Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 9/91 Décision rendue le 4 juillet 1991

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE (S.C. 1976-77, c. 33 et ses modifications)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE:

JAMES ROBINSON

Plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

Commission

- et -

FORCES ARMÉES CANADIENNES

Intimée DÉCISION DU TRIBUNAL TRIBUNAL: Peter Bortolussi Daniel Proulx Ruth Goldhar

ONT COMPARU: Peter Engelmann, avocat de la Commission

Brian Evernden, avocat de l'intimée

LCol. R.A. McDonald, ministère de la Défense nationale

DATES ET LIEU DE Du 20 au 23 mars 1990 et L'AUDIENCE: le 12 avril 1990 à Ottawa (Ontario)

I- LES FAITS

Les circonstances ayant conduit à la libération du plaignant

Le seul témoin appelé par le procureur de la Commission des droits de la personne fut le plaignant lui-même, l'ex-sergent James Robinson. Celui- ci a expliqué que c'est en 1981 qu'il décida de consulter un médecin pour des problèmes d'absence ou de blancs qu'il avait depuis quelques années. Cela durait tout au plus une minute et s'était déjà produit au travail comme tel.

Il vit donc le Dr Anderson, médecin à la base de Winnipeg, qui décida de le référer à un neurologue, le Dr Habib (pièce R-1, onglet 1). Après l'avoir rencontré le 30 décembre 1981, le Dr Habib lui a fait passer un électroencéphalogramme (ÉEG) qui s'avéra normal (R-1, ong. 3). Néanmoins, compte tenu des symptômes décrits par le sergent Robinson lui-même, le Dr Habib en vint à la conclusion suivante: I feel that these spells are most likely seizure manifestations, perhaps of temporal lobe origin, despite the normal EEG (R-1, ong. 4).

En février 1982, le Dr Habib lui prescrit alors un médicament, du Tégrétol, un anticonvulsivant qu'il devait prendre trois fois par jour. Constatant que le sergent Robinson était en excellente santé et qu'il n'avait jamais souffert de blackout ou de perte totale de conscience comme telle (R-1, ong. 3), le Dr Habib ne recommanda pas que le sergent Robinson soit retiré de ses fonctions de mécanicien de bord.

Le plaignant a quand même été interdit de vol pendant quelques mois. Pendant ce temps, il a cessé de prendre du Tégrétol, passé en avril 1982 un autre ÉEG apparemment normal (R-1, ong. 6) et vu sa catégorie médicale G2 abaissée à G3 par le Conseil de révision médicale des carrières (CRMC). On lui a de plus offert en juin de la même année un contrat avec période de service à durée indéterminée qu'il a accepté, en vertu duquel il pouvait rester dans les Forces jusqu'au 5 août 1999, c-à-d. jusqu'à 55 ans, l'âge de la retraite obligatoire pour tous.

Comme le CRMC a décidé le 11 août 1982 qu'il était en mesure de reprendre ses fonctions (fit for full duty : R-1, ong. 11), le sergent Robinson put alors reprendre son métier de mécanicien de bord et ce, jusqu'au 24 mai 1983. Ayant par ailleurs réussi à se sortir de ses problèmes d'alcoolisme dont il avait souffert jusqu'en 1979, le sergent Robinson s'est pendant cette période inscrit à des cours spéciaux visant à aider les militaires ayant les mêmes difficultés et a commencé à travailler de façon occasionnelle à la Clinique de réadaptation pour alcooliques de la base de Winnipeg.

La nuit du 24 mai 1983, le sergent Robinson fut réveillé en pleine nuit par une convulsion épileptique qu'il qualifia lui-même de grand mal. Atterrée par ce qu'elle voyait, son épouse le fit transporter à l'hôpital où il fut traité par le Dr Burling de la base militaire de Winnipeg. Après avoir constaté, par les rapports du personnel infirmier vraisemblablement, que le sergent Robinson avait eu d'autres moments de perte de conscience durant la semaine où il fut hospitalisé, le Dr Habib fit les recommandations suivantes: Not to operate any equipment or machines et No flying pendant un temps (R-1, ong. 12, p. 2). Il recommanda également que sa catégorie médicale passe temporairement de G3 O2 A2 à G4 O4 A7 (R-1,

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ong. 13).

Le sergent Robinson fut donc assigné à des travaux légers à la base de Winnipeg puisqu'il était cloué au sol. Il commença donc à travailler à temps plein à compter de septembre 1983 comme conseiller en matière d'alcoolisme à la Clinique de Winnipeg. Ayant suivi plusieurs cours dans le domaine de la réadaptation des alcooliques, il fut jugé qualifié pour ce genre de fonction (HR-1, ong. 20).

Il posa en outre sa candidature pour devenir conseiller en matière d'alcoolisme à temps plein pour une période de quatre ans à la Clinique de Winnipeg. Le QG rejeta sa candidature au motif qu'il n'y avait pas de poste disponible avant juillet 1986 (HR-1, ong. 10). Pourtant, le poste de conseiller à la Clinique de Winnipeg fut comblé l'été suivant, soit le 25 juin 1984 par un autre non-officier, le caporal-chef Ozzie Cawlishaw (HR- 3), lequel, affirme le plaignant, n'était pas admissible à cette fonction. L'art. 3.a.(5) de l'OFSC 98/84 exigeait de tout candidat qu'il ait été sobre pendant au moins cinq ans tandis que l'art. 3.d.(1)(b) exigeait le grade minimum de sergent (R-2, ong. 17), deux conditions que le caporal Cawlishaw ne remplissait pas.

Le rejet de sa candidature ne s'expliquerait alors, selon le plaignant, que par le fait de son épilepsie puisqu'à la même époque, soit à l'automne 1983, il fut informé de sa nouvelle catégorie médicale : G4 O4 A7 laquelle se situe en-dessous des normes médicales minimales pour faire partie de l'Armée (R-1, ong. 21 et 22). Selon le plaignant, cela est évident parce qu'il remplissait, lui, tous les critères d'admissibilité du poste de conseiller en matière d'alcoolisme et parce que les intervenants dans l'étude de son dossier ont tous recommandé qu'il soit gardé dans les Forces à titre de conseiller en alcoolisme : le directeur de la Clinique des Prairies (HR-1, ong. 7), l'officier chargé de la sélection du personnel (HR-1, ong. 8), le médecin de la base (R-1, ong. 23) et le commandant de son unité de base (R-1, ong. 22).

Le 21 juin 1984, la décision finale du CRMC tomba et, comme la catégorie médicale donnée au sergent Robinson était inférieure aux normes minimales, le CRMC recommanda au QG sa libération à partir du 14 janvier 1985. Il cessa alors de travailler comme conseiller en matière d'alcoolisme mais il reprit ce travail à partir du 21 mai 1985 jusqu'au 31 mars 1986 à titre membre de la Réserve. Il réussit en effet à obtenir du CRMC une exemption de sa catégorie médicale afin de pouvoir faire partie de la Milice en tant que mécanicien de bord au sol avec grade de sergent.

Depuis sa libération des Forces régulières, le plaignant exerce toujours la même fonction de conseiller en matière d'alcoolisme mais à la Clinique de Lahr en Allemagne, en tant qu'employé contractuel civil au Ministère de la Défense nationale. Il fait en outre partie de la Réserve supplémentaire.

Le plaignant a maintes fois insisté au cours de son témoignage pour marquer son désaccord avec les restrictions que le CRMC a fixées en raison de son épilepsie. Ces restrictions sont les suivantes: G4 - Unfit field, sea and isolated postings, requires physician services readily available; O3 - unfit handling chemicals, climbing ladders or working at heights, unfit to handle firearms, ammunition or to work with power tools, unfit to drive service vehicles; A7 - unfit flight duties (HR-1, ong. 12, p.2 et R- 1, ong. 29).

Sauf en ce qui concerne la catégorie A7 qu'il ne conteste pas, le plaignant a maintenu dans son témoignage qu'il était parfaitement capable de faire tout ce qui était interdit sous les catégories G et O dans le

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rapport du CRMC et que l'activité physique intense qu'il a toujours maintenue, malgré son épilepsie, le démontre. C'est ainsi, qu'il a affirmé à plusieurs reprises faire très régulièrement et de façon intensive à cette époque comme aujourd'hui du jogging, du vélo, des poids et altères et du ski de fond. Il fait également partie d'un club d'armes à feu. Toutes ces activités physiques le gardent en forme et n'ont jamais provoqué de convulsions. Il réitère que sa prescription de Tégrétol contrôle parfaitement son épilepsie.

De toute façon, le plaignant a affirmé que la capacité d'utiliser des armes à feu et d'aller au combat, une exigence commune à tout militaire, est une exigence théorique pour ceux qui ont un métier spécialisé non relié au combat comme les mécaniciens de bord. S'il y avait un conflit armé, il convient que les règlements disent qu'il pourrait être appelé à aller au front dans un poste de combat mais que, en pratique, cela ne se produira pas. Cela n'est pas réaliste selon lui, parce qu'en tant que mécanicien de bord, il n'a eu que très peu de connaissance et d'entraînement dans la technique du combat et le maniement des armes de combat et que ce sont donc ceux qui se spécialisent dans les postes de combat, que ce soit dans l'infanterie, chez les pilotes d'avion ou dans la Marine qui seraient appelés à prendre les armes pour attaquer l'ennemi ou défendre les bases militaires. Le seul entraînement sérieux qu'il ait eu sur la technique du combat remonte à 1975 lorsqu'il eut à suivre le Junior Leaders Course pour devenir sergent. Tout cela lui paraît cependant normal compte tenu du fait qu'il estime que l'art de la guerre en tant que telle relève des spécialistes du combat dans l'Armée (Transc., vol. 1, p. 96 à 101 et 133- 134).

Le plaignant a également fortement contesté la deuxième conclusion du CRMC selon laquelle il se trouvait à être not otherwise advantageously employable under existing service policy. M. Robinson croit en effet qu'il pouvait exercer de nombreux autres métiers dans l'Armée compte tenu de sa vaste expérience acquise au cours de ses 21 années de carrière. C.V. à l'appui (HR-1, ong. 3), M. Robinson a indiqué qu'il n'est devenu mécanicien de bord qu'à partir de 1974. Dans les onze années qui ont précédé, il a suivi une formation et a exercé divers métiers dans le domaine de l'entretien des avions au sol, notamment ceux de technicien de moteurs d'avion, de technicien de cellules et de technicien en aéronautique. Il estime donc qu'il était qualifié pour ces postes, entre autres, où il aurait pu être muté et où son épilepsie sous contrôle n'aurait mis personne en danger.

C'est pourquoi il a déposé le 21 août 1984 un grief conformément aux procédures prévues dans les Forces (HR-1, ong. 13). Il a également pris la précaution de consulter un autre expert, un civil cette fois, le neurologue M. Del Campo qui a indiqué dans son rapport, après l'avoir examiné et passé son dossier médical en revue, qu'il était parfaitement contrôlé avec sa dose habituelle de Tégrétol, comme c'était le cas de 80% de patients dans son cas (HR-1, ong. 14). Malgré d'autres lettres de ses supérieurs recommandant son maintien dans les Forces en qualité de conseiller en matière d'alcoolisme, le grief de Robinson fut rejeté (HR-1, ong. 15 à 17).

En contre-interrogatoire, le plaignant a refusé d'admettre qu'il était sujet à avoir d'autres convulsions vu que le Tégrétol les contrôlait, mais que si jamais il en avait une à bord d'un avion ou encore en travaillant au sol avec des outils électriques ou alors qu'il est grimpé sur une échelle, il pourrait se blesser ou blesser des collègues à proximité. Enfin, il a ajouté qu'en tant que membre de la Réserve à la base de Lahr, il pouvait

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de toute façon être appelé à accomplir des activités militaires si une urgence se présentait, même s'il y est embauché en tant que civil sur une base contractuelle au poste de conseiller en matière d'alcoolisme.

Enfin, l'ex-sergent Robinson a ressenti son renvoi des Forces en raison de son épilepsie, même contrôlée, comme une humiliation profonde.

Il n'avait jamais envisagé une autre carrière que celle de militaire et tous ses efforts pour mettre fin à ses problèmes d'alcoolisme lui parurent alors vains. Cela eut un impact négatif considérable sur sa famille et mina sa confiance en lui-même. Il a affirmé que c'est parce que personne, dans la vie civile, ne s'intéressait à un candidat avec une expérience de militaire, qu'il ne put finalement trouver un poste ailleurs que sur une base militaire en Europe. Même quelque cinq ans après le fait, M. Robinson est demeuré tellement bouleversé par ces événements que le tribunal dût interrompre son audition pour lui permettre de poursuivre son témoignage.

Le procureur représentant les Forces, Me Evernden, a fait témoigner six militaires qui ont traité successivement de la profession militaire, du système de classification médicale dans l'Armée, y compris le système d'exemption prévu pour les soldats qui voient leur catégorie médicale passer sous les normes minimales, ainsi que de l'épilepsie et de ses risques.

La structure des Forces et la profession militaire

Membre de la Direction de la coordination de la structure des Forces depuis neuf mois, le Commandant H.C.C. Sylvester est venu exposer au tribunal comment les Forces sont organisées ainsi que la philosophie de ces dernières.

D'entrée de jeu, le Commandant Sylvester a précisé que le premier rôle des Forces armées canadiennes est de se préparer à aller en guerre et d'exécuter les directives gouvernementales en pareil cas. Voilà pourquoi tous les membres des Forces, à l'exception du personnel médical et religieux, doivent être à même de porter des armes et que toute fonction dans l'Armée comporte la capacité de se servir d'armes à feu.

Il existe deux types de fonctions dans les Forces, savoir celle des opérations composée de militaires qui sont prioritairement entraînés dans l'utilisation des armes et la technique du combat et la fonction de soutien composée de militaires entraînés surtout pour soutenir ceux qui sont spécialisés dans le domaine des armes et du combat. Il va sans dire, toutefois, que tout militaire doit avoir une connaissance minimale du maniement des armes pour pouvoir au moins assurer la défense de leur base militaire en cas d'attaque ennemie (Transc., p. 219 à 221, 226 et 234). En sorte que si quelqu'un ne veut ou ne peut pas se servir d'armes à feu, il ne peut en aucun cas être gardé dans les Forces puisque celles-ci ont pour rôle d'assurer la défense du pays. En ce sens, il ne peut y avoir de place pour des conseillers en alcoolisme qui ne soient pas d'abord et avant tout des militaires ayant une profession militaire et qui sont entraînés et disposés à se servir de leurs armes.

