Tribunal canadien des droits de la personne

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TRADUCTION DT 1/ 86 DE L’ANGLAIS Décision rendue le 9 janvier 1986

DANS L’AFFAIRE DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE S. C. 1976- 1977, c. 33, version modifiée

ET DANS L’AFFAIRE de l’appel interjeté en vertu du paragraphe 42.1 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne par Greyhound Lines of Canada Ltd. et Eastern Canadian Greyhound Lines Ltd., en date du 14 novembre 1984, ainsi que de l’appel incident interjeté par la Commission canadienne des droits de la personne et Frank E. McCreary, en date du 14 novembre 1984, contre la décision rendue par un tribunal des droits de la personne le 16 octobre 1984.

ENTRE: GREYHOUND LINES OF CANADA LTD. ET EASTERN CANADIAN GREYHOUND LINES LTD. Appelants -ET- LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE ET FRANK E. MCCREARY Mis en cause

Décision du tribunal d’appel

DEVANT: M. LOIS DYER PRÉSIDENT RUSSELL STEWARD MEMBRE JACK LONDON MEMBRE

GREFFIER MICHAEL GLYNN

ONT COMPARU: François Lemieux et K. Scott McLean, pour les appelants

George Hunter et David Aylen, pour les mis en cause

AUDIENCES TENUES A OTTAWA LES 3, 4, 24, 25 et 26 JUIN 1985 >

Les faits

En résumé, signalons que M. Frank McCreary a présenté à la Eastern Canadian Greyhound Lines Ltd., au printemps de 1980, une demande d’inscription au programme de formation des nouveaux conducteurs d’autobus. La compagnie ayant pour politique de ne pas embaucher de nouveaux conducteurs ayant dépassé l’âge de 35 ans, M. McCreary a vu sa demande rejetée parce qu’il était âgé de 37 ans et pour d’autres raisons qui ne sont pas en litige dans la présente cause.

M. McCreary a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne une plainte qui, au terme d’une enquête effectuée en vertu des dispoisitions de la Loi canadienne sur les droits de la personne, a été jugée fondée. En la personne de M. Kerr, un tribunal a été constitué en 1983 afin de déterminer s’il y avait eu violation des articles 7 et 10 de ladite Loi. M. Kerr a rendu sa décision le 16 octobre 1984.

A titre de tribunal d’appel dans la présente instance, nous sommes donc saisis d’un appel interjeté par les mis en cause, la Greyhound Lines of Canada Ltd. et Eastern Canadian Greyhound Lines Ltd. (les appelants aux fins de la présente décision), d’une décision rendue par M. Robert W. Kerr qui, en tant que tribunal constitué en vertu du paragraphe 39( 1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, a déclaré que la politique des mis en cause consistant à ne pas embaucher de personnes de plus de 35 ans comme conducteurs d’autobus était discriminatoire et contraire aux articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. M. Kerr a aussi ordonné à la Eastern Canadian Greyhound Lines Ltd. d’offrir au plaignant, M. Frank McCreary, la prochaine place disponible dans son programme de formation des nouveaux conducteurs d’autobus ainsi que la même possibilité d’emploi que les autres personnes qui auront réussi le programme comme lui, à la condition qu’il

> - 2 satisfasse aux exigences normales appliquées à tous les candidats à un emploi de conducteur d’autobus, notamment celles relatives à l’acuité visuelle. M. Kerr a en outre ordonné la Eastern Greyhound Lines Ltd. de donner au plaignant un préavis d’au moins six mois avant la date prévue du début de la formation. Enfin, M. Kerr a ordonné à Eastern Greyhound Lines Ltd. de verser au plaignant, M. McCreary, la somme de 1 500 $ en guise d’indemnité pour préjudice moral subi.

