Tribunal canadien des droits de la personne

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DECISION RENDUE LE 10 DECEMBRE 1980

D. T. 7/ 80

LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE LITIGE METTANT EN CAUSE:

La Commission canadienne des droits de la personne (ci- après appelée la Commission), plaignant,

- et

Voyageur Colonial Ltée, défendeur,

- et

La Canadian Motor Coach Association, partie intéressée.

DEVANT: R. D. Abbott, juge du tribunal des droits de la personne constitué en vertu de l’article 30 de la Loi.

ONT COMPARU: G. J. C. Van Berkel pour la Commission canadienne des droits de la personne
François Lemieux pour le défendeur et la partie intéressée

Entendu à Ottawa, Canada, les 24 et 25 mars, le 4 juin et les 1er et 2 octobre 1980.

(Traduction- original en anglais) >

DECISION DU TRIBUNAL

Introduction

La présente décision a pour objet de statuer sur une plainte déposée contre le défendeur par la Commission canadienne des droits de la personne. J’ai également été saisi de plaintes déposées par deux particuliers contre le défendeur, mais je ne les ai pas encore entendues. Lorsque l’audition de la plainte de la Commission a commencé, on a mentionné que l’affaire pourrait avoir des répercussions sur tout le transport par autocar. Par conséquent, sur demande, j’ai ordonné l’ajout de la Canadian Motor Coach Association à titre de partie intéressée, conformément au paragraphe 40( 1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. L’avocat du défendeur, M. Lemieux, a également représenté la partie intéressée.

La plainte de la Commission, daté du 20 février 1979, se lit comme suit:

La Commission canadienne des droits de la personne dépose par la présente, en vertu du paragraphe 32( 3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, une plainte selon laquelle Voyageur Colonial Ltée se livre à des actes discriminatoires depuis le 1er mars 1978 en refusant d’engager, à titre de conducteurs d’autocar, des personnes âgées de plus de 35 ans.

Le défendeur a répondu officiellement à ladite plainte en faisant la déclaration suivante par écrit:

Le défendeur reconnaît que son service du personnel a pour politique de refuser d’étudier les demandes d’emploi, à titre de nouveaux conducteurs d’autocar, des personnes âgées de 40 ans ou plus; en revanche, il soutient qu’il s’agit non pas d’un acte discriminatoire, mais bien d’une exigence professionnelle normale au sens de l’alinéa 14a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

La lecture combinée de la plainte et de la déclaration démontre clairement que l’objet du litige est le refus du défendeur d’engager des personnes de plus de 40 ans comme nouveaux conducteurs d’autocar. Signalons que l’âge mentionné dans la plainte est 35 ans. Il s’agit néanmoins, de toute évidence, d’une plainte de discrimination fondée sur l’âge, plainte que l’on peut considérer comme portant qu’il y eu discrimination envers des personnes de plus de 40 ans. Il est également nécessaire de souligner que la présumée discrimination ne concerne que l’engagement initial des conducteurs d’autocar. On ne prétend pas que le défendeur refuse de garder à son service les conducteurs qui ont atteint 40 ans. C’est un fait incontesté que nombre des conducteurs d’autocar du défendeur ont dépassé cet âge; trois conducteurs étaient même âgés de plus de 60 ans en 1979. En outre, ladite plainte ne concerne que les conducteurs d’autocar. Dans le cas d’autres postes, par exemple, celui de mécanicien, le défendeur est prêt à offrir un premier emploi à des personnes âgées de plus de 40 ans.

Comme je viens de l’indiquer, le plaignant prétend qu’il y a eu discrimination fondée sur l’âge. Le cadre statutaire de la plainte, tiré de la Loi canadienne sur les droits de la personne, est le suivant. L’article 3 indique quels sont les motifs de distinction illicite, mentionnant notamment l’âge. L’article 4 stipule que les actes discriminatoires peuvent faire l’objet d’une plainte et que toute personne reconnue coupable de ces actes peut faire l’objet d’une ordonnance d’un tribunal des droits de la personne. Finalement, l’article 7 stipule, entre autres choses, que le fait de refuser d’employer un individu directement ou indirectement pour un motif de distinction illicite constitue un acte discriminatoire. Il est évident que la Commission prétend dans sa plainte que le défendeur s’est rendu coupable d’actes discriminatoires en refusant d’employer toute personne de plus de 40 ans.

Le défendeur prétend dans sa déclaration que sa politique, loin d’être discriminatoire, constitue une exigence professionnelle normale. L’article 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne établit un certain nombre d’exceptions à ce qui serait autrement considéré comme étant des actes discriminatoires. L’alinéa 14a) se lit comme suit:

14. Ne constituent pas des actes discriminatoires a) les refus ..... de l’employeur qui démontre qu’ils sont fondés sur des exigences professionnelles normales;

b) ....... L’alinéa 14e) fait une exception pour les distinctions fondées sur > - 4 l’âge et reconnues comme raisonnables par ordonnance de la Commission des droits de la personne en vertu du paragraphe 22( 2). Ce texte de loi ne vise cependant que les distinctions fondées sur l’âge ailleurs qu’en matière d’emploi. Il en découle que la Commission n’est pas habilitée à rendre des ordonnances relatives aux distinctions fondées sur l’âge en matière d’emploi, et j’ai constaté qu’aucune ordonnance semblable n’a été rendue.

Finalement, pour conclure la présente introduction, il vaut la peine de répéter que le tribunal des droits de la personne, dont je suis le seul membre chargé d’entendre et de régler la plainte qui nous intéresse, n’est lié en aucune façon à la Commission canadienne des droits de la personne. La Commission est intervenue uniquement pour me choisir comme membre du tribunal, sur une liste établie antérieurement par le gouverneur en conseil conformément au paragraphe 39( 5) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Tout au long de la procédure, la Commission, représentée par son avocat M. Van Berkel, a agi à titre de partie adverse, de plaignant, et toute influence qu’elle a pu avoir sur ma décision s’est exercée, comme il se devait, dans le seul cadre de sa participation aux audiences publiques que j’ai tenues conformément au paragraphe 40( 6) de la Loi. Je souligne ce fait pour éviter qu’on ne croie à tort que le tribunal des droits de la personne est d’une manière ou d’une autre un service de la Commission ou qu’il est destiné à jouer le rôle de conciliateur entre la Commission et le défendeur. De toute évidence, il est conforme à l’esprit de la loi que le tribunal se prononce sur ce qui lui est présenté de façon ouverte et publique, en demeurant impartial devant les parties en cause.