Le Commandant Sylvester a également tenté de clarifier la situation des réservistes par rapport aux membres de la Force régulière, ce qui peut être pertinent puisque le plaignant est membre de la Réserve. Il existe deux sortes de réservistes:

1er ceux qui font partie de la Milice et qui sont appelés à être automatiquement mobilisés en cas de guerre et 2e ceux qui sont dans la Réserve supplémentaire et qui ne sont appelés à être mobilisés, s'il y avait conflit, que s'ils étaient toujours qualifiés dans une fonction

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donnée et si les Forces avaient besoin de leurs services. Il y a aussi différentes classes (A, B, C) de réservistes mais cela importe peu ici. Ce qui compte, c'est que, quel que soit le statut d'un réserviste, il n'y aurait aucune distinction, du point de vue de leurs obligations militaires, entre un membre des Forces régulières et un réserviste, si celui-ci était appelé à reprendre son service militaire (Transc., p. 230 et 240 à 245).

Le Capitaine Metro Macknie est venu ensuite témoigner sur l'organisation des métiers ou professions dans les Forces. Ayant été membre depuis treize ans de la Direction de la Structure des groupes professionnels militaires à titre d'officier d'état-major chargé de la description des emplois, il était tout à fait qualifié pour traiter des exigences minimales reliées aux diverses professions dans l'Armée.

Le témoin a indiqué clairement que tout militaire devait obligatoirement avoir un métier ou une profession dans les Forces, à défaut de quoi il ne pouvait en faire partie. C'est ainsi que les recrues qui arrivent sans qualification particulière seront formés dans un métier donné par les Forces et devront toujours conserver un métier tout au long de leur carrière, même si ce métier peut changer en cours de route. L'Armée est en effet une organisation structurée de telle sorte que chacun de ses membres doive être utile au succès d'une opération de défense ou de combat militaire si besoin s'en faisait sentir. Un militaire qui n'a pas de métier est donc un membre inutile dans cette perspective.

Il existe de nombreux métiers et professions pour lesquels les militaires sont formés dans les Forces. Ainsi, dans le domaine de l'aviation seulement, on trouve selon le capitaine Macknie une centaine de métiers ouverts aux non-officiers, c-à-d. le simple soldat, le caporal, le sergent et l'adjudant.

Il y a également des spécialités et sous-spécialités comme le poste de conseiller en matière d'alcoolisme. Toutefois, un militaire ne peut avoir accès à une spécialité que s'il demeure qualififié dans un métier comme tel. Une spécialité ne peut pas remplacer un métier et c'est celui-ci qui est requis pour faire partie des Forces. En ce sens, il est clair que le poste de conseiller en matière d'alcoolisme n'est pas un métier et qu'un individu ne peut être gardé dans les Forces uniquement parce qu'il est compétent dans cette fonction. Il faut en outre qu'il demeure apte à exercer son métier pendant qu'il se consacre temporairement à une spécialité.

Par ailleurs, le capitaine Macknie a présenté les normes générales concernant les exigences minimales visant le personnel non-officier [GSOR - General Specifications Other Ranks] (R-2, ong. 9). En vertu de ces normes, un sergent doit avoir une connaissance détaillée, entre autres sujets, du maniement des armes de combat, des armes biologiques, des techniques de défense et de diverses lois et règlements touchant la défense (par ex.: la Loi sur la défense nationale, la Loi sur les secrets officiels, les Ordonnances administratives des Forces canadiennes).

Contre-interrogé par le procureur de la Commission des droits de la personne sur le caractère réaliste de telles exigences minimales, le capitaine s'est dit d'avis que les normes étaient raisonnables mais qu'un entraînement approprié était requis pour y répondre adéquatement. Il a précisé en outre que ces connaissances devaient être revues annuellement pour s'assurer de leur maintien. Quand le procureur de la Commission lui a signalé que le sergent Robinson n'avait été réévalué que trois ou quatre fois en 21 ans de carrière, le capitaine Macknie a dit que cela ne le surprenait guère, n'ayant lui-même reçu aucun entraînement militaire depuis

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treize ans. Bien qu'il ait été incapable d'en préciser le nombre, il a ainsi reconnu que there are probably people who cannot meet these standards (Transc., p. 318).

Interrogé ensuite à partir du dossier de l'ex-sergent Robinson sur ses possibilités de mutation à un autre métier que celui de mécanicien de bord, le capitaine Macknie a exprimé l'avis que le C.V. de ce militaire indiquait qu'il pouvait certainement être muté à ses anciens métiers, que ce soit celui de technicien en aéronautique ou encore ceux de technicien de cellules ou de moteurs d'avion, ce qui lui aurait permis, s'il avait été choisi, d'avoir la spécialité de conseiller en matière d'alcoolisme. Il fallait toutefois, pour ce faire, qu'il remplisse les normes médicales minimales prévues pour ces derniers métiers. Par ailleurs, une mutation s'accompagne généralement d'une rétrogradation au rang de caporal puisque le militaire doit être réentraîné dans un nouveau métier.

Le troisième témoin appelé par Me Evernden fut le Major Catherine MacCullam. Coordonnatrice du programme de réadaptation des alcooliques au sein des Forces depuis 1988, le Major MacCullam est venu expliquer comment sont sélectionnés les conseillers en alcoolisme travaillant dans une clinique de réadaptation. Elle a ensuite confirmé qu'il n'y avait qu'un seul poste de cette nature à la clinique des Prairies située à Winnipeg à laquelle s'était intéressé le plaignant, que la durée normale d'un tel poste était de quatre années et que ce genre de spécialité était très convoité. C'est ainsi qu'en 1988-1989 il y avait environ 75 candidats qualifiés pour un total de six postes seulement dans toutes les cliniques situées au Canada et en Europe. Le major n'a cependant pu fournir aucune donnée en ce qui concerne les années 1983 et 1984, c-à-d. à l'époque où le plaignant avait posé sa candidature au poste de conseiller en matière d'alcoolisme.

Les normes médicales applicables aux Forces canadiennes

Le Colonel R. Bélanger a été assigné pour expliquer au tribunal le manuel contenant les Normes médicales applicables aux Forces canadiennes édictées sous l'autorité du Chef de l'état-major de la Défense (R-5, ong. 2). En tant que médecin et directeur du Service de santé, il est responsable de l'établissement desdites normes au nom du Chef de ce Service.

Ces normes médicales ont déjà été exposées par le Colonel Bélanger ou d'autres officiers dans d'autres décisions rendues par le Tribunal canadien des droits de la personne (voir par ex.: Galbraith c. Forces armées canadiennes, (1989) 10 C.H.R.R. D/6501 et Rivard c. Forces armées canadiennes, (1990) 12 C.H.R.R. D/35). Il apparaît néanmoins utile d'en rappeler l'essence ici.

Les normes médicales exigent que chaque militaire ait une catégorie médicale basée sur l'évaluation de sept facteurs différents, dont les facteurs géographiques (G), professionnels (O) et l'aptitude au vol (A) qui sont les seuls qui importent en l'espèce. Pour chacun de ces facteurs, un militaire reçoit une cote de 1 à 6 (voire 7 pour le facteur A), la meilleure étant 1 et la pire 6.

Pour être enrôlée dans les Forces, la catégorie médicale d'une recrue doit être égale ou supérieure à G2, O2 et A5. Cela ne signifie pas pour autant qu'il doive garder cette catégorie médicale en permance pour demeurer militaire comme on le reconnaît expressément à l'art. 1 du chap. 3 des Normes. La cote minimale requise des militaires en service, pour ce qui est des facteurs-clés G et O, a été fixée à 3. Du reste, de nombreux

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métiers ne requièrent pas davantage qu'une catégorie médicale G3, O3, A5, notamment les différents métiers de soutien dans le domaine de l'aviation que sont les techniciens de cellules ou de moteurs d'avion travaillant au sol (Annexe D des Normes, R-5, ong. 2). En revanche, pour ce qui est du personnel navigant, une catégorie médicale plus élevée est exigée compte tenu qu'il s'agit de professions à haut risque. Ainsi, la cote médicale minimale du mécanicien de bord est G2, O2, A2.

Ces catégories sont attribuées au moyen d'un examen médical évidemment. Celui-ci est requis au départ pour toute recrue et par la suite pour tout militaire en service lorsqu'il demande une promotion ainsi qu'une fois par an après l'âge de quarante ans. Il semble que la fréquence de ces exmamens médicaux ait quelque peu changé depuis peu, mais cela n'est pas pertinent en l'espèce.

Certaines maladies ou déficiences sont déjà cotées de façon indicatives dans le manuel des Normes médicales. C'est ainsi que lorsque l'épilepsie est diagnostiquée par un médecin, il doit normalement recommander la cote 4 ou 5 pour le facteur géographique G et la cote 3 ou 4 pour le facteur professionnel O (Ch. 7, p. 7-20). Toutefois, en ce qui concerne l'épilepsie en particulier, il existe d'autres normes plus rigides dont l'OSSFC 26-12 intitulée Troubles épileptiques-Politique de classification (R-8). C'est ainsi que, stipule l'art. 7, si l'on ne touve pas de cause à laquelle il soit possible de remédier, la catégorie G4 O3 est la catégorie minimale nécessaire pour protéger le sujet... L'article 8 précise en quoi consistent les restrictions imposées par cette catégorie:

G4 - inapte au service sur le terrain, dans les postes isolés au point de vue médical, et au service des Nations Unies, services d'un médecin requis. O3 - inapte à conduire des véhicules militaires, inapte à se servir d'armes et de munitions, inapte au travail sur des hauteurs ou avec des outils électriques, inapte à travailler dans des endroits dangereux ou avec des matériaux dangereux.

En pareil cas, qui est celui du plaignant, la catégorie médicale est fixée par avance et le médecin traitant comme les autorités médicales des Forces perdent toute discrétion quelle que soit la gravité du cas et le degré de contrôle de son épilepsie au moyen de médicaments appropriés (Transc., p. 421). Il semble donc que cette politique, en vigueur depuis le 6 septembre 1983, ait été appliquée au plaignant. Et c'est ce qui explique que sa libération ait été décidée puisqu'il n'est pas normalement possible de rester dans les Forces avec une catégorie médicale inférieure à G3 O3, à moins de bénéficier d'une exemption, ce qui demeure exceptionnel.

Or si la catégorie O3 et les restrictions indiquées ci-dessus ont été attribuées au plaignant, c'est, selon le Colonel Bélanger, en raison du risque qu'un épileptique présente s'il avait une convulsion dans l'exécution de son travail militaire, par exemple lors de l'utilisation d'armes à feu. Quant à la catégorie G4, elle est due au fait que celui qui a des troubles épileptiques est moins mobile en ce qu'il peut avoir rapidement besoin des services d'un médecin et que la fourniture de médicaments d'ordonnance tels que le Tégrétol n'est pas toujours possible sur le champ de bataille (Sources: Normes médicales, p. 2-2A/2B et 3 et Troubles épileptiques-Politique de classification, art. 4).

Mais pourquoi existe-t-il trois catégories inférieures au minimum de G3 et O3 si, de toute façon la catégorie G4 ou O4 suffit à exclure un militaire des Forces? Selon le Colonel Bélanger, qui est impliqué dans le travail du Conseil de révision médicale des carrières (CRMC), c'est parce que ce dernier a la possibilité d'exempter un militaire en service de sa

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catégorie médicale inférieure aux normes médicales minimales, mais uniquement si sa catégorie n'est pas inférieure à G5, O5. Un militaire coté G6, O6 ne peut en aucun cas être exempté et il doit être automatiquement libéré tandis que s'il est coté G4 ou G5 et O4 ou O5, il y a encore une possibilité qu'il soit gardé dans son métier ou qu'il soit muté dans un autre. Sur des effectifs globaux dépassant 85,000 individus, il y aurait ainsi quelques milliers de militaires qui ne répondent pas aux normes médicales minimales et qui sont toujours en service actif dans les Forces parce qu'ils bénéficient d'une exemption. Un militaire ayant une catégorie médicale inférieure à G3 ou O3 est un militaire qui est gardé malgré le fait que sa condition puisse présenter un risque de danger pour lui-même ou pour les autres. La décision de l'exempter et de le garder est une mesure d'exception basée sur l'acceptabilité du risque qu'il présente dans les circonstances compte tenu des besoins des Forces dans le type de profession exercé par le militaire (Transc., p. 422 à 425).

Le Lieutenant-Colonel Robert Swan, directeur de la section des non- officiers au CRMC depuis quelque vingt mois, est venu compléter les informations livrées par le Colonel Bélanger en ce qui concerne le rôle de cet organisme, le système d'exemption et les conditions de mutation. Ainsi, lorsque la catégorie médicale d'un militaire est abaissée, le CRMC est automatiquement saisie de son dossier et son rôle consiste alors à recommander au QG un changement de catégorie ou de métier, un changement de lieu ou d'emploi, ou encore la libération (Art. 1 OAFC 34-26 : R-10, ong. 1).

L'objectif du CRMC n'est pas de libérer un militaire à moins que cela ne soit absolument nécessaire. Toutefois, même si un membre des Forces conserve une catégorie médicale qui répond aux normes d'un autre métier, cela ne signifie pas automatiquement que le CRMC va recommander son transfert. Cela va dépendre de l'ensemble de son dossier, par exemple de sa performance dans le métier qu'il doit quitter, de son potentiel d'avancement, de sa capacité d'effectuer des activités proprement militaires et de l'existence d'ouvertures dans le métier convoité. En outre, lorsqu'un individu est muté, il est généralement rétrogradé au statut de caporal puisqu'il doit réapprendre un nouveau métier.

Appelé par le procureur de la Commission à commenter la décision du CRMC (HR-1, 12) en ce qui concernait les possibilités de mutation du plaignant à ses métiers précédents de technicien en aéronautique, de cellules ou de moteurs d'avion, le lieutenant-Colonel Swan a d'abord indiqué que le CRMC avait forcément considéré ces hypothèses puisque c'est la pratique courante. Après que le tribunal lui ait souligné que cela n'apparaissait nulle part dans le rapport et que le procureur de la Commission soit revenu sur cette question en contre-interrogatoire, le témoin a finalement concédé que la possibilité d'une mutation n'avait probablement pas été sérieusement considérée par le CRMC dans le cas de l'ex-sergent Robinson tel que cela ressort de l'échange suivant (Transc., p. 686):

Q. What were the options of the CMRB in the Robinson case?

A. When we saw the medical categories, when we saw the restrictions, and we saw the unfit flight attendance, unfit flying duties, the options were release.