MOTIFS D’APPEL

Les avocats de la Greyhound Lines of Canada Ltd, et d’Eastern Canadian Greyhound Lines Ltd. ont fait valoir les motifs suivants pour interjeter appel : le tribunal des droits de la personne a commis une erreur de fait et de droit a) en ne concluant pas que la politique des mis en cause relative à l’âge d’embauchage constituait une exigence professionnelle justifiée au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne et b) en définissant les limites d’âge au regard desquelles était faite cette constatation des faits; c) il a commis une erreur de droit dans son application du critère des exigences professionnelles justifiées et dans son énoncé des principes juridiques en cause d) enfin, il a négligé de tenir d ment compte de tous les éléments de preuve dont il avait été saisi et d’en évaluer adéquatement le sens et la portée.

MOTIFS DE L’APPEL INCIDENT

Les avocats de la Commission et de M. Frank McCreary (les mis en cause aux fins de la présente décision) ont justifié comme suit l’appel incident : le tribunal des droits de la personne a commis une erreur de fait et de droit en n’ordonnant pas que M. McCreary retrouve l’ancienneté dont il avait été privé; en n’accordant pas à M. McCreary d’indemnité pour perte de salaire et dépenses engagées; en n’accordant pas à M. McCreary la somme

> - 3 de 5 000 $ à titre d’indemnité spéciale; en n’ordonnant pas que M. McCreary se voie offrir la possibilité d’obtenir les titres nécessaires pour un emploi auprès de la Greyhound Lines of Canada Ltd.; et a commis une erreur de droit en n’ordonnant pas que les appelants mettent fin à toute pratique

discriminatoire. Au cours de l’audience, les avocats des mis en cause ont retiré le deuxième motif de l’appel incident, de sorte qu’aucun argument n’a été entendu sur ce point. Le tribunal d’appel n’a été saisi d’aucun élément de preuve nouveau. Bien que les avocats aient fait état de la bonne foi de la compagnie appelante, cette question n’était pas en litige. Les deux parties ont reconnu que la sécurité est un aspect primordial de toute entreprise de transport par autobus.

Pendant qu’il rédigeait sa décision, le tribunal d’appel a pris connaissance de la récente décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Alistair MacBain et Sidney N. Lederman et al., décision de la Cour d’appel fédérale (non publiée) A- 996- 84, 7 octobre 1985. Vu la possibilité que cette décision soit portée en appel, le tribunal d’appel a jugé que, pour des raisons d’efficacité et pour assurer la protection de toutes les parties intéressées dans cette affaire, il lui fallait terminer son travail.

> - 4 QUESTIONS PRÉLIMINAIRES Dès le début des audiences, l’avocat des mis en cause a demandé au tribunal d’appel de se pencher sur les cinq questions suivantes avant d’étudier le bien- fondé de l’appel et de l’appel incident :

  1. Selon la procédure prévue à l’article 42.1 de la Loi, le tribunal d’appel doit- il nécessairement constater l’existence d’une erreur tangible ou manifeste dans les motifs et le dossier à l’appui de la décision du tribunal de première instance, avant de rendre une décision ou une ordonnance conformément à l’alinéa 42.1( 6) b)?
  2. Si la réponse à la question 1 est oui, comment les parties devraient- elles présenter leurs plaidoyers?
  3. Le point soulevé dans la question 1 est- il suffisamment important pour que le tribunal d’appel doive s’y arrêter et y répondre comme à une question préliminaire?
  4. Si la réponse à la question 3 est oui, le tribunal d’appel devrait- il entendre l’appel et l’appel incident sur le champ ou attendre la révision judiciaire de la décision relative à la question préliminaire?
  5. Plutôt que de répondre aux questions 1 à 4, le tribunal d’appel devrait- il renvoyer la cause devant la Cour d’appel fédérale conformément au paragraphe 28( 4) de la Loi sur la Cour fédérale?

Le tribunal a entendu les arguments des deux avocats sur ces questions et, après réflexion, a rendu la décision suivante :

En réponse à la question 3 de M. Hunter, et parce que les deux parties en ont fait la demande, nous nous occuperons d’abord

> - 5 de trancher la question préliminaire.

Aux questions 4 et 2, nous répondons que nous procéderons à l’examen du bien- fondé des appels.

