Tribunal canadien des droits de la personne

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CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

SYNDICAT CANADIEN DES COMMUNICATIONS,
DE L'ÉNERGIE ET DU PAPIER,
FEMMES-ACTION

les plaignants

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

BELL CANADA

l'intimée

DÉCISION

2005 TCDP 34
2005/09/15

MEMBRE INSTRUCTEUR : J. Grant Sinclair, président

Pierre Deschamps, membre

[TRADUCTION]

Canadian Human
Rights Tribunal

Tribunal canadien

des droits de la personne

[1] La présente requête est la plus récente d'une série de requêtes présentées par Bell en vue d'obtenir la production et la divulgation de documents.

[2] Dans leur demande de redressement, les plaignants, CEP et Femmes-Action, réclament 1 000 $ par année, suivant l'alinéa 53(2)c) de la LCDP, pour préjudice moral subi par chaque personne ayant occupé un poste dans une catégorie d'emploi à prédominance féminine de CEP, entre le 11 février 1990 (ou la date de début d'emploi si cette date est postérieure) et la date de la décision définitive du Tribunal. CEP et Femmes-Action prétendent que ces personnes ont subi un préjudice moral en raison de l'omission de Bell d'avoir mis en uvre l'étude conjointe sur la parité salariale et de son omission d'avoir procédé à des ajustements de salaires.

[3] Afin de prouver le bien-fondé de ses prétentions, CEP appellera à titre de témoins six ou sept téléphonistes ayant travaillé chez Bell. Ces témoins fourniront une preuve de nature représentative à l'égard de l'atteinte à la dignité et à l'estime de soi, des difficultés financières, du stress et à de la frustration causés à eux et à d'autres membres de l'unité de négociation et, dans certains cas, de leurs familles.

[4] La demande de divulgation présentée par Bell est exceptionnelle dans son étendue. Bell demande que ces témoins et leurs époux ou conjoints fournissent des documents à jour indiquant leurs revenus, dépenses, actifs et dettes, pour la période s'étendant du 11 février 1990 jusqu'à maintenant. Bell demande plus précisément :

  1. des déclarations de revenus;
  2. des ententes à l'égard de cartes de crédit, de prêts, de marges de crédit et d'autres sources de financement utilisé ou disponible, et des relevés mensuels et annuels s'y rapportant;
  3. tout document indiquant les dates de naissance et de retraite, de mariages, de cohabitations, de séparations, de divorces, de naissance de tout enfant, et indiquant toute transaction, entente ou ordonnance d'une cour à l'égard du partage des revenus, frais d'entretien, dépenses, actifs et dettes, comme une pension alimentaire versée pour un enfant ou un époux;
  4. tout relevé financier préparé aux fins d'une demande de financement, personnel ou autre;
  5. des documents indiquant toute autre question ou circonstance ayant un effet important sur la situation financière de chaque témoin ou s'y rapportant, y compris mais sans s'y limiter, une maladie grave, un accident, un incendie, un choix de destinations de vacances et d'autres voyages personnels.

[5] Bell prétend que les documents sont sans doute pertinents et requis pour comprendre la situation financière de chaque témoin au cours de la période en cause, de façon à ce qu'elle puisse mener un contre-interrogatoire approprié.

[6] Bell veut en outre utiliser la situation financière des témoins de CEP pour contester l'opinion d'expert de M. Gould quant au taux d'intérêt applicable à l'égard de toute indemnité financière que le Tribunal peut accorder.

[7] CEP s'oppose à la divulgation et la production de ces documents parce qu'ils ne sont sans doute pas pertinents, parce qu'ils sont une intrusion inutile dans la vie privée des témoins proposés et parce que ces documents ou dossiers font l'objet d'un privilège et sont confidentiels. La Commission n'adopte aucune position quant à la requête de Bell.

[8] En plus de sa prétention quant à la nécessité, Bell présente en outre le récent arrêt de la Cour suprême du Canada Smith & Nephew Inc. c. Glegg, 2005 CSC 31, au soutien de ses demandes.

[9] L'arrêt Glegg ne traitait pas de la divulgation d'information financière. Il traitait de la divulgation de dossiers médicaux d'un psychiatre. Au cours de l'interrogatoire préalable, la plaignante a révélé qu'elle avait consulté un psychiatre à environ 40 reprises. Les défendeurs prétendaient que les dossiers médicaux du psychiatre étaient pertinents et nécessaires pour une défense pleine et appropriée. Ils demandaient la production des dossiers. La plaignante s'y opposait.

[10] Dans ses motifs, la Cour suprême a accordé une attention particulière aux dispositions du Code civil du Québec et à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Cet aspect de ses motifs n'est pas pertinent en l'espèce.