Q. So there was no other option was there? They wouldn't have considered any other trade because they knew that he was below

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the minimum medical standard?

A. We knew with his medical limitations that he would not be occupationally transferred.

La possibilité de muter le plaignant n'a donc vraisemblablement pas été considérée parce que les restrictions consignées dans le rapport médical en raison de son diagnostic d'épilepsie le rendait inapte à exercer les fonctions militaires en tant que telles (O3 - inapte à se servir d'armes, de munitions...) et l'obligeait à se procurer en permanence un médicament non disponible dans une pharmacie de champ de bataille et à demeurer dans un endroit où un médecin est toujours disponible (G4 - inapte au service sur le terrain, en mer, dans les postes isolés, services d'un médecin requis).

Le Lieutenant-Colonel Swan a enfin mentionné deux cas de mécanicien de bord qui ont été gardés dans les Forces parce que leur catégorie médicale G4 O3 A7 avait fait l'objet d'une exemption. Dans le premier cas, il s'agit d'un militaire ayant une maladie coronarienne. Celui-ci a été interdit de travailler à bord d'un avion, mais comme il a été néanmoins jugé apte aux fonctions militaires générales (utilisation d'armes à feu, etc.), il a été maintenu dans les Forces mais muté à un travail de bureau. Le second cas est celui d'un épileptique. Il a été gardé un certain temps dans le but de bien évaluer sa condition médicale. Lorsque le diagnostic de troubles épileptiques a été confirmé, la décision du CRMC a été de le libérer à compter du mois de mai 1990.

L'épilepsie et ses risques pour la sécurité

Le Lieutenant-Colonel Christopher Skinner qui est médecin depuis 1979 avec spécialité en neurologie depuis 1987 et qui se consacre principalement à cette spécialité en tant que médecin militaire a été appelé par Me Evernden et reconnu comme expert dans le domaine des troubles épileptiques par le tribunal.

Il a d'abord fait une première distinction entre une simple crise qui est le fait d'une activité électrique anormale au cerveau et l'épilepsie, ou troubles épileptiques, qui est diagnostiquée lorsque l'activité anormale est récurrente. Appelé à donner une définition de l'expression troubles épileptiques, il s'est exprimé ainsi : An individual suffering from a seizure is an individual who has paroxysmal electrical activity in the brain which alters the individual's behaviour to lesser and greater degrees from the point of just having minor symptoms to the point of total incapacitation and life threatening convulsions. So that the electrical activity depending on where it occurs in the brain determines the amount of disability that a given individual has while that electrical acivity is present. Définissant ensuite le mot paroxysmal, il a expliqué qu'il signifie spontaneous, unprovoked... on a recurrent basis... (Transc., p. 486).

L'épilepsie (ou les troubles épileptiques) connaît plusieurs formes qui ont été standardisées par l'International League Against Epilepsy. On distingue d'abord entre la partielle et la généralisée. L'épilepsie est dite partielle lorsque les activités électriques anormales sont localisées dans une partie du cerveau seulement; on la qualifie de généralisée si les activités anormales sont observées à la grandeur du cerveau.

L'épilepsie partielle se divise en deux catégories: la simple et la complexe. La partielle simple se manifeste par des symptômes comme l'engourdissement du visage ou des mouvements saccadés de la main.

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Toutefois la personne ne subit aucune perte de conscience et elle peut continuer à communiquer normalement, le processus mental demeurant normal.

L'épilepsie partielle complexe présente les symptômes extérieurs suivants: l'individu regarde fixement dans une direction, a des mouvements anormaux des mains ou d'autres membres du corps, ouvre et ferme la bouche de façon répétée. Pendant une crise, qui peut se produire quatre ou cinq fois par mois si elle n'est pas contrôlée par médicament et qui dure en moyenne 30 à 45 secondes, le sujet ne tombe pas, il n'a pas de convulsion à proprement parler, mais il est incapable de communiquer parce qu'il y a perte de conscience. La crise se termine par une certaine confusion chez le sujet. Elle peut se produire aussi bien le jour que la nuit. Si elle survient le jour pendant que la personne exécute un travail dangereux, il y a un risque sérieux qu'elle se blesse ou blesse d'autres personnes. On arrive à contrôler en moyenne environ 70% des crises de ceux qui souffrent d'épilepsie partielle complexe au moyen de médicaments appropriés comme le Tégrétol. Le contrôle complet est cependant possible et non inusité.

Quant à l'épilepsie généralisée, elle se divise également en deux grandes catégories: le grand mal et le petit mal. Le grand mal est la forme la plus commune et est aujourd'hui désignée en médecine moderne crise tonico-clonique généralisée. Le comportement du sujet lors d'une crise est alors assez effrayant pour des non-habitués. Il y a d'abord une phase clonique de contraction des muscles suivie d'une phase d'activité musculaire tonique de va et vient. Le grand mal peut aussi être purement tonique ou encore purement clonique. Il va sans dire que le patient est tout à fait inconscient lorsque survient le grand mal.

Le petit mal est très différent quant à ses symptômes extérieurs quoiqu'il s'agisse également d'une forme généralisée de crise épileptique.

En effet, l'activité électrique anormale n'est pas localisée à un endroit précis au cerveau mais elle est répartie également dans l'ensemble de ce dernier. Ici, le sujet n'a aucune réaction physique ou presque lors d'une crise, mais il est complètement inconscient et se trouve par conséquent incapable de communiquer. On peut observer un clignotement anormal des yeux du sujet par exemple, mais il ne tombera pas et n'aura pas de convulsions. C'est comme s'il était dans la lune. L'expression moderne pour désigner le petit mal chez les spécialistes est l'absence généralisée.

La durée moyenne d'une crise est de 15 à 30 secondes. Elle peut se produire en moyenne de 10 à 20 fois par jour lorsqu'elle n'est pas contrôlée par médicaments. L'absence généralisée est une forme d'épilepsie plus facile à contrôler que l'épilepsie partielle complexe: environ 80% des crises sont effectivement contrôlés par médicaments et le contrôle parfait est possible et non inusité.

Un autre phénomène se produit chez certains épileptiques. Environ 25% d'entre eux sont en effet avertis de l'arrivée prochaine d'une crise par ce qu'il est convenu d'appeler une aura. Il s'agit techniquement d'un décharge anormale d'activité électrique avant que la crise ne se produise comme telle en sorte que quelqu'un qui serait au volant de sa voiture aurait le temps de se ranger sur l'accottement et d'ainsi éviter un accident. Le Dr Skinner n'a toutefois pas élaboré davantage sur ce phénomène que le plaignant dit avoir connu assez souvent.

Outre les explications verbales du Dr Skinner, le tribunal a bénéficié d'un soutien visuel pour comprendre les symptômes extérieurs de deux formes d'épilepsie, soit la partielle complexe et l'absence généralisée. Le tribunal a en effet visionné un court enregistrement vidéo que le Dr Skinner utilise dans ses cours à l'Université d'Ottawa malgré les

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objections formulées par le procureur de la Commission. Celui-ci a en effet fait valoir que ce matériel n'était pas pertinent puisqu'il ne s'agissait pas de M. Robinson, qu'il constituait par conséquent une preuve impressionniste et que, de toute façon, l'épilepsie du plaignant n'était pas contestée. Le tribunal a rejeté ces objections aux motifs que la bande-vidéo pouvait s'avérer pertinente afin de vérifier si les symptômes d'une crise pouvaient empêcher un sujet d'accomplir les fonctions normales dans l'Armée et constituer un risque de danger pour le militaire épileptique ou ses collègues.

Le Dr Skinner a également élaboré sur les méthodes de contrôle de l'épilepsie et le calcul du risque que présentent ceux qui sont atteints de cette maladie. Il est clair que l'épilepsie ne se guérit pas, on ne peut que tenter de la contrôler au moyen de divers médicaments existant sous forme de comprimés. On trouve par exemple le Tégrétol, le Dilantin, le Valproic ou le Phénobarbital. Plus de 90% des épileptiques sont considérés contrôlés au moyen de l'un ou l'autre de ces médicaments, quoique le contrôle parfait d'un point de vue clinique se réalise dans environ 70% des cas. Le contrôle clinique signifie que le sujet n'a aucune crise comme telle entre deux examens médicaux, mais cela ne veut pas nécessairement dire qu'il n'a plus d'activités électriques anormales au cerveau. Cela ne peut se vérifier que par l'administration d'un ÉEG. Dans un cas d'absence complète d'activités anormales, on parle plutôt de contrôle électrique, mais le Dr Skinner n'a pas fourni de précisions quant au taux de succès du contrôle électrique de l'épilepsie. On peut retenir également de son témoignage que l'efficacité à long terme du contrôle des symptômes de l'épilepsie se détermine dans les deux premières années de traitement d'un sujet. C'est ce qui expliquerait vraisemblablement pourquoi plusieurs lois provinciales permettent aux épileptiques d'obtenir un permis de conduire si un médecin certifie qu'ils n'ont plus de crise depuis un délai variant entre un an (ex.: en Ontario) et deux ans (ex.: au Québec).

En ce qui concerne le calcul du risque, les études démontrent que le risque de récurrence se situe autour de 30% chez les épileptiques non contrôlés, c-à-d. chez ceux qui ne prennent pas de médicaments ou pour qui aucun médicament ne réussit à contrôler efficacement les crises. Mais il s'agit là d'une donnée très générale. L'évaluation du risque se fait de façon beaucoup plus sophistiquée et individualisée en tenant compte de données précises sur un sujet comme son type particulier d'épilepsie, ce qui l'a causé, l'hérédité, etc.

C'est ainsi qu'en se basant sur des études publiées dans le New England Journal of Medecine par Delgado et Escueta en 1983 et Eloise en 1984, études reprises et confirmées en 1988 par Callaghan, le Dr Skinner a expliqué qu'on peut évaluer le taux de risque d'un épileptique donné en deux étapes. Dans un premier temps, il s'agit d'appliquer une sorte de règle des huit qui attribue à chacun des facteurs pertinents en matière d'épilepsie un taux de risque de 8%.

Par exemple, la probabilité de récidive de quelqu'un qui a déjà eu une crise d'épilepsie est de 8%. Si cette personne a subi un choc violent à la tête ou une fracture du crâne (facteur de la cause), le risque est de 16% (soit 8 + 8). Et si, au surplus, l'un de ses parents a déjà été diagnostiqué épileptique (facteur héréditaire), le risque grimpe à 24% (soit 8 + 8 + 8).

Cette première étape établit le risque probable des sujets non contrôlés par médicaments. Il s'agit donc dans un deuxième temps de calculer le taux de risque des sujets contrôlés avec la prise de

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médicaments. On sait que certaines formes d'épilepsie sont plus difficiles à contrôler que d'autres. En ce qui concerne M. Robinson, il a été diagnostiqué partiel complexe par les docteurs Habib et Del Campo, ce dont a convenu le Dr Skinner. Dans un tel cas, il faut alors soustraire du risque calculé en première étape un taux de 70% à 80% qui correspond au taux moyen de contrôle de ce genre d'épilepsie. En sorte qu'un individu comme l'ex-sergent Robinson ayant déjà eu au moins une crise (8%) et dont la cause de la maladie est probablement les deux fractures du crâne dont il a été victime en 1967 du côté gauche et en 1975 du côté droit (8%) représente sans médicament un risque de 16% d'avoir au moins une autre crise sans avertissement à un moment qu'on ne peut prévoir. Comme il faut retrancher 70% à 80% de ce taux de 16% parce que le plaignant semble bien contrôlé par médicament, le risque que ce dernier ait une autre crise se situe entre 3% et 6%. Le taux de 3% est obtenu par les données suivantes: 15% (risque sans médicament) - 80% (taux moyen le plus élevé de contrôle avec médicament). Le taux de 6% est le résultat du calcul suivant: 20% (risque sans méd.) - 70% (taux moyen le moins élevé de contrôle avec méd.).

Le Dr Skinner n'a pas expliqué pourquoi il situait le risque de récidive du plaignant sans médicament entre 15% et 20% alors que selon la règle des huit, son risque devrait être fixé à 16%, comme il l'a admis du reste en contre-interrogatoire (Transc., p. 580). Car, si l'on reprend les calculs du risque à l'aide de ses propres critères, le risque du plaignant devrait plutôt se situer entre 3.2% [16% - 80%] et 4.8% [16% - 70%]. Le Dr Skinner a aussi parlé d'un risque d'environ 5% en ce qui concerne M. Robinson (Transc., p. 540). Quoi qu'il en soit, le Dr Skinner a admis que les épileptiques ne forment pas un groupe homogène et que certains sujets sont plus à risque que d'autres, compte tenu de leurs facteurs propres. Par ailleurs, le risque de récidive d'un épileptique doit, pour être compris, être mis en perspective. Il doit être comparé au risque que quiconque dans la population ait un jour une crise d'épilepsie. Or, ce dernier risque est de 2% à 4% selon les études médicales consultées par le Dr Skinner.

Le témoignage du Dr Skinner est également pertinent en ce qui concerne la Politique de classification des troubles épileptiques des Forces établie par l'OSSFC 26-12 (R-8). Au moins trois articles ont été modifiés dans cette Politique en date du 6 septembre 1983, soit juste à l'époque où le plaignant a vu sa catégorie médicale modifiée en raison de sa crise majeure en mai de la même année.

Ainsi l'art. 4 qui traite des conditions pénibles de combat et d'entraînement, comme la privation de sommeil et de repas réguliers, et du fait que ces éléments peuvent abaisser le seuil d'apparition d'une crise, a été modifié en 1983 par l'ajout d'une considération qui n'y était pas auparavant: les difficultés d'approvisionnement en médicaments en cas de perte sur les lieux d'un combat.

L'autre disposition importante qui a été modifiée en 1983 est l'art.