Pour ce qui est de la question 5, sous réserve d’autres requêtes ou arguments formulés par l’avocat, nous n’estimons pas que les arguments présentés soient assez précis pour créer le genre du situation envisagée au paragraphe 28( 4) de la Loi sur la Cour fédérale. A cet effet, nous faisons référence aux causes Commission des relations de travail dans la Fonction publique (1973) 38 D. L. R. (3d) 437, et Martin’s Service Station (1974) 44 D. L. R. (3d) 99.

Quant à la question 1, nous estimons que l’interprétation de l’article 42.1 que nous proposent MM. Hunter et McLean est ind ment restrictive. A notre avis, l’interprétation juste est la suivante : il ne s’agit de toute évidence pas d’un nouveau procès où l’on recommencerait avec la présentation des éléments de preuve, sauf dans les circonstances inhabituelles prévues au paragraphe 42.1( 5).

Il s’agit d’un appel de la décision d’un tribunal basé sur le dossier du tribunal qui contient la décision et les motifs de M. Kerr.

Par conséquent, il incombe aux appelants de démontrer que M. Kerr a eu tort de conclure qu’il y avait eu discrimination sans exigence professionnelle justifiée. A cet effet, ils peuvent établir que le tribunal a commis une erreur de droit, qu’il a mal interprété les faits ou en a tiré des conclusions erronées, ou encore qu’il a négligé de tenir compte de certains faits ou de certains éléments de preuve. Nous ne pouvons pas et ne devons pas, surtout à ce stade- ci de la procédure, avant que les plaidoyers

> - 6 précis aient été entendus, nous substituer à l’avocat des appelants pour conseiller ceux- ci quant à la façon de se décharger du fardeau qui pèse sur eux. La Loi ne restreint pas explicitement la portée des arguments qui peuvent être présentés. Du reste, elle porte expressément à l’alinéa 42.1( 0b) que si l’appel est accueilli- nous pouvons rendre l’ordonnance que le tribunal de première instance aurait d rendre; c’est- à- dire, substituer notre décision à celle de ce tribunal.

Nous nous sommes référés à l’arrêt Carson et Al. c. Air Canada (1984), 5 CHRR D/ 1857, section 7, paragraphes 15 932 à 15 936, qui fait mention de la cause Butterill (1981), 3 CHRR D/ 1043) et également à l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne et al. c, la municipalité d’Etobicoke, CSC 132 D. L. R. (3d) 14, section 11, page 22, le paragraphe commençant par The majority of the Divisional Court (Ainsi, la Cour divisionnaire a choisi, à la majorité).

Nous ne croyons pas que pour une telle substitution de décision il faille constater l’existence d’une erreur manifeste ou tangible dans les motifs du tribunal. Nous soulignons qu’à notre avis, les observations du juge en chef Thurlow dans la cause Brennan (Brennan c. Canada et Robichaud (1985) 57 NR 116 (Cour d’appel fédérale), compte tenu surtout de ce qu’il a affirmé dans la cause Butterill, sont loin de confirmer qu’un tribunal d’appel ne puisse substituer sa décision qu’à la condition de découvrir des erreurs tangibles ou manifestes; nous ne sommes pas non plus convaincus que les mots tanglibles et manifestes ajoutent beaucoup à la signification du terme erreur dans le contexte.

Nous croyons plutôt que pour substituer une décision à une autre, il nous faut trouver une erreur évidente dans les conclusions du tribunal; c’est- à- dire, y a- t- il eu discrimination et, si oui, était- elle justifiée par une exigence professionnelle? Avant

> - 7 d’annuler ou de modifier une décision, nous devons nous assurer, sur la prépondérance des probalité, que notre interprétation du droit et des faits est suffisamment différente de- celle du premier tribunal pour en conclure que la décision finale aurait d être différente.

Cependant, pour évaluer les faits et les conclusions à tirer, nous devons non seulement respecter les constatations et conclusions du tribunal en tant qu’éléments du dossier, mais également nous y fier, bien que pas absolument, pour ce qui est des points sur lesquels le tribunal a eu l’avantage de voir et d’entendre les témoins venus déposer de vive voix, à savoir les constatations relatives à la crédibilité. Il reste que nous pouvons quand même nous dissocier des constatations du tribunal lorsqu’à notre avis, les éléments de preuve soumis ou des considérations de droit nous y obligent.

