Tribunal canadien des droits de la personne

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LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE :

CLARENCE LEVAC

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

FORCES ARMÉES CANADIENNES

les intimées

TRIBUNAL : William I. Miller, c.r., président Jacques Chiasson, membre Goldie Hershon, membre DÉCISION DU TRIBUNAL ONT COMPARU : René Duval, avocat de la Commission canadienne des droits de la personne

Alain Préfontaine Maj. Suzanne Gouin Boudreau, avocats des Forces armées canadiennes

DATES ET LIEUX DE L'AUDIENCE : 20, 21 et 22 février 1990, Montréal (Québec) 7 juin 1990, Ottawa (Ontario)

TRADUCTION

I. INTRODUCTION

Le président du tribunal canadien des droits de la personne, M. Sidney N. Lederman, c.r., a désigné les soussignés, William I. Miller, c.r., Jacques Chiasson et Goldie Hershon, le 16 mars 1989, pour constituer un tribunal chargé d'examiner la plainte déposée contre les Forces armées canadiennes (les intimées) le 7 décembre 1984 par M. Clarence Levac (Levac), plainte qui a été modifiée le 10 juillet 1987.

Dans sa plainte, M. Levac allégue qu'en l'ayant libéré contre son gré des Forces armées aux environs du 26 février 1984, pour des motifs d'ordre médical, les intimées ont commis à son égard un acte discriminatoire fondé sur un motif de distinction illicite, c'est-à-dire la déficience physique, contrevenant ainsi à l'al. 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi).

La plainte, figurant dans la formule de plainte produite comme pièce HR-3, est ainsi libellée :

[TRADUCTION]

J'ai été libéré des Forces armées pour des motifs médicaux le 26 février 1984. J'occupais le poste de chef inspecteur technique (ingénierie) et d'adjudant-chef. Je considère être apte physiquement à m'acquitter de mes fonctions malgré ma déficience alléguée (cardiopathie). J'ai des raisons de croire que ma libération constitue un acte discriminatoire contrevenant à l'al. 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

II. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

Au cours des dernières années, un grand nombre de plaintes ont été portées par d'anciens membres ainsi que par des membres actifs des Forces armées canadiennes (FAC) qui alléguaient avoir fait l'objet de discrimination pour diverses déficiences; les décisions rendues relativement à ces plaintes ont varié, en grande partie parce que, même si les règles de droit et les principes juridiques applicables à ces affaires étaient les mêmes, les faits matériels différaient ou se distinguaient dans chaque cas, principalement en ce qui concerne la nature de l'emploi en cause ou le caractère particulier de la déficience invoquée; cela explique ce qui, à première vue, semblerait être des décisions contradictoires mais qui, en réalité, constituait simplement l'expression du principe qu'il est dangereux de faire des généralisations dans des situations de ce genre. Il est important de ne pas oublier que chaque cas est une cause d'espèce.

Le tribunal a, par conséquent, pris les mesures qu'il jugeait nécessaires afin d'effectuer une enquête sur place; il a passé une journée entière à bord du destroyer des FAC, le NCSM Margaree, en station à Halifax, afin d'observer le fonctionnement des opérations du navire en temps de paix et de guerre, il a inspecté les installations médicales et il a observé les conditions de travail habituelles et le genre de vie de l'équipage, le tout dans le but de simuler les conditions qui existent à bord d'un destroyer des FAC à bord duquel se trouvait le plaignant pendant qu'il s'acquittait pour les intimées des fonctions de son métier. Il est clair que le service militaire à bord d'un destroyer, à la fois en qualité

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de militaire et de spécialiste, s'effectue dans des quartiers très restreints et dans des conditions assez rigoureuses.

Le plaignant ayant servi à bord d'un destroyer à la fois en qualité de premier maître de première classe (ses fonctions militaires générales et son rang) et de maître mécanicien (son métier), le tribunal a dû inspecter non seulement les parties du navire servant à l'opération navale mais également la salle des machines, la chaufferie ainsi que d'autres installations à bord du navire, et il a assisté à des exercices de lutte contre les incendies et à la simulation des traitements dispensés d'urgence aux blessés au cours de leur transport de la salle des machines, où le plaignant exerçait principalement ses fonctions, à l'infirmerie.

Le tribunal est convaincu qu'en ce qui concerne la présente plainte, il est tout à fait au courant de la nature et des fonctions exactes du plaignant dans le cadre de son emploi et des fonctions militaires qui lui incombaient de même que du milieu dans lequel il devait s'acquitter de ces fonctions.

III. PRINCIPES DIRECTEURS

La plainte dont il est question en l'espèce a été portée conformément aux dispositions de la Loi dont le préambule porte :

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

Et c'est donc en conformité avec les principes inhérents à ce préambule qu'il faut traiter cette plainte.

IV. FAITS

Le plaignant est né le 27 février 1938; il s'est engagé dans les Forces armées canadiennes (Marine) en 1955 en qualité de matelot de 3e classe et il a commencé son service militaire comme chauffeur. Au moment de sa libération en 1984, le plaignant avait atteint le grade de premier maître de première classe, soit le grade le plus élevé qu'il pouvait obtenir en tant que sous-officier. Quant à ses compétences professionnelles, le plaignant était maître mécanicien, ayant atteint le classement C-1/ER4 qui constituait également le degré de compétence le plus élevé qu'il pouvait obtenir dans son métier. Au moment de sa libération, il était en poste à la BFC (base des Forces canadiennes) de Montréal.

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Outre ses fonctions militaires générales, la tâche du plaignant en sa qualité de maître mécanicien consiste essentiellement à s'occuper du fonctionnement et de l'entretien des divers appareils électriques et génératrices à bord des navires des intimées. En d'autres termes, le plaignant était chargé de garder les machines en état de marche, principalement celles du destroyer à bord duquel il servait. La nature exacte et les aspects techniques des fonctions de maître mécanicien ont été décrits en détail à l'onglet 8 du recueil de documents produit comme pièce R-7 par le témoin des intimées, le capitaine Metro Macknie.

Toutefois, suivant la preuve, bien que la principale responsabilité du plaignant était de garder les machines du navire ainsi que les autres systèmes en cause en état de fonctionnement, il n'était pas nécessairement obligé de le faire lui-même, mais il devait plutôt s'assurer de l'exécution de ces tâches. A cet égard, le témoignage du capitaine Macknie, officier d'état-major - Normes du ministère de la Défense nationale, a confirmé que les fonctions du plaignant étaient surtout celles d'un surveillant.

[TRADUCTION]

Q. Bon, monsieur, nous ne reprendrons pas le recueil en entier. Je désire seulement que vous confirmiez que plus le rang qu'occupe une personne est élevé et plus sa tâche en est une de surveillance.

R. C'est exact.

Q. Exprimons-nous donc autrement. Est-il vrai que la plupart des exigences auxquelles doit satisfaire un adjudant-chef, qui possède la compétence d'un ingénieur-mécanicien de marine, sont principalement et surtout des tâches de surveillance?

R. Oui, donner des conseils, surveiller son personnel, évaluer son personnel.

(Déposition p. 227)

Et, encore une fois, à la page 225 de son témoignage :

[TRADUCTION]

Il surveille ses subordonnés et leur donne des directives.