7. Celui-ci prévoit actuellement que lorsqu'un militaire est diagnostiqué épileptique, la catégorie médicale initiale appropriée pour une période temporaire de six mois est G4 O4. Cette catégorie se situe en dessous du minimum requis par les Forces, mais lorsqu'un militaire fait l'objet d'une catégorisation temporaire, aucune décision n'est prise sur ses perspectives de carrière par le CRMC. Il est ainsi protégé contre une mutation ou une libération immédiate. Quoi qu'il en soit, il semble que la catégorie initiale et temporaire proposée était G3 O3 avant 1983. Bien que la catégorie définitive pour un militaire diagnostiqué définitivement épileptique était la même avant et après la modification 1983, soit G4 O3,

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le Dr Skinner a confirmé que l'ancien art. 7, dont le tribunal n'a pu avoir de copie, donnait plus de lattitude au CRMC de façon à lui permettre de reclassifier un militaire à la catégorie G2 O2 s'il demeurait exempt de crise après un délai de deux ans. En d'autres termes, la modification de 1983 was a somewhat more restrictive Order than the one present between '81 and '83... (Transc., p. 559 et 586-587). Quant aux modifications dont l'art. 8 a fait l'objet, (cet article décrit les restrictions devant accompagner la catégorie médicale G4 O3 d'un militaire souffrant de troubles épileptiques), aucune explication n'a été fourni au tribunal. Il est clair toutefois que ces catégories et restritions médicales n'ont pas été révisées depuis 1983.

Appelé à se prononcer sur la pertinence de la catégorie médicale prévue dans l'OSSFC 26-12, savoir G4 O3, le Dr Skinner a exprimé l'avis que cela était justifié compte tenu du fait qu'un membre de l'Armée se situe toujours dans un contexte présentant un risque plus élevé que dans la vie civile en général. Il doit pouvoir utiliser des armes à feu et être capable de travailler pendant de longues heures dans des conditions extrêmes. Ajouter à cela les difficultés d'approvisionnement d'un médicament sur les lieux d'un combat, la catégorie médicale G4 lui paraît indiquée. Par ailleurs, le Dr Skinner a dit que tous les métiers ne présentent pas le même risque dans l'Armée et a distingué trois catégories de postes à cet égard: 1) les postes à risque élevé comme ceux de pilote d'avion et de personnel navigant, 2) les postes à risque modéré comme ceux d'opérateurs de machines dangereuses ou de conducteurs de véhicules de transport de passagers et 3) les autres postes qui sont à risque faible.

Néanmoins, comme tout soldat doit pouvoir porter une arme et s'en servir, on doit toujours en tenir compte dans l'évaluation du risque qui demeure plus élevé que dans la vie civile.

Appelé enfin à se prononcer sur les rapports médicaux établis par les divers médecins que le plaignant a consultés entre 1981 et 1984, savoir les Dr Smallman et Burling, médecins militaires ainsi que les neurologues civils Habib et Del Campo qui ont tous recommandé le maintien du sergent Robinson dans les Forces et qui ont contesté la catégorie médicale G4, le Dr Skinner a affirmé que ces rapports médicaux étaient plus ou moins valables sur le plan scientifique parce qu'ils ne contenaient que des opinions médicales. Selon lui, il n'est pas scientifique de dire, comme l'a fait le Dr Del Campo (HR-1, ong. 14), que l'épilepsie était parfaitement contrôlé en date du 24 août 1984 avec une dose ordinaire de Tégrétol comme le sont 80% des sujets souffrant d'une épilepsie partielle complexe parce que les rapports médicaux révèlent que Robinson n'avait subi que trois électroencéphalogrammes. En ce sens, toutes les opinions médicales apparaissant au dossier de Robinson et indiquant qu'il s'agit d'un épileptique sous contrôle capable de fonctionner dans l'Armée ne sont que des opinions, au sens où elles ne lui paraissent pas scientifiquement prouvées. Il estime donc que la catégorie médicale G3 O3 établie par le Dr Burling (R-1, ong. 21 et 22) était trop libérale et que sa modification à la baisse, soit à G4 O4 et G4 O3 établies par le Dr Lange (R-1, ong. 21 et 22, voir les corrections manuscrites apportées à la classification originale), le Colonel Thatcher (R-1, ong. 25) et le Dr Greenidge (R-1, ong. 28) était tout à fait indiquée.

II- L'ALLÉGATION DE DISCRIMINATION

Comme on le sait, l'analyse d'une question de discrimination en vertu

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de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 ou de toute autre loi antidiscrimination provinciale se fait en deux étapes. Il s'agit de se demander dans un premier temps si une personne ou un groupe de personnes a été, directement ou indirectement, traité différemment, si une telle différence de traitement lui a causé un préjudice, si elle était fondée sur l'un des motifs énumérés dans la Loi et si elle a été exercée dans l'un des domaines d'activité visés par la Loi. Dans l'affirmative, il faut ensuite vérifier si une telle discrimination est ou non autorisée par l'une des exceptions de l'art. 15 de la Loi parce qu'elle constitue par exemple une exigence professionnelle justifiée (E.P.J.): Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, 172 à 176. (A noter que la Loi canadienne parlait d'exigences professionnelles normales dans sa version française antérieure à la révision des lois fédérales de 1985; à notre avis, cela ne change cependant rien à l'interprétation de l'alinéa 15a) qui a toujours traité dans sa version anglaise de bona fide occupational requirement; il s'agit donc toujours du même concept).

Dans l'analyse de la discrimination, il importe de rappeler que la Loi canadienne sur les droits de la personne est une loi d'une nature spéciale, voire fondamentale ou quasi constitutionnelle, et que, pour cette raison même, elle doit recevoir une interprétation large et libérale de manière à assurer son objet: Winnipeg School Division No 1 c. Craton, [1985] 2 R.C.S. 150, 156; O'Malley c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, 547; Robichaud c. Canada, [1987] 2 R.C.S. 84, 92; R. c. Mercure, [1988] 1 R.C.S. 234, 268.

Le but ou l'objet d'une loi sur les droits de la personne que les tribunaux doivent constamment garder à l'esprit dans leur interprétation a également été précisé par la Cour suprême du Canada. Il s'agit de garantir à toute personne dans la société qu'elle sera évaluée individuellement, selon ses mérites propres, plutôt qu'en fonction de son appartenance à un groupe identifié par une caractéristique personnelle énumérée dans la Loi: Ville de Brossard c. Québec, [1988] 2 R.C.S. 279, 297-8 (j. Beetz), 344 (j. Wilson). Voir aussi dans le même sens: Air Canada c. Carson, [1985] 1 C.F. 209, 239 (C.A.); Cashin c. Société Radio-Canada, [1988] 3 C.F. 494, 506 (C.A.). La jurisprudence est donc en parfaite harmonie avec l'art. 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui stipule qu'elle a pour objet de donner effet au principe de l'égalité des chances d'épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la ... déficience, laquelle inclut, selon l'art. 25, une déficience tant physique que mentale.

En l'espèce, la plainte porte que l'intimée aurait libéré l'ex-sergent Robinson des Forces armées canadiennes au motif qu'il était épileptique. Il va sans dire qu'il revient au plaignant de faire cette preuve selon la norme civile ordinaire de la prépondérance des probabilités.

Le motif de discrimination ne fait pas problème ici. Le procureur de l'intimée a admis que l'épilepsie était le fondement de la décision des Forces de libérer M. Robinson et qu'elle constituait une déficience au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La preuve était de toute façon très claire à ce sujet, la décision écrite du CRMC indiquant expressément que l'épilepsie constituait la cause de la libération recommandée.

Comme le plaignant s'est vu refuser la possibilité de garder son emploi de mécanicien de bord ou d'être muté à un autre métier dans les Forces en raison de son épilepsie, le tribunal conclut qu'il y a eu violation de l'art. 7 de la Loi. Cette disposition précise que le fait de

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refuser à quelqu'un, par des moyens directs ou indirects, de continuer de l'employer ou encore le fait de le défavoriser en cours d'emploi constitue un acte discriminatoire.

La preuve révèle en effet que le plaignant ne s'est pas seulement vu refuser de continuer son métier de mécanicien de bord en raison de son épilepsie, mais que, selon toute probabilité, sa condition médicale a fait en sorte que le CRMC a omis de considérer la possibilité d'une mutation dans un métier où le plaignant était compétent. Il ressort clairement du témoignage du Lieutenant-Colonel Swan que toute mutation de M. Robinson était en fait exclue en raison des restrictions attribuées automatiquement à un militaire diagnostiqué épileptique en vertu de la Politique de classification des troubles épileptiques des Forces. L'intimée a donc défavorisé le plaignant en cours d'emploi en lui refusant un avantage, la possibilité de mutation, normalement considérée lorsque la catégorie médicale d'un militaire de carrière est abaissée. Le reclassement et la mutation éventuelle, plutôt que la libération automatique, constituent un avantage lié à l'emploi de militaire en service reconnu expressément au chapitre 3 du manuel des Normes médicales applicables aux Forces canadiennes. On y précise à l'article premier qu'il est inévitable que la catégorie de beaucoup de militaires en service doit être réduite au cours de leur carrière et, ajoute-t-on à l'art. 7, les officiers du service de santé doivent en conséquence s'assurer que le militaire assujetti à certaines restrictions médicales est affecté au meilleur emploi possible, tant pour son bien pesonnel que pour les intérêts des Forces. Le Lieutenant-Colonel Swan a du reste confirmé que la libération d'un militaire dont la catégorie médicale a été abaissée n'était en aucune façon l'objectif du CRMC et que cette option n'était considérée que si elle était absolument nécessaire.

Le système de mutation est donc un avantage lié à l'emploi du militaire en service. L'existence de cet avantage et la légitimité de la distinction faite par les Forces entre recrues et militaires en service pour pouvoir en bénéficier ont du reste déjà été reconnues dans plusieurs décisions: Galbraith, précité, par. 45803, 45850-1, 45864; Séguin et Tuskovich c. G.R.C., (1989) 10 C.H.R.R. D/5980, par. 43268-9, 43386; Parent c. Ministère de la Défense nationale, (1980) 1 C.H.R.R. D/121, par. 1062. Même si un employeur n'est pas tenu de procurer un tel avantage à ses employés, lorsqu'il le fait, il ne peut le refuser à certains de ses employés pour des motifs discriminatoires.

En effet, c'est une chose de dire, comme l'a confirmé la Cour suprême du Canada dans Central Alberta Dairy Pool c. Alberta Human Rights Commission, [1990] 2 R.C.S. 489, qu'un employeur n'a aucune obligation d'accommodement à l'égard de ses employés en matière de discrimination directe, si une telle discrimination constitue une exigence professionnelle justifiée. C'en est une autre d'affirmer qu'un employeur peut exclure arbitrairement une catégorie de personnes en raison de sa race, de son sexe ou de sa déficience lorsqu'il met en place un système d'avantages sociaux incluant divers accommodements comme des congés de maladie ou de maternité, des mutations pour raison familiale ou médicale, etc. Ce n'est pas parce qu'il n'est pas légalement forcé de prévoir certains accommodements en faveur de ses employés qu'un employeur se trouve automatiquement autorisé à agir de façon discriminatoire dans l'attribution ou l'application des avantages qu'il a décidé d'accorder à ses employés de sa propre initiative ou par le biais d'un contrat privé ou collectif de travail. Les arrêts Central Alberta Dairy Pool, précité et Bhinder c. C.N., [1985] 2 R.C.S. 561

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ne sauraient en aucun cas être interprétés de manière à permettre la discrimination dans un système d'avantages sociaux mis sur pied par l'employeur au motif que celui-ci n'est pas tenu de prévoir un accommodement raisonnable en matière de discrimination directe justifiée.

La question n'est donc pas de savoir, comme l'ont prétendu les procureurs des deux parties, si l'intimée était tenue dans les circonstances de l'espèce de muter le plaignant. Il s'agit plutôt de se demander si le système de mutation mis en place par les Forces canadiennes à l'avantage de l'ensemble de ses employés est lui-même discriminatoire ou s'il est appliqué de façon discriminatoire. En effet, l'art. 7 de la Loi n'interdit pas seulement à un employeur de congédier un employé pour des motifs de distinction illicite, mais également de le défavoriser en cours d'emploi.

Ceci vise assurément les politiques ou décisions de l'employeur mentionnées expressément à l'al. 10b) de la Loi, à savoir celles qui touchent les promotions, la formation, l'apprentissage, les mutations, les congés et toute autre condition de travail ou avantage accordé dans le cadre de l'emploi.

Le Capitaine Macknie ayant reconnu que le plaignant était qualifié pour exercer d'autres métiers dans les Forces, notamment ceux de technicien de cellules, de technicien de moteurs d'avion ou de technicien en aéronautique qu'il a tour à tour exercés pendant ses quelque dix premières années de carrière dans les Forces, il revenait à l'intimée de démontrer que l'ex-sergent Robinson était, selon les termes mêmes du CRMC, not otherwise advantageously employable under existing service policy. Or, à ce sujet, il n'y a pas eu l'ombre d'une preuve. L'intimée n'a pas tenté de démontrer que la mutation était impossible en raison du fait qu'il n'y avait pas de postes disponibles dans l'un ou l'autre de ces métiers en 1984 ou encore que la proportion des militaires ayant une catégorie médicale abaissée, voire sous les normes médicales mais jouissant d'une exemption du CRMC, était trop élevée à cette époque. Il va sans dire que les statistiques qui ont été présentées au tribunal à ce sujet (R-10, ong. 3 et 4) n'ont aucune force probante puisqu'elles ne traitent de la situation prévalant dans les divers métiers considérés par le plaignant que pour les années 1988 à 1990.

La preuve, prépondérante, est donc claire: l'épilepsie du plaignant a été la seule cause du refus de considérer la possibilité de le muter et, ce faisant, l'intimée a défavorisé le plaignant en cours d'emploi au sens de l'al. 7b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Du reste, le Lieutenant-Colonel Swan a été incapable de donner un seul cas où un militaire a été gardé dans les Forces par le biais d'une mutation après avoir été diagnostiqué épileptique. Il a bien mentionné le cas d'un militaire épileptique qui a pu conserver son poste de mécanicien de bord d'une façon temporaire, mais ce fut uniquement pour permettre la vérification de son diagnostic d'épilepsie. Dès que celui-ci fut confirmé, la décision de le libérer a suivi.

La plainte de M. Robinson va cependant plus loin. Il soutient que sa déficience physique fut également la cause du refus de l'affecter à la position de conseiller en matière d'alcoolisme à la clinique de réadaptation pour alcooliques située à la base de Winnipeg. Le procureur de l'intimée s'est énerniquement opposée à une telle conclusion puisque cela signifierait que les Forces ont tenté de dissimuler une discrimination. En effet, on n'a jamais laissé entendre à M. Robinson que c'était en raison de son épilepsie que le poste lui était refusé, mais parce qu'il n'y avait pas de poste au moment où il a posé sa candidature.

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Cette question est plus difficile à trancher parce qu'il n'y a pas de preuve directe, ni d'admission de la cause de discrimination.