M. Hunter soutient que nous devrions dès le départ ordonner aux appelants de préciser les erreurs reprochées au tribunal pour qu’il puisse se préparer en conséquence. Pour être francs, nous aurions apprécié que l’avis d’appel soit plus explicite et nous avons constaté que les appelants ne nous y demandaient même pas de mesure corrective. L’avocat voudra peut- être s’arrêter à la question à un moment ou à un autre. Cependant, nous n’estimons pas que cet avis d’appel soit général au point d’exiger que nous ordonnions qu’il soit précisé. Les précisions se feront au fil des plaidoyers. De plus, nous estimons qu’il faut laisser aux appelants beaucoup de liberté dans le choix de leur stratégie et les fondements de leur plaidoirie, sous réserve des limites de la force et de la pertinence de leurs arguments, ainsi que de la Loi du rendement non proportionnel. Ces observations s’appliquent également, toute transposition appropriée étant faite, aux auteurs de l’appel incident.

> - 8 La Loi et l’application des exigences professionnelles justifiées Les articles 3, 7 et 10, de même que l’alinéa 14a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne contiennent les dispositions se rapportant à la présente cause qui traite de l’âge et d’une politique relative à l’âge d’embauchage en tant que motif de distinction illicite ainsi que de la possibilité de démontrer l’existence d’une exigence professionnelle justifiée au regard de cet âge. Ces dispositions sont énoncées à la page 11 de la décision de M. Kerr.

Aucune des parties n’a contesté que les appelants avaient une politique fixant à 35 ans l’âge maximum d’embauchage des conducteurs d’autobus, ni qu’il s’agissait là d’une disparité de traitement aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Le tribunal d’appel admet, tel qu’ils sont présentés aux pages 12, 13 et 14

de la décision de M. Kerr, les principes de droit concernant le fardeau initial de la preuve et le transfert de ce fardeau lorsqu’une partie désire invoquer l’alinéa 14a), sur les exigences professionnelles justifiées. M. Kerr s’est appuyé a juste titre sur la décision Carson et al. c. Air Canada (1983), 5 CHRR D/ 1857 (tribunal d’appel), pp. D/ 1863, D/ 1864 et D/ 1858; et sur les arrêts Chemins de fer nationaux du Canada et la Commission canadienne des droits de la personne (1983), 147 D. L. R. (3d) 312 (Cour d’appel fédérale), pp. 315 et 333, et la Commission ontarienne des droits de la personne et al. c. la municipalité d’Etobicoke (1982), 132 D. L. R. (3d) 14, pp. 19- 20.

On a demandé au tribunal d’appel d’étudier la cause Arrit v. Grisell (1977) 567 F. 2d 1267 (Cour d’appel des 4th Circuit) et l’arrêt du juge Mahoney de la Cour d’appel fédérale dans la cause Air Canada c. Carson et al., décision non publiée rendue le 15 février 1985. Il est à remarquer que la Cour fédérale n’avait pas encore rendu cet arrêt lorsque M. Kerr a rendu sa décision.

> - 9 A la page 4 de son jugement, le juge Mahoney déclarait :

"Pour ce qui est du parallèle entre les arrêts Aritt et Etobicoke, cette dernière décision, qui portait sur la retraite obligatoire des pompiers à l’âge de 60 ans, fait autorité au Canada au sujet de la discrimination fondée sur l’âge comme exigence professionnelle normale."

Aux pages 5 et 6 il ajoutait : Il est sans doute implicite dans le premier volet du critère dégagé dans l’affaire Aritt que l’exigence professionnelle normale doit avoir été adoptée de bonne fois (...) Il ne m’est pas difficile d’admettre que cet élément est, pour l’essentiel, semblable à l’aspect subjectif du critère énoncé dans l’arrêt Etobicoke. Sans me prononcer sur les éléments qu’il pourrait être nécessaire de prouver dans un autre cas afin de respecter l’objectif du critère dégagé dans l’arrêt Etobicoke, il me semble toutefois que le deuxième critère appliqué dans l’affaire Arritt est très approprié en l’espèce.

