Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

PATRICK E. QUIGLEY

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

OCEAN CONSTRUCTION SUPPLIES

l'intimée

DÉCISION SUR LA COMPÉTENCE

Décision no 1
2000/12/18

MEMBRE INSTRUCTEUR : Anne Mactavish, présidente

[1] Patrick Quigley a déposé une plainte contre son ancien employeur, Ocean Construction Supplies. M. Quigley allègue qu'OCS n'a pas pris à son endroit de mesures d'accommodement tenant compte de sa déficience et a mis fin à son emploi, le tout en contravention de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[2] OCS s'oppose à la poursuite des procédures pour le motif qu'il existe une crainte raisonnable de partialité institutionnelle à l'égard du Tribunal canadien des droits de la personne. Plus précisément, OCS affirme que le Tribunal ne jouit pas d'une autonomie institutionnelle suffisante pour assurer aux parties une audience équitable et impartiale.

[3] À cet égard, OCS se fonde sur la décision récente de la Cour fédérale dans l'affaire Bell Canada c. ACET, SCEP, Femmes Action et Commission canadienne des droits de la personne (Bell Canada) (1). Dans Bell Canada, la juge Tremblay-Lamer, de la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada, a conclu que le Tribunal n'était pas un organisme autonome et impartial du point de vue institutionnel puisque la Commission canadienne des droits de la personne a le pouvoir de donner des directives ayant un effet obligatoire pour lui (2). La juge Tremblay-Lamer a également conclu que l'autonomie du Tribunal était compromise du fait qu'il faut obtenir l'agrément de son président pour qu'un membre dont le mandat est échu puisse terminer une affaire dont il a été saisi (3). Par conséquent, la juge Tremblay-Lamer a ordonné que l'on interrompe les procédures dans l'affaire Bell Canada jusqu'à ce que les problèmes qu'elle a soulevés en ce qui concerne le régime légal aient été réglés.

[4] OCS soutient que le régime légal considéré par la juge Tremblay-Lamer comme insuffisant pour assurer l'autonomie du Tribunal entre en jeu dans la présente instance et que, par conséquent, l'on devrait interrompre les procédures jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes soulevés par la juge Tremblay-Lamer.

[5] La Commission canadienne des droits de la personne est d'avis qu'OCS a implicitement renoncé à son droit de contester l'impartialité institutionnelle du Tribunal, étant donné que, comme l'indique la Commission dans son exposé, OCS n'a pas fait connaître son objection à la première occasion.

[6] M. Quigley n'a présenté aucun exposé relativement à ces questions.

I. Applicabilité de l'arrêt Bell Canada à la présente affaire

[7] Bien qu'elle ait été invitée à le faire, la Commission n'a présenté aucun argument à propos de l'applicabilité de l'arrêt Bell Canada à la présente affaire. Toutefois, la Commission a expressément admis que l'arrêt Bell Canada s'applique aux faits entourant la présente affaire; par conséquent, je traiterai d'abord de cette question.

[8] Je suis d'avis que la portée de l'arrêt Bell Canada ne se limite pas aux cas où la Commission a vraiment donné des directives conformément au paragraphe 27 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Selon la juge Tremblay-Lamer., le problème que posent les directives découle des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui confèrent à la Commission le pouvoir de donner des directives, et non de l'existence des directives proprement dites (4). Cette opinion est réitérée dans le dispositif du jugement de la juge Tremblay-Lamer :

[Traduction] Je conclus que le vice-président du Tribunal a commis une erreur de droit et n'était pas fondé à déterminer que le Tribunal était un organisme autonome et impartial au regard du pouvoir de la Commission de donner des directives ayant un effet obligatoire pour le Tribunal ... (c'est nous qui mettons en italique) (5)

[9] Le pouvoir de la Commission de donner des directives découle de la Loi. Ce pouvoir ne s'applique pas qu'aux affaires de parité salariale. La Loi canadienne sur les droits de la personne régit toutes les instances dont le Tribunal canadien des droits de la personne est saisi. En conséquence, je suis d'avis que le jugement rendu dans l'affaire Bell Canada s'applique aux cas où il n'existe peut-être pas de directives.