La déclaration du défendeur et la preuve subséquemment présentée ont établi hors de tout doute le refus du défendeur, depuis au moins le 1er mars 1979 d’engager de nouveaux conducteurs d’autocar âgés de plus de 40 ans. Il incombait donc désormais au défendeur d’établir que ce refus était une exigence professionnelle normale. La position du défendeur est la suivante: premièrement, son exploitation d’un service de transport interurbain entraîne de lourdes responsabilités pour les conducteurs d’autocar au chapitre de la sécurité du public; deuxièmement, la conduite sécuritaire d’un autocar exige certaines caractéristiques psychologiques telles que la stabilité émotionnelle, la concentration, la vigilance, etc.; troisièmement, un nouveau conducteur à l’emploi du défendeur n’a pas d’ancienneté et est considéré comme réserviste; quatrièmement, le peu d’ancienneté et le statut de réserviste constituent des sources de stress sur les plans social, économique et personnel; cinquièmement, la capacité de faire face à ce stress diminue avec l’âge; sixièmement, l’incapacité d’affronter ce stress avec succès met sérieusement en danger la sécurité du public; septièmement, compte tenu de son obligation de prendre tous les moyens possibles pour protéger la sécurité du public, le défendeur devait établir certains critères pour éliminer, autant que faire se peut, toutes les personnes risquant d’être incapables de faire face au stress engendré par le peu d’ancienneté et le statut de réserviste; finalement, la limite d’âge de 40 ans a été choisie en toute honnêteté comme critère de la capacité de faire face à ce stress, compte tenu des réalités concrètes du travail de conducteur d’autocar.

Le défendeur affirme donc, en substance, que le nouveau conducteur d’autocar doit affronter le stress engendré par le peu d’ancienneté et le statut de réserviste, et qu’un nouveau conducteur de moins de 40 ans a plus de chances de bien s’en tirer.

La position du défendeur soulève plusieurs questions. Premièrement, l’entreprise du défendeur, qui comprend la conduite d’autocar, exige- t- elle vraiment, de par sa nature, certaines caractéristiques psychologiques de ses conducteurs? Deuxièmement, le peu d’ancienneté et le statut de réserviste d’un nouveau conducteur engendrent- ils le stress? Troisièmement, la capacité d’affronter ce stress diminue- t- elle avec l’âge? Quatrièmement, existe- t- il un danger pour la sécurité du public si ce stress est mal dominé? Cinquièmement, le défendeur était- il obligé de tenter d’éliminer les candidats susceptibles d’être incapables de faire face à ce stress avec succès? Sixièmement, le défendeur a- t- il directement tenu compte des réalités concrètes du travail de conducteur d’autocar en fixant la limite d’âge de 40 ans à titre de critère normal de la capacité d’affronter le stress? Si la réponse à chacune de ces questions est affirmative, il doit donc en découler que le fait pour le défendeur de refuser d’engager de nouveaux conducteurs d’autocar âgés de plus de 40 ans était une exigence professionnelle normale plutôt qu’un acte discriminatoire interdit.

Il faut signaler que la capacité physique des conducteurs d’autocar novices n’est pas mise en question. Il a été clairement établi que la loi, tant canadienne qu’américaine, oblige le défendeur à soumettre les aspirants conducteurs d’autocar à une série de tests d’aptitudes physiques. Ces tests sont répétés régulièrement au cours de la carrière du conducteur. Le défendeur ne soutient pas que les candidats de plus de 40 ans sont exclus en raison de leur prétendue incapacité physique. C’est pourquoi les décisions antérieures rendues dans des causes ayant trait au refus d’employer des personnes en raison de leur présumée incapacité physique découlant de l’âge ne sont que de peu d’utilité en l’espèce. Ce qui me préoccupe ici, c’est la question quelque peu plus difficile de savoir si l’influence de l’âge sur la capacité de faire face au stress des premières années d’emploi comme conducteur d’autocar pour le défendeur suffit à justifier le refus d’embaucher des personnes ayant dépassé un certain âge.

Problèmes liés à l’établissement de la preuve Lorsque les questions au litige sont formulées comme ci- dessus, il se pose certains problèmes relatifs à l’établissement de la preuve. D’après les faits qu’on m’a présentés, je suis persuadé que la capacité physique peut s’évaluer en fonction du travail à effectuer. A titre de témoin de la Commission, M. C. D. Métivier, expert détenteur d’un doctorat en physiologie, est venu parler du test de sélection qu’il a établi à l’intention de la police d’Ottawa. Son témoignage et la lecture attentive de son test m’ont toutefois porté à conclure que tout ce qu’il est permis d’affirmer avec quelque assurance, c’est que, comme je l’ai mentionné, la capacité physique peut être évaluée et prédite en fonction du travail à effectuer. Cette conclusion ne peut cependant pas nous aider à déterminer si la capacité de faire face aux pressions psychologiques peut être évaluée et prédite en fonction du travail à exécuter.

