par des extraits des rapports médicaux et des opinions émises par d’autres médecins et contenues dans une décision de la Commission des affaires sociales de la province de Québec, en date du 29 octobre 1986, et qui a été déposée en tant que pièce R- 1.

Le Dr Boissonneault, omnipraticien, a soigné le plaignant à partir du mois d’août 1983. D’après lui, la dépression nerveuse de son patient était liée directement à son milieu de travail, puisqu’il n’avait aucun autre problème personnel connu. Le médecin a recommandé un changement d’emploi et, se fondant sur une description que le plaignant lui avait faite des fonctions de chauffeur, il propose que ce genre de travail lui soit confié dans un établissement carcéral.

Voici, en résumé, les opinions et les recommandations des autres médecins, qui n’ont pas témoigné, mais dont les avis nous sont parvenus sous forme de preuve documentaire :

  1. Le 5 août 1982, le Dr Michel Breton a conclu que la dépression nerveuse du plaignant était (traduction) liée à son travail professionnel.
  2. Le 15 septembre 1982, le Dr René Charbonneau, chef de la psychiatrie à l’hôpital Jeanne d’Arc constate qu’il existe des tensions entre le plaignant et les détenus, de même qu’entre le plaignant et ses supérieurs. Il conclut que le plaignant, néanmoins, reste en mesure de remplir ses fonctions et qu’aucune modification de son poste ne s’avère nécessaire. En outre, il écrit que, si le plaignant continuait de donner un rendement insuffisant, il conviendrait de le suspendre ou de le renvoyer, puisqu’il semble mentalement apte à remplir ses fonctions d’agent de correction.
  3. Le 18 janvier 1983, le Dr Breton écrit que le plaignant est venu le consulter en décembre 1982. Il était alors dans un état de dépression grave, et le médecin l’a adressé au docteur Berthiaume, pour une évaluation qui devait se tenir le 19 janvier 1983.
  4. Le 31 janvier 1984, le Dr Charbonneau écrit que le plaignant a sollicité une mutation dans un autre ministère où il ne serait plus en contact avec les détenus. Le plaignant lui a déclaré qu’il était incapable de s’adapter au milieu carcéral. Le Dr Charbonneau recommande que le plaignant soit réorienté et qu’on lui donne un poste à Vicart des détenus, de préférence dans un autre ministère. Il résume le handicap psychologique du plaignant comme suit comportement agressif mal dominé; tendance à se plaindre; imaturité; tendances dépressives et absentéisme.
  5. Le 25 mai 1984, le Dr Boissonneault écrit que le plaignant est définitivement inapte à remplir le poste d’agent de correction et qu’il faut lui offrir un poste moins stressant (soulignement du tribunal).
  6. Le 25 avril 1984, le Dr Gilles Pelletier, dans une recommandation, déclare que le plaignant pourrait travailler dans un établissement à sécurité minimale, où le niveau de danger est moindre.
  7. Le 22 février 1984, le Dr Gendron, de Santé et Bien- être social Canada, après examen du dossier médical du plaignant, déclare celui- ci inapte à travailler avec les détenus.

Le 9 mars 1984, M. Robert Caron, directeur par intérim du mis en cause, recommande, en application de l’article 31 de la Loi sur l’emploi dans la Fonction publique, que le plaignant soit renvoyé de son poste auprès du mis en cause, en raison de son incapacité à remplir ses fonctions d’agent de correction et de l’impossibilité de le muter à un poste qui lui convienne mieux. Il avise le plaignant de cette recommandation.

Le 26 avril 1984,1 le plaignant en appelle de la recommandation de M. Caron, auprès de la Commission de la Fonction publique. Toutefois, ses représentants ayant déclaré qu’il n’était pas en mesure de contredire la preuve présentée au nom du mis en cause, son appel est rejeté.