Il est à remarquer que l’arrêt Arritt a fait changer la norme aux États- Unis, en remplaçant les critères utilisés dans la cause Hodgson v. Greyhound Lines, 449 F. 2d 859 (7Cir 1974) par le critère en deux parties ayant servi dans la cause Usery v. Tamiami Trail Tours, 531 F. 2d 224 (5Cir 1976).

Comme dans la cause Air Canada, l’avocat des appelants a soutenu que les critères retenus dans la cause Greyhound étaient équvalents à ceux de la cause Etobicoke. Le juge Mahoney fait une déclaration sur ce point en page 8 :

"Même si la Cour suprême (dans l’affaire Etobicoke) n’a certainement pas désapprouvé le critère appliqué dans Greyhound, elle ne l’a pas endossé comme le prétend Air Canada."

> - 10 En pages 8 et 9, il présente les règles qu’Air Canada est tenue de suivre :

"Il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où, comme le prétend Air Canada, un tribunal d’appel a substitué son appréciation à celle d’Air Canada en ce qui concerne la sécurité dans le poste de pilotage. La Cour doit plutôt se prononcer sur une pratique discriminatoire adoptée par Air Canada en raison de son appréciation des risques pour la sécurité à mesure que ses pilotes vieillissent. La loi oblige Air Canada à prouver, suivant la prépondérance des probabilités, que sa pratique constitue une exigence professionnelle réelle. L’arrêt Etobicoke expose le critère applicable en termes généraux. ( ... ) En l’espèce, je pense qu’on suit fidèlement l’arrêt Etobicoke en demandant à Air Canada de prouver qu’il lui serait impossible ou peu pratique d’engager de nouveaux pilotes âgés de plus de 27 ans et d’examiner individuellement le cas de chacun, pour ce qui est de la sécurité, à mesure qu’il vieillit."

A la page 14, le juge Mahoney conclut en déclarant qu’Air Canada n’a pas réussi à établir un rapport vraisemblable entre les risques pour la sécurité et la politique relative à l’âge maximum d’embauchage, et n’a donc pas réussi à prouver que sa politique constituait une exigence professionnelle justifiée par des considérations de sécurité.

Le tribunal d’appel doit considérer les arrêts Air Canada et Etobicoke comme faisant actuellement jurisprudence au Canada. La décision rendue par M. Kerr ne contredit pas cette affirmation.

A la page 14 de sa décision, M. Kerr a défini l’exigence professionnelle justifiée selon le critère en deux parties retenu par la juge Mahoney dans la cause La Commission ontarionne des droits de la personne et al c. la municipalité d’Etobicoke (1982), 132 D. L. R. (3d) 14, pages 19 et 20. L’importance de ce critère a récemment été reconfirmée par le juge Mahoney dans l’arrêt Air Canada. Le tribunal d’appel n’est pas convaincu que M. Kerr ait commis une erreur d’interprétation ou d’application de la Loi.

> - 11 Tout comme M. Kerr, le tribunal d’appel croit que la jurisprudence des États- Unis peut offrir une orientation et des exemples utiles.

L’importance de la cause Tamiami Trail Tours a déjà été démontrée. L’arrêt Murname v. American Airlines Inc. (1981) 667 F. 2d 98, a été invoqué à l’appui de la cause Tamiami en raison de leur similarité et de l’importance des fondements factuels des considérations liées à la sécurité lorsque des exigences professionnelles justifiées sont alléguées; ce qui renvoie à la première partie du critère objectif comme dans la présente cause. Dans la cause Smallwood v. United Airlines, Inc. (1981) 661 F. 2d 303, ces critères de l’arrêt Arritt ont été retenus. Comme il a déjà été démontré, ces critères sont semblables à ceux de l’arrêt Etobicoke et suivent le modèle adopté dans la cause Tamiami, par opposition à la cause Hodgson v. Greyhound Inc. (1974) 499 F. 2d 859. Le récent arrêt City of Wauwatusa v. Orzel (1983) 697 F. 2d 743, a été rendu par la Cour d’appel des É.- U., 7th Circuit, soit le même tribunal qui a tranché l’affaire Hodgson en 1974. Il est bien évident que dans le jugement Orzel (page 753), la norme appliquée dans la cause Tamiami a été reprise.