S’il s’agissait de déterminer si l’âge est une mesure convenable de la capacité physique, je me serais attendu à ce que l’on présente des preuves de nature scientifique et statistique pour démontrer le rapport existant entre l’âge et la capacité physique. Faute de quoi, ou en outre, je me serais attendu à être saisi des preuves tirées de l’expérience ou de l’observation, par des conducteurs d’autocar, de leur propre capacité et de celle des autres à répondre aux exigences physiques de leur travail à mesure qu’ils avancent en âge. Mais dans le cas qui nous intéresse, aucune preuve scientifique ou statistique valable n’a été avancée pour établir le rapport, s’il existe, entre l’âge et la capacité de s’accommoder des pressions psychologiques. On ne m’a pas non plus présenté de preuve convaincante tirée de l’expérience ou de l’observation. Il a été avancé en preuve que le défendeur avait embauché en 1976 quelques nouveaux conducteurs d’autocar âgés de plus de 40 ans pour répondre à la hausse temporaire de la demande de transport par autocar créée par les Jeux olympiques de Montréal. Je considère cet élément de preuve comme inutile pour les raisons suivantes: l’échantillon des nouveaux conducteurs d’autocar de plus de 40 ans était trop petit pour mener à une observation valable de leur capacité d’affronter le stress; ces conducteurs, n’ayant été embauchés que pour une courte période, ne pouvaient pas avoir les aspirations professionnelles ni connaître le stress d’un nouveau conducteur engagé pour une période d’une durée indéterminée; enfin, les conditions de travail des conducteurs temporaires n’étaient pas identiques, ni même très semblables à celles des nouveaux conducteurs réservistes ayant peu d’ancienneté (par exemple, les conducteurs temporaires n’ont pas connu l’incertitude et l’instabilité qu’entraîne le fait de ne pas être capable de choisir son point d’attache et sa période de vacances).

On a en outre fait valoir que le défendeur doit quelquefois louer des autocars à d’autres compagnies qui fournissent également les conducteurs. Ces autres conducteurs n’auraient pas nécessairement été embauchés au départ s’ils avaient été âgés de plus de 40 ans et il n’est pas sûr qu’ils travailleraient comme réservistes ou souffriraient des désavantages du peu d’ancienneté. Quelle que puisse être l’observation des conducteurs des autocars loués, elle ne pourrait, étant donné les circonstances, être d’aucune utilité pour régler le cas qui nous préoccupe.

Finalement, il a été mis en preuve que certains des conducteurs d’autocar du défendeur, qui sont âgés de plus de 40 ans, travaillent volontairement comme réservistes. Il semblerait à première vue que ce groupe pourrait servir d’échantillon sur lequel se fonder pour tirer des conclusions relatives à la capacité du conducteur de plus de 40 ans de soutenir le stress lié au statut de réserviste, mais tel n’est pas le cas. Il a également été établi que le conducteur de plus de 40 ans qui décide de travailler comme réserviste le fait en tenant grand compte de sa propre ancienneté. A ce titre, il peut refuser les circuits qui ne lui plaisent pas et les laisser à ceux qui ont moins d’ancienneté; même s’il est réserviste, le conducteur ayant plus d’ancienneté peut encore se prévaloir de celle- ci, notamment pour ce qui est du choix des vacances, du point d’attache et des journées de congé; selon le système d’offre des circuits établis, il peut, s’il le désire, cesser d’être réserviste après ne l’avoir été que pendant trois mois.

Finalement, certains conducteurs de plus de 40 ans ayant beaucoup d’ancienneté choisissent de devenir réserviste à certaines périodes de l’année afin d’obtenir les longs voyages nolisés avantageux comme ceux à destination de la Floride qui durent plusieurs semaines à la fois. Je ne peux donc considérer comme valable l’observation des réservistes de plus de 40 ans pour déterminer si les conducteurs de cet âge sont capables d’affronter le stress engendré par ce statut qui est celui de tout nouveau conducteur.

D’où le problème que me pose l’établissement de la preuve. Bien que des experts soient venus démontrer scientifiquement que la capacité d’affronter le stress en général diminue avec l’âge, on ne m’a pas donné de preuve scientifique concernant la capacité de faire face aux pressions spécifiques engendrées par le peu d’ancienneté et le statut de réserviste. Je n’ai pas de preuve valable fondée sur l’expérience ou l’observation touchant la capacité des nouveaux conducteurs âgés de plus de 40 ans de faire face à ces pressions. Il me reste comme preuve l’avis d’un expert qui affirme que le vieillissement entraîne des modifications psychologiques et sociales qui peuvent réduire la capacité d’une personne d’affronter le stress en général; l’avis d’un expert qui confirme ce que tout le monde reconnaît, à savoir qu’une personne d’âge moyen a habituellement un plus grand besoin de stabilité, d’éprouver le sentiment d’avoir réussi, etc.; et l’attestation, fondée sur l’expérience, que le peu d’ancienneté et le statut de réserviste engendrent effectivement une sorte de stress qui a ou peut avoir directement ou indirectement des effets néfastes sur la personne. Il n’y a pas lieu d’imputer aux avocats des parties en cause le fait que toute conclusion que je tirerai devra nécessairement se fonder sur une argumentation plutôt faible tirée d’une preuve incomplète. La réalité est qu’il n’existe tout simplement pas de preuve sur laquelle on puisse fonder des conclusions plus solides, et celà est dû à la nature même de la présente affaire.

La preuve

Le témoignage de quatre personnes a été présenté comme preuve. M. Antony Kerkhof, qui a fait une déposition au nom du défendeur, est coordonnateur de la sécurité chez celui- ci. Il a débuté comme conducteur d’autocar pour le défendeur en 1953 et a travaillé comme réserviste et sur des circuits réguliers pendant les vingt- quatre années suivantes. Il a ensuite travaillé trois ans à titre d’agent du personnel responsable en outre de la sécurité dans la région d’Ottawa. Il est maintenant coordonnateur de la sécurité de toute l’organisation du défendeur. J’accepte sans réserve son témoignage, d’ailleurs incontesté, sur la nature de la conduite d’autocar, sur l’effet du peu d’ancienneté et du statut de réserviste sur les conducteurs ainsi que son expérience de responsable de la formation sécuritaire des conducteurs.

M. Kerkhof a déclaré que le défendeur s’occupe du transport interurbain par autocar au Canada et aux États- Unis. Il offre à la fois des voyages réguliers et des voyages nolisés. Les voyages réguliers ont lieu quotidiennement par toutes les températures et les conditions de circulation, et ils nécessitent une grande fiabilité. Lorsque la demande prend des proportions inattendues, le défendeur a pour politique d’ajouter rapidement d’autres autocars pour ne pas forcer les passagers à attendre le prochain autocar prévu.