Au cours de son témoignage, le plaignant a déclaré ce qui suit :

[TRADUCTION]

Q. Cela signifie-t-il, monsieur, qu'il s'agissait principalement d'un emploi de supervision?

R. C'est exact.

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(Déposition p. 31)

Le poste de maître mécanicien était généralement présenté dans les Forces comme une spécialité navale difficile parce qu'il était nécessaire pour cet emploi que les effectifs servent en mer et à terre. Ce système de rotation des militaires affectés en mer et de ceux qui sont basés à terre donne lieu à l'une des questions cruciales soulevées dans la présente plainte.

Les éléments de preuve produits par les intimées indiquaient en règle générale que la rotation des militaires affectés en mer et de ceux basés à terre était essentielle pour maintenir l'efficacité de leur commandement de marine. Le témoin des intimées, le lieutenant-commander Luc R. Tétrault, chef de sous-section au sein de la Direction de l'administration des carrières qui est responsable de la gestion des carrières de tout le personnel non-officier des Forces canadiennes et qui s'occupait de la gestion de carrière des ingénieurs-mécaniciens de marine, a déclaré dans sa déposition que le défaut d'effectuer une rotation entre les militaires mine le moral de ceux qui continuent à être affectés en mer lorsqu'ils s'attendaient à être envoyés à terre conformément à la politique de rotation des effectifs appliquée par les intimées. Ces dernières craignent que cela n'ait un effet néfaste sur le rendement de ses membres mécontents et n'amène par ailleurs un plus grand nombre de militaires à demander leur libération des Forces armées plus tôt que ce ne serait le cas autrement.

Suivant son contrat de rengagement daté du 22 juin 1978 et produit comme pièce HR-2, le plaignant s'est engagé pour une période finale de quinze ans jusqu'au 27 février 1993, soit jusqu'à l'âge de 55 ans. Jusqu'à ce moment-là, les affectations en mer et à terre du plaignant avaient été les suivantes :

sept. 1970 à déc. 1972 - en mer déc. 1972 à fév. 1975 - à terre fév. 1975 à juill. 1978 - en mer juill. 1978 à août 1983 - à terre

Aux environs de la date à laquelle le plaignant a été libéré, les intimées avaient prévu l'alternance suivante quant aux affectations du plaignant en mer et à terre :

août 1983 à août 1985 - en mer août 1985 à août 1987 - à terre août 1987 à août 1989 - en mer août 1989 à la retraite - à terre

Cependant, divers événements qui se sont produits depuis l'été 1979 ont contrecarré ces prévisions et ont entraîné le dépôt de la plainte dont il est question en l'espèce.

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Les résultats d'un électrocardiogramme (ECG) de contrôle pour les plus de 40 ans que le plaignant a subi au début de 1979 ont indiqué que celui-ci souffrait d'un problème cardiaque, soit une maladie des artères coronaires qui, suivant le principal témoin expert en médecine des intimées, le lieutenant-colonel Henryk P. Kafka, cardiologue, entraîne pour celui-ci 8 à 10 % de risques d'avoir une attaque cardiaque d'ici cinq ans (Déposition p. 356). Le docteur Kafka a ensuite admis une évidence lorsqu'il a déclaré à la p. 373 de sa déposition:

[TRADUCTION]

Ses chances de ne pas subir d'attaque cardiaque sont de 90 %.

Il a ensuite ajouté [TRADUCTION] mais, à notre avis, une probabilité de 10 % constitue un risque trop élevé.

Au cours des quatre années et demie qui ont suivi, du moins jusqu'au 9 août 1983, le plaignant a subi une série continue de consultations médicales, d'épreuves diagnostiques et de divers tests allant de l'épreuve d'effort sur tapis roulant (en 1979 et encore une fois, en 1982), à l'angiographie, à l'épreuve de poids, aux rayons X, aux tests effectués en laboratoire, aux épreuves de l'hyperglycémie provoquées, aux épreuves fonctionnelles hépatiques ainsi qu'à d'autres tests dont les résultats et les pronostics variaient. Par exemple, bien qu'on ait constaté, par suite d'une épreuve d'effort sur tapis roulant effectuée par le docteur Gratton en 1987, que le plaignant souffrait d'une anomalie de la conduction appelée bloc de branche gauche, le docteur Kafka a déclaré dans son témoignage qu'étant donné que personne n'avait effectué un test au thallium, [TRADUCTION] je ne possède aucun autre renseignement, [...] je ne peux pas revenir sur ce que j'ai dit et déclarer que cela signifie qu'il n'y a aucun risque qu'il subisse une crise cardiaque.

Le docteur Kafka a ajouté :

[TRADUCTION]

Sa tolérance à l'effort est bonne, ce qui le classe dans ce qu'on appelle la catégorie des bons pronostics pour les personnes souffrant de cardiopathie mais, vous savez, les risques sont considérablement plus élevés que ceux existant pour une personne tout à fait normale.

(Déposition p. 380)

Dans son rapport soumis au tribunal comme pièce R-11, le docteur Kafka a déclaré à la p. 31 :

[TRADUCTION]

«à part des problèmes évidents du rythme cardiaque, l'examen physique n'a permis de déceler aucune autre anomalie.»

Il est important de souligner qu'il ressort de la preuve que le plaignant a nié avoir jamais eu des symptômes de quelque maladie que ce soit. Il n'a jamais non plus été hospitalisé, sauf pour les tests et les épreuves diagnostiques auxquels il a été soumis. Bien que le plaignant compte parmi les membres de sa famille des personnes souffrant de maladie cardiaque, qu'il ait eu un taux de cholestérol élevé et qu'il ait également déjà eu un problème de consommation d'alcool, problèmes qui ont tous nécessité un traitement et un suivi, au cours des quatre années et demie pendant lesquelles les intimées ont surveillé l'état pathologique du

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plaignant, qui pendant toute cette période a continué d'effectuer ses fonctions pour les intimées, son état s'est amélioré à divers égards :

[TRADUCTION]

  1. le plaignant a cessé de fumer ce qui ne constituait plus un problème;
  2. alors qu'il était normal d'effectuer tous les six mois un contrôle des patients qui avaient subi des tests à l'Unité cardiopulmonaire à Ottawa, on a dit au plaignant de ne revenir que dans un an;
  3. le plaignant avait réduit considérablement sa consommation d'alcool ce qui s'est traduit par une épreuve fonctionnelle hépatique indiquant que son foie était normal;
  4. il a été possible de contrôler le taux élevé de cholestérol du plaignant;
  5. le plaignant a subi une autre épreuve d'effort sur tapis roulant d'une durée de 9 à 10 minutes sans qu'il n'éprouve de malaise pulmonaire.

L'ensemble de la preuve médicale produite par les intimées, qui comportait des preuves orales, documentaires et photographiques et qui était assez volumineuse, a amené le Conseil médical de révision des carrières (CMRC) des intimées à classer le plaignant dans la catégorie G4 03, ce qui signifie qu'il a été déclaré inapte à poursuivre son service dans les Forces armées. Le témoignage du plaignant à cet égard a été le suivant :

[TRADUCTION]

R. On m'a dit de perdre un peu de poids et de réduire ma consommation d'alcool et [...] de prendre des pilules.

(Déposition p. 18)

En fait, l'avis officiel de libération du plaignant lui a été expédié le 18 mars 1982 dans un message confidentiel écrit qui a été produit comme pièce HR-1. Intitulé [TRADUCTION] Avis de libération, le document de deux pages qui a été adressé au plaignant à la base des Forces canadiennes en poste à la Vickers à Montréal où il travaillait alors comme inspecteur du contrôle de la qualité et chef du détachement des services techniques, portait que le plaignant était [TRADUCTION] inapte à poursuivre son service dans son métier actuel de sorte qu'il n'était pas avantageux de l'employer en vertu de la présente politique relative au service militaire (Non souligné dans le texte original.).