Fixation des limites d’âge En page 33 de sa décision, M. Kerr déclare :

"Il est également important de déterminer si lâge invoqué par les mis en cause a quelque chose à voir avec la capacité du conducteur de faire face au stress. Puisqu’il s’agit de faire en sorte que les conducteurs engagés avant l’âge de 35 ans aient les 10 ou 15 années d’ancienneté nécessaires pour être assurés d’un trajet régulier avant que les effets du vieillissement sur leur capacité de résister au stress ne se fassent vraiment sentir, l’âge en question se situe aux environs de 45 à 50 ans."

> - 12 Dans sa décision, M. Kerr examine les rémoignages des employés et des experts de l’entreprise appelés à venir confirmer que la politique de la Eastern Canadian Greyhound fixant à 35 ans l’âge maximum d’embauchage constitue une exigence professionnelle justifiés. Le tribunal d’appel a minutieusement examiné ces témoignages avec l’avocat. Beaucoup d’importance a été accordée au stress découlant du fait d’avoir à travailler en fonction d’une liste de relève et de ses répercussions possibles sur les relations familiales. Les experts en médecine ont présenté leur point de vue sur la capacité de faire face au stress et sur les effets du vieillissement à 35 ans.

L’avocat des appelants a fait un gros effort pour persuader le tribunal d’appel que M. Kerr avait commis une erreur de fait en n’établissant pas le lien nécessaire entre les témoignages portant sur les aspects pratiques et ceux des experts en médecine. Pour sa part, le tribunal est d’avis que c’est justement en établissant ce lien que M. Kerr a été logiquement conduit à conclure que l’âge critique se situait vers 45 ou 50 ans et non pas 35. Si le stress causé par la liste de relève devient, comme il a été soutenu, plus difficile à supporter après 35 ans et s’il faut entre 10 et 15 ans pour ne plus être assujetti à cette liste, M. Kerr a eu raison de conclure que l’âge critique se situait vers 45 ou 50 ans.

Les témoignages des experts en médecine visaient à déterminer si l’âge de 35 ans marquait un changement appréciable de l’état physiologique. M. Kerr a retenu le témoignage des médecins appelés à témoigner pour le compte des plaignants mis en cause qui ont affirmé que l’âge de 35 ans ne s’accompagnait pas d’un déclin appréciable de l’état physiologique et que chaque personne ne subit pas de la même manière le processus de vieillissement en raison des facteurs de stress et des caractéristiques individuels, et que l’âge chronologique n’est pas nécessairement synonyme d’âge fonctionnel.

> - 13 Le tribunal d’appel a examiné tous les témoignages, tant sur l’aspect médical que sur les aspects pratiques. Il n’est pas prêt à substituer sa décision à celle de M. Kerr. Celui- ci en est arrivé logiquement à sa conclusion sur l’âge critique et nous ne croyons pas qu’il ait commis une erreur dans son raisonnement. Les appelants n’ont pas réussi à démontrer, d’après la prépondérance de la preuve, les effets du stress sur les conducteurs d’autobus qui doivent travailler en fonction d’une liste de relève après l’âge de 35 ans. Ils n’ont pas réussi à convaincre M. Kerr et non plus que le tribunal d’appel. Il ne faut pas sous- évaluer l’importance ce ce point. Si la sécurité constitue la préoccupation première des entreprises et le motif qui explique l’existence de leur politique sur l’âge limite d’embauchage, il doit alors être clairement démontré que cette politique garantit effectivement la sécurité au maximum. Il est difficile d’en arriver à une telle conclusion d’après les témoignages entendus qui révèlent que

certains conducteurs de plus de 35 ans choisissent volontairement de travailler selon la liste de relève pendant des périodes de surcharge de travail pour arrondir leurs revenus.