Qu’il s’agisse de voyages réguliers ou de voyages nolisés, le conducteur d’autocar est le seul responsable du véhicule, ne pouvant compter sur l’aide d’une personne qui jouerait auprès de lui un rôle semblable à celui du copilote d’un aéronef. Chaque conducteur a son point d’attache où il se présente à son travail, mais il est possible que ses circuits l’obligent à passer des nuits ou d’autres périodes libres loin de son point d’attache. Les points d’attache sont attribués tous les trois ans selon le choix du conducteur, mais lorsque les opérations du défendeur exigent un changement de point d’attache, c’est l’ancienneté qui détermine si le choix du conducteur sera accepté.

Les circuits sont attribués aux conducteurs selon un système d’offre, c’est- à- dire qu’ils sont offerts régulièrement au choix des conducteurs durant l’année. Si plus d’un conducteur désire le même circuit, celui- ci est accordé selon l’ancienneté par l’application de règles plutôt complexes prévues dans la convention collective pertinente liant le défendeur et le syndicat représentant ses conducteurs.

L’entreprise du défendeur est soumise à un certain nombre d’impondérables qu’il faut affronter. Comme nous l’avons déjà signalé, la pression d’une demande inattendue peut obliger le défendeur à ajouter des autocars sur des circuits réguliers ou pour des voyages nolisés impossibles à prévoir. En outre, les conducteurs des circuits réguliers peuvent s’absenter pour diverses raisons, y compris les jours de congé prévus. Les conducteurs non affectés à des circuits réguliers (habituellement en raison de leur peu d’ancienneté) font office de réservistes. Ce sont eux qui sont appelés en cas d’urgences telles qu’une demande inattendue ou l’absence de conducteurs affectés à un circuit régulier. A mesure que se présentent les tâches de ce genre durant la journée, elles sont confiées aux réservistes en fonction de leur ancienneté, ce qui signifie qu’un conducteur ayant plus d’ancienneté peut refuser l’affectation qui est alors transmise à un conducteur comptant moins d’années d’ancienneté.

Le statut de réserviste place le conducteur dans une situation imprévisible que M. Kerkhof a décrit en ces termes:

Il est de fait que le réserviste ne sait jamais s’il travaillera le lendemain, à quel circuit il sera affecté, où il passera la nuit car sa journée de travail peut se terminer loin de son point d’attache, combien de temps il sera loin du foyer et quel salaire il touchera car les conducteurs sont rémunérés selon la distance parcourue.

M. Kerkhof a ensuite souligné que le statut de réserviste, non seulement place l’intéressé dans l’incertitude totale mais également laisse aux conducteurs les plus nouveaux les voyages les moins avantageux des points de vue monétaire et autres.

On peut conclure à la lumière du témoignage de M. Kerkhof que le peu d’ancienneté influe considérablement sur la nature des tâches confiées aux conducteurs. Les nouveaux venus sont inscrits sur la liste des réservistes et obtiennent les affectations les moins avantageuses. Selon M. Kerkhoff, un nouveau conducteur doit travailler comme réserviste pendant 10 à 15 ans avant d’être affecté à un circuit régulier. Seule l’ancienneté conférée par la durée du service permet d’atténuer un certain nombre d’autres effets du peu d’ancienneté.

Conformément à la convention collective pertinente, l’ancienneté sert à déterminer ce qui suit:

  • choix du point d’attache (un nouveau conducteur doit parfois compter dix ans de service pour obtenir satisfaction à ce chapitre);
  • choix des journées de congé (de vingt à vingt- cinq ans de service pour obtenir satisfaction);
  • choix de la période des vacances (dix- huit ans de service pour obtenir satisfaction);
  • rémunération (certains jours, les réservations ayant peu d’ancienneté ne reçoivent pas d’affectation ou sont affectés à un circuit de courte distance);
  • mise en disponibilité (comme le transport interurbain par autocar est très saisonnier, un grand nombre de conducteurs doivent être mis en disponibilité pour des périodes assez longues. La mise en disponibilité se fait en fonction de l’ancienneté).

M. Kerkhof a certainement brossé un sombre tableau des conditions de travail du conducteur nouvellement engagé. Il a également fait remarquer que, l’entreprise du défendeur ne prenant pas d’expansion, il peut arriver des années où aucun nouveau conducteur n’est embauché, ce qui signifie que même des conducteurs travaillant pour le défendeur depuis plusieurs années peuvent encore se retrouver avec peu d’ancienneté. Ce n’est qu’à long terme que le conducteur peut s’attendre à un travail prévisible et raisonnablement sûr.

M. Kerkhof a déclaré que le défendeur se préoccupe beaucoup de la sécurité du public. Le travail de M. Kerkhof à titre de coordonnateur de la sécurité témoigne de cette préoccupation. La fréquence des accidents a diminué de façon significative depuis son arrivée à ce poste en 1977. M. Kerkhof a cependant constaté que ce sont les conducteurs les plus jeunes qui répondent le mieux à la formation sécuritaire qu’il leur donne. Il les trouve plus flexibles et plus enclins à changer leurs méthodes. Il a décrit diverses caractéristiques qu’il recherche et encourage chez les conducteurs, telles que la vigilance, la concentration, la capacité de prévoir les situations dangereuses, le jugement, le courtoisie et la stabilité. Il a signalé que ces caractéristiques sont liées de très près à la conduite sécuritaire des autocars.

Je suis tout à fait disposé à tirer les conclusions suivantes du témoignage de M. Kerkhof pour ce qui est des questions dont j’ai été saisi. La nature de l’entreprise du défendeur exige un certain nombre de caractéristiques psychologiques de ses conducteurs d’autocar. En raison de son peu d’ancienneté et de son statut de réserviste, le nouveau conducteur doit travailler dans des conditions imprévisibles et instables. Finalement, le défendeur se préoccupe de la sécurité du public et cette préoccupation est à juste titre essentielle à son commerce de transport interurbain par autocar.