Tel qu'il ressort du témoignage non contredit du plaignant et de la preuve documentaire soumise par les deux parties, la suite des événements est la suivante. Alors que sa catégorie médicale était encore temporairement fixée à G4 O4, donc inférieure aux normes médicales minimales des Forces, le sergent Robinson a posé sa candidature au poste de conseiller en alcoolisme à la Clinique de Winnipeg. C'était à l'automne 1983, en septembre ou octobre. Il importe de rappeler ici que tant qu'un militaire a une catégorie médicale temporaire, il demeure protégé contre toute décision de le libérer et peut demeurer dans les Forces. En novembre 1983, la catégorie médicale permanente du plaignant fut cependant arrêtée: G4 O4 A7 (R-1, ong. 22). En janvier 1984, Robinson fut avisé par le QG à Ottawa que sa candidature pour le poste de conseiller en alcoolisme était rejetée au motif qu'il n'y avait aucun poste dans ce domaine avant 1986 (all positions filled until 1986 : HR-1, ong. 10). En février 1984, la catégorie médicale du plaignant fut révisée pour être fixée à G4 O3 mais avec les mêmes restrictions le rendant inapte à exercer tant son métier de mécanicien de bord que la fonction militaire. Le 4 juin 1984, le directeur des carrières militaires du personnel non-officier indique à nouveau sur une fiche du CRMC no ARC position available at this time et le 21 juin 1984 le CRMC recommande la libération du plaignant (HR-1, ong. 12). Enfin, le 25 juin 1984, le QG à Ottawa informe le caporal-chef Ozzie Cawlishaw que sa candidature est retenue comme conseiller en matière d'alcoolisme à la Clinique de Winnipeg bien que les règlements indiquent clairement que cette spécialité ne peut être offerte à un militaire n'ayant pas encore obtenu le grade de sergent (art. 3.d.(1)b) OSFC 98/84 : R-2, ong. 17).

Que conclure de la suite de ces événements? Me Evernden a plaidé que cela ne prouvait rien, sinon une erreur administrative de bonne foi de la part des autorités militaires sur la disponibilité des postes de conseiller en matière d'alcoolisme à la base de Winnipeg. Selon nous, cette explication est cousue de fil blanc pour deux raisons qui ont été établies en preuve par Me Evernden lui-même: 1 qu'une erreur administrative ait été maintenue pendant six mois, soit de janvier à juin 1984, apparaît impossible compte tenu du fait qu'il n'y avait qu'un seul poste de conseiller en matière d'alcoolisme à Winnipeg (voir le témoignage du Major MacCullam); 2 comme le poste de conseiller en matière d'alcoolisme n'est pas un métier ou une profession dans les Forces à proprement parler, mais une spécialité, cela signifie qu'un militaire doit conserver en tout temps les qualifications minimales tant au point de vue médical que professionnel de son métier pour pouvoir avoir accès à ladite spécialité. Or, comme le sergent venait de perdre officiellement lesdites qualifications minimales pour son métier de mécanicien de bord en novembre 1983, il n'était que logique que la spécialité de conseiller en matière d'alcoolisme lui soit refusée. Ce qui est moins logique, c'est qu'on ait tenté de lui faire croire qu'il n'y avait pas d'ouverture pour ce poste à la Clinique de Winnipeg alors que, de toute évidence, il y en avait une et qu'elle fut effctivement comblée au cours de l'été suivant. Et, de surcroît, ce poste fut offert à un collègue de la Clinique (le plaignant y travaillait déjà à cette époque à temps partiel) qui, contrairement au sergent Robinson, n'avait pas le grade minimum requis par les règlements pour exercer cette spécialité.

Le tribunal en arrive donc à la conclusion que, selon la prépondérance des probabilités, la vraie cause du rejet de la candidature du plaignant au

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poste de conseiller en matière d'alcoolisme était sa déficience physique puisque c'est en raison de son diagnostic d'épilepsie qu'il fut définitivement considéré inapte à la vie militaire et à son métier de mécanicien de bord au mois de novembre 1983. Or, ceci a été réitéré de nombreuses fois par les divers témoins, l'aptitude à exercer un métier dans les Forces était et demeure un pré-requis pour l'accès à toute spécialité. Toute autre conclusion, comme l'erreur administrative, apparaît donc dénuée de fondement.

Le refus de muter l'ex-sergent Robinson au poste de conseiller en matière d'alcoolisme a donc constitué un acte discriminatoire au sens de l'art. 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. De plus, la Politique de classification des troubles épileptiques de l'intimée qui a fondé la décision des autorités militaires de libérer le sergent Robinson constitue une politique discriminatoire au sens de l'al. 10a) de la Loi.

III- LA DÉFENSE D'EXIGENCE PROFESSIONNELLE JUSTIFIÉE (E.P.J.)

A) Principes juridiques applicables

Autant l'interprétation de la Loi doit être large et libérale à l'étape de l'analyse de la discrimination, autant elle doit être restrictive à celle de l'étude du moyen de défense de l'exigence professionnelle justifiée. Comme l'a dit le juge McIntyre dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, 208: ...la non-discrimination est la règle générale et la discrimination, lorsqu'elle est permise, l'exception, ce qui a conduit le juge Beetz à préciser dans Ville de Brossard, précité, que ...les exceptions relatives aux exigences professionnelles réelles, que l'on trouve dans les lois en matière de droits de la personne, doivent, en principe, s'interpréter restrictivement puisqu'elles suppriment des droits qui autrement recevraient une interprétation libérale (p. 307).

Le fardeau de preuve de l'existence d'une E.P.J. repose donc sur l'employeur et la règle applicable est la règle ordinaire de la prépondérance des probabilités en matière civile: Etobicoke, précité, p. 208. Le fardeau de preuve de l'employeur doit-il être considéré comme plus léger lorsque ce dernier invoque un argument de sécurité publique? Une telle proposition a été retenue dans un certain nombre de décisions de ce tribunal dont, par exemple, Rodger c. C.N.R., (1985) 6 C.H.R.R. D/2899, par. 23660. Cette façon d'aborder le fardeau de preuve de l'employeur a à bon droit été rejetée expressément par un tribunal d'appel dans Gaetz c. Forces armées canadiennes, (1989) 10 C.H.R.R. D/6375, par. 45199. Compte tenu que l'exception d'E.P.J. doit être interprétée restrictivement, il ne convient pas en effet de moduler à la baisse la règle civile de prépondérance des probabilités que la Cour suprême avait établie dans Etobicoke, une affaire où la question de la sécurité publique était au coeur de la défense de l'employeur. Voir dans le même sens: St-Thomas c. Forces armées canadiennes, Trib. can. droits pers., 25 avril 1991, p.5 (inédit); Séguin et Tuskovich, précité, par. 43378-80; DeJager c. Ministère de la Défense nationale, (1986) 7 C.H.R.R. D/3508, par. 28016.

Afin de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu'une exigence professionnelle est justifiée, l'employeur doit faire une preuve en deux volets. Comme l'a établi la Cour suprême dans l'arrêt Etobicoke, précité, p. 208, il doit d'abord faire une preuve subjective de sa bonne foi dans l'établissement de ses exigences:

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction

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comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économomique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code.

L'introduction d'un élément subjectif de bonne foi dans la défense d'E.P.J. a été critiquée en doctrine (voir B. VIZKELETY, Proving Discrimination in Canada, Carswell, 1987, 204 à 206). Si la bonne foi ou les bonnes intentions ne sont pas pertinentes au premier stade d'analyse, celui de savoir s'il y a eu discrimination, pourquoi le seraient-elles au niveau de l'exception d'E.P.J.? Cela ne permet-il pas à un employeur de faire valoir que son exigence discriminatoire est légitime parce que fondée sur des stéréotypes entretenus de bonne foi, c-à-d. sans intention malveillante à l'endroit d'une catégorie de personnes protégée par la Loi?

C'est probablement pour cette raison que ce critère subjectif a été expressément écarté dans au moins une loi, soit la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., c. C-12. L'art. 20 qui traite de l'exception d'E.P.J. prévoyait initialement qu'une distinction, exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes ou qualités exigées de bonne foi pour un emploi... est réputée non discriminatoire. Les mots de bonne foi ont en effet été retranchés de cet article lors d'une série de modifications apportées à cette Charte en 1982.

Le critère subjectif de la bonne foi semble toutefois avoir été maintenu par les législateurs, les tribunaux et par la Cour suprême pour ce qui est des autres lois antidiscrimination. Force est toutefois de constater que ce critère fait presque toujours l'objet d'une analyse très sommaire. En général, les tribunaux prennent pour acquis que l'employeur est de bonne foi, en l'absence de toute preuve à ce sujet, puisque, de toute façon, la bonne foi se présume normalement en droit. C'est ainsi, par exemple, que même si le tribunal a souligné dans certaines décisions que les Forces armées canadiennes avaient été incapables d'expliquer l'origine, le fondement ou le bien-fondé de leurs normes médicales, on n'a pas remis en cause leur croyance sincère que celles-ci étaient imposées pour assurer la bonne exécution du travail militaire. Voir par ex.: DeJager, précité, par. 28020; Galbraith, précité, par. 45812. Une décision récente semble faire exception à cette approche générale de non-contrôle du critère subjectif de bonne foi: Bouchard c. Forces armées canadiennes, (1991) 13 C.H.R.R. D/111. Dans cette affaire, le tribunal a jugé que les Forces n'avait pas prouvé qu'elles étaient de bonne foi en abaissant la catégorie médicale du requérant à G4 pour cause d'obésité parce que le médecin traitant n'avait pas approuvé ce changement de catégorie.

La Cour suprême a fixé un second critère, objectif celui-là, et beaucoup plus important: c'est véritablement celui sur lequel les tribunaux se fondent pour vérifier la légitimité de l'exigence professionnelle a priori discriminatoire de l'employeur. Dans Etobicoke, précité, le juge McIntyre s'exprime donc ainsi à la p. 208:

Elle [l'exigence professionnelle] doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général.

Puisque cette exception doit recevoir une interprétation restrictive de manière à ne pas banaliser le droit à l'égalité des chances de ceux qui

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sont protégés par la Loi, en l'occurrence ceux qui souffrent d'une déficience physique comme l'épilepsie, il convient d'insister sur certains éléments-clés de ce critère objectif.

Tout d'abord, puisque l'exigence professionnelle doit se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi, cela signifie que sa nécessité doit être prouvée concrètement sur la base de faits précis et vérifiables, par opposition à des impressions ou à des généralisations. Voir Carson, précité, à la p. 234. Ensuite, puisque la Cour suprême parle ne nécessité raisonnable, il est manifeste qu'il s'agit d'un critère beaucoup plus exigeant que celui de la simple commodité. En d'autres termes, si le système de catégorisation médicale des Forces existe uniquement parce que cela est plus commode pour gérer les effectifs militaires, ce système discriminatoire à l'endroit de ceux qui souffrent d'une déficience ne saurait constituer une E.P.J. au sens de la Loi. On ne saurait nier à un groupe de personnes, souvent déjà défavorisé par les préjugés sociaux, le droit à l'égalité des chances d'épanouissement pour des considérations de pure commodité administrative.

Comment l'employeur peut-il se décharger de son fardeau de preuve eu égard au volet objectif de l'E.P.J.? Le juge McIntyre a donné des indications précieuses à ce sujet dans Etobicoke. La réponse à [cette] question, dit-il à la p. 209, dépend en l'espèce, comme dans tous les cas, de l'examen de la preuve et de la nature de l'emploi concerné.

En ce qui concerne la nature de l'emploi, l'employeur devra établir en premier lieu s'il s'agit d'un emploi impliquant un risque de sécurité, comme celui de pilote d'avion ou de chauffeur d'autobus, ou un emploi ne comportant pas un tel risque. Ceci est important parce que si aucun risque n'est impliqué, il pourra être difficile, voire impossible ajoute le juge McIntyre, de démontrer que l'exigence discriminatoire qui a pour effet d'exclure toute une catégorie de personnes est justifiée. La solution de rechange à l'exclusion générale d'un groupe apparaît s'imposer d'elle-même: le principe d'égalité exige que l'employeur évalue les capacités de chaque employé avant de prendre une décision à son sujet. Il ne saurait être exclu en vertu d'une norme générale s'il est possible de l'évaluer personnellement.

En revanche, si l'emploi présente un risque pour la sécurité de l'employé, des collègues de travail ou pour le public, l'employeur doit le démontrer en présentant une preuve détaillée relativement aux tâches à accomplir et les conditions de travail dans son entreprise. Il se peut alors qu'il n'y ait pas d'autre solution que de reconnaître la nécessité de l'exigence professionnelle consistant en l'exclusion générale d'un groupe protégé par la loi. Mais pour y arriver, l'employeur devra en outre faire la preuve, selon la prépondérance des probabilités, 1er que le groupe de personnes exclu par sa politique d'emploi, par exemple les épileptiques, présente un risque d'erreur humaine suffisant (Etobicoke, p. 210) pour justifier son exclusion générale, 2e qu'il est impossible d'évaluer individuellement le risque que présente chaque membre d'un groupe protégé et 3e que l'exclusion générale d'une catégorie de personnes s'avère un moyen non excessif, c-à-d. proportionné au but visé. Nous allons examiner ces trois points successivement.

1er La norme applicable en matière de risque suffisant

La clé de voûte de la preuve de l'employeur en matière d'E.P.J. lorsqu'il invoque la sécurité, est la preuve qu'un groupe d'employés constituent un risque de danger suffisant pour lui-même ou pour autrui.

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Mais quelle est au juste la norme applicable en matière de risque suffisant? Deux courants d'idée jurisprudentiels divergents se sont développés à ce sujet.

Le premier courant a été consacré en 1985 par les juges Mahoney et MacGuigan de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Air Canada c. Carson, précité. Ces juges ont rejeté l'approche américaine fondée sur l'arrêt Hodgson v. Greyhound Lines, (1974) 499 F. 2d 859 en vertu de laquelle la preuve d'un quelconque risque de danger, même minime, justifie l'exclusion d'un groupe entier de personnes. Selon le juge MacGuigan qui a élaboré davantage sur la question (voir pp. 230-232), la formulation même d'un critère de risque suffisant par le juge McIntyre dans Etobicoke implique par définition qu'un certain risque, en particulier s'il est minime, peut être acceptable afin d'assurer que les handicapés jouissent effectivement de l'égalité des chances que la loi a pour objet de leur garantir. Le tribunal en a conclu, dans un certain nombre de décisions ultérieures, que pour avoir gain de cause dans sa défense d'E.P.J., l'employeur doit démontrer non seulement l'existence d'un risque, mais également le caractère inacceptable de ce risque pour l'employé ou pour le public. Voir par ex.: DeJager (1986), précité; Mahon c. C.P.R., (1986) 7 C.H.R.R. D/3278; Nowell c. C.N.R., (1987) 8 C.H.R.R. D/3727; Mackenzie c. Quintette Coal, (1987) 8 C.H.R.R. D/3762 (B.C. Council).