Le 7 mai 1984, la Commission de la Fonction publique avise le plaignant que la recommandation visant son renvoi a été approuvée et que son licenciement prend effet le 18 mai 1984. Pendant que se déroulaient ces évaluations, ces absences du travail et ces recommandations, qui allaient aboutir au renvoi du plaignant, ce dernier cherchait à obtenir une mutation à un poste différent auprès du mis en cause.

En avril 1983, avant que la chose ne soit rendue officielle, le plaignant a appris que le CDC allait fermer, et que tous les employas en poste dans cet établissement recevraient une priorité administrative en vue d’un éventuel placement dans d’autres établissements correctionnels. Le plaignant a donc déposé une série de demandes de mutation que l’on peut résumer comme suit :

  1. Le 5 avril 1983, il sollicite, à titre de premier choix, une mutation comme agent de correction au Centre de réception de Sainte- Anne des Plaines.
  2. Le même jour, à titre de second choix, il demande une mutation comme agent de correction à l’établissement de Drummondville.
  3. Le 7 septembre 1983, le plaignant présente deux autres demandes de mutation. Le motif en est, fait- il valoir, qu’il souhaite travailler là où la tension nerveuse engendrée par la présence des détenus est moindre. Il sollicite d’abord un poste de propos à l’entrepôt, à Laval, à Montréal ou dans les environs. Son second choix se porte sur un poste de chauffeur à Laval, à Montréal ou dans les environs.
  4. Le 19 janvier 1984, alors que le plaignant se trouve en congé (congé dont il est question plus haut), le Commissaire adjoint, Commission de la Fonction publique du Canada, lui fait parvenir une lettre confirmant la fermeture du CDC et lui offrant le poste d’agent de correction dans la région de Laval ou de Sainte- Anne des Plaines, s’il n’est pas muté au Centre régional de réception ou à Drummondville.
  5. Le 11 mars 1984, le plaignant présente encore une autre demande de mutation à l’établissement de Laval, à titre d’agent de correction ou de chauffeur.
  6. Le 12 avril 1984, donnant suite à une demande du directeur intérimaire Caron, le plaignant présente une autre demande de mutation, où il annonce trois choix, dans l’ordre de priorité suivant :

    1) Chauffeur ou agent de correction au Centre fédéral; 2) Chauffeur ou agent de correction à l’établissement LeClerc; 3) Chauffeur.

Le mis en cause n’a donné suite à aucune des demandes de mutation du plaignant. Le plaignant soutient que le mis en cause n’a pas tenu équitablement compte de ses demandes de mutation pour des raisons illicites de discrimination liges à sa déficience, à savoir sa dépression nerveuse. Le plaignant soutient, plus particulièrement (comme il en est question plus haut), qu’au cours de la période où s’est exercée ladite discrimination, soit du 19 janvier au 18 mai 1984, trois postes de chauffeur se sont libérés pour lesquels il était qualifié. Deux de ces postes étaient situés à Drummondville et un autre à Cowansville, deux établissements à sécurité moyenne.

Au cours de l’audience, le mis en cause n’a pas nié avoir négligé de prendre en considération les demandes de mutation du plaignant. Au contraire, il a déclaré ne pas avoir accordé les mutations demandées principalement pour les trois raisons suivantes :

  1. Au cours de la période où la discrimination aurait été exercée, le plaignant était en congé. Il ne pouvait donc pas être candidat pour occuper une vacance, étant donné son indisponibilité ou son incapacité.
  2. La candidature du plaignant à une mutation n’a pas été prise en considération parce que celui- ci n’était pas apte à travailler dans un milieu carcéral, que ce soit comme agent de correction ou à tout autre titre, comme chauffeur, préposé à un entreprôt, etc.
  3. La candidature du plaignant n’a pas été prise en considération pour les trois postes devenus vacants pendant la période visée, parce que ses demandes concernaient des postes situés à Montréal, à Laval ou dans les environs. Ses préférences excluaient donc les établissements de Drummondville et de Cowansville.

