Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

YVON RHEAULT
DANIEL OUELLETTE
JEAN-LOUIS RENAUD

les plaignants

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

ASSOCIATION DES EMPLOYEURS MARITIMES

l'intimée

MOTIFS DE LA DÉCISION

MEMBRE INSTRUCTEUR : Me Roger Doyon, président

Décision No. 1
2000/11/03

TABLE DES MATIÈRES

I. INTRODUCTION

II. LES PLAINTES

(a) Plainte Ouellette

(b) Plainte Renaud

(c) Plainte Rheault

III. OBJECTION PRÉLIMINAIRE

A. 4

B. 5

IV. CONCLUSION

I. INTRODUCTION

[1] L'Association des employeurs maritimes (A.E.M.) est mandatée par les compagnies et les agences qui représentent les propriétaires de navires lesquels oeuvrent dans les ports des Grands Lacs, de Montréal et de Trois-Rivières.

[2] Le mandat de l'A.E.M. comporte trois (3) volets :

  1. la négociation de conventions collectives avec les syndicats suivants;
    1. le local 1657 représentant les vérificateurs qui procèdent à la vérification des marchandises arrivant et quittant les ports;
    2. le local 375 qui représente les débardeurs affectés au chargement et au déchargement des navires.
  2. la gestion et l'administration des conventions collectives;
  3. le déploiement de la main-d'œuvre en fonction des besoins exprimés par les compagnies et les agences utilisatrices.

[3] Les dispositions de la convention collective des débardeurs prévoit un mécanisme d'accessibilité à la sécurité d'emploi. Préalablement, le travailleur doit être inscrit comme employé surnuméraire sur une liste d'appel dressée par le syndicat et soumise à l'employeur. Puis, lors d'ouverture de poste, le travailleur peut devenir salarié régulier sécuritaire d'emploi après être passé successivement par la deuxième réserve de soutien et la première réserve de soutien.

II. LES PLAINTES

(a) Plainte Ouellette

[4] Monsieur Daniel Ouellette est à l'emploi de l'Association des employeurs maritimes (A.E.M.) depuis 1976 comme travailleur surnuméraire. Le 27 septembre 1993, Monsieur Ouellette a formulé une demande à l'A.E.M. pour être intégré à la deuxième (2e) réserve de soutien. L'A.E.M. a exigé que l'employé se soumette à un examen médical le 12 octobre 1993 et, le 26 mai 1994, sa demande était rejetée.

[5] Le 6 janvier 1995, Daniel Ouellette a déposé une plainte alléguant que l'A.E.M. a fait preuve de discrimination à son endroit en le défavorisant en matière d'emploi pour un motif de déficience, soit la perte de l'œil gauche, contrairement à l'article 7 de la Loi canadienne des droits de la personne.

[6] Le 18 janvier 1995, l'A.E.M. est informée de la plainte, de la nomination de l'enquêteur de la Commission, et avisée de lui faire connaître sa position. Le 28 février 1995, l'A.E.M. répond à la plainte. Il s'ensuit un échange de correspondance entre l'A.E.M. et les enquêteurs de la Commission assignés au dossier jusqu'au 25 septembre 1998 alors que la Commission dépose son rapport.

[7] Le 16 novembre 1998, l'A.E.M. répond au rapport d'enquête de la Commission qui décide, le 18 novembre 1998, de référer la plainte à un conciliateur. Le 18 janvier 1999, une conciliatrice est chargée du dossier. Elle demande à l'A.E.M. de lui faire part de sa position le 24 août 1999 et elle reçoit une réponse le 5 novembre 1999. Le 4 février 2000, il y a échec de la conciliation et, le 8 juin 2000 la plainte est soumise au tribunal, soit soixante-sept (67) mois après le dépôt de la plainte.

(b) Plainte Renaud

[8] Monsieur Jean-Louis Renaud est à l'emploi de l'A.E.M. comme travailleur surnuméraire depuis neuf (9) ans. Le 23 avril 1996, il pose sa candidature à la deuxième (2e) réserve de soutien. Suite à un examen médical requis par l'employeur et qui a eu lieu le 24 mai 1996, sa candidature est refusée le 31 juillet 1996. Monsieur Renaud s'est plaint auprès de la Commission canadienne des droits de la personne le 21 janvier 1997 soutenant que l'A.E.M. avait agi de façon discriminatoire à son endroit en le défavorisant en matière d'emploi sous prétexte de sa déficience, soit d'être presqu'aveugle de l'œil gauche contrairement aux dispositions de l'article 7 de la Loi canadienne des droits de la personne.

[9] Le 4 mars 1997, l'A.E.M. est avisée du dépôt de la plainte, de la nomination d'un enquêteur et de répondre à la plainte. L'A.E.M. répond à la plainte le 14 avril 1997. Par la suite, il y échange de correspondance jusqu'en juin 1997. Un nouvel enquêteur est saisi du dossier le 25 mars 1998 et un rapport est soumis le 29 mai 1998 auquel répond l'A.E.M. le 9 juillet 1998. Le 18 décembre 1998 la Commission réfère le dossier à la conciliation et une conciliatrice est nommée le 18 janvier 1999. La conciliatrice demande à l'A.E.M. de faire connaître sa position le 24 août 1999 et elle reçoit une réponse le 5 novembre 1999. Le 7 février 2000, les parties sont informées de l'échec de la conciliation et, le 13 juin 2000, la Commission décide de soumettre la plainte au Tribunal. Un délai de quarante et un (41) mois s'était écoulé depuis le dépôt de la plainte.