En fait, cette dernière jurisprudence est probablement allée plus loin que la Cour fédérale dans Carson parce que, à partir de 1982, elle se basait sur une autre norme juridique, l'al. 8b) de l'Ordonnance sur les exigences professionnelles normales, TR/82-3, (1982) 116 Gaz. Can. II, 311 édictée par la Commission canadienne des droits de la personne en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne et qui avait alors force obligatoire. Cet alinéa obligeait l'employeur à démontrer que le risque pour la sécurité était beaucoup plus élevé avec l'embauche d'une personne handicapée que sans elle. Bien que cette norme juridique était applicable au moment où le plaignant en l'espèce a été libéré des Forces, aucune des parties n'a prétendu que cette Ordonnance aurait dû s'appliquer dans le présent litige. Quoi qu'il en soit, l'Ordonnance a été abrogée par la Commission en 1988 (voir TR/88-184, (1988) 122 Gaz. Can. II, 4360.

En 1988, La Cour d'appel fédérale est venue infirmer cette approche en matière de risque suffisant dans l'arrêt Canadian Pacific c. Canada, [1988] 1 C.F. 209. Les juges Pratte et Marceau ont totalement rejeté l'idée que la notion de risque suffisant pouvait impliquer l'acceptabilité par la société d'un certain risque dans le but de promouvoir l'égalité des chances pour tous. Ainsi, non seulement, le critère d'augmentation considérable du risque énoncé par l'Ordonnance sur les exigences professionnelles normales et adopté alors par le tribunal canadien des droits de la personne a-t-il été rejeté, mais également celui de risque minime acceptable évoqué par le juge Macguigan dans Carson.

Selon le juge Pratte, même un risque minime suffit comme preuve d'E.P.J. vu la décision en ce sens rendue par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Bhinder c. C.N., [1985] 2 R.C.S. 561. Dans cette affaire où il était question de l'exigence du port obligatoire du casque de sécurité dans un centre de triage de la gare de Toronto, le juge McIntyre avait décidé, au nom de la majorité, qu'une E.P.J. avait été démontrée même si le non-respect de l'exigence du port du casque n'allait exposer Bhinder qu'à un risque de blessures légèrement plus grand (Bhinder, p. 584 et 588). Dès lors, même si le tribunal des droits avait conclu en première instance dans Canadian Pacific qu'il n'y avait dans le cas de Mahon, un

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diabétique insulino-dépendant stable, qu'une légère possibilité, non une probablité, qu'il s'évanouisse pendant son travail d'agent de la voie ferrée en raison d'une réaction incontrôlable dite neuro-glycopénique, le juge Pratte a estimé que la preuve du risque suffisant avait été établie.

Bien que l'exclusion des diabétiques insulino-dépendants stables ne pouvait augmenter la sécurité publique que de façon marginale en raison du caractère infime du risque qu'ils présentent, on avait prouvé l'existence d'un risque réel au sens de Bhinder. Par conséquent, le juge Pratte a substitué au critère de risque minime acceptable, celui de risque réel en ces termes:

Dès lors que le tribunal avait conclu que la politique de la requérante de ne pas employer de diabétiques insulino-dépendants en qualité d'agents de la voie était raisonnablement nécessaire pour éliminer un risque réel de blessures pour la requérante, ses employés et le public, une seule décision s'imposait au regard de la loi, à savoir que le refus de la requérante d'employer Wayne Mahon était fondé sur une exigence professionnelle normale... (p. 221-2)

D'emblée d'accord avec son collègue Pratte, le juge Marceau a tenté de réinterpréter en conséquence la norme de risque suffisant énoncé dans Etobicoke en ces termes:

Toutefois, lorsque j'interprète cette phrase [sur le risque suffisant dans Etobicoke] compte tenu du contexte, elle me semble viser la preuve qui doit démontrer suffisamment que le risque est réel et ne repose par sur de simples conjectures. En d'autres termes, l'adjectif suffisant en question se rapporte au caractère réel du risque et non à son degré (p. 224).

Pour le juge Marceau, la preuve d'un risque suffisant ne signifie donc pas la preuve qu'un risque est assez élevé pour être jugé suffisant, mais bien que la preuve doit être suffisante pour démontrer qu'il existe un risque, quel qu'il soit.

Selon les juges Pratte et Marceau dans Canadian Pacific, aucun risque ou encore aucun accroissement du risque pour la sécurité n'est donc acceptable, et un risque doit être considéré réel même s'il est minime, voire négligeable, dès lors que l'employeur peut démontrer qu'il existe potentiellement, bien qu'il ne soit aucunement probable. Le degré du risque n'a en effet rien à voir avec le caractère réel ou suffisant du risque.

Cette façon d'aborder la question du risque suffisant en matière de sécurité a été considéré à juste titre comme incompatible avec celle qui avait été proposée dans Carson dans les décisions qui ont suivi au tribunal des droits. L'affaire Canadian Pacific étant plus récente que Carson, le critère du risque réel des juges Pratte et Marceau a donc été celui qui a été appliqué. Voir, par exemple: Séguin et Tuskovich (1989), précité, par. 43377; Gaetz c. Forces armées canadiennes, (1989) 10 C.H.R.R. D/5902, par. 42983-5; Galbraith (1989), précité, par. 45815-7; Rivard (1990), précité, par. 98-120.

Ce critère de risque réel est à notre avis incompatible avec la philosophie de la Loi canadienne sur les droits de la personne ou de toute autre loi de cette nature. Le but d'une telle loi est de garantir entre autres aux personnes handicapées qu'elles ne seront pas exclues par la société et qu'elles jouissent d'un droit véritable, et non simplement théorique, à des chances égales d'épanouissement par leur intégration et leur participation la plus entière possible à la société. Le meilleur allié des idées préconçues à l'endroit d'un groupe ou d'une catégorie de

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personnes identifiées par une caractéristique personnelle, c'est probablement l'isolement, la mise à l'écart. Cela entretient en effet l'ignorance qui entraîne et nourrit les préjugés et la discrimination. Or, c'est précisément pour contrer ces fléaux que les lois sur les droits de la personne ont été adoptées.

A notre avis, la notion de risque réel au sens où l'entendaient les juges Pratte et Marceau dans Canadian Pacific a été à bon droit écarté récemment par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Central Alberta Dairy Pool c. Alberta Human Rights Commission, [1990] 2 R.C.S. 489. Cet arrêt est surtout connu pour avoir infirmé l'arrêt Bindher, précité, sur la question de l'accommodement raisonnable en matière de discrimination par suite d'un effet préjudiciable [adverse effect discr.]. La juge Wilson a toutefois infirmé le raisonnement de la majorité dans Bindher sur la question de la norme que celle-ci avait adoptée en matière de risque.

Après avoir réexaminé les conclusions de fait du tribunal des droits dans Bhinder selon lesquelles le danger que courait M. Bhinder en ne portant pas de casque de sécurité était négligeable et que, en ce qui concerne le public ou ses collègues de travail, il n'y avait pratiquement aucun danger, la juge Wilson s'est exprimée ainsi aux pages 512 et 513 pour la majorité (à noter que sur ce point, le juge Sopinka n'a exprimé aucun désaccord dans ses propres motifs):

J'estime avec le recul, que la majorité de cette Cour s'est peut-être trompée en concluant que la règle du casque de sécurité était une E.P.N. [exigence professionnelle normale]. [...]

En premier lieu, la règle n'était pas, pour reprendre les termes utilisés dans Etobicoke, raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général. Le tribunal a conclu que, dans les faits, le refus de M. Bhinder de porter un casque de sécurité n'influerait pas sur sa capacité de travailler comme électricien d'entretien ni ne constituerait une menace pour la sécurité de ses compagnons de travail ou du public en général. Il a certes admis que le fait de ne pas porter le casque de sécurité accroissait le risque que courait M. Bhinder lui-même, mais très légèrement. Vu ces conclusions de fait du tribunal, il est à mon avis difficile d'appuyer la conclusion de la majorité de cette Cour que la règle du casque de sécurité était raisonnablement nécessaire pour assurer la sécurité de M. Bhinder, de ses compagnons de travail et du public en général.

En infirmant aussi clairement la décision du juge McIntyre dans Bhinder sur la suffisance d'un risque très léger en matière d'E.P.J., la Cour suprême vient également de rejeter de façon non équivoque l'approche retenue par la Cour fédérale dans Canadian Pacific puisque celle-ci était fondée sur le raisonnement adopté dans Bindher.

Ce changement de cap, qui implique qu'un certain risque est acceptable, s'avère salutaire pour les groupes minoritaires. Autrement, comme le signalait le professeur Cumming pour le tribunal dans Mahon, les employeurs dont les locaux sont situés dans un immeuble en hauteur se trouveraient justifiés d'exclure les personnes en fauteuil roulant parce qu'elles présentent, en cas d'incendie, un risque léger mais supplémentaire pour leur propre sécurité comme pour celle des autres; les propriétaires de salles de cinéma seraient jusitifiés de faire de même pour des raisons identiques; le gouvernement serait justifié de refuser un permis de

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conduire à tous ceux qui souffrent d'une déficience, même si elle est bien contrôlée par médicaments, vu la possibilité réelle mais infime qu'elles perdent le contrôle de leur voiture sans avertissement. En d'autres termes, le droit de jouir de chances égales d'épanouissement des personnes handicapées serait complètement miné par tout argument de danger, aussi léger fut-il, dès que le danger serait qualifié de réel, et c'est ce que la Cour suprême du Canada a compris dans le contexte des minorités religieuses dans Central Alberta Dairy Pool.

Comme un certain risque est acceptable dans l'intérêt public d'assurer que l'objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne soit rempli, cela signifie que l'employeur devra démontrer en matière d'E.P.J. non seulement que la présence de personnes handicapées comportent un risque pour la sécurité, mais que ce risque est inacceptable. La question de savoir ce qu'est un risque inacceptable est difficile à établir et aucune règle précise ne peut probablement être formulée à cet égard. Ce tribunal est toutefois d'avis qu'à tout le moins, l'employeur doit démontrer que le risque n'est ni léger, ni négligeable dans le contexte d'un emploi donné parce que, comme cela découle de l'arrêt Carson, précité, un certain risque, un risque minime par exemple, peut parfois être acceptable dans l'intérêt public fondamental que représente la pleine application d'une loi sur les droits de la personne qui, il n'est pas inutile de le rappeler, possède un statut quasi constitutionnel. En revanche, l'employeur n'a pas non plus à démontrer, selon nous, que la présence d'un certain groupe dans l'entreprise implique une augmentation considérable ou importante du risque pour le public au sens de l'art. 8 de l'ancienne Ordonnance sur les exigences professionnelles normales abrogée en 1988. Ce critère est à notre avis trop exigeant et est susceptible d'exposer la société à un risque d'erreur ou de défaillance humaine inacceptable.

Par conséquent, ce que l'employeur doit démontrer, c'est que l'accroissement du risque pour la sécurité qu'entraîne la présence d'un certain employé ou groupe d'employés dans le contexte particulier d'un emploi donné est suffisamment élevé pour être qualifié d'inacceptable par un tribunal. Ainsi, la question de savoir si l'augmentation du risque est acceptable ou non va dépendre a) de la dangerosité d'un emploi en particulier, b) de la nature du risque que présente un individu ou un groupe atteint d'une déficience donnée comme l'épilepsie et c) du rapport suffisamment étroit entre les risques d'une déficience donnée et l'exécution sûre et efficace des tâches dudit emploi. Tous les emplois dans une même entreprise ne comportent pas les mêmes responsabilités à l'égard de la sécurité publique et tous les épileptiques ne sont pas nécessairement dans la même situation à cet égard.

La qualité de la preuve apportée par l'employeur est donc cruciale. Une preuve scientifique, à savoir une preuve de nature statistique et médicale qui s'appuie sur l'observation et l'étude de la question [du risque présenté par certains sujets dans une tâche donnée] [...] sera certainemement plus convaincante que le témoignage de personnes même très expérimentées [dans une entreprise donnée] (Etobicoke, précité, p. 212).

Le tribunal a eu l'occasion d'insister à plusieurs reprises sur la qualité scientifique de la preuve concernant les politiques d'emploi excluant diverses catégories de personnes souffrant d'une déficience, notamment en matière de diabète, d'asthme et d'épilepsie. Voir, par exemple, Rodger, précité, où le président Lederman s'exprimait ainsi:

23674 Si elle ne peut laisser aucune menace le moindrement sérieuse peser sur la sécurité publique, la société ne saurait accepter les

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généralisations hâtives en ce qui a trait à la capacité des personnes atteintes d'une déficience. Les employeurs doivent donc appuyer l'imposition d'exigences professionnelles sur des données médicales et statistiques à jour, faisant autorité, et adaptées à chaque cas. Au même effet, voir: Séguin et Tuskovich, précité, par. 43378-80; Galbraith, précité; DeJager, précité.

2e L'évaluation individuelle de l'employé

S'il est un point sur lequel le tribunal des droits a insisté depuis plusieurs années, tout particulièrement dans les cas de plaintes de discrimination fondée sur la déficience, c'est l'obligation qu'a l'employeur d'évaluer individuellement les capacités de chaque employé actuel ou éventuel ainsi que le risque de défaillance qu'il peut présenter en raison de ses limites propres. L'objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne étant de lutter contre les généralisations qu'entraînent les préjugés entretenus dans la société à propos des personnes handicapées, entre autres, il s'ensuit logiquement qu'il faut éviter de tous les mettre dans le même sac pour ainsi dire. Il est en effet faux de prétendre que les diabétiques ou les épileptiques sont tous sur le même pied en ce qui concerne la sécurité au travail. Certains sont bien contrôlés au moyen de médicaments appropriés, d'autres non. Il n'est certainement pas raisonnablement nécessaire d'exclure tous les membres d'un groupe identifié par une déficience s'ils ne présentent pas tous un risque inacceptable pour la sécurité.