La grande question sous- jacente aux exposés du premier et du second motifs est la suivante : l’incapacité du plaignant à s’acquitter des fonctions d’agent de correction s’étendait- elle également au poste et aux fonctions de chauffeur? En effet, si le plaignant s’avérait en mesure d’exécuter les fonctions d’un chauffeur sans être affecté par sa déficience, il n’y avait aucune raison de croire que ses absences se poursuivraient.

Le fait que tous les congés pris par le plaignant, y compris son absence au cours de la période allant du 19 janvier au 19 mai 1984, avaient pour cause sa déficience, à savoir sa dépression nerveuse, n’a pas été contesté. L’absentéisme du plaignant était dû à une déficience qui le rendait inapte à s’acquitter des fonctions d’agent de correction dans un établissement carcéral.

D’autre part, il est manifeste que le mis en cause, en ne donnant pas suite aux demandes de mutation du plaignant, ou en omettant de les prendre sérieusement en considération, a supposé que les absences du plaignant continueraient très probablement, même s’il était muté à un poste de chauffeur.

Il ressort nettement d’une lettre adressée par Jacques Labonté, administrateur régional du personnel du mis en cause, à Michel Pitre de la Commission canadienne des droite de la personne, le 2 avril 1985 (Pièce C- 26), de même que du témoignage de Rénald Tremblay, directeur du personnel, région du Québec, que ces deux personnes en sont venues à la conclusion que non seulement le plaignant était inapte à exécuter ses fonctions d’agent de correction, mais qu’il n’était pas non plus en mesure de travailler comme chauffeur dans un établissement carcéral.

Leurs conclusions découlaient manifestement des témoignages médicaux dont il est question plus haut, et qu’ils ont interprétés comme signifiant que le plaignant était incapable d’occuper quelque poste que ce soit dans un milieu carcéral.

Il est toutefois important de remarquer que, d’après M. Tremblay, l’avis d’expert médical sollicité par le mis en cause avait été obtenu dans le but exprès d’évaluer l’aptitude du plaignant à exercer la fonction d’agent de correction. Le mis en cause n’a jamais demandé que soit évaluée la capacité du plaignant en tant que chauffeur. En fait, par suite de la conclusion du Dr Gendron, en date du 22 février 1984, selon laquelle le plaignant était inapte à travailler auprès des prisonniers, conclusion entièrement fondée sur un examen du dossier du plaignant et non pas sur le résultat d’un contact direct entre le médecin et le plaignant, le Dr Pelletier, le 25 avril 1984, recommandait que le plaignant soit affecté à un établissement à sécurité minimale, où le niveau de danger était moindre. Dans le même ordre d’idées, le Dr Boissonneault, le 25 mai 1984, déclarait que le plaignant pourrait occuper un poste moins stressant, vraisemblablement au sein du service correctionnel.

Malheureusement, ces opinions ont été soumises après que le plaignant eut été renvoyé de son poste. Elles ne pouvaient donc être prises en considération à l’égard des demandes de mutation du plaignant.

D’après l’ensemble de la preuve et, plus particulièrement, en se fondant sur les témoignages médicaux cités plus haut, le tribunal conclut que le mis en cause, en ayant omis ou négligé d’accorder une considération suffisante et adéquate aux demandes de mutation du plaignant, a exercé contre ce dernier une discrimination fondée sur sa déficience.

Pour arriver à cette conclusion, le tribunal part du raisonnement suivant : alors que, lorsque les choses se déroulent normalement, une demande de mutation entraîne un suivi, par exemple des entrevues et des concours entre les candidats possibles, aucune occasion du genre n’a été fournie au plaignant, malgré le fait qu’il avait présenté plusieurs demandes au cours de sa dernière année d’emploi, et malgré le fait également qu’étant donné la fermeture du CDC, le plaignant, comme les autres employés excédentaires, avait droit à une priorité administrative. En fait, d’après les éléments de preuve dont nous disposons, il semble que le plaignant ait été le seul ancien employé du CDC à qui aucune offre d’emploi acceptable n’ait été faite.