Le docteur Allan Campbell, autre témoin du défendeur est l’un des médecins choisis par celui- ci pour procéder au premier examen médical des aspirants conducteurs d’autocar. J’estime que les rapports du docteur Campbell avec le défendeur lui ont permis d’acquérir une connaissance profonde de l’entreprise du défendeur et de ses effets sur les divers conducteurs. Comme la discrimination fondée sur l’âge reconnue par le défendeur ne s’appuie sur aucune présomption relative à l’incapacité physique, je n’ai pas l’intention de résumer le témoignage du docteur Campbell à cet égard. Par exemple, le docteur Campbell a parlé longtemps de la détérioration physique qui accompagne le vieillissement, ce qui n’est pas pertinent aux questions que doit résoudre le tribunal.

Le docteur Campbell a émis l’avis suivant: Il n’existe par de test ni de combinaison de tests qui, lors de l’embauchage, permette vraiment de distinguer sans aucun risque d’erreur les personnes susceptibles de connaître de sérieux problèmes de santé d’ordre physique ou émotionnel.

Il a ajouté que les tests physiques ne peuvent servir à prédire le rendement futur, de sorte que la limite d’âge demeure le seul moyen d’exclure ceux que la détérioration physique risque de rendre dangereux. Encore une fois, je dois laisser de côté ce témoignage relatif à la détérioration physique car il n’est pas pertinent aux questions qu’il me faut trancher.

Le docteur Campbell a été plus pertinent dans son témoignage au sujet des éléments non physiques de l’âge moyen (40 à 65 ans) où se manifestent des tendances générales. Il a déclaré que la structure des rôles sociaux devient de plus en plus rigide du fait des responsabilités envers la famille, la communauté, les amis, l’église et le pays.

Les personnes d’âge moyen ont accumulé des biens matériels sur lesquels elles doivent veiller. Elles peuvent être soumises à des pressions et à des contraintes financières énormes. La hausse des taux de suicide et de dépression indique qu’il se pose dans leur cas de plus en plus de nouveaux problèmes émotionnels et mentaux. Le docteur Campbell n’a invoqué l’opinion d’experts que pour sa dernière affirmation; il faut donc considérer son avis à cet égard comme étant celui d’un expert et lui accorder toute l’importance qu’il mérite. Hormis tout le respect qui lui est dû, ses autres affirmations ne font que confirmer des opinions générales. En d’autres mots, je ne peux considérer son avis sur des questions économiques et sociales comme étant celui d’un expert ou d’un savant même s’il est très valable, d’autant plus qu’il confirme ce que je crois généralement accepté comme étant la vérité.

Le docteur Campbell a fait appel à sa connaissance de l’entreprise du défendeur pour relier ses opinions sur l’incidence du vieillissement à la capacité de remplir les fonctions de conducteur d’autocar. Il a affirmé que les conditions de travail d’un nouveau conducteur, faites d’imprévisibilité et d’instabilité, comme les a décrites M. Kerkhof, peuvent créer des pressions sur le plan du mariage, du foyer, de l’emploi, de la communauté et des activités. La capacité d’adaptation à de pareilles pressions diminue avec l’âge. L’inadaptation peut se traduire par des symptômes d’anxiété, l’alcoolisme, l’asthénie (manque de force, état de faiblesse), l’inefficacité, le découragement et l’originalité de comportement. Il a souligné que les conditions de travail du nouveau conducteur d’autocar peuvent le prédisposer aux perturbations nerveuses ou mentales ou hâter celles- ci. Le docteur a identifié ces conditions comme étant l’insatisfaction, l’insécurité, le manque de motivation, l’imprévisibilité des tâches à accomplir et les heures irrégulières. En somme, le docteur Campbell a relié à cet égard les exigences physiques et mentales du statut de réserviste au stress, à la fatigue et à l’anxiété qu’il a ensuite rattachés aux difficultés émotionnelles. Parce que la capacité d’adaptation au stress et la capacité physique diminuent avec l’âge, et compte tenu des autres caractéristiques de l’âge moyen, le docteur Campbell était d’avis que la limite d’âge de 40 ans constituait un moyen raisonnable d’obtenir les conducteurs les plus susceptibles de faire face au stress des premières années d’emploi pour le compte du défendeur.

Il est assez évident, d’une part, qu’il faudra donner beaucoup de poids au témoignage du docteur Campbell du fait de son expérience avec les patients en général et de sa judicieuse appréciation de la nature de la conduite d’autocars et des exigences du statut de réserviste. D’autre part, comme je l’ai affirmé, une grande partie de son témoignage, qui ne faisait de toute évidence que confirmer des opinions, semble fondée non pas sur sa compétence médicale mais plutôt sur son observation personnelle de la population en général. A ce titre, en l’absence de témoignages ou de preuves scientifiques et statistiques contraires, je suis prêt à tirer les conclusions suivantes du témoignage du docteur Campbell. Premièrement, le statut de réserviste et le peu d’ancienneté constituent effectivement des sources de stress pour le conducteur d’autocar. Deuxièmement, la combinaison du stress avec la fatigue et l’anxiété peut entraîner des difficultés émotionnelles. Troisièmement, la capacité de faire face au stress diminue l’âge. Quatrièmement, la capacité de faire face au type de stress engendré par le peu d’ancienneté et le statut de réserviste est particulièrement faible à l’âge moyen, défini par le docteur Campbell comme étant les années entre 40 et 65 ans.

De l’avis très important du docteur Campbell, confirmé d’ailleurs par d’autres témoins, il n’existe pas pour le moment de test scientifique permettant de prévoir le comportement futur d’une personne. Plus pertinemment, il est impossible de prévoir avec quelque justesse la façon dont une personne réagira au stress. On peut, bien sûr, mesurer les manifestations physiologiques de certains facteurs de stress, par exemple, au moyen d’une analyse d’échantillons de sang et d’urine.