Il importe de souligner également que les généralisations indues sur la condition physique et les capacités de personnes désavantagées par certaines déficiences ne sont pas seulement le fait de néophytes. Certains médecins peuvent succomber à cette tentation. Ce n'est pas, en effet, parce qu'un individu possède un doctorat en médecine, qu'il est à l'abri des préjugés. Ainsi, lorsqu'un médecin, tout particulièrement s'il travaille en collaboration étroite avec un employeur, exprime l'avis qu'un candidat présente un risque pour la sécurité au travail parce qu'il est épileptique, il ne s'agit pas nécessairement d'une évaluation individuelle adéquate des capacités réelles et du risque que ce candidat en particulier peut présenter dans l'emploi qu'il convoite. Son évaluation peut être basée sur une pure généralisation sans fondement ou fondée sur des études médicales dépassées. Elle peut également être colorée, comme l'a signalé le professeur William Black, par son parti pris en faveur de son client qui demeure l'employeur :

Often medical examinations of job applicants are done by a doctor who has an ongoing relationship with an employer... Even though the doctor may try to be objective, I think it is unavoidable that the interests of the firm will be preferred to those of the applicant in close cases. Usually, an unsuccessful applicant will simply disappear, whereas a doctor is likely to be criticized if he or she approves an applicant who subsequently proves unable to perform the work. [...] I believe that doctors conducting medical examinations usually view their job as one of determining who are the least risky applicants rather than determining whether a person can perform the required duties.

W. BLACK, Bona Fide Occupational Requirements and Physical and Mental Conditions, Research Paper: Outline of Comments, (Ottawa: Centre des droits de la personne de l'Université d'Ottawa, 1985), p. 6.

Dans un tel contexte, un tribunal doit donc soupeser attentivement une

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opinion médicale.

Par ailleurs, il peut s'avérer impossible d'évaluaer individuellement le risque que présente les personnes souffrant d'une affliction donnée pour un emploi donné parce qu'il n'existe pas d'études scientifiques assez précises sur le sujet ou de tests appropriés. Dans ce cas, il revient à l'employeur de faire la preuve d'une telle impossibilité, comme l'a indiqué la Cour suprême dans Ville de Saskatoon c. Saskatchewan Human Rights Commission, [1989] 2 R.C.S. 1297, 1313:

A mon avis, cette jurisprudence nous indique la bonne façon d'aborder la question des tests individuels. Quoiqu'il ne soit pas absolument nécessaire de faire subir des tests à chaque employé, il se peut que l'employeur ne parvienne pas à s'acquitter de l'obligation de prouver le caractère raisonnable de l'exigence s'il ne fournit pas une réponse satisfaisante à la question de savoir pourquoi il ne lui a pas été possible de traiter individuellement les employés, notamment en administrant des tests à chacun d'eux. S'il existe une solution pratique autre que l'adoption d'une règle discriminatoire, on peut conclure que l'employeur a agi d'une manière déraisonnable en n'adoptant pas cette solution.

La Cour a réitéré cette prise de position dans Central Alberta Dairy Pool, précité, tant par la voie de la juge Wilson (p. 519) que par celle du juge Sopinka (p. 526-7).

3e Le caractère proportionné de l'exigence professionnelle Même si l'employeur réussit à prouver que certaines personnes atteintes d'une déficience présentent un risque inacceptable pour eux-mêmes ou pour autrui, cela ne suffit pas nécessairement à démontrer que leur exclusion pure et simple de l'entreprise constitue une exigence professionnelle raisonnablement nécessaire afin d'assurer l'exécution sûre et efficace du travail. Une telle mesure peut être trop générale et constituer un moyen excessif d'atteindre un but par ailleurs valable, comme l'a précisé le juge Beetz dans Ville de Brossard, précité, p. 312:

Je crois qu'en l'espèce cette nécessité raisonnable peut être examinée en fonction des deux questions suivantes:

(1) [...]; (2) La règle est-elle bien conçue de manière que l'exigence quant à l'aptitude ou à la qualité puisse être remplie sans que les personnes assujetties à la règle ne se voient imposer un fardeau excessif? Cela nous permet d'examiner le caractère raisonnable des moyens choisis par l'employeur pour vérifier si l'on satisfait à cette exigence dans le cas de l'emploi en question.

C'est ainsi que, après avoir constaté que la règle anti-favoritisme de la ville de Brossard excluait tout candidat, sans exception et quelle que soit l'emploi convoité, qui avait un lien de parenté avec un employé de la ville, quel que soit l'emploi occupé par ce dernier, le juge Beetz a conclu au caractère excessif d'une telle exigence. Effectivement, elle ne tenait aucunement compte du degré de probabilité d'un abus de pouvoir ou d'un conflit d'intérêts. Il ne pouvait s'agir dès lors d'une exigence professionnelle raisonnablement nécessaire à l'élimination du favoritisme dans cette ville.

Pour la juge Wilson, tant dans cet arrêt Ville de Brossard (p. 344) que dans Central Alberta Dairy Pool, précité (p. 518), où elle rend la décision majoritaire, le critère relatif au fardeau excessif énoncé par le juge Beetz signifie qu'une exigence professionnelle ne sera justifiée que

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si l'employeur démontre qu'il n'y avait pas d'autres moyens moins draconiens pour parvenir au but visé par ladite exigence.

Appliqué en matière de sécurité, cela signifie qu'il se peut qu'il y ait d'autres moyens moins draconiens d'assurer le but légitime de la sécurité au travail que l'exclusion de toute personne présentant un risque de défaillance humaine à tous les postes de l'entreprise sans exception.

Si le risque de blessures est élevé dans certains postes mais négligeable dans d'autres ou encore si les conséquences d'une défaillance pour la vie ou la propriété d'autrui sont énormes dans certains postes mais sans importance dans d'autres, l'exclusion générale d'un groupe protégé par la Loi de toute activité dans l'entreprise ne sera pas considérée comme une E.P.J. En fait ce critère découle directement des principes déjà énoncés par le juge McIntyre dans Etobicoke, précité où il indiquait clairement que la nature de l'emploi était un élément important dans l'évaluation de la nécessité d'une exigence professionnelle discriminatoire.

B) Application des principes juridiques à l'espèce

L'employeur, en l'occurrence les Forces armées canadiennes, a-t-il réussi à prouver, selon la norme de la prépondérance des probabilités, que ses exigences médicales, en particulier sa Politique de classification des troubles épileptiques qui a pour effet de conduire à la libération automatique de tout militaire épileptique, sont raisonnablement nécessaires pour assurer l'exécution sûre et efficace de tout métier dans les Forces, notamment les divers métiers du domaine de l'aviation pour lesquels l'ex- sergent Robinson était qualifié? Et si la réponse à cette première question est négative, a-t-il fait la preuve que le plaignant ne pouvait en raison de sa condition médicale exécuter aucune fonction militaire de manière sûre et efficace? Telles sont les questions auxquelles doit répondre ce tribunal. Pour y arriver, il faut vérifier si les Normes médicales des Forces ont été établies de bonne foi (volet subjectif), puis si elles satisfont objectivement au critère de raisonnabilité nécessaire énoncé dans Etobicoke, précité et développé en jurisprudence.

Aucun des officiers appelés à témoigner pour l'intimée n'a été en mesure d'expliquer le fondement, l'origine ou le pourquoi des Normes médicales minimales des Forces, pas plus dans cette affaire que dans d'autres, comme nous l'avons souligné précédemment. On trouve au moins une explication officielle à l'existence de ces normes à l'art. 2 du chapitre I du Manuel des Normes médicales applicables aux Forces canadiennes qui traite de l'objet de ce système en ces termes: 2. On a adopté une combinaison du profil physique et du système de cotes pour pouvoir présenter aux autorités en matière d'administration et de sélection, une opinion médicale concise sur les possibilités d'emploi des recrues et des militaires en service.

En d'autres termes, le but du système de cotes attribués selon des facteurs précis comme les facteurs géographiques (G) ou professionnels (O) est de faciliter la gestion du personnel. Au fond, cela semble très commode d'un point de vue administratif en plus de sauver temps et argent très probablement. Bien que cela ne soit pas suffisant pour démontrer qu'ils constituent une E.P.J., cela indique tout au moins que les motifs qui sont à l'origine de ces normes sont non discriminatoires, que ces dernières ont été établies de bonne foi et qu'en l'absence de preuve contraire, elles apparaissent dénuées de motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code (Etobicoke, précité, p. 208). L'intimée a donc réussi à relever le fardeau

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de preuve de l'élément subjectif de l'E.P.J.

Quant au volet objectif, l'intimée devait prouver que l'épilepsie est une déficience qui est incompatible avec la vie et les obligations militaires pour des raisons de sécurité. Il lui fallait donc convaincre le tribunal que les épileptiques présentent un risque suffisant de défaillance humaine, c-à-d. un risque inacceptable pour leur vie ou leur sécurité ou pour celle des autres, s'ils font partie des Forces.

A ce sujet, la preuve présentée par le Lieutenant-Colonel Skinner est claire: les épileptiques ne forment pas un groupe homogène tant du point de vue du risque qu'ils peuvent présenter que du contrôle qu'ils peuvent avoir sur leur déficience. Bien que le risque de récurrence général d'une crise des gens diagnostiqués épileptiques soit d'environ 30%, il est possible de déterminer avec beaucoup plus de précisions le taux de risque que présente un individu en prenant en compte divers facteurs comme son type d'épilepsie, ses causes, son héridité, etc. Il appert en outre que ces méthodes de calcul étaient déjà connues scientifiquement à l'époque où la décision de libérer le sergent Robinson a été prise, soit en 1984.

Ainsi, dans le cas d'un sujet qui aurait eu une crise épileptique sans qu'on puisse toutefois en identifier la cause précise (ex.: choc violent à la tête, alcoolisme, etc.), le risque qu'il ait une autre crise se situerait à 8%; et si ce sujet était contrôlé par un médicament approprié, son risque de récurrence serait vraisemblablement abaissé à celui de la population en général, soit de 2% à 4%, puisqu'il faut soustraire du risque initial le taux de contrôle des crises variant entre 70% et 80% selon le type d'épilepsie (généralisée, partielle, etc.).

En ce qui concerne le plaignant, le Dr Skinner a établi que s'il cessait de prendre du Tégrétol, il y avait un risque de 15% à 20% qu'il ait de nouveau une crise épileptique, qu'elle se présente sous forme de symptômes légers comme le mouvement anormal d'une main ou le fait de regarder fixement avec perte de conscience pendant 30 à 45 secondes ou qu'elle dégénère de façon secondaire en crise généralisée tonico-clonique. Le risque que se produise l'une ou l'autre de ces formes de crise alors qu'il prend régulièrement son médicament n'est toutefois que de 3% à 6%.

Par ailleurs, environ 25% des épileptiques peuvent éviter une situation dangereuse parce qu'une décharge d'activités électriques anormales appelée aura se produit quelque peu avant l'apparition d'une crise et les avertit de l'imminence de celle-ci. On sait que le plaignant a témoigné avoir connu ce phénomène lorsqu'il avait des crises, c.-à-d. avant que sa condition ne soit contrôlée par le Tégrétol. Enfin, le Dr Skinner a confirmé que le pronostic, quant au taux de risque que présente un épileptique donné, s'établit de façon fiable dans un délai de deux ans. Autrement dit, si un épileptique ne fait aucune crise à l'intérieur de ce délai, il est considéré contrôlé et le risque de récurrence peut être établi personnellement de façon fiable.

Bien que le risque que présente chaque épileptique soit très personnel et puisse voisiner celui d'un individu normal, l'intimée plaide que l'exclusion générale des épileptiques est raisonnablement nécessaire compte tenu du fait que tout militaire est susceptible d'être appelé au combat en vertu de l'obligation de service légitime auquel il est soumis en permanence en vertu de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N- 5, art. 33. Rien, dès lors, ne garantit à un militaire, quel que soit le métier qu'il exerce, qu'on ne lui demandera pas un jour d'aller occuper un poste de combat si une urgence l'exigeait. Or un poste de combat est susceptible de placer un individu dans des conditions extrêmes (par ex.

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l'épuisement dû au manque de sommeil, au manque de nourriture et au stress de la guerre), lesquelles peuvent abaisser le seuil d'apparition d'une crise épileptique. En outre, comme le précise les normes médicales, un militaire épileptique qui a besoin de médicaments d'ordonnance comme le Tégrétol peut, au combat, se trouver dans l'impossibilité de se réapprovisionner, ce qui fait en sorte que le risque qu'il blesse un autre soldat à proximité se trouve grandement augmenté.

S'il est indéniable que la fonction militaire est généralement plus risquée que la plupart des emplois dans la vie civile, il n'en demeure pas moins que les différents métiers dans les Forces ne présentent pas tous le même risque. Le Commandant Sylvester a distingué à cet égard entre les métiers de soutien et les métiers de combat, les derniers étant beaucoup plus exigeants et stressants que les premiers. Les docteurs Bélanger et Skinner l'ont également confirmé: c'est une évaluation du risque propre à chaque métier qui explique pourquoi les autorités militaires ont fixé des exigences médicales variables d'un métier à un autre dans le Manuel des Normes médicales. Le Dr Skinner a ajouté qu'on distinguait ainsi entre les métiers à risque élevé (ex.: pilotes d'avion), ceux à risque modéré (ex.: chauffeurs de véhicules de transport) et ceux à risque faible (ex.: commis, métiers d'entretien).

Compte tenu de la dangerosité très variable des métiers, l'intimée n'a pas réussi à convaincre le tribunal que les épileptiques, comme groupe, constituent un facteur d'accroissement du risque suffisamment élevé pour justifier leur exclusion de tous les métiers exercés dans les Forces.

Lorsqu'on peut établir scientifiquement qu'un épileptique contrôlé comme le plaignant ne présente qu'un risque de 3% à 6% d'avoir une crise dont il est susceptible au surplus d'être prévenu par une aura, on voit mal comment on pourrait conclure à un accroissement inacceptable du risque pour lui-même ou pour autrui dans des postes aussi peu dangereux que ceux de techniciens de cellules ou de moteurs d'avion. Selon nous, le plaignant présente un risque négligeable dans le contexte de l'exercice d'une fonction de soutien au sol. L'intimée n'a donc pas convaincu le tribunal que le plaignant constitue un risque suffisant au sens d'Etobicoke dans l'exercice d'une telle fonction.