Plus particulièrement, d’après la preuve, il semble que le processus de sélection suivant ait été appliqué en ce qui concerne le poste de chauffeur devenu vacant à Cowansville.

L’agent de dotation a consulté la liste régionale des mutations, le 12 décembre 1983. Deux candidats ont alors été jugés intéressés, à savoir Pierre Nadeau et Yves Fleury. Le comité de sélection était composé de Jean- Charles Dupont et de Jean Pichet. Ils ont interrogé les deux candidats, évalué leurs qualités respectives et choisi M. Fleury pour le poste. Comme nous l’avons déjà dit, le plaignant ne faisait pas partie des personnes prises en considération pour ce poste.

Il ne fait aucun doute pour le tribunal que si les choses s’étaient déroulées normalement, lorsque l’agent de dotation a pris connaissance de la liste des demandes de mutation, il aurait dû être au courant ou être mis au courant des demandes que le plaignant avait faites pour être muté à un poste de chauffeur. D’après le témoignage de M. Tremblay, dans les groupes ’professionnels, comme celui des chauffeurs, où le nombre total de postes est inférieur à celui du groupe des agents de correction, les demandes de mutation sont généralement classées en fonction du groupe ou du sous- groupe professionnel, et non pas en fonction de l’établissement carcéral visé. Par exemple, toutes les demandes pour des postes de chauffeur sont regroupées ensemble, sans égard à l’emplacement de l’établissement souhaité. En conséquence, si les demandes de mutation du plaignant avaient été traitées d’une façon normale, elles auraient dû être prises en considération pour le poste de Cowansville en même temps que celles de M. Fleury et M. Nadeau. Le fait que les demandes de mutation du plaignant n’aient pas été prises en compte, de même que l’explication contenue dans la lettre de M. Labonté en date du 2 avril 1985, indiquent nettement que le mis en cause n’a pas accordé à ces demandes une attention suffisante et acceptable.

Le tribunal remarque également qu’il existe une contradiction entre les versions des faits rapportées par M. Tremblay et par M. Labonté respectivement. Tandis que la lettre de M. Labonté (Pièce C- 26) affirme clairement que les absences du plaignant ont été un facteur dans le fait que le mis en cause nia pas donné suite à ses demandes de mutation, M. Tremblay, pour sa part, a affirmé dans son témoignage que les longues absences du plaignant n’avaient joué aucun rôle à cet égard.

D’après M. Labonté, l’une des raisons pour lesquelles la candidature du plaignant n’a pas été prise en compte pour les établissements de Drummondville et de Cowansville est que celui- ci n’avait pas mentionné ces deux centres de façon précise dans ses demandes de mutation. Cette affirmation entre en complète contradiction avec l’explication de M. Tremblay sur le processus de sélection notamment avec le fait que les demandes relatives à des postes de chauffeur sont regroupées en fonction des groupes professionnels et non d’après l’établissement souhaité.

Le tribunal en conclut que le mis en cause a omis de prendre en considération la candidature du plaignant à un poste de chauffeur parce qu’il a supposé que le plaignant était inapte à travailler à quelque titre que ce soit dans un milieu carcéral. Toutefois, pour arriver à cette conclusion, le mis en cause s’est fié à des évaluations médicales qui avaient été sollicitées expressément et uniquement pour savoir si le plaignant pouvait occuper le poste d’agent de correction.

D’autre part, d’après le tribunal, s’il est vrai que le Dr Charbonneau, le 31 janvier 1984, a recommandé que le plaignant soit muté dans un autre ministère, à l’écart du milieu pénitentiaire, rien ne permet de penser qu’il a envisagé la possibilité que le plaignant puise travailler comme chauffeur, poste moins stressant que celui d’agent de correction. Si on lui avait demandé son avis là- dessus, sa conclusion aurait peut- être été différente, comme celle des docteurs Boissonneault et Pelletier.