[10] En ce qui concerne le pouvoir conféré au président du Tribunal de consentir à ce qu'un membre dont le mandat est échu puisse terminer une affaire dont il a été saisi, je ferai remarquer que la Loi canadienne sur les droits de la personne est loin d'être la seule à renfermer une disposition de ce genre. Il existe des dispositions similaires dans les lois habilitantes qui régissent de nombreux tribunaux administratifs (6). Néanmoins, la juge Tremblay-Lamer a conclu que le paragraphe 48.2 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne porte atteinte au principe de l'inamovibilité des membres du Tribunal au point de compromettre l'autonomie et l'impartialité de celui-ci.

[11] Le problème soulevé par la juge Tremblay-Lamer par rapport à la Loi ne concerne pas la façon dont le pouvoir discrétionnaire du président peut être exercé dans un cas particulier, mais plutôt l'exercice du pouvoir discrétionnaire proprement dit (7). Je suis liée par sa conclusion à cet égard.

[12] Eu égard à ces motifs, je suis convaincue que l'arrêt Bell Canada s'applique en l'espèce.

II. Chronologie des événements

[13] Il est évident selon la jurisprudence que si une partie s'inquiète de l'autonomie d'un décideur, elle doit exprimer sa préoccupation à cet égard à la première occasion (8). Plusieurs raisons militent en faveur d'une telle pratique. Le fait de soulever une objection en temps opportun permet un règlement rapide du litige. De plus, les parties n'ont pas à engager inutilement des dépenses pour se préparer à une audience qui sera peut-être annulée à la dernière minute. Enfin, le fait de disposer rapidement d'une objection permet au Tribunal d'assurer une gestion plus efficace des cas, de déterminer les affectations de ses membres et de faire une utilisation optimale des ressources financées à même les deniers publics.

[14] Afin de déterminer si OCS est réputée avoir renoncé à son droit de contester la compétence du Tribunal pour le motif qu'il n'est pas suffisamment autonome en tant qu'institution, il convient d'examiner la chronologie des événements entourant cette affaire.

[15] M. Quigley a déposé sa plainte devant la Commission le 27 février 1998. La Commission a renvoyé celle-ci au Tribunal (lettre en date du 6 octobre 2000). Le 20 octobre, dans le cadre de son processus de gestion des cas, le Tribunal a fait parvenir aux parties un questionnaire destiné à l'aider à planifier l'audience. La première question portait sur les questions préliminaires et s'énonçait comme suit : Les parties auront-elles des questions de droit, de compétence ou de procédures à soulever au début de l'audience?. Le 1er novembre, OCS a transmis sa réponse au Tribunal, indiquant qu'elle avait plusieurs objections préliminaires, dont au moins une avait trait à la compétence du Tribunal. OCS n'a aucunement fait mention de préoccupations qu'elle pourrait avoir relativement à l'autonomie ou à l'impartialité du Tribunal canadien des droits de la personne. Comme l'arrêt Bell Canada touche à la compétence du Tribunal et remet en question son intégrité institutionnelle, le Tribunal a demandé aux parties, le 15 novembre, de lui présenter des exposés sur les conséquences de l'arrêt Bell Canada par rapport à la présente instance. Le 20 novembre, OCS a invoqué l'arrêt Bell Canada pour contester la compétence du Tribunal.

[16] Il convient de noter que, selon la juge Tremblay-Lamer, ce sont les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui suscitent des préoccupations relativement à l'autonomie ou à l'impartialité du Tribunal canadien des droits de la personne. Autrement dit, c'est le libellé de la Loi, et non la décision rendue dans Bell Canada, qui suscite les préoccupations en question, même s'il se peut fort bien que, dans le cas qui nous occupe, OCS soit devenue consciente du problème par suite du jugement de la juge Tremblay-Lamer. OCS est réputée avoir été avisée des lois du Canada et, par conséquent, avoir été en possession de tous les renseignements nécessaires pour contester la compétence du Tribunal, à partir du moment où les plaintes lui ont été renvoyées.

[17] La Commission est d'avis que la première occasion de contester la compétence du Tribunal en raison de son autonomie institutionnelle insuffisante s'est présentée au moment où l'affaire a été renvoyée au Tribunal et qu'OCS est réputée avoir renoncé à son droit de s'opposer parce qu'elle a négligé de faire connaître son opposition jusqu'au moment où le Tribunal l'a invitée expressément à le faire.