[11] Ce qui est pertinent c'est la portion de l'arrêt de la Cour suprême intitulée L'exigence de la pertinence. À l'égard de la question de la pertinence, la Cour suprême a mentionné qu'un défendeur doit démontrer non pas que la preuve est pertinente au sens traditionnel du mot, mais que la divulgation du document sera utile, est appropriée, est susceptible de faire progresser le débat et repose sur un objectif acceptable qu'il cherche à atteindre dans le dossier, et que le document se rapporte au litige (au paragraphe 23).

[12] Comme nous avons mentionné précédemment, la demande de Bell va excessivement trop loin. Par exemple, Bell demande au Tribunal d'ordonner à des tiers, c'est-à-dire aux époux ou conjoints, de produire certains documents. Le Tribunal n'a aucune compétence pour rendre une telle ordonnance.

[13] En outre, la requête de Bell exige que les témoins, les époux ou les conjoints créent des documents qui n'existent pas. Le Tribunal ne peut pas exiger cela.

[14] Un autre exemple que Bell va trop loin est sa demande visant à ce que les témoins produisent des documents indiquant toute autre question ou circonstance ayant un effet important sur la situation financière de chaque témoin ou s'y rapportant. Cette demande constitue ce qui équivaut au proverbial interrogatoire à l'aveuglette. Elle n'est pas précise et elle exige que les témoins décident quels documents des quinze dernières années ont eu un effet important sur leur situation financière.

[15] La question à trancher par le Tribunal à l'égard du préjudice moral comporte deux volets. Premièrement, celui de savoir si les plaignants ont subi un préjudice moral en raison du refus de Bell de procéder à des ajustements de salaires et, deuxièmement, dans l'affirmative, celui de savoir quel montant devrait être accordé à titre de dommages.

[16] Dans leurs déclarations anticipées, les témoins de CEP prétendent que le refus de Bell de régler complètement l'écart de salaires a eu un impact défavorable sur leur situation financière. Ce refus a eu certaines conséquences. Par exemple, certains ne pouvaient pas joindre les deux bouts, certains ne pouvaient pas offrir à leurs enfants des activités comme le hockey ou des cours de danse, certains ont dû, pour payer les frais d'éducation de leurs enfants, encaisser des placements dans leur REÉR, certains n'ont pas pu payer les soins d'orthodontie de leurs enfants, etc. Par conséquent, ils ont subi un préjudice moral atteignant 1 000 $ par témoin, par année, pendant de nombreuses années.

[17] Les plaignants, en présentant cette demande d'indemnité, ne demandent pas une indemnité pour perte financière. Plutôt, ils prétendent que les difficultés financières alléguées ont causé un préjudice moral aux témoins.

[18] Il appartient aux plaignants d'établir un lien à cet égard. Il n'appartient pas à Bell de réfuter la prétention. À notre avis, les documents et dossiers demandés par Bell ne seraient pas utiles ou ne feraient pas progresser le débat devant le Tribunal. C'est plutôt le contre-interrogatoire de ces témoins assermentés qui fournirait au Tribunal un fondement probatoire plus utile pour trancher la question de savoir si les témoins ont effectivement subi un préjudice moral et, dans l'affirmative, pour décider quel montant serait approprié à titre d'indemnité.

[19] Quant à la prétention de Bell selon laquelle elle a besoin de ces documents et dossiers pour traiter de l'opinion d'expert de M. Gould, le Tribunal mentionne que la preuve de M. Gould portait essentiellement sur la question du taux d'intérêt applicable à toute indemnité que le Tribunal peut accorder.

[20] La preuve de M. Gould était de nature générale. Il n'a examiné la situation financière particulière d'aucun membre de CEP. En fait, il a émis l'avis que la situation financière individuelle des membres de CEP n'était pas pertinente.

[21] Il n'était pas important pour M. Gould de savoir où vivait chacun des plaignants, quel était leur niveau d'endettement, quelles étaient leurs habitudes de consommation, quelle était leur situation familiale, etc.

[22] Compte tenu de l'information financière dont il disposait à l'égard du groupe, à savoir le fait que les individus recevaient une rémunération annuelle variant de 27 000 $ à 32 000 $, M. Gould pouvait conclure que les membres, en tant que groupe, avaient tous certaines dettes.

[23] La conclusion générale de M. Gould selon laquelle les membres de CEP, des téléphonistes de Bell, avaient des prêts hypothécaires, des prêts personnels ou des cartes de crédit peut être facilement vérifiée par un contre-interrogatoire des témoins de CEP.

[24] En outre, la validité de toute hypothèse ou conclusion générale tirée par M. Gould, plutôt que la situation particulière, peut être réfutée par une opinion d'expert présentée par Bell.

[25] La requête de Bell est rejetée.

Signée par

J. Grant Sinclair, Président

Signée par

Pierre Deschamps, Membre

Ottawa (Ontario)
Le 15 septembre 2005

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T503/2098

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Syndicat Canadien des Communications, de L'Énergie et du Papier, Femmes-Action c. Bell Canada

DATE DE LA DÉCISION
DU TRIBUNAL :

Le 15 Septembre 2005

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR:

Peter Engelmann

Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Peter Mantas

Pour Bell Canada

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