Le présent tribunal partage l’avis que le tribunal (Nicole Duval Hesler) a exprimé dans la décision relative à l’affaire Brian Villeneuve c. Bell Canada (1985) 6 CHRR D/ 473. (Cette décision a été cassée par le tribunal d’appel pour des motifs autres (1986) 7 CHRR D/ 3519), et la nouvelle décision, à son tour, a été soumise à la Cour d’appel fédérale.) Mme Duval Hesler déclare au paragraphe 24141 :

(traduction)

"L’avocat de la Commission a affirmé dans son plaidoyer qu’une certaine idée semblait s’être généralisée à propos des problèmes physiques de M. Villeneuve, et qu’aucune tentative n’avait été faite pour évaluer son aptitude personnelle à remplir les fonctions du poste. Il s’agit là d’un argument valable. Le tribunal est d’avis que la Loi demande une évaluation individuelle de la personne qui remplit le poste. Cette opinion a fait l’objet d’un exposé très clair de Mme Susan MacKasey Ashley dans l’affaire de Michael Ward c. Canadian National Express (1982, 3 CHRR D/ 689). En voici un passage:

(traduction)

"Il incombe à l’employeur de démontrer que les qualités physiques qu’il exige sont fondées sur des raisons valables et non pas sur des suppositions ou des stéréotypes, c’est- à- dire, qu’" elles se fondent sur les faits et la raison".

Étant donné, comme cela a été établi par l’ensemble de la preuve, que le mis en cause a commis un acte discriminatoire en refusant de tenir compte des diverses demandes de mutation du plaignant à un emploi moins stressant de chauffeur, c’est donc au mis en cause qu’il revient de s’acquitter du fardeau de la preuve et d’établir, sur la prépondérance des probabilités, que le plaignant, en raison de sa déficience, se trouvait inapte à entrer en concurrence pour le poste de chauffeur ou à remplir cette fonction. (Voir : Via Rail Canada Inc. c. Butterill et al 1982 2 F. C. 830.) De l’avis du tribunal, le mis en cause n’a pas réussi à s’acquitter de ce fardeau.

Selon le tribunal, les évaluations médicales demandées par le mis en cause dans le but de déterminer si le plaignant était apte à s’acquitter des fonctions d’agent de correction ne réussissent ni ne suffisent à acquitter le fardeau de la preuve et ainsi à disculper le mis en cause, notamment lorsqu’on connaît l’opinion des docteurs Boissonneault et Pelletier qui, à tout le moins, laissent entrevoir la possibilité raisonnable, et même la probabilité, que le plaignant soit apte à rester à l’emploi du mis en cause à titre de chauffeur.

Le bien- fondé de la preuve ayant été établi, il reste au tribunal à examiner la question de l’indemnité, en application des alinéas 41 2 b), 41 2) c) et 41 3) b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Quoique, le tribunal s’empresse de le souligner, la discrimination contre le plaignant n’ait été exercée ni de propos délibéré ni par négligence, il reste que les effets de l’acte appellent nécessairement l’application des dispositions susmentionnées de la Loi.

A cause de l’acte discriminatoire, le plaignant n’a pas eu la chance d’être retenu comme candidat aux trois postes libres de chauffeur. D’autre part, du fait que les postes au sein de l’organisme du mis en cause sont toujours remplis conformément aux dispositions de la Loi et du Règlement sur l’emploi dans la Fonction publique, il n’existe ni certitude ni assurance que, même si une attention avait été dûment et correctement accordée aux demandes de mutation du plaignant, ce dernier aurait été choisi. Le tribunal doit bien entendu tenir compte de ce facteur au moment de fixer l’indemnité à laquelle a droit le plaignant.