Le tribunal d’appel désire citer ici la déclaration du juge McIntyre dans l’arrêt Etobicoke (p. 23) :

"Il me semble cependant que, dans des cas comme celui en l’espèce, une preuve de nature statistique et médicale qui s’appuie sur l’observation et l’étude de la question du vieillissement, même si elle n’est pas absolument nécessaire dans tous les cas, sera certainement plus convaincante que le témoignage de personnes même très expérimentées dans la lutte contre les incendies, portant que le travail de pompier est une affaire de jeune homme. (...) C’est avec raison, à mon avis, qu’on a dit que la preuve et les opinions étaient impressionnistes et qu’elles n’étaient pas concluantes."

> - 14 Force probante des témoignages des experts en médecine L’avocat des appelants a exhorté le tribunal d’appel à conclure que M. Kerr avait commis une erreur dans son évaluation des témoignages des médecins. Le tribunal d’appel trouve dans ces témoignages des justifications aux préférences de M. Kerr. Les curriculum vitae des médecins et leur expertise leur conféraient un statut d’experts. Ces qualifications n’ont été contestées par ni l’un ni l’autre des avocats.

Le tribunal d’appel tient cependant à faire remarquer que le fait que le Dr Brandaleone, à titre d’expert- conseil ait entretenu des liens étroit avec l’entreprise au cours des vingt dernières années, conférait à son témoignage un caractère intéressé dont le tribunal ne pouvait pas ne tenir aucun compte. L’absence de données de recherche empirique a été soulignée et la présentation de telles données aurait permis de renforcer les arguments d’un côté ou de l’autre.

Le tribunal d’appel a jugé très convaincants certains éléments de preuve d’ordre opérationnel apportés par les témoins de l’entreprise. En bref, il a été relevé qu’à une exception près, dans le nord, Greyhound n’avait jamais embauché de conducteurs de plus de 35 ans à un poste permanent; Greyhound n’avait jamais effectué de travaux de recherche ou d’études pour justifier sa politique relative à l’âge maximum d’embauchage; les deux entreprises Greyhound n’employaient aucun médecin à temps plein et s’en tenaient à la même politique; la seule raison d’être de la politique en vigueur au Canada était la directive donnée par l’entreprise mère aux États- Unis; aucun cadre de l’entreprise ne possédait de renseignements sur les traits de caractère spécifiques qui permettent de bien tolérer les effets du système de relève en fonction de l’âge; l’entreprise mère aux États- Unis s’appuyait dans une grande mesure sur l’arrêt Hodgson pour justifier sa politique relative à l’âge maximum d’embauchage; aucun méthode n’avait été mise au point pour évaluer les effets du stress sur les conducteurs; d’autres entreprises de transport par autobus au Canada n’impo>

- 15 saient pas d’âge maximum d’embauchage ou avaient fixé la limite à un âge

supérieur; Greyhound envisagerait la possibilité d’embaucher des conducteurs de plus de 35 ans si elle ne trouvait pas les employés voulus dans la catégorie des 24 à 35 ans.

En conclusion, le tribunal d’appel ne trouve aucun motif de révision et rejette donc l’appel. Les appelants n’ont pas réussi à prouver que leur politique fixant à 35 ans l’âge maximum d’embauchage constitue une exigence professionnelle justifiée.

Appel incident Le tribunal d’appel a entendu des arguments tendant à démontrer que M. Kerr avait commis une erreur en se contentant d’ordonner que M. McCreary se voit offrir la prochaine place disponible dans les cours de formation des conducteurs de l’entreprise. On nous a vivement conseillé de reconnaître que l’ordonnance émise en vertu de l’alinéa 41( 2) b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne aurait d aller jusqu’à l’intégrer au personnel de l’entreprise avec l’ancienneté perdue.

Ce point de vue comporte une faille de taille. En effet, M. McCreary s’est vu refuser une demande d’inscription à un cours de formation et non pas une demande d’emploi. Il n’est ni de la compétence du tribunal d’appel, ni de celle du tribunal de première instance de redonner à M. McCreary une chance qu’il n’avait pas encore mérité. M. McCreary s’est vu refuser la possibilité de s’inscrire au programme de formation de la Eastern Canadian Greyhound Lines Ltd. L’ordonnance de M. Kerr prévoirait que cette possibilité devait lui être offerte à la première occasion et cette ordonnance ne sera pas poussée plus loin par le tribunal d’appel.