Même si le plaignant devait être libéré le 8 août 1983 (moment où il a obtenu un congé de recyclage) [TRADUCTION] ou plus tôt, si le

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plaignant le désire, il a en fait conservé son emploi à terre à la Vickers en tant que membre des Forces armées, jusqu'au 26 février 1984.

V. PREUVE MÉDICALE

Comme nous l'avons déjà souligné, la preuve médicale soumise au tribunal était volumineuse. L'expert médical des intimées, le lieutenant- colonel Kafka, spécialiste en cardiologie, n'a pas examiné lui-même le plaignant; il a plutôt fondé son témoignage sur son examen du dossier médical du plaignant qui comprenait les documents énumérés et figurant à l'annexe B de la pièce R-10.

La preuve, remplie d'illustrations, de statistiques et d'articles dont le docteur Kafka était dans certains cas le co-auteur, corroborait son opinion que [TRADUCTION] les intimées avaient eu raison d'exclure le plaignant du service en mer en raison de sa cardiopathie. Ayant établi que les risques que le plaignant subisse un infarctus du myocarde au cours des cinq prochaines années étaient de 8 à 10 % (estimation que l'on peut comparer avec les résultats d'une autre étude effectuée en utilisant les critères du CASS qui, si on les appliquaient au plaignant, établiraient que ces risques sont de 6 à 9 % au cours des trois prochaines années), le docteur Kafka a conclu :

[TRADUCTION]

La maladie des artères coronaires dont souffre M. Levac, même s'il ne présente aucun symptôme et qu'il tolère bien celle-ci, présentait un risque trop important d'infarctus du myocarde et nécessitait un classement dans la catégorie médicale G4. Ce qui excluait une affectation en mer ou à toute station ou base ne possédant pas d'installations médicales suffisantes.

(Report du docteur Kafka, p. 44, pièce R-11)

La preuve médicale produite au nom du plaignant était le témoignage du docteur Jean D. Gratton, cardiologue exerçant sa profession depuis 1954 et ayant examiné le plaignant le 12 novembre 1986. Son rapport d'expert, daté du 5 janvier 1987, a été produit comme pièce R-2 et fait partie de la correspondance échangée par le docteur Gratton et M. André Dumaine, représentant de la Commission des droits de la personne, relativement à l'état pathologique du plaignant, documents qui ont également été produits comme pièces R-1, R-3 et R-4.

Alors que les parties essentielles du témoignage du docteur Gratton relatives à l'état pathologique général du plaignant ne semblaient contredire le témoignage du docteur Kafka qu'à certains égards seulement, c'est dans leurs opinions finales quant à l'aptitude ou à l'inaptitude du plaignant de remplir ses fonctions [TRADUCTION] en mer ou à toute station ou base ne possédant pas d'installations médicales suffisantes que les deux médecins en sont arrivés à des conclusions diamétralement opposées.

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En d'autres termes, les deux experts ont tiré des conclusions différentes en se fondant sur la même preuve. Par exemple, dans son rapport d'expert (pièce R-2), le docteur Gratton s'est dit d'avis que les lésions qui semblaient exister sur le cardiogramme du plaignant n'étaient que minimes et se manifestaient chez la majorité des hommes âgés de plus de 40 ans. Par contre, le docteur Kafka a laissé entendre qu'en raison du rétrécissement de ses artères coronaires, le plaignant devait envisager [TRADUCTION] le risque d'un accident soudain et imprévisible.

Alors que le docteur Kafka estimait que l'état général du plaignant était tel qu'il était inacceptable qu'il soit affecté en mer ou à une station ou base ne possédant pas d'installations médicales suffisantes, le docteur Gratton a jugé que le plaignant pouvait satisfaire à toutes les conditions d'emploi dans les Forces armées pendant une longue période.

Parmi les faits essentiels signalés et attestés par le docteur Gratton par suite de son examen du plaignant et du dossier que possédaient les intimées sur celui-ci, notons les suivants :

[TRADUCTION]

  1. le plaignant était en tout temps complètement asymptomatique;
  2. son ECG final effectué en août 1983 a été jugé négatif;
  3. à l'époque, le plaignant travaillait régulièrement à la Vickers et ne souffrait d'aucune déficience;
  4. à condition qu'il s'abstienne de consommer de l'alcool, le plaignant pourrait vraisemblablement suivre un horaire de travail normal et remplir toutes les conditions de son emploi dans les Forces armées.

Le tribunal a pu constater, d'après la lettre de M. Dumaine datée du 20 octobre 1986 et produite comme pièce R-1, qu'une description détaillée de quatre pages des fonctions et responsabilités dont le plaignant devait s'acquitter dans le cadre de son emploi dans les Forces armées avait été remise au docteur Gratton et qu'il était évident que ce dernier connaissait ces faits quand il a conclu que le plaignant était capable de continuer à s'acquitter de ses fonctions.

Le docteur Gratton a déclaré ce qui suit dans son témoignage ( à la p. 103) :

Q. Est-ce que lorsque vous avez... vous êtes arrivé à votre opinion sur l'individu, vous saviez que cet individu avait été membre des Forces armées, notamment ingénieur marin?

R. Oui.

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Q. Et est-ce que vous saviez à ce moment-là que c'est un emploi qui peut impliquer qu'un individu soit en mer à bord d'un bateau?

R. C'est exact, oui.

Q. Est-ce que vous saviez si c'était un emploi qui impliquait des efforts physiques?

R. Je crois que oui mais...

Q. Alors quelle était votre opinion quand vous l'avez rencontré et après avoir revu son histoire médicale et lui avoir fait subir les tests dont vous parlez antérieurement, quelle était votre opinion quant à sa capacité de faire son travail de militaire dans les Forces armées, d'ingénieur marin, avec la possibilité bien entendu d'aller en mer?

R. Me basant surtout sur sa performance ou ses performances tout au long de ses nombreux examens, au cours de ses épreuves d'effort, alors qu'il a fait sur le tapis roulant un minimum de 9 et de 10 minutes, je pense qu'il avait toutes les possibilités de faire son travail normalement, étant donné qu'il était asymptomatique comme j'ai dit tout à l'heure, et qu'il n'était pas à plus haut risque que par exemple le fumeur de 25 cigarettes par jour.

Q. Maintenant, vous nous avez parlé de performance sur le tapis roulant, de 9 ou 10 minutes là. Pouvez-vous nous traduire ça à faible, bon, moyen, enfin l'épithète que vous voudrez bien utiliser.

R. A 9 minutes, c'est excellent.

(Déposition pp. 103-104)

Lorsque M. Dumaine lui a demandé dans la correspondance qu'ils ont échangée si ses conclusions finales et son opinion quant à l'état pathologique du plaignant et à sa capacité de s'acquitter de ses fonctions s'appliqueraient également à la période du 26 février 1984 lorsqu'il a été libéré (si on tient compte du fait que le docteur Gratton a fait sa déposition en 1987, cela veut dire trois ans après la libération du plaignant), le docteur Gratton a répondu par l'affirmative.