(c) Plainte Rheault

[10] À l'emploi de l'A.E.M. depuis 1986 comme travailleur surnuméraire, Monsieur Yvon Rheault a demandé, le 22 avril 1996, d'être admis à la deuxième (2e) réserve de soutien. Après s'être soumis, le 21 mai 1996, à l'examen médical requis par l'employeur, il a été avisé le 28 mars 1997 que sa demande n'était pas retenue. Le 27 novembre 1997, Monsieur Rheault s'est plaint que l'A.E.M. l'avait traité de manière discriminatoire en le défavorisant en matière d'emploi en raison de sa déficience, soit le strabisme et début de presbytie, en contravention de l'article 7 de la Loi canadienne des droits de la personne.

[11] Le 14 janvier 1998, la Commission avise l'A.E.M. du dépôt de la plainte, de la nomination d'un enquêteur et de lui faire connaître sa position. Plus de deux (2) mois plus tard, soit le 18 mars 1998, l'A.E.M. répond à la plainte. Il y a, par la suite, échange de correspondance entre l'enquêteur de la Commission jusqu'au 5 novembre 1998. Le rapport d'enquête est soumis aux parties le 16 avril 1999 et l'A.E.M. y répond le 4 mai 1996. La Commission décide de soumettre l'affaire à un conciliateur le 17 juin 1999. Il y a nomination d'une conciliatrice le 29 juin 1999. Le 24 août 1999, la conciliatrice demande à l'A.E.M. de lui faire connaître sa position laquelle lui parvient le 11 novembre 1999. Le 7 février 2000, il y a constat de l'échec de la conciliation et la plainte est soumise au tribunal le 8 juin 2000 soit trente (30) mois après le dépôt de la plainte.

III. OBJECTION PRÉLIMINAIRE

[12] Le procureur de l'intimée soulève une objection préliminaire visant la juridiction du Tribunal de se saisir et de décider des plaintes déposées par les plaignants laquelle comporte deux (2) points.

A.

[13] L'intimée soutient que les délais dans le traitement des trois (3) plaintes par la Commission canadienne des droits de la personne sont à ce point excessifs, injustifiables et inadmissibles, qu'ils constituent une violation flagrante des principes fondamentaux de justice naturelle et du devoir d'agir équitablement. Ces délais, entre le dépôt des plaintes et leur renvoi au Tribunal, ont été de soixante-sept (67) mois, quarante et un (41) mois et trente (30) mois et ils sont imputables uniquement à la Commission des droits de la personne d'autant plus qu'elle n'a démontré aucun motif les justifiant. Pour le procureur de l'A.E.M., ces délais excessifs justifient à eux seuls l'arrêt des procédures.

[14] À l'appui de cette prétention, le procureur de l'intimée réfère le Tribunal aux affaires Douglas vs Saskatchewan (Human Right Commission) (1989) S.J. no 529 - N.L.K. Consultants inc.c, British Columbia (Human Rights Commission) (1999) A.L.R. (3j) p. 46 - Kodellas et al and Saskatchewan (Human Rights Commission) 66 D.L.R. p. 143 et Nulla Bona Holdings ltd vs British Columbia (Human Rights Commission) (2000) B.C.J. no 1458.

[15] Pour sa part, le procureur de la Commission a fait valoir que les délais excessifs ou déraisonnables reprochés à la Commission ne justifient pas à eux seuls l'arrêt des procédures. À l'appui de cette affirmation, le procureur de la Commission cite le jugement de la Cour suprême rendu le 5 octobre 2000 dans l'affaire Blencoe dont j'ai pris connaissance.

[16] On y lit : (p. 64)

Selon moi, le droit administratif offre des réparations appropriées en ce qui concerne le délai imputable à l'État dans les procédures des droits de la personne. Cependant, le délai ne justifie pas à lui seul un arrêt des procédures comme l'abus de procédures en common law. Mettre fin aux procédures simplement en raison du délai écoulé reviendrait à imposer une prescription d'origine judiciaire .

[17] Il ne fait aucun doute que les délais qui se sont écoulés entre le dépôt des plaintes et leur renvoi au Tribunal sont déraisonnables. En outre, aucune preuve ne permet de conclure que la nature des plaintes nécessitaient une enquête laborieuse et complexe au point de justifier les délais encourus. Je crois, cependant, comme l'indique la Cour suprême dans l'affaire Blencoe, que ces délais n'emportent pas à eux seuls l'arrêt des procédures.

B.

[18] Le procureur de l'A.E.M. estime que le simple fait de l'existence de ces délais est à ce point important qu'il constitue en soi un préjudice grave pour l'intimée. La connaissance des faits, la mémoire des témoins n'auraient certes pas été les mêmes si la Commission avait procédé avec célérité. Il en résulte une dérogation aux principes de justice naturelle et à l'obligation d'agir équitablement lesquels trouvent leur application en droit administratif.