Cette méthode ne permet cependant de mesurer que la capacité de faire face à tel ou tel type de stress à un moment précis. Aucun test ne peut servir à prévoir la capacité future de faire face au stress en général.

La preuve précitée est évidemment très pertinente au règlement de la plainte qui nous intéresse. Il s’agit en partie d’un avis d’expert pour lequel le docteur Campbell a fait appel à ses antécédents médicaux et en partie d’une simple observation générale de nature sociologique ou psychologique. La preuve de la Commission ne me semble pas infirmer l’avis du docteur Campbell à cet égard et paraît même la confirmer en partie. En outre, je crois que son avis est conforme au bon sens et à l’expérience générale. Je peux donc en conclure que le défendeur n’avait pas et n’a pas de moyen scientifique de choisir les conducteurs d’autocars en fonction de leur capacité future d’affronter le stress engendré par le peu d’ancienneté et le statut de réserviste.

Le dernier témoin du défendeur fut M. R. F. Musten, détenteur d’un doctorat en psychologie exerçant le métier de psychologue industriel. Il n’a pas de lien avec le défendeur, autre que celui d’agir à titre de témoin expert en son nom à la demande de l’avocat du défendeur. Ses études et son expérience ont porté sur des domaines se rapportant directement aux questions soumises au tribunal, et plus particulièrement sur les troubles psychologiques liés au travail et les méthodes de sélection des forces armées de trois pays. En outre, il a eu la chance d’examiner le témoignage de M. Kerkhof et du docteur Campbell concernant la nature de l’entreprise du défendeur, la conduite d’autocars, et le système de réservistes. J’estime qu’il faut accorder une grande importance à son opinion pour tout ce qui relève de sa spécialité.

Confirmant l’opinion du docteur Campbell, M. Musten était d’avis que la capacité de faire face à certains facteurs de stress, surtout le changement soudain des conditions de travail, diminue avec l’âge. Avant l’intervention de M. Musten, M. Métivier avait témoigné pour la Commission au sujet du test de sélection auquel sont soumis les candidats à la police d’Ottawa. M. Musten a estimé pour sa part que ce test ne mesure pas l’incidence du contexte social ou des perspectives de carrière sur la capacité de faire face au stress. Il s’agit d’un test purement physique qui ne tient pas compte des conditions de travail et des facteurs sociaux pouvant influer sur le rendement.

Il faut accepter l’opinion de M. Musten sur la nature du test de sélection de la police d’Ottawa. J’ai vérifié ce test et je peux conclure qu’il s’agit d’un test purement physique. M. Métivier a admis que les candidats à un poste au sein de la police d’Ottawa sont soumis à un test psychologique administré à Toronto. Il n’a pas pu en dire plus à ce sujet.

M. Musten a profité de son évaluation du test de sélection de la police d’Ottawa pour ajouter qu’il n’existe à son avis aucun test permettant de prédire si un candidat de 40 ans pourra affronter sans succès le stress engendré par le statut de réserviste. L’élaboration d’un pareil test serait en outre énormément difficile. Il a souligné qu’un test de recrutement valable doit être fondé sur un échantillon assez important de nouveaux candidats dont le rendement réel est surveillé et comparé au rendement prévu par le test. Au bout d’un certain temps, peut- être sept ans, l’échantillon peut être assez important pour tirer des conclusions relatives à la fiabilité du test. Comme aucun test n’est cependant à l’abri des erreurs, certains peuvent aboutir à l’exclusion de candidats qui devraient être engagés et à l’engagement d’autres qui auraient dû être exclus. Il est impossible de savoir à l’avance si les possibilités d’erreur sont plus ou moins grandes avec un test autre que le simple test qui consiste à fixer une limite d’âge. La mise à l’épreuve de la fiabilité du test de rechange pendant un certain nombre d’années expose cependant le public au risque que le test soit erroné, s’il est évidemment possible d’élaborer un test de rechange, ce dont doutait M. Musten. Bref, compte tenu du stress lié au statut de réserviste, de la possibilité qu’il se produise des erreurs de sélection quel que soit le test utilisé, et du fait que la capacité de faire face au stress diminue avec l’âge, M. Musten était d’avis que la limite d’âge de 40 ans était raisonnable pour les conducteurs d’autocar engagés initialement par le défendeur.

M. Musten a confirmé que l’incapacité de faire face au stress a plusieurs effets nuisibles sur la personne, qu’il s’agisse d’abus des drogues, dont l’alcool, d’absentéisme, d’apathie, de sabotage et de sympthômes psychosomatiques. Une personne de 40 ans serait plus impressionnable et moins capable d’affronter le stress découlant du statut de réserviste.

En contre- interrogatoire, M. Musten a admis que les réservistes pourraient mieux réagir au stress causé par leur état, notamment s’ils avaient déjà l’expérience de la conduite d’autocars et des pressions qui s’y rattachent, et s’ils savaient à l’avance ce qu’implique le statut de réserviste. Il n’en demeure pas moins que l’assujettissement à ce système aurait encore de graves répercussions sur un nouveau conducteur âgé de plus de 40 ans.

Avec tout le respect dû à M. Musten, je dois dire que son témoignage confirme en grande partie celui du docteur Campbell. A certains égards, je lui donnerais cependant plus d’importance qu’à celui du docteur Campbell parce qu’il est si manifestement fondé sur son expérience personnelle des normes de sélection en matière d’emploi. A la lumière de la preuve fournie par M. Musten, je suis prêt à conclure qu’il est douteux que l’on puisse élaborer un test de rechange à la limite d’âge, qui serve à prédire la capacité d’un candidat de faire face au stress engendré par le peu d’ancienneté et le statut de réserviste. Il est douteux qu’un pareil test puisse s’avérer plus fiable que celui de la limite d’âge, et l’élaboration d’un tel test serait très difficile et dangereuse pour le public.