En revanche, pour ce qui est du métier de mécanicien de bord, bien que le plaignant ne constitue qu'un facteur d'accroissement du risque plutôt modeste, nous sommes d'avis que ce dernier est suffisamment élevé pour justifier son exclusion de ce poste. Quand on considère les conséquences extrêmement graves pour la vie et la propriété d'autrui qu'une défaillance humaine du mécanicien de bord peut avoir dans un avion de transport militaire (c'est le type d'avion pour lequel le sergent Robinson était qualifié), un employeur comme les Forces armées est justifié de vouloir éviter tout facteur d'accroissement du risque. Cela ne signifie pas pour autant que l'exclusion de tous les épileptiques du métier de mécanicien de bord est une E.P.J. Certains, la preuve est claire à ce sujet, ne présentent qu'un risque équivalent à celui de tout autre militaire normal, une fois contrôlés par un médicament approprié.

L'intimée prétend toutefois que, d'une part, tout militaire est susceptible d'être appelé au combat et que, d'autre part, il pourrait avoir des difficultés d'approvisionnement de son médicament sur le champ de bataille. Nous sommes d'avis que ces deux arguments sont théoriques, voire spécieux. La preuve a démontré que la possibilité qu'un militaire soit transféré d'un poste de soutien à un poste de combat est peu plausible puisque le combat exige une formation précise accordée spécifiquement aux

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militaires qui ont choisi d'exercer des métiers spécialisés dans le combat. Le Capitaine MacKnie a du reste concédé que les exigences professionnelles à l'égard des non-officiers [General Specifications Other Ranks (GSOR)] sur les connaissances requises en matière d'armes à feu, exigences visant à faire en sorte que tout militaire puisse être appelé à aller au combat, ne font pas l'objet d'un entraînement régulier. Or, selon lui, un tel entraînement est nécessaire pour pouvoir conserver ces qualifications minimales. Qu'il s'agisse du sergent Robinson ou des officiers venus témoigner devant le tribunal, ils ont tous confirmé qu'ils n'avaient pas été entraîné régulièrement aux exigences purement militaires nécessaires à la fonction de combat. Le capitaine Macknie a même avoué ne pas avoir reçu d'entraînement à ce sujet depuis treize ans! En d'autres termes, l'intimée n'a pas réussi à prouver qu'il serait vraisemblable pour un militaire affecté à une fonction de soutien, surtout celle hautement spécialisée de mécanicien de bord ou de technicien en aéronautique, d'être muté à un poste de combat. On n'a pas tenté non plus de prouver le caractère pratique de cette possibilité. Combien de mécaniciens de bord ou de techniciens spécialisés dans l'entretien des avions militaires ont été mutés à une fonction de combat au cours, par exemple, des dix dernières années? Une preuve fournissant une réponse à cette question aurait dû être apportée afin de démontrer que l'exigence de mobilité illimitée est autre chose qu'un énoncé théorique.

Les politiques de l'intimée sont de toute façon contradictoires sur la question de l'obligation faite à tout militaire de combattre. En effet, comme l'a affirmé le Commandant Sylvester, il n'y a aucune différence entre les obligations militaires d'un membre régulier des Forces et celles d'un membre de la Réserve dans l'éventualité d'une mobilisation des réservistes. Comment expliquer dès lors que M. Robinson soit considéré apte à porter des armes et à défendre son pays en tant que réserviste et non comme membre régulier des Forces? Aucune réponse satisfaisante n'a été fournie au tribunal pour expliquer cette importante contradiction.

Quant à l'argument de l'approvisionnement difficile de médicaments d'ordonnance au combat, il doit être rejeté également. Aucune preuve n'a établi qu'il était impossible pour un militaire de garder sur lui les comprimés requis en quantité suffisante pour tenir pendant plusieurs mois.

Il n'y a eu aucune preuve non plus que les médicaments contrôlant l'épilepsie sont d'une taille telle qu'ils prendraient trop de place dans les poches ou le sac à dos d'un militaire ou encore que la prise de ces médicaments présente des difficultés particulières. En outre, on aura remarqué que cet argument relatif aux difficultés d'approvisionnement a été ajouté en 1983 à l'art. 4 de la Politique de classification des troubles épileptiques, c-à-d. à une époque où les études se faisaient plus précises sur les méthodes de contrôle et de calcul du risque de récurrence des troubles épileptiques. Il est possible, mais non certain, qu'il s'agisse d'une coïncidence.

L'intimée a enfin plaidé qu'un militaire épileptique devait être exclu des Forces en raison du fait qu'il requiert plus fréquemment les services d'un médecin, lesquels ne sont pas toujours disponibles, notamment lors d'affectations dans un poste isolé. Cet argument n'a cependant pas été appuyé par les faits ni par les témoignages. Le plaignant a affirmé qu'il n'avait pas besoin de consulter un médecin plus d'une fois par année, que son médicament ne lui cause aucun effet secondaire particulier et que, de toute façon, il était au moment de sa libération et demeure aujourd'hui en pleine forme et en très bonne santé. Personne n'a contredit ce témoignage.

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Au contraire, le Dr Skinner a confirmé que la condition médicale d'un épileptique pouvait être déterminé dans un délai de deux ans. En conséquence, la question de savoir si les services d'un médecin sont absolument requis dépend selon nous du taux de risque de crise qu'un épileptique en particulier présente. Le taux de 3% à 6% présenté par le plaignant n'étant que très légèrement supérieur à celui de 2% à 4% de tout autre militaire, l'argument relatif aux services médicaux doit donc être rejeté parce que non raisonnablement nécessaire au but de sécurité poursuivi par les Forces.

En conséquence, les normes médicales relatives à l'épilepsie, notamment l'OSSFC 26-12 contenant la Politique de classification des troubles épileptiques, ne constituent pas des exigences professionnelles justifiées. Il s'agit au contraire d'une politique d'emploi discriminatoire au sens de l'al. 10a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne parce que l'intimée n'a pas réussi à démontrer un rapport suffisamment étroit entre les risques de danger que présente l'épilepsie et la fonction militaire. L'épilepsie, en effet, n'est pas une condition médicale uniforme et les Forces n'offrent pas que des métiers à risque élevé.

Le moyen retenu par l'intimée, qui consiste à empêcher tous les épileptiques, quelle que soit leur situation propre au plan médical, d'être mutés à un autre métier dans les Forces canadiennes apparaît donc excessif et disproportionné au sens où l'a précisé le juge Beetz dans l'arrêt Ville de Brossard, précité. Bien qu'il soit certainement plus commode administrativement d'exclure systématiquement tous ceux qui sont diagnostiqués épileptiques, cela n'est certainement pas nécessaire puisqu'ils ne présentent pas tous un risque inacceptable dans tous les métiers. Certains peuvent présenter un risque élevé dans un poste à risque élevé; d'autres peuvent au contraire présenter un risque faible dans un poste à risque faible, étant entendu qu'il y a toujours un risque à faire partie des Forces armées, même comme commis de bureau.

Il aurait donc été possible de distinguer entre les postes de combat (à risques très élevés) et les postes de soutien (à risques variables) d'une part, et parmi ces derniers, entre les postes à risque élevé, modéré et faible, puis d'établir le rapport entre ce risque et celui que présente un militaire épileptique donné, selon son dossier médical propre. C'est d'ailleurs sur cette base que les Forces ont réussi à avoir gain de cause dans l'affaire Galbraith, précité. Une recrue ayant subi une résection de l'estomac s'était vu refuser l'accès à un métier de combat, celui d'artilleur dans la Milice. Il plaidait entre autres que cela était injustifié vu qu'un autre militaire ayant subi la même opération était toujours à l'emploi des Forces. La réponse donnée au plaignant dans cette affaire par le tribunal est des plus pertinentes ici: Même si à l'issue de ce processus [celui du CRMC] les services de cet individu ont été retenus sans restriction de carrière, il est important de signaler que celui-ci est au service de l'Armée en tant que technicien de cellules et que, selon le Docteur Roy [un officier], contrairement à un artilleur, il ne serait pas tenu d'aller sur le terrain (par. 45864).

En ce qui concerne la preuve d'une évaluation individuelle que devait faire l'intimée, sauf à démontrer que cela s'avérait impossible selon le critère énoncé dans l'arrêt Ville de Saskatoon, précité, il est clair que, vu le caractère absolu de sa politique en ce qui a trait aux épileptiques, l'intimée a échoué. Il y a bel et bien eu évaluation individuelle du plaignant par plusieurs médecins qui l'ont examiné, mais la preuve démontre

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qu'on n'en a aucunement tenu compte. Tous ceux qui l'ont examiné personnellement, qu'ils soient dans les Forces ou dans la vie civile, ont tous constaté que sa condition médicale était bien contrôlée, que son risque de récurrence d'une crise était faible et qu'il était par ailleurs en excellente forme physique. Il est clair que sa catégorie médicale a été abaissée sous les normes médicales minimales des Forces par des autorités médicales et administratives qui n'ont ni vu, ni examiné le plaignant et qui ont agi ainsi parce que la Politique de classification des troubles épileptiques l'exigeait dorénavant, c-à-d. depuis les modifications apportées à cette Politique en septembre 1983.

Le Lieutenant-Colonel Skinner a bien tenté de discréditer les opinions médicales des médecins, généralistes ou spécialistes, qui ont examiné M. Robinson avant sa libération. Selon lui, ces opinions n'étaient pas scientifiques parce que, notamment, elles étaient basées sur le résultat de trois ÉEG négatifs seulement, ce qui était insuffisant pour affirmer avec certitude que M. Robinson était à l'époque parfaitement contrôlé.

Tout ce que le Dr Skinner aura réussi à confirmer par son empressement à défendre l'inflexible politique des Forces à l'égard des épileptiques, c'est que la décision de libérer le sergent Robinson a été prise de façon prématurée. Si, en effet, trois ÉEG ne suffisaient pas à démontrer que l'épilepsie de M. Robinson était efficacement contrôlée, cela signifie que les autorités auraient dû procéder à d'autres tests et en obtenir un qui soit positif avant de le libérer.

Le témoignage du Dr Skinner a également mis en lumière le contraste frappant entre la souplesse de la politique des Forces à l'égard des épileptiques avant 1983 et la rigidité des modifications apportées à cette Politique cette année-là. A une politique qui tenait compte du risque propre à chaque épileptique ont été ajoutées des normes de classification obligatoires et générales. Ces modifications ont eu pour effet d'éliminer toute discrétion et ce, sur la base de considérations discutables si l'on considère les progrès indéniables de la science dans le contrôle de l'épilepsie ces dernières années.

Au demeurant, quand on compare le traitement accordé au sergent Robinson avant et après 1983, la différence dans l'approche des autorités militaires à son égard est très nette. Il est possible, comme l'a prétendu le Dr Skinner, que les autorités militaires aient fait preuve de trop de laxisme en 1982 en recommandant son retour à ses fonctions de mécanicien de bord après quelques mois de médication seulement, laquelle ne lui fut d'ailleurs administrée que pendant quelque trois mois au début de l'année 1982. Cela ne justifie pas pour autant une politique aussi rigide que celle dont se sont dotées les Forces en 1983 à l'égard des épileptiques et qui n'a fait l'objet d'aucune modification depuis.

Conclusion

La Politique de classification des troubles épileptiques (OSSFC 26-12) constitue, par l'établissement d'une classification obligatoire inflexible éliminant toute discrétion et toute évaluation individuelle des militaires diagnostiqués épileptiques, une politique discriminatoire au sens de l'al. 10a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il ne saurait s'agir d'une exigence raisonnablement nécessaire à l'objectif de l'exécution sûre et efficace de tous les métiers dans les Forces armées canadiennes. Il s'agit plutôt d'une politique diamétralement opposée à la philosophie adoptée par le législateur fédéral en matière de droits de la personne depuis 1977 et que les tribunaux sont tenus d'appliquer: toute

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personne a droit d'être jugée selon ses mérites et ses capacités propres et doit en conséquence être protégée contre les exclusions péremptoires fondées sur ses caractéristiques personnelles non pertinentes comme la race, le sexe ou, en l'espèce, la déficience. Or, s'il est une déficience qui doit être évaluée individuellement vu les restrictions très différentes qu'elle impose aux diverses personnes qui en sont atteintes, c'est bien l'épilepsie comme la preuve l'a démontré et comme le tribunal a du reste déjà eu l'occasion de le signaler dans Rodger, précité, par. 23673: On ne saurait trop insister sur la nécessité d'évaluer chaque cas individuellement, étant donné surtout les généralisations préconçues en ce qui a trait à des maladies comme l'épilepsie, et qu'il importe de combattre.

Il paraît utile, en outre, de rappeler aux Forces qu'elles sont tenues, comme tout autre employeur dans la société canadienne, au respect intégral du droit fondamental à l'égalité des chances de ses membres.

Comme l'affirmait le tribunal dans l'arrêt Gauthier c. Forces armées canadiennes, (1989) 10 C.H.R.R. D/6014, par. 43450, lequel concernait la politique d'exclusion des femmes dans les postes de combat, ... Les Forces armées canadiennes constituent au Canada un organisme exceptionnel qui n'est cependant pas isolé. Elles ont été, et doivent continuer à être, le miroir des valeurs et de l'évolution de la société, en particulier parce qu'elles sont exclusivement composées de volontaires. Le tribunal ajoutait également avec beaucoup d'à-propos: L'équilibre entre les droits individuels et la sécurité collective s'est déplacé du côté des droits. Seule une preuve solide pourrait le ramener du côté de la sécurité (par. 43532).

Il importe toutefois de ne pas se méprendre sur la portée de la présente décision. La politique des Forces n'est considérée discriminatoire et non justifiée qu'en ce qui concerne les militaires qui, comme le plaignant, sont déjà en service actif dans les forces régulières ou dans la Milice. Ce tribunal n'exprime aucune opinion sur les politiques et exigences de l'intimée en ce qui concerne l'admission des recrues. Il s'agit là d'un contexte différent, comme cela a été reconnu dans un certain nombre de décisions du tribunal, contexte susceptible de faire entrer en ligne de compte d'autres considérations dont ce tribunal n'a pas été saisi et sur lequel il n'avait pas à trancher.

Enfin, comme le tribunal a accepté de scinder la preuve de manière à trancher sur les questions de fond avant d'entendre les éléments de preuve et les prétentions des parties en ce qui concerne le redressement approprié, ce dernier fera l'objet d'une nouvelle audition et d'une décision ultérieure.

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FAIT à Ottawa, ce 17 juin 1991.


Peter BORTOLUSSI, président

Daniel PROULX, membre

Ruth GOLDHAR, membre
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