D’après l’alinéa 41 2) b), le tribunal peut ordonner à la personne dont il a été établi qu’elle avait exercé une discrimination, d’accorder à la victime, à la première occasion raisonnable, les droits, chances ou avantages dont, de l’avis du tribunal, l’acte l’a privée.

Qui plus est, d’après l’alinéa 41 2) c), il peut- être ordonné à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire d’indemniser la victime de la totalité, ou d’une fraction que le tribunal juge indiquée des dépenses entraînes par l’acte.

En outre, selon l’alinéa 41 3) b), lorsqu’il est établi que la victime a souffert un préjudice moral par suite de l’acte discriminatoire, le tribunal peut ordonner à la personne de payer à la victime une indemnité maximale de cinq mille dollars.

Le tribunal, appliquant les dispositions de la Loi mentionnées ci- dessus aux circonstances de la présente affaire, estime juste et raisonnable d’ordonner que, pour une période d’un an à compter de la date où les parties seront avisées de la présente décision, la candidature du plaignant soit équitablement et correctement prise en considération par le mis en cause, selon les normes et méthodes fixées dans la Loi et le Règlement sur l’emploi dans la Fonction publique, pour tous les postes de chauffeur qui pourront devenir vacants ou disponibles au cours de cette période, dans tous les établissements du mis en cause situés dans la province de Québec. En fixant le délai à un an, le tribunal a tenu compte du fait que, lorsque les choses se déroulent normalement, les demandes de mutation reçues par le mis en cause de la part de ses employés restent généralement valides pendant une période d’un an.

Dans l’éventualité où le plaignant serait choisi et installé dans un tel poste, il devra recevoir tous les droits, chances et privilèges qu’il aurait reçus s’il n’avait jamais été mis en disponibilité et si l’une ou l’autre ou toutes ses demandes de mutation avaient été acceptées avant son licenciement.

Le tribunal conclut en outre que, en vertu de l’alinéa 41 2) c) de la Loi, le plaignant a le droit d’être indemnisé de la totalité ou de la fraction [...] indiquée dessertes de salaire survenues par suite de l’acte discriminatoire du mis en cause. Étant donné toutefois, comme nous l’avons déjà souligné, que le plaignant, à la date de sa mise en disponibilité, n’occupait plus un emploi rémunéré (c’est- à- dire qu’il ne gagnait aucun salaire) auprès du mis en cause, en raison de ses congés, la question se pose de savoir si l’alinéa 41 2) c) s’applique aux circonstances de la présente affaire. En d’autres termes, il ne s’agit pas tant des pertes de salaires survenues par suite de l’acte discriminatoire, mais plutôt de la possibilité perdue par le plaignant d’être candidat à un poste de chauffeur, poste qui, dans le cas où il aurait été choisi, lui aurait suppose- t- on procuré un avantage financier.

Sur cette question, le tribunal s’est guidé sur les principes et les précédents établis dans l’affaire Michael Dantu, et al c. North Vancouver District Fire Department, vol. 8, Décision 584, janvier 1987, D/ 3649, dans laquelle cette même question est étudiée.

Après avoir examiné de façon approfondie la jurisprudence applicable issue des décisions des diverses cours et des tribunaux des droits de la personne, Robin M. Elliot, siégeant au tribunal, a accepté et appliqué le principe selon lequel il existe un fondement juridique et une justification pour compenser quelqu’un de la possibilité perdue d’être candidat à un emploi, étant entendu que, sur la prépondérance des probabilités, le plaignant aurait réussi à obtenir l’emploi en question et l’avantage financier (à savoir le salaire) associé à cet emploi.