VI. ROTATION MER/TERRE

Dans sa défense, les intimées allèguent essentiellement que la maladie des artères coronaires dont souffre le plaignant l'empêche non seulement d'être affecté en mer mais également à toute station ou base ne

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possédant pas d'installations médicales suffisantes. Par ailleurs, les intimées ont soutenu qu'étant donné que le plaignant devait, à l'époque de sa libération, être affecté en mer pendant sa période suivante de service dans le cadre du système normal de rotation des affectations en mer et à terre, le risque que le plaignant subisse un infarctus du myocarde était trop élevé et c'est pourquoi il devait être classé dans la catégorie G4.

En fait, la majeure partie de la preuve présentée par les intimées, en particulier la preuve médicale, reposait sur le facteur de risque que représentait l'affectation du plaignant en mer et, dans une beaucoup moins large mesure, sur sa capacité ou son incapacité de s'acquitter de ses fonctions à terre. C'est pourquoi le tribunal doit examiner toute la question de la rotation des effectifs en mer et à terre afin de déterminer son rôle et ses conséquences pour la décision devant être rendue en l'espèce.

Bien que les intimées aient semblé prétendre que la majorité de leurs effectifs dans la marine préféraient et recherchaient une affectation à terre plutôt qu'une affectation en mer, ce n'était manifestement pas le cas du plaignant qui a déclaré ce qui suit dans sa déposition:

[TRADUCTION]

Q. Dites-moi, quelles affectations trouviez-vous plus faciles à supporter, les affectations en mer ou les affectations à terre?

R. Les affectations en mer.

Q. Vous préfériez les affectations en mer?

R. C'est exact.

(Déposition p. 63)

La question de la rotation des affectations en mer et à terre peut être abordée sous différents angles, mais le tribunal n'examinera que deux de ceux-ci : premièrement, la souplesse ou la rigidité du système de rotation et deuxièmement, ses incidences pour le plaignant à l'époque de sa libération.

Pour les intimées, l'importance de préserver la proportion des militaires affectés en mer et à terre était, comme nous l'avons déjà signalé, ses conséquences sur le moral étant donné qu'elles considèrent que l'affectation en mer est beaucoup plus exigeante si on la compare à l'affectation à terre qui est relativement plus facile; en conséquence, si la rotation n'est pas uniformément appliquée, cela pourrait donner lieu à du favoritisme suscitant le mécontentement des troupes et créant, en fin de compte, un problème de maintien des effectifs dans les Forces armées.

Cependant, un nombre considérable de témoignages ont indiqué que la politique de rotation des affectations en mer et à terre mise en place

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par les intimées permettait une certaine souplesse et diverses exceptions pour des motifs relatifs au service tels le manque de personnel, des circonstances particulières, des raisons de convenances personnelles, des problèmes personnels ou familiaux et d'autres motifs du même genre, ce qui entraîne une application non uniforme ou non rigoureuse de la politique de rotation des affectations en mer et à terre.

En particulier, le lieutenant-commander Tétrault a parlé dans son témoignage de divers cas où le système de rotation, bien qu'il soit applicable, est assoupli afin de composer avec des situations particulières :

[TRADUCTION]

  1. un nombre élevé de simples soldats sont disponibles comparativement au nombre de grades supérieurs affectés en mer;
  2. (Déposition p. 256-257)

  3. un problème exceptionnel qui permet de sauter l'affectation en mer;
  4. (Déposition p. 258)

  5. en cas de pénurie grave de personnel, la rotation mer/terre est interrompue.

(Déposition p. 277)

Le témoignage suivant du lieutenant-commandeur Tétrault en réponse à une question du président du tribunal illustre bien le degré de souplesse de la politique de rotation des affectations en mer et à terre en ce qui concerne le plaignant :

[TRADUCTION] LE PRÉSIDENT :

Q. Dans le cas de M. Levac en 1983, la preuve semble indiquer qu'il devait y avoir rotation et qu'il devait prendre son service en mer.

R. C'est exact, monsieur.

Q. J'ai donc l'impression qu'il existait des prolongations dans certains cas dont nous avons été incapables de tenir compte dans le cas de M. Levac.

Je veux en réalité savoir s'il existe des dispositions prévoyant des exceptions?

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R. Oui, monsieur, il existe des dispositions prévoyant des exceptions. Toutefois, nous devons examiner chaque cas très attentivement parce qu'une exception signifie toujours que l'on accorde une faveur à quelqu'un.

Lorsqu'une faveur est accordée à quelqu'un, il y a quelqu'un d'autre qui en paie le prix.

Q. Oui, vous avez parlé du facteur de favoritisme ou de la perception de favoritisme qui constituerait un élément dont il faut tenir compte en décidant si une exception peut être faite; est-ce ce que vous êtes en train de dire?

R. Oui, et également nous avons à examiner l'importance de cette exception. Dans le cas présent, ce que nous devrions faire, c'est essentiellement de l'exempter de son service en mer pendant une période de dix ans parce que Levac aurait, je crois, pu servir jusqu'en 1993, peu importe quand il décide de partir.

Nous pouvons donc parfois faire une exception. Mettons que cela aurait été sa dernière affectation et disons qu'il aurait eu encore deux ans à faire. Deux ans -- mais quand vous envisagez la possibilité d'exempter une personne pour une période de dix ans, notre métier ne peut pas nous le permettre.

C'est pourquoi il arrive parfois que l'on considère que la marine est plus difficile que les autres métiers, mais en raison du nombre très restreint de nos effectifs, l'exemption d'une personne crée toujours beaucoup de problèmes, car une autre doit assumer ses tâches.

(Déposition p. 293-295)

Même si, comme nous l'avons déjà souligné, le plaignant devait, suivant la politique de rotation, être affecté en mer au moment où les intimées l'ont déclaré inapte, la preuve semble indiquer que cela n'était pas tout à fait sûr; en effet, pour diverses raisons échappant au contrôle du plaignant et n'ayant absolument rien à voir avec son était pathologique, il n'était pas certain qu'il allait être affecté en mer. La preuve à cet égard n'a d'ailleurs pas été contredite.

Le plaignant a déclaré dans son témoignage que, même s'il savait qu'après avoir servi cinq ans à terre, il devrait effectuer son prochain tour de service en mer et qu'il préférait, comme nous l'avons déjà souligné, le service en mer, il semblait bien qu'aucun poste en mer (navire) n'était libre pour lui.

[TRADUCTION]

Q. Bon, d'après ce que vous saviez de la situation des affectations au moment où vous avez quitté les Forces, quelles

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étaient les probabilités qu'un officier possédant votre grade soit affecté en mer à ce stade de votre carrière dans les Forces?

R. Avant 1984, les chances étaient minces ... ou après la fin de 1983 ou avant... au début de 1984, après ma libération, les chances d'être affectées en mer étaient limitées parce que les militaires ayant mon grade et exerçant mon métier avaient été retirés du service en mer. Nous avons été remplacés par de simples militaires.