> - 16 On a aussi demandé au tribunal d’appel de conclure à l’existence d’une erreur de fait et de droit et d’accorder au plaignant mis en cause une indemnité spéciale de 5 000 $. Le tribunal d’appel a étudié les arguments des avocats, particulièrement ceux de l’avocat de M. McCreary qui recommandait d’accorder une indemnité de 3 000 $. Sensible à ces arguments, il conclut que M. Kerr a effectivement commis une erreur. Le tribunal d’appel accorde donc à M. McCreary une indemnité de 2 000 $ au lieu de 1 500 $.

On a aussi demandé au tribunal d’appel de déclarer que M. Kerr avait commis une erreur de fait et de droit en ne prévoyant pas dans son ordonnance que le plaignant devrait avoir la possibilité de postuler un emploi auprès de Greyhound Lines of Canada Ltd. Nous ne sommes pas convaincus du bien- fondé de cette demande. M. McCreary a présenté sa demande d’emploi dans les formes habituelles à Easterm Canadian Greyhound Lines qui lui a refusé l’entrée à son programme de formation. Il n’est pas évident qu’il aurait été intéressé par des possibilités d’emploi au sein de l’autre entreprise. M. Kerr ne s’est pas trompé en limitant son ordonnance aux possibilités de formation au sein de la Eastern Canadian Greyhound Lines Ltd.

Enfin, on a demandé au tribunal d’appel de déclarer que M. Kerr avait commis une erreur de droit en n’ordonnant pas, aux termes de l’article 10 et de l’alinés 41( 2) a) que le mis en cause mette fin à l’acte discriminatoire. Le tribunal d’appel reconnaît qu’il est d’usage de rendre une telle ordonnance après constatation d’un acte discriminatoire. Or, aucun raisonnement solide ne vient expliquer pourquoi M. Kerr ne l’a pas fait. Aussi, le tribunal d’appel estime- t- il que ce dernier a commis une erreur à cet égard. Il se peut cependant que suite à la décision et par simple bonne volonté,

l’entreprise mette d’elle- même fin à l’acte discriminatoire. Cependant il est inhabituel que l’ordonnance en ce sens ne soit pas rendue puisqu’elle est alors exécutoire et par

> - 17 conséquent, qu’elle garantit le rétablissement de la situation indépendamment de l’honneur ou de la bonne volonté d’autrui. Pour plus de s reté et pour que le plaignant obtienne une pleine réparation, le tribunal d’appel se voit dans l’obligation de déclarer que M. Kerr a commis une erreur à cet égard et de mofifier son ordonnance.

Conclusion L’appel est rejeté. Il est fait droit, en partie, au point trois et, en totalité, au point cinq de l’appel incident, et une ordonnance est donnée en annexe.

M. Lois Dyer, présidente Russell Steward, membre Jack London, membre > ORDONNANCE IL EST DÉCLARÉ que la politique de l’entreprise appelante consistant à n’embaucher personne de plus de 35 ans comme conducteur d’autobus constitue une pratique discriminatoire contraire à l’article 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne;

IL EST ORDONNÉ que L’ORDONNANCE du tribunal, M. Robert W. Kerr, datée du 16 octobre 1984, soit maintenue sous réserve des modifications suivantes :

IL EST ORDONNÉ que l’appelant, Eastern Canadian Greyhound Lines Ltd. verse au plaignant mis en cause, Frank McCreary, la somme de 2 000 $ au titre d’indemnité pour préjudice moral; et

IL EST ORDONNÉ que l’appelant, Eastern Canadian Greyhound Lines Ltd. mette fin à la ligne de conduite discriminatoire consistant à n’embaucher personne de plus de 35 ans comme conducteur d’autobus.

FAIT CE 30e jour de décembre 1985.

M. Lois Dyer, présidente Russell Steward, membre Jack London, membre

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