Dans l’affaire Dantu, la décision se fondait sur le Human Rights Code de la Colombie- Britannique (remplacé depuis par la Human Rights Act), et non pas sur la Loi canadienne sur les droits de la personne comme c’est le cas ici, mais les dispositions applicables sont néanmoins identiques. Qui plus est, même si le tribunal avait, dans cette affaire, conclu que le plaignant n’aurait pas été embauché par le mis en cause même s’il n’avait pas été victime de l’acte discriminatoire, les principes qui régissent la décision sont entièrement applicables aux faits de l’affaire qui nous occupe.

Le tribunal est persuadé, d’après l’ensemble de la preuve déposée devant lui dans la présente affaire, que, si la demande du plaignant visant une mutation au poste de chauffeur avait été correctement et équitablement prise en considération, il est probable ou vraisemblable, et à tout le moins raisonnablement possible, que le plaignant aurait été embauché et retenu en tant qu’employé. Comme nous l’avons déjà dit, il ne s’agit pas d’une certitude ni d’une assurance, mais d’une probabilité raisonnable, et c’est là la norme juridique qui doit être appliquée ici. A ce propos, il convient de souligner que le mis en cause n’a présenté aucun élément de preuve qui laisserait supposer que le plaignant ne possédait pas les qualités nécessaires pour travailler à titre chauffeur, ou qu’il y était inapte pour une autre raison, ou encore qu’il aurait certainement échoué en tant que candidat si ses demandes de mutation avaient été prises en considération de façon équitable et correcte.

Venons- en maintenant à la question du montant de l’indemnisation à laquelle le plaignant a droit pour les pertes de salaire qu’il a subies. D’après la preuve, à la date où le mis en cause a licencié le plaignant, les chauffeurs employés par lui gagnaient 18 877,71 $ par an. Du fait, toutefois, que les revenus réalisés ailleurs par le plaignant au cours de l’année 1984 dépassent la somme gagnée par les chauffeurs du mis en cause, aucune indemnité n’est justifiée pour cette année.

D’autre part, la preuve a également révélé que les chauffeurs du mis en cause gagnaient environ 22 373,07 $ en 1986. En établissant une moyenne entre les salaires mentionnés ci- dessus pour 1984 et 1986, le tribunal conclut (étant donné qu’aucun chiffre n’a été fourni par l’une ou l’autre partie à propos des salaires réels payés aux chauffeurs du mis en cause en 1985) que les chauffeurs gagnaient un salaire d’environ 20 625 $ au cours de l’année 1985.

La preuve verbale et documentaire produite lors de l’audience indique qu’au cours de l’année 1985, le plaignant a gagné au total 16 088,00, soit 4 537 $ de moins qu’il n’aurait gagné si sa candidature avait été prise en compte par le mis en cause et s’il avait été choisi en tant que chauffeur.

En droit, le plaignant avait l’obligation d’alléger les pertes et dommages subis en raison de sa perte d’emploi. Or, d’après la preuve, le plaignant a effectivement fait un effort sérieux pour obtenIr de l’emploi et des revenus ailleurs. Au cours de l’année 1986, il a réalisé des revenus réels de 14 619,94 ce qui représente un manque à gagner de 7 753,13 $.

A la date de l’audience de la présente affaire, le plaignant prévoyait gagner, comme revenu au cours de l’année 1987, un montant de 15 600 $. Cette projection se fonde sur une fiche de salaire produite par le plaignant, ainsi que sur son témoignage non contredit, selon lequel il gagnait toutes les deux semaines un montant brut de 600 $. Dans le même temps (en 1987), le salaire estimatif des chauffeurs du mis en cause était de 23 379,86 $ (calcul établi à partir des salaires payés en 1986, auxquels s’ajoute une augmentation de 4,5 % pour le coût de la vie, d’après l’inflation par les coûts de Statistique Canada pour l’année 1987). Le manque à gagner est donc de 7 779,86 $.