Q. Comment avez-vous appris cela, monsieur?

R. J'ai eu quelques... tout d'abord, il y a eu une rumeur aux environs de 1981 ou 1982 selon laquelle des coupures seraient effectuées à bord des navires, les C1 ER4 étant remplacés par un C2 ER4, évidemment avec indemnisation.

Q. Cette rumeur a-t-elle été confirmée?

R. Elle a été confirmée en décembre 1983, au début de décembre 1983 par une lettre du capitaine Moore.

Q. Il s'agissait d'une lettre portant sur la réduction des effectifs. Qu'en est-il de votre déclaration antérieure selon laquelle à partir de ce moment ou à peu près, les militaires ayant votre grade ne seraient vraisemblablement plus affectés en mer? Avez-vous vu quelques documents que ce soit?

R. Oui, j'ai obtenu quelques documents dans ce sens. C'était également un complément à la lettre du capitaine Moore et il s'agissait du Programme ERPNOM.

Q. Bon...

R. Il indiquait la réduction du nombre de C1 ER dans la marine.

Q. Donc, d'après ce que vous saviez à l'époque où vous avez été libéré, quelles étaient vos... et je ne vous demande pas d'indiquer un chiffre, mais quelles étaient vos chances d'être affecté en mer une autre fois?

R. Très minces.

(Déposition p. 26-27)

Ces éléments ont été corroborés par le témoignage supplémentaire du plaignant qui a indiqué que la nouvelle politique consistant à affecter des pm2 à bord des navires rendait impossible, à la fin de 1983 et en 1984, l'obtention d'une affectation à bord d'un navire pour un pm1 comme lui.

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[TRADUCTION]

Q. Ainsi, du 1er janvier 1984 au 1er janvier 1989, les premiers maîtres de première classe occupant le poste de maître mécanicien devaient effectuer leur service en mer?

R. En 1984, à la fin de 1983, en tant que C1 ERA vous ne pouviez trouver un bateau sur lequel effectuer votre service en mer.

Q. Et pourquoi en était-il ainsi?

R. Parce qu'ils avaient déjà été remplacés. La majorité des navires avaient déjà des premiers maîtres de deuxième classe et vous ne pouviez, en tant que C1 ER, il était impossible en 1983 de demander un navire ou même, lorsque vous en demandiez un, vous ne l'obteniez pas.

Q. Très bien. Sur quoi vous fondez-vous pour affirmer cela, monsieur?

R. Je me suis rendu à Halifax au début de 1983 afin de savoir exactement ce qui se passait et j'ai rencontré quelques-uns de mes collègues; nous avons discuté et l'un de ceux-ci qui sollicitait un navire ne pouvait tout simiplement pas en obtenir un.

Il était tout simplement impossible d'en obtenir un.

Q. Qui étaient ces personnes, monsieur? Vous rappelez-vous à qui vous avez parlé?

R. Oui.

Q. Qui étaient-ils?

R. L'un de ceux-ci était le premier maître de première classe Baker. C'est celui que j'avais rencontré, il venait tout juste d'aller sur un navire et il essayait d'obtenir une affectation à bord de celui-ci parce qu'il avait entendu dire que le chef mécanicien s'en allait et qu'il voulait le remplacer, et on lui avait répondu par la négative.

Q. Et vous a-t-il dit pourquoi on lui avait répondu non?

R. Parce qu'un premier maître de deuxième classe serait affecté à bord.

Q. Et il était premier maître de deuxième classe, il avait les compétences d'un maître mécanicien, n'est-ce pas?

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R. Sans aucun doute parce qu'autrement il n'aurait pas obtenu le poste.

(Déposition p. 72-73)

VII. AUTRES ÉLÉMENTS

La déposition du témoin des intimées, René Maurice Bélanger, médecin et actuellement directeur du Service de santé (soins) au Quartier de la Défense nationale et, à l'époque de la cessation d'emploi du plaignant, commandant de l'École du Service de santé des Forces canadiennes, est instructive en ce qui concerne l'emploi continu du plaignant jusqu'au moment de son départ et de sa libération forcée.

Le docteur Bélanger a déclaré dans son témoignage que, même si le plaignant avait reçu l'ordre le 18 mars 1982 de quitter les Forces le 8 août 1983, malgré le fait qu'il devait être affecté en mer, il s'est vu accorder une prolongation d'un an parce que [TRADUCTION] [...] voyez-vous, même s'il devait être affecté en mer, les Forces avaient besoin de quelqu'un pour le remplacer à la Vickers [...] parce qu'à la Vickers, voyez-vous, il effectuait la totalité de ses fonctions (Déposition p. 507).

Le docteur Bélanger a fait référence à une note de service ministérielle dans laquelle il était question de la prolongation du service du plaignant au-delà de la date fixée pour sa libération et qui portait :

[TRADUCTION]

La recommandation initiale faite au CMRC quant à la libération reposait sur le fait que le pm Levac était à terre depuis quatre ans et qu'il est maintenant inapte à effectuer son service en mer. Il occupe toutefois un poste de pm1 à Montréal qui est extrêmement difficile de combler. En fait, il n'y a aucun volontaire pour le poste et je crains que nous ne perdions au moins un et peut-être deux [...] nous perdrons au moins un et peut-être deux C1 seulement si nous l'affectons à Montréal cet été. Étant donné que nous allons perdre au moins neuf C1 cette année et que seulement huit C2 compétents peuvent être promus, je ne crois pas que nous puissions nous permettre de libérer le pm Levac à ce moment-ci. Demandez au CMRC de revoir le cas et, si possible, de reporter la date de la libération à la PAA 83.

(Déposition p. 510-511)

Le docteur Bélanger a ensuite rappelé les facteurs qui, indépendamment de la maladie des artères coronaires du plaignant, avaient entraîné sa classification dans la catégorie G4 03. Il a déclaré ce qui suit dans son témoignage :

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[TRADUCTION]

R. A présent, si l'on m'y autorise, j'aimerais essayer d'expliquer au tribunal pourquoi M. Levac a obtenu une classification G4 03 qui a entraîné sa libération.

Cette classification ne lui a pas été accordée en tenant compte seulement de sa maladie des artères coronaires. Si c'était le cas, ce serait totalement injuste parce que nous congédierions alors quelqu'un en raison d'un risque possible [...].

Cela ne suffit pas, ce n'est pas raisonnable. Cette décision reposait sur le contenu de son dossier, en 1980, confirmé en 1981, parce que c'est à partir de ce moment que le processus a réellement commencé.

(Déposition p. 515)

Le docteur Bélanger a ensuite rappelé que le plaignant avait été [TRADUCTION] un patient très difficile, qui avait de la difficulté à obéir, qui ne prenait pas toujours ses médicaments, ne suivait pas sa diète et ne faisait pas plus d'exercice. En ce qui concerne les problèmes éventuels que pourraient créer la consommation de médicaments au cours d'une affectation en mer par rapport à une affectation à terre, le docteur Bélanger a ajouté :

[TRADUCTION]

[...] C'est pourquoi j'essayais de vous dire qu'à bord d'un navire, il y a des contraintes non seulement en raison de la compétence du personnel mais également de la pharmacie qu'on y trouve. Dans une base, au cours d'une affectation à terre, il n'y a aucun problème. Je dispose d'une pharmacie énorme dans la base et ce que je n'y trouve pas, je peux l'obtenir à l'extérieur de la base à moins qu'il ne s'agisse d'une affectation dans un poste isolé. C'est pour cette raison qu'il était inapte à être affecté dans un poste isolé. Ainsi, le problème, ce ne sont pas seulement les risques que présente sa maladie des artères coronaires, mais le fait qu'il avait d'autres problèmes. C'est l'ensemble des problèmes que nous devions affronter et nous devions justifier la catégorie médicale dans laquelle il avait été classé en nous fondant sur l'ensemble de ceux-ci.