[18] À mon avis, le principe de la renonciation ne devrait pas s'appliquer en l'espèce de façon à priver l'intimée de son droit de contester la compétence du Tribunal en raison du régime légal qui le régit en tant qu'institution. Il ne s'est produit rien d'important par rapport à l'affaire dans les six semaines qui se sont écoulées entre la date du renvoi et le moment où la compétence du Tribunal a été contestée. Aucune date n'a encore été fixée pour l'audience et aucun calendrier n'a été établi en ce qui touche le processus de divulgation préalable. Par conséquent, je ne crois pas qu'on puisse raisonnablement dire qu'OCS, par son comportement, a implicitement admis la compétence du Tribunal.

III. Conclusion

[19] En conséquence, je n'ai d'autre choix à mon avis que d'ajourner sine die la présente instance jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer en ce qui concerne la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou jusqu'à ce que l'on ait déterminé que le Tribunal canadien des droits de la personne est autonome et impartial en tant qu'institution. C'est avec beaucoup de réticence que j'en viens à cette conclusion. Il est bien établi qu'il est dans l'intérêt public de faire en sorte que les plaintes de discrimination soient traitées de façon expéditive (9). Ma décision d'ajourner sine die la présente instance ne sert pas l'intérêt public. Elle ne sert pas l'intérêt du plaignant, qui, presque trois ans après avoir déposé sa plainte de discrimination devant la Commission, ne peut toujours pas se présenter devant le Tribunal. Elle ne sert pas non plus l'intérêt du ou des présumés auteurs de l'acte discriminatoire au sein d'OCS : l'épée de Damoclès que représentent les allégations non prouvées de discrimination continuera de pendre au-dessus de leur tête pendant une période indéterminée, sans qu'ils aient l'occasion de se défendre.

[20] Cependant, l'intérêt public ne se limite pas à une justice expéditive : les Canadiens qui ont recours à la procédure en matière de droits de la personne ont droit à une audience devant un tribunal équitable et impartial. Selon la Cour fédérale, le Tribunal canadien des droits de la personne ne constitue pas un tel tribunal.

IV. Ordonnance

[21] Eu égard aux motifs énoncés ci-dessus, la requête de l'intimée est accueillie et la présente instance est ajournée sine die jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer dans l'arrêt Bell Canada relativement à la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou jusqu'à ce que l'on ait jugé que le Tribunal canadien des droits de la personne est autonome et impartial en tant qu'institution.

1. Dossier T-890-99, 2 novembre 2000.

2. Voir les paragraphes 27 (2) et 27 (3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

3. Paragraphe 48.2 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

4. Bell Canada, par. 86.

5. Bell Canada, par. 128.

6. Voir, par exemple, l'article 63 de la loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, c- I-2, concernant les membres de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié; le paragraphe 9 (1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. 1985, c. 47 (4e supp.); le paragraphe 12 (2) du Code canadien du travail concernant les membres du Conseil canadien des relations industrielles; le paragraphe 14 (3) de la Loi sur le statut de l'artiste, 1992, c. 33, concernant les membres du Tribunal canadien des relations professionnelles artistes-producteurs; et le paragraphe 7 (1) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, c. 18. Voir aussi le paragraphe 45 (1) de la Loi sur la Cour fédérale et l'article 16 de la Loi sur la Cour canadienne de l'impôt, L.R.C. 1985, c. T-2.

7. Bell Canada, par. 109.

8. Voir Zündel c. Commission canadienne des droits de la personne et autres, Dossier A-215-99, 10 novembre 2000, In re Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Ltée, [1986] 1 C.F. 103, p. 112, et McAvinn c. Commission canadienne des droits de la personne et Strait Crossing Bridge Limited, Décision no 2, 23 novembre 2000 (TCDP).

9. Soit dit en passant, le juge Richard, alors qu'il faisait partie de la Section de première instance de la Cour fédérale, a réitéré ce principe dans un jugement rendu antérieurement dans l'affaire Bell Canada. (Voir Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier et autres, [1997] A.C.F. no 207.)


Anne L. Mactavish

OTTAWA (Ontario)
Le 18 décembre 2000

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No : T582/4000

INTITULÉ DE LA CAUSE : Patrick E. Quigley c. Ocean Construction Supplies

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : le 18 décembre 2000

ONT COMPARU :

Patrick Quigley pour le plaignant

Janice Cheney pour la Commission canadienne des droits de la personne

Michael Hunter avocat d'Ocean Construction Supplies

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