Comme il n’est pas du tout certain que le plaignant aurait été choisi pour un poste de chauffeur, même si sa candidature avait été prise en considération de façon équitable et correcte par le mis en cause, le tribunal estime qu’il est juste et raisonnable d’appliquer un facteur d’un tiers (1/ 3) aux manques à gagner, considérant que, pour le poste de Cowansville par exemple, deux autres candidats avaient sollicité le même poste.

Les sommes mentionnées ci- dessus, soit 4 537 $ (pour l’année 1985), 7 753 $ (pour l’année 1986) et 7 779 $ (pour l’année 1987) donnent au total un montant de 20 069 $. Si l’on applique ensuite le facteur évoqué plus haut, on arrive à un montant net de 6 689 $, qui d’après le tribunal constitue une évaluation juste et raisonnable des salaires que le plaignant a perdus par suite de l’acte discriminatoire dont il a été la victime.

Comme nous l’avons déjà dit, le tribunal estime justifié d’accorder au plaignant une indemnisation supplémentaire, selon les termes de l’alinéa 41 3) d), pour avoir été victime d’un acte discriminatoire. Le montant en question est accordé non pas à titre de sanction, mais pour la raison établie en preuve que le plaignant a effectivement subi un préjudice moral. La Loi prévoit qu’une indemnisation supplémentaire de ce genre peut aller jusqu’à 5 000 $.

Toutefois, comme cela a déjà été dit, le tribunal n’estime pas que l’acte discriminatoire ait été commis de propos délibéré ou par négligence. C’est pourquoi, lui semble- t- il, un montant de 2 500 $ est juste et raisonnable étant donné toutes les circonstances de la présente affaire.

DÉCISION ET ORDONNANCE :

Pour ces raisons, le tribunal :

  1. DÉCLARE que, dans la présente affaire, la plainte est bien fondée puisque le mis en cause, quoique non pas de propos délibéré ni par négligence, a commis un acte discriminatoire en contravention de la Loi canadienne sur les droits de la personne, en omettant, refusant ou négligeant de prendre en considération les demandes de mutation du plaignant à un poste de chauffeur, pour le motif d’une déficience du plaignant, le tout constituant un acte illicite et contraire aux dispositions de l’article 7 de la Loi;
  2. ORDONNE au mis en cause, le Service correctionnel du Canada, de prendre en considération la candidature du plaignant, de façon entière, équitable et correcte, selon les normes et procédures établies dans la Loi et le Règlement sur l’emploi dans la Fonction publique, pour tous les postes de chauffeur qui deviendront vacants ou disponibles dans la province de Québec au cours d’une période d’un an, à compter de l’avis qu’il sera donné aux parties de la présente décision;
  3. ORDONNE que, dans le cas où le plaignant serait choisi et embauché à titre de chauffeur dans l’un des établissements du mis en cause, tous droits, possibilités et privilèges soient dévolus et accordés à celui- ci, comme s’il n’avait jamais été licencié de son poste auprès du mis en cause et comme si l’une ou l’autre ou toutes ses demandes de mutation avaient été acceptes avant son licenciement;
  4. ORDONNE au mis en cause, le Service correctionnel du Canada, de verser au plaignant la somme de 6 689 $ à titre d’indemnité pour les salaires perdus au cours des années 1985, 1986 et 1987;
  5. ORDONNE au mis en cause, le Service correctionnel du Canada, de verser au plaignant la somme supplémentaire de 2 500 $ à titre d’indemnisation pour le préjudice moral souffert par lui, conformément à l’alinéa 41 3) b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne;
  6. ORDONNE que les sommes susmentionnées de 6 689 $ et de 2 500 $, lesquelles forment un total de 9 189 $, portent intérêt à compter de la date où le présent tribunal a été nommé, à savoir le 7 octobre 1986, au taux préférentiel courant en vigueur dans l’une des banques à charte du Canada.

FAIT à MONTRÉAL (QUÉBEC) CE 29e JOUR DE FÉVRIER 1988

WILLIAM I. MILLER, C. R. TRIBUNAL

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