(Déposition p. 516-517)

Se fondant en partie sur les témoignages qui précèdent, le tribunal a conclu que, bien que ces témoignages et la preuve des intimées reposent en majeure partie sur les problèmes cardiaques du plaignant qui, à leur avis, créeraient un risque inacceptable si le plaignant devait continuer son emploi en mer, de nombreux éléments de preuve non contredits indiquaient que le plaignant était de toute façon apte à exécuter ses

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fonctions au cours d'une affectation à terre comme celle qu'il effectuait à la date de sa libération.

Le tribunal n'a pas à se prononcer en l'espèce sur le même genre de situation qui existait dans l'affaire David Galbraith c. Forces armées canadiennes, D.T. 13/89 (décision rendue le 23 août 1989); dans cette affaire, il avait été établi qu'un artilleur qui souffrait d'un problème médical appelé iléostomie continente ne présentait pas un simple risque hypothétique mais plutôt un risque réel qui mettrait en danger sa sécurité et celle des autres s'il continuait à servir dans les FAC. Dans cette affaire, il a été clairement établi que le plaignant, qui avait subi une résection majeure des intestins, devrait remplir des fonctions et subir un stress si exigeants physiquement que le tribunal pouvait conclure qu'il existait un risque tel que l'employé ne puisse remplir ses fonctions qu'il était justifié de prévoir l'exclusion générale du poste d'artilleur dans les Forces de toute personne qui avait subi une résection gastrique ou intestinale.

En l'espèce, le tribunal n'est pas convaincu que, si on tient compte de l'ensemble de la preuve, l'on a établi l'existence d'un risque réel suffisamment important pour qu'il soit justifié de ne pas permettre au plaignant, ou à d'autres personnes comme lui, de continuer à occuper son emploi dans les Forces armées canadiennes pour le simple motif que les intimées ont déterminé qu'il n'était pas en parfaite santé.

VIII. PRINCIPALES QUESTIONS LITIGIEUSES

Le tribunal doit, pour trancher la présente plainte, se prononcer sur quatre questions litigieuses principales, savoir :

  1. La décision des intimées de libérer de force le plaignant pour des motifs d'ordre médical constitue-t-elle un acte discriminatoire fondé sur un motif de distinction illicite, c'est-à-dire la déficience physique, en contravention de l'alinéa 7a) de la Loi?
  2. Si la réponse à cette question est affirmative, les intimées ont-elles néanmoins réussi à se disculper en invoquant la défense fondée sur l'exigence professionnelle justifiée prévue à l'alinéa 15a) de la Loi?
  3. De toute manière, les intimées étaient-elles légalement tenues de composer avec le plaignant, dans la mesure où cela n'entraînait pas une contrainte excessive, en raison de l'effet préjudiciable que leur décision de mettre fin à son emploi pourrait avoir sur lui?
  4. Les intimées se sont-elles acquittées de cette obligation?

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IX. LE DROIT

Dans leurs plaidoiries faites devant le tribunal le dernier jour de l'audience, soit le 7 juin 1990, les avocats ont abordé tous les aspects du droit tel qu'il était alors applicable. Évidemment, ils ont invoqué les décisions habituellement et fréquemment citées, notamment les arrêts Etobicoke, Bhinder, O'Malley, Mahon, Brossard, Carson, Saskatoon, Gauthier, Rivard et Baker.

La décision marquante rendue récemment par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Alberta Human Rights Commission c. Central Alberta Dairy Pool, [1990] 2 R.C.S. 489, n'a pas été rendue publique avant le 13 septembre 1990, soit environ trois mois après que la présente affaire eut été prise en délibéré. Cette dernière décision ayant une incidence importante sur les questions en litige en l'espèce, il est malheureux que les avocats n'aient pu examiner celle-ci ou n'aient pas été en position de le faire en raison de l'ordre chronologique, dans leur argumentation respective à la fin de l'audience.

Les articles pertinents de la Loi qui s'appliquent à l'espèce sont les suivants :

3.(1) Pour l'application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

  1. de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;
  2. de le défavoriser en cours d'emploi.

15. Ne constituent pas des actes discriminatoires :

  1. les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ils découlent d'exigences professionnelles justifiées.

PREMIERE QUESTION LITIGIEUSE

En ce qui concerne la première question litigieuse que doit trancher le tribunal, il ressort d'une étude complète de l'ensemble de la preuve orale et documentaire produite que le plaignant a établi prima facie que les intimées, les Forces armées canadiennes, ont commis un acte discriminatoire en contravention de l'alinéa 7a) de la Loi. A notre avis,

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M. Levac a été illégalement écarté des Forces armées canadiennes pour un motif de distinction illicite, c'est-à-dire la déficience physique, et il ne fait aucun doute qu'un acte discriminatoire au sens des articles 3 et 7 de la Loi a été commis à son égard.

La preuve présentée indiquait clairement que les intimées avaient jugé que le plaignant était apte à s'acquitter de ses fonctions d'une manière continue de 1955 à 1984, en particulier en ce qui concerne sa classification la plus récente comme maître mécanicien ainsi qu'en sa capacité de premier maître de première classe. Par conséquent, nous avons conclu que sa libération forcée, qui semble avoir été motivée par les résultats d'une série d'examens médicaux et d'épreuves diagnostiques effectués par les intimées au cours d'une période d'environ quatre ans et demi avant la libération réelle du plaignant, constituait un acte discriminatoire.

DEUXIEME QUESTION LITIGIEUSE

L'alinéa 15a) de la Loi offre toutefois un moyen aux intimées de se défendre contre la plainte en établissant, ce fardeau leur incombant, conformément à la règle normale de la preuve en matière civile, c'est-à- dire suivant la prépondérance des probabilités, que l'acte discriminatoire était légitime parce qu'il découlait d'une exigence professionnelle justifiée comme le prévoit cet article (Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202).

Les critères permettant de déterminer ce qui constitue une exigence professionnelle justifiée (ou encore, réelle ou normale), sont énoncés à la page 208 de l'arrêt Etobicoke où le juge McIntyre a énoncé ces critères aujourd'hui fréquemment énoncés:

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code.

Outre le critère subjectif, l'exigence doit respecter le critère objectif qui a été décrit comme suit :

Elle doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général.

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Les tribunaux ont également énoncé d'autres critères et lignes directrices permettant d'invoquer avec succès la défense de l'exigence professionnelle justifiée dans les arrêts Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Saskatoon (Ville), [1989] 2 R.C.S. 1297 (Solution pratique autre que l'adoption d'une règle discriminatoire) et Air Canada c. Carson, [1985] 1 C.F. 209 (Il incombe à l'employeur de fournir des éléments de preuve qui lui permettent logiquement de croire que l'exigence diminue les risques de dommages).