[19] En premier lieu, les événements à l'origine des plaintes et à leur suivi se situent entre 1993 et 1996. À cette époque, Line Perron supervisait pour l'A.E.M. le volet administration de toute la gestion des dossiers d'embauche. Elle était assistée dans son travail par Andrew Mackay. Or, Line Perron a été remerciée de ses services le 31 décembre 1996 et Andrew Mackay a quitté son emploi quelques mois plus tard. Ces témoins ont eu à examiner la candidature des plaignants et leur dossier, à appliquer les normes et prendre les décisions. Ces témoins ne sont plus disponibles pour permettre à l'intimée de jouir d'une défense pleine et entière.

[20] Je ne peux accepter cette prétention de l'intimée. Rien dans la preuve ne permet de conclure que ces témoins ne soient pas disponibles. En effet, de l'aveu même du témoin de l'A.E.M., Jean-Pierre Langlois, aucune démarche sérieuse n'a été entreprise pour localiser ces témoins. Particulièrement dans le cas de Line Perron, Jean-Pierre Langlois sait qu'elle est membre du Barreau.

[21] Au surplus, le procureur de l'intimée soutient que le témoignage de Line Perron pourrait être sujet au caution puisqu'elle a été remerciée de ses services par l'A.E.M. Il m'apparaît que la situation demeure la même sur ce point, peu importe les délais que se sont écoulés dans l'administration des plaintes par la Commission.

[22] En second lieu, le procureur de l'intimée allègue que les délais excessifs causent également un préjudice quant à l'évaluation des dommages s'il arrivait que le Tribunal conclue au bien-fondé des plaintes. Il appert que la Commission entend démontrer qu'au moins un plaignant a été assigné à une compagnie utilisatrice de l'A.E.M. et qu'un travail lui a été confié, travail pour lequel l'A.E.M. estime qu'il ne possède pas les exigences requises en raison de sa déficience.

[23] Dans la période qui nous intéresse, l'A.E.M. desservait neuf (9) compagnies dont deux (2) sont disparues en raison d'une faillite. Par conséquent, il sera impossible pour l'A.E.M. de contrecarrer cette prétention. Toutefois, rien dans la preuve soumise ne révèle à quel moment ces compagnies ont fait faillite.

[24] De plus, Jean-Pierre Langlois, dans son témoignage, déclare que, lors du déploiement de la main-d'œuvre, l'A.E.M. dispose d'un document indiquant la période de travail requise par la compagnie utilisatrice et la classification exigée du travailleur. Par la suite, le travailleur est sous la gouverne de la compagnie utilisatrice qui peut le transférer à un autre travail selon les qualifications qu'il possède. Ce transfert peut s'effectuer à l'insu de l'A.E.M. puisque la rémunération demeure la même.

[25] La preuve ne démontre pas non plus que la compagnie utilisatrice en main-d'œuvre dispose de documents attestant à quel travail a été assigné l'employé et le transfert de travail s'il y a lieu. Conséquemment, la preuve ne permet pas de conclure que l'absence d'informations pertinentes auprès des compagnies desservies par l'A.E.M. résulte des délais prolongés de la Commission dans l'administration des plaintes.

[26] La preuve est à l'effet que les règles de déploiement de la main-d'œuvre étaient appliquées à l'aide d'un système informatisé. En 1997, des modifications substantielles ont été apportées au système informatique de sorte que toutes les informations traitées avant 1997 ne peuvent plus être reçues par le nouveau système informatique. Il en résulte, selon le procureur de l'intimée, qu'il serait impossible de calculer les dommages subis par les plaignants, s'ils avaient gain de cause, depuis l'acceptation de leur demande d'accès à la deuxième (2e) réserve et le début de l'année 1997.

[27] Cette difficulté ne saurait, à mon avis, être imputable à la Commission. Si l'audition des plaintes avait eu lieu dans un délai plus raisonnable, par exemple en 1997, le problème aurait été le même. Les délais excessifs occasionnés par la Commission n'y changent rien.

IV. CONCLUSION

[28] Bien que les délais dans le traitement des plaintes par la Commission soient inacceptables, je ne suis pas convaincu qu'ils causent à l'intimée un préjudice qui puisse nuire à l'équité de l'audience et l'empêcher d'exercer son droit à une défense pleine et entière.

[29] En conséquence l'objection préliminaire est rejetée.

Me Roger Doyon, président

OTTAWA (Ontario)
3 novembre 2000

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NO. DOSSIER DU TRIBUNAL : T578/3600

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Yvon Rheault, Daniel Ouellette, Jean-Louis Renaud, et la Commission canadienne des droits de la personne c. l'Association des employeurs maritimes

LIEU DE L'AUDIENCE : Montréal (Québec)
12 octobre 2000

DÉCISION PRÉLIMINAIRES
DU TRIBUNAL EN DATE DU : 3 novembre 2000

COMPARUTIONS :

Me François Lumbu Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Me Gérard Rochon Pour l'Association des employeurs maritimes

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