M. Guy Métivier a témoigné au nom de la Commission. Ses titres sont les suivants: détenteur d’une licence, d’une maîtrise et d’un doctorat en éducation physique, sa thèse ayant traité dans ce dernier cas, de l’effet du travail physique sur les cellules sanguines et le cholestérol. Son travail de recherche postdoctorale portait sur l’endocrinologie, la chirurgie expérimentale ainsi que la biochimie et l’endocrinologie du travail physique. Il a enseigné dans les domaines de la physiologie, de l’anatomie, de la physiologie du travail et du vieillissement, de la croissance et du développement. Ses travaux de recherche universitaires ont porté sur l’évaluation de la condition physique des personnes et leur résistance au stress, sur les effets de l’exercise sur le vieillissement, surtout en ce qui a trait à l’endocrinologie et à la capacité d’effectuer du travail physique. Il est l’auteur du test de sélection de la police d’Ottawa mentionné précédemment.

Il n’y a pas de doute que M. Métivier est d’une compétence exceptionnelle dans ses domaines. J’ai été impressionné en particulier par sa description précise du rapport entre le rendement au travail et les exigences physiques ainsi que de la mise à l’épreuve de la capacité des personnes de satisfaire à ces exigences. Il n’y a pas de doute que le test relatif au travail qu’il a mis au point pour la police d’Ottawa peut constituer un moyen juste et équitable de sélectionner les candidats, peu importe leur âge ou leur sexe, en permettant de prévoir avec assez de précision leur capacité physique de remplir les fonctions du poste convoité.

Malheureusement, tel n’est pas l’objet du litige qui nous intéresse ici. Rappelons- le, en effet, le défendeur refuse d’engager des personnes de plus de 40 ans comme conducteurs d’autocars en invoquant une hypothèse relative à leur capacité psychologique de faire face au stress engendré par le peu d’ancienneté et le statut de réserviste. Le défendeur garde à son service nombre de conducteurs âgés de plus de 40 ans. Leur capacité physique de faire le travail a été évaluée avant leur embauchage est réévaluée ensuite régulièrement. Le défendeur se placerait dans une situation très embarrassante s’il devait affirmer que les personnes de plus de 40 ans sont physiquement incapables de faire le travail; il s’est d’ailleurs dissocié catégoriquement de cette position.

Bien qu’il fut capable d’affirmer que le stress psychologique a des manifestations physiques mesurables, M. Métivier était prêt à admettre qu’une telle mesure ne pouvait servir à prévoir la capacité future d’affronter le stress, particulièrement le stress engendré par le peu d’ancienneté et le statut de réserviste. Il en serait ainsi même s’il était possible de mesurer la capacité actuelle d’affronter ce stress. M. Métivier confirmait ainsi l’avis du docteur Campbell et de M. Musten tout en admettant les limites que lui imposait le fait de n’être pas psychologue. Il importe de noter sa retenue professionnelle et d’en faire l’éloge.

Donc, tout en ayant énormément de respect pour la formation et les opinions de M. Métivier, je suis forcé de ne pas en tenir compte. Ils concernent la physiologie du rendement du travail, les aspects physiques, et là n’est pas la question que nous devons régler.

Décision relative à la plainte

Comme je l’ai affirmé précédemment, il appartenait au défendeur d’établir que la discrimination fondée sur l’âge, qu’il exerçait envers les candidats au poste de nouveau conducteur d’autocar âgés de plus de 40 ans, était une exigence professionnelle normale. J’adopte le test des exigences normales proposé par le professeur R. S. Mackay, C. R., qui agissait à titre de commission d’enquête en vertu du Code des droits de l’homme de l’Ontario, R. S. O. 1970, c. 318, dans l’affaire Cosgrove et la ville de North Bay (1976, non rapportée encore) approuvé par la cour d’appel de l’Ontario lorsqu’elle a rejeté une demande d’autorisation d’en appeler du jugement de la cour divisionnaire de la cour supérieure de l’Ontario (( 1977) 81 D. L. R., (3e) 544 (C. A.)).

La cour d’appel a affirmé qu’elle était d’accord avec le test des exigences normales proposé par la commission d’enquête (à savoir le professeur Mackay). Le test du professeur Mackay était, au départ, subjectif, comportant l’idée d’honnêteté, de bonne foi, de sincérité, d’absence de supercherie et de tromperie, de franchise, d’authenticité et d’absence de simulation ou de prétexte. Dans le cas présent, il n’existe aucune preuve que l’adoption de la limite d’âge de 40 ans par le défendeur devait servir à atteindre quelque objectif ultérieur ou était autre chose que le moyen de démontrer son désir d’assurer la protection de la sécurité publique. Je suis d’avis que la méthode d’emploi du défendeur était normale au sens subjectif exprimé par le professeur Mackay.

Le professeur Mackay a soutenu en outre que le terme normal possède un élément objectif. Non seulement la méthode d’emploi doit- elle être imposée honnêtement ou avec des intentions sincères, mais elle doit en outre s’appuyer sur des faits et des motifs tirés des réalités concrètes du monde du travail quotidien et de la vie. J’adopterais respectueusement la même connotation additionnelle du terme normal dans le présent contexte. Aux fins de la présente décision, les réalités concrètes sont, premièrement, le fait qu’un conducteur d’autocar nouvellement engagé par le défendeur doit affronter le stress engendré par le peu d’ancienneté et le statut de réserviste dans l’intérêt de la sécurité des voyageurs et, deuxièmement, le fait que la capacité d’affronter le stress diminue avec l’âge et est particulièrement faible à l’âge moyen, c’est- à- dire après l’âge de 40 ans. Je suis convaincu, en me fondant sur la preuve qui m’a été présentée, que ces deux réalités concrètes ont été établies. Appuient- elles l’imposition de la limite d’âge de 40 ans?