Comme nous l'avons déjà souligné, les intimées ont jugé approprié de prolonger d'un an la durée de l'emploi du plaignant (en réalité, de deux ans si on compte celle-ci à partir de la date de l'avis de libération produit comme pièce HR-1) après la date de la décision du CMRC qui avait statué que le plaignant était inapte, parce que cela faisait leur affaire et que c'était également dans l'intérêt du plaignant qu'elles le fassent. En outre, même si l'argument central des intimées était qu'au moment de sa libération, le plaignant devait être affecté en mer suivant la prochaine rotation des affectations, le tribunal doute qu'une telle affectation en mer se serait réalisée si l'on considère la preuve fournie relativement à cette question.

Le tribunal est incapable d'accepter d'une part que les intimées pouvaient décider, comme elles l'ont d'ailleurs fait parce que cela leur convenait, de prolonger l'emploi du plaignant bien au-delà de la date à laquelle il aurait autrement été libéré même si elles considéraient que le plaignant était inapte au point de vue médical tout en contestant en même temps le droit du plaignant de demeurer à leur emploi pour le motif que son état de santé représentait un risque réel pour lui-même, ses compagnons de travail et le public et général. Pour reprendre la maxime bien connue, on ne peut vouloir les choses et leur contraire.

L'argument des intimées est encore moins défendable si l'on considère la preuve qui établit qu'au cours de la période d'environ quatre ans et demi pendant laquelle le plaignant a subi divers tests, examens et épreuves diagnostiques, son état pathologique et son état de santé général se sont en réalité améliorés avec le temps, ce qui est compatible avec le témoignage du docteur Kafka lorsqu'il a admis que le plaignant avait [TRADUCTION] un bon pronostic.

Il convient également de signaler que le plaignant ne s'est en aucun cas absenté de son travail pour des motifs attribuables à son état de santé. Aucun élément de preuve n'a d'ailleurs été fourni pour indiquer que le plaignant avait été incapable, à un moment ou à un autre avant sa libération, de remplir ou d'exécuter ses fonctions quand il se trouvait à terre ou en mer. Comme nous l'avons déjà signalé, l'état pathologique du plaignant a été constaté pour la première fois au cours d'un examen de contrôle et non par suite d'une défaillance de sa part au cours de son travail, avant ou après cet examen.

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Le tribunal reconnaît que l'affectation en mer du plaignant, si cela devait jamais se produire, comportait en raison de ses problèmes cardiaques un élément de risque que ne présente pas l'affectation d'une personne en excellente santé. Néanmoins, se fondant sur l'ensemble de la preuve médicale, le tribunal ne considère pas que des risques de crise cardiaque de 8 à 10 % au cours des cinq prochaines années (ou de 6 à 9 % au cours des trois prochaines années si l'on se fonde sur les critères du CASS) sont réels ou suffisants, lorsqu'on les compare avec les autres preuves médicales concernant l'état de santé du plaignant et ses pronostics, pour justifier légalement l'application d'une règle ou d'un acte discriminatoire qui est inacceptable et contrevient à la Loi.

Le tribunal est convaincu que l'établissement d'un risque de crise cardiaque n'est qu'un des éléments dont il faut tenir compte pour déterminer si les intimées ont démontré que le plaignant ne pouvait s'acquitter ou qu'on ne pouvait s'attendre qu'il s'acquitte de son travail en mer ou à terre compte tenu d'une telle prévision. En outre, il faut souligner qu'un facteur de risque ne constitue pas en soi une maladie ni une déficience. Beaucoup d'autres éléments qui ont déjà été signalés plus haut jouent en faveur du plaignant et amènent le tribunal à conclure que les intimées n'ont pas établi qu'il leur était raisonnablement nécessaire d'écarter le plaignant de son emploi et de le libérer de son service militaire afin d'éliminer ou d'éviter un risque réel de dommages graves pour le plaignant, ses compagnons de travail ou le public en général.

Le tribunal estime que les intimées n'ont pas démontré que le plaignant ne pouvait pas occuper, ni qu'on ne pouvait pas s'attendre qu'il puisse occuper le poste de premier maître de première classe ou de maître mécanicien que ce soit en mer ou à terre; elles n'ont d'ailleurs pas non plus prouvé que l'inexistence d'une maladie des artères coronaires ainsi que de la prévision ou la probabilité d'une crise cardiaque associée à cette maladie constitue une exigence professionnelle justifiée.

Le tribunal déclare que s'il devait se prononcer différemment, cela équivaudrait à permettre aux employeurs de faire passer à leurs employés des examens plus ou moins de contrôle afin d'établir l'existence d'une incapacité mineure ou autre dans l'espoir de tourner l'objectif principal de la Loi qui est d'éliminer la discrimination illégale. Nous formons une nation composée de gens généralement bien portants, mais si l'on devait donner à penser que nous sommes tous des spécimens parfaitement sains et que la loi admet les actes discriminatoires contre les personnes qui ne sont pas en parfaite santé, on violerait la Loi canadienne sur les droits de la personne et les principes sur lesquels elle repose.

Pour arriver à sa décision, le tribunal a dû se demander où il fallait tracer la ligne dans les cas où une personne comme le plaignant et d'autres personnes se trouvant dans la même situation sont jugées suffisamment affectées par une déficience qui, bien que mineure, justifierait néanmoins l'application d'une règle discriminatoire avec les conséquences discriminatoires préjudiciables que cela comporte. Un

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pourcentage de risque de 2 %, de 4 % ou de 12 % ou encore un pourcentage inférieur ou supérieur peut-il être jugé suffisant pour permettre l'application d'une règle discriminatoire? Il est clair que le pourcentage de projection d'un risque constitue simplement un critère pour déterminer si un risque est réel ou probable plutôt que potentiel ou purement hypothétique, étant donné qu'à un moment donné la démarcation entre la réalité et les probabilités commence à être moins évidente. Évidemment, un bon nombre d'autres facteurs doivent être pris en considération pour déterminer si un risque prévu est réel, ce que le tribunal a fait en l'espèce.

Par conséquent, le tribunal conclut que les intimées n'ont pas réussi à s'acquitter de leur fardeau d'établir une défense valide fondée sur une exigence professionnelle justifiée parce qu'elles n'ont pas réussi à prouver cette exigence au tribunal. Nous ne sommes pas convaincus que le plaignant ne pourrait pas, le cas échéant, servir en mer sans danger ou sans représenter un risque véritable pour lui-même, ses compagnons de travail ou son employeur, les intimées, et le public en général qu'elles représentent. Nous ne sommes pas non plus convaincus, comme nous l'avons déjà clairement indiqué, que le plaignant ne pourrait pas s'acquitter de ses fonctions à terre.

TROISIEME QUESTION LITIGIEUSE

Malgré ce qui précède, compte tenu de l'arrêt le plus récent de la Cour suprême concernant l'espèce, Alberta Human Rights Commission c. Central Alberta Dairy Pool, (précité) les intimées sont, de toute manière, légalement tenues de prendre les mesures raisonnables appropriées pour composer avec le plaignant qui a été lésé par l'acte discriminatoire des intimées, dans la mesure où cela n'entraîne pas une contrainte excessive. En outre, il incombait aux intimées d'établir qu'elles avaient fait les efforts nécessaires pour composer avec l'état pathologique du plaignant sans que cela n'entraîne pour elles une contrainte excessive.

Le tribunal estime que les intimées ne se sont acquittées d'aucune de ces obligations légales.

Le juge Wilson a déclaré à la p. 509 de l'arrêt Central Alberta Dairy Pool :

Le juge en chef Dickson a mis en fait l'accent sur le caractère normal : il a jugé qu'une exigence professionnelle ne pouvait être normale que dans la mesure où l'employeur avait rempli son obligation d'accommodement à l'égard des employés sur qui l'exigence pouvait avoir un effet préjudiciable. L'objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, ch. 33, a-t-il souligné, est de prévenir la discrimination et la seule façon d'y parvenir dans le cas de la discrimination résultant d'un effet préjudiciable est d'incorporer à l'EPN une obligation d'accommodement. Voici un extrait de ses motifs à la p. 571 :

L'expression exigence professionnelle signifie que l'exigence doit manifestement être liée à l'activité professionnelle à laquelle le plaignant s'adonne. Cependant, dès qu'il est établi qu'une exigence est professionnelle, il doit aussi être démontré qu'elle est normale. Une exigence en apparence discriminatoire à l'égard d'un individu, même si elle est en fait d'ordre professionnel n'est pas normale pour les fins de l'al. 14a) si son application à l'individu n'est pas raisonnablement nécessaire, en ce sens qu'il en résulterait une contrainte excessive pour l'employeur si on permettait de faire exception ou de substituer quelque chose à cette exigence dans le cas de cet individu. En bref, s'il est vrai que l'expression exigence professionnelle désigne une exigence évidente de l'emploi dans

- 23 - son ensemble, le qualificatif normale requiert de l'employeur qu'il justifie l'imposition d'une exigence professionnelle à un individu particulier lorsqu'elle a des effets discriminatoires sur celui-ci.

(p. 509)

QUATRIEME QUESTION LITIGIEUSE

Le tribunal est convaincu que les intimées pouvaient, de diverses manières sans que cela n'entraîne une contrainte excessive pour elles, composer avec le plaignant quant aux effets discriminatoires qu'il a subis, mais qu'elles ne l'ont pas fait.

Le tribunal est d'avis que la politique de rotation des affectations en mer et à terre appliquée par les intimées était suffisamment flexible pour permettre des exceptions afin notamment de permettre au plaignant d'effectuer ses derniers tours de service sur terre au lieu de le faire en mer à cause de son état, si on tient compte de son grade, de son métier, de son âge et d'autres facteurs pertinents signalés dans la preuve. Le témoin des intimées, M. Tétrault, a reconnu qu'il était toujours possible de faire une exception à la politique de rotation des affectations. Les problèmes de moral ou de jalousie qu'auraient suscités les exceptions faites au système de rotation des affectations sont loin de répondre au critère de la contrainte excessive énoncé par la Cour suprême.

Comme l'a déclaré le juge Wilson dans l'arrêt Central Alberta Dairy Pool, (à la p. 521) :

En l'espèce, la commission d'enquête a conclu qu'en fait les questions du coût, de l'atteinte à la convention collective, du moral des employés et de l'interchangeabilité de la main-d'oeuvre ne posaient pas d'obstacles sérieux empêchant l'employeur de tenir compte des besoins religieux du plaignant en l'autorisant à s'absenter le lundi 4 avril 1983. De fait, il serait très difficile d'en arriver à une conclusion différente compte tenu de l'existence de mesures d'urgence pour parer aux absences sporadiques du lundi. Si l'employeur pouvait faire face à la maladie ou aux vacances d'un employé le lundi, il pouvait sûrement composer avec l'absence isolée d'un employé pour cause d'obligation religieuse. J'insiste à nouveau sur le fait que rien dans la preuve ne permet de penser que le plaignant se serait absenté régulièrement le lundi ou que sa fiche de présence laissait à désirer. Vu la preuve, la capacité de l'intimée de prendre en compte la situation du plaignant en cette occasion ne faisait aucun doute et, dans mon esprit, ne saurait être contestée. J'estime par conséquent que l'intimée ne s'est pas acquittée de son fardeau de prouver qu'elle a composé avec le

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plaignant dans la mesure où cela n'entraînait pas une contrainte excessive.

Appliquant le principe qui précède aux faits de l'espèce, le tribunal déclare qu'étant donné que les intimées ont, à diverses occasions, renoncé à appliquer leurs règles relatives à la rotation des affectations ou assoupli celles-ci dans des cas qui ont déjà été signalés et qui justifiaient ou exigeaient qu'elles le fassent, la capacité des intimées de composer avec le plaignant à cette occasion était, selon la preuve, tout aussi évidente et indéniable.

Bien que le témoin des intimées ait déclaré que celles-ci étaient obligées de suivre leur politique de rotation des affectations dans le but de maintenir le moral, le tribunal estime qu'une application modifiée, souple et plus humaine de ce système de rotation afin de composer avec les personnes comme le plaignant et avec celles qui se trouvent dans des situations spéciales et analogues rehausserait et renforcerait le moral des troupes plutôt que de le saper étant donné que les simples soldats pourraient alors considérer qu'un tel système de rotation modifié, souple et plus humain appliqué aux grades supérieurs est souhaitable et se réjouir du fait qu'ils pourront en profiter lorsqu'ils atteindront eux-mêmes ces grades.

De toute manière, comme nous l'avons déjà dit, le tribunal estime qu'un tel engagement respecte bien les lignes directrices énoncées par la Cour suprême du Canada qui a déclaré qu'un tel accommodement devait être effectué dans la mesure où cela n'entraîne pas une contrainte excessive.

Par conséquent, nous statuons que les intimées ne se sont pas acquittées de leur fardeau de prouver qu'elles avaient composé avec le plaignant dans la mesure où cela n'entraînait pas une contrainte excessive. En fait, nous concluons que les intimées n'ont absolument pas composé avec le plaignant.

En arrivant à ces conclusions, le tribunal est d'avis qu'en continuant d'occuper son emploi au sein des Forces armées canadiennes le plaignant ne mettrait pas en danger sa sécurité, celle de ses compagnons de travail ou du public en général, pas plus d'ailleurs que cela ne compromettrait la capacité des Forces armées canadiennes d'assurer la protection du Canada.

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DÉCISION

Pour tous les motifs qui précèdent, le tribunal déclare que la plainte dont il est question en l'espèce est fondée et conclut que les intimées, bien qu'elles n'aient pas agi volontairement ni avec insouciance, ont néanmoins posé un acte discriminatoire en contravention de l'al. 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Étant donné qu'au début de l'audience, les parties ont convenu de traiter la plainte en deux étapes, savoir : premièrement, déterminer si la plainte serait maintenue et deuxièmement, le cas échéant, revenir devant le tribunal afin de lui présenter leurs arguments et leurs éléments de preuve en ce qui a trait aux ordonnances qui pourraient être nécessaires conformément à l'art. 53 de la Loi;

Il est par conséquent ordonné aux parties de comparaître devant un tribunal canadien des droits de la personne, à l'expiration d'un délai de trente jours à compter de la date du dépôt de la présente décision, afin lui de présenter les arguments nécessaires relativement aux mesures correctives si aucune entente n'est conclue.

FAIT à Montréal (Québec), ce 17e jour de juin 1991.

WILLIAM I. MILLER, c. r. président

JACQUES CHIASSON membre

GOLDIE HERSHON membre

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