Je tire ici profit d’une décision assez récente d’une cour fédérale des États- Unis que je trouve très convaincante (sans évidemment me sentir lié par elle). Il s’agit de l’affaire Hodgson v. Greyhound Lines Inc., (1974) FEP Cases 917 (U. S. Ct. of Apps, 7th Circuit). Il y était question de discrimination fondée sur l’âge exercée contre des personnes de plus de 40 ans qu’on refusait d’engager comme conducteurs d’autocar. Le principe de la cour, énoncé avec précision dans la note liminaire est en partie le suivant:

Bien que la société doive démontrer qu’elle a des motifs raisonnables de croire que l’annulation de sa limite d’âge d’embauchage accroîtrait les risques pour ses passagers, elle peut se contenter de prouver qu’il y aurait augmentation minime des risques, puisque cela suffit à démontrer que l’annulation de la politique d’embauchage contestée pourrait mettre en danger la vie d une personne de plus que si cette politique demeurait en vigueur.

Pour étayer son affirmation, la cour a d’abord attiré l’attention sur la distinction qui existe entre la discrimination fondée sur le sexe, où la préoccupation première est le bien- être du candidat à un emploi, et la discrimination où l’on se préoccupe du bien- être et de la sécurité du public. Cette distinction a été établie dans l’affaire Weeks v. Southern Bell Telephone and Telegraph Co. (1969) 1 FEP Cases 656 (U. S. Fed. Crt. of Apps, 5th Cir.) et porte à conclure que le fardeau de la preuve reposant sur l’employeur accusé de discrimination est plus léger lorsque la sécurité du public est en cause.

Dans l’affaire Hodgson, la cour a adopté un second principe. La loi en question stipulait qu’une exigence professionnelle normale doit être raisonnablement nécessaire à l’exploitation normale de tel ou tel commerce ou entreprise. Cette citation n’est évidemment pas dans la loi s’appliquant à la présente affaire. Selon l’interprétation de la cour, ces mots signifiaient qu’il appartenait à Greyhound de démontrer que la non- application de sa politique d’embauchage mettrait en question l’essence même de son entreprise et non seulement certains éléments accessoires. La cour a jugé que l’essence de l’entreprise de Greyhound était le transport sécuritaire de ses passagers, de sorte qu’il lui suffisait de démontrer qu’il y aurait une augmentation minime des risques pour ceux- ci.

Il est évidemment possible de trouver des distinctions factuelles et statutaires entre le cas Hodson et la présente affaire. On pourrait, par exemple, se demander si l’" extra- board system" correspond exactement au système de réservistes utilisé ici. Quoiqu’il en soit, les principes adoptés par la cour des États- Unis sont bien appuyés par son argumentation et j’aurais tendance à les appliquer ici. Dans l’affaire qui nous concerne, j’estimerais que le fardeau de la preuve relative au caractère normal des exigences professionnelles du défendeur est d’autant plus léger que la politique d’embauchage de celui- ci vise honnêtement à assurer la sécurité du public. J’estime en outre que le transport sécuritaire constitue effectivement l’essence de l’entreprise du défendeur. Ce dernier a- t- il démontré que l’annulation de sa limite d’âge provoquerait une augmentation, même minime, des risques courus par le public?

Il n’est pas facile de répondre à cette question. Je dois m’inspirer de quelques- unes des conclusions que j’ai tirées précédemment dans ma décision. Premièrement, le peu d’ancienneté et le statut de réserviste engendrent un stress qu’une personne de plus de 40 ans est susceptible d’avoir des difficultés à affronter. Deuxièmement, il n’existe pour le moment aucun moyen de prédire la capacité d’une personne de faire face à ce stress. Troisièmement, le seul facteur raisonnablement fiable permettant de mesurer la capacité d’affronter ce stress est actuellement l’âge. On peut en conclure que l’annulation de la limite d’âge de 40 ans, sans son remplacement par un test plus fiable, accroîtrait la possibilité qu’un certain nombre de nouveaux conducteurs d’autocar âgés de plus de 40 ans soient incapables d’affronter le stress engendré par le peu d’ancienneté et le statut de réserviste, augmentant ainsi les risques courus par les voyageurs. Le second principe de l’affaire Hodgson s’est convenablement vérifié dans la présente affaire.

Résumé et conclusions

Bref, je suis prêt à répondre par l’affirmative à chacun des points que j’ai présentés précédemment sous forme de questions. Premièrement, la nature de l’entreprise du défendeur exige certaines caractéristiques psychologiques de ses conducteurs. Deuxièmement, le peu d’ancienneté et le statut de réserviste du nouveau conducteur constituent effectivement des sources de stress. Troisièmement, la capacité de faire face à ce stress diminue avec l’âge. Quatrièmement, l’incapacité d’affronter ce stress avec succès met en danger la sécurité du public. Cinquièmement, la nature (l’essence) de l’entreprise du défendeur l’obligeait à tenter d’éliminer les candidats susceptibles d’être incapables d’affronter ce stress avec succès. Sixièmement, le défendeur a établi que la limite maximale de 40 ans est un critère normal de la capacité de faire face à la situation, puisqu’elle est liée de façon directe aux réalités du travail de conducteur d’autocar.

Même si, en s’acquittant de l’obligation qui lui incombait de faire la preuve, le défendeur n’a fait que faire pencher la balance en sa faveur sur chacun de ces points, je suis suffisamment convaincu qu’il a adopté sa limite d’âge de façon honnête, de bonne foi, conformément à son désir avoué de protéger la sécurité du public. Cette limite est appuyée par des faits et des motifs tirés de la réalité concrète du monde du travail quotidien de conducteur d’autocar et de la vie de la personne d’âge moyen. Il en découle que la politique du défendeur de ne pas embaucher de nouveaux conducteurs d’autocar âgés de plus de 40 ans était une exigence professionnelle normale et non un acte discriminatoire interdit. En conséquence, la plainte de la Commission dans la présente affaire est rejetée.

Les plaintes des deux particuliers relatives à la politique d’emploi du défendeur devront être entendues à une date convenant aux intéressés, à moins qu’elles ne soient retirées avant.

Ottawa, Canada, le 1er décembre 1980

Pour le tribunal des droits de la personne,

(R. D. Abbott)

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