Tribunal canadien des droits de la personne

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TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL

RAYMOND GAGNÉ

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

SOCIéTé CANADIENNE DES POSTES

l'intimée

DÉCISION SUR REQUÊTE

2007 TCDP 18
2007/05/10

MEMBRE INSTRUCTEUR : Athanasios D. Hadjis

[1] L'intimée, la Société canadienne des Postes (SCP), a déposé une requête demandant au Tribunal d'exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser d'entendre la présente plainte au motif que le délai excessif à déposer la plainte constitue un abus de procédure.

Le contexte factuel

[2] Le plaignant, Raymond Gagné, a travaillé en tant que commis des postes pour la SCP, à Toronto, de novembre 1974 à octobre 1988, date à laquelle il a obtenu un poste de commis principal des postes au bureau de poste de Ladysmith, en Colombie-Britannique. Il prétend dans sa plainte que, peu après être entré en fonction dans son nouveau poste, il a été harcelé en raison de son origine ethnique (canadienne française) et de son lieu d'origine (lequel n'est pas précisé dans la plainte). Il mentionne un certain nombre d'incidents précis, entre octobre 1988 et avril 1989, où il a été maltraité verbalement et physiquement.

[3] Les autres incidents de discrimination mentionnés dans la plainte concernent des actes précis de harcèlement qui se seraient produits en septembre 1995. Le plaignant déclare que, en décembre 1995, on a diagnostiqué chez lui une maladie mentale, causée dans une certaine mesure, selon lui, par le harcèlement. M. Gagné soutient que, lorsque sa maladie a empiré et a nécessité qu'il prenne un congé de maladie, de janvier à mai 1996, la SCP ne pas l'aidé adéquatement à obtenir des indemnités d'accident du travail. À son retour au travail, l'administration de la SCP l'aurait harcelé en le surveillant trop étroitement en raison de sa déficience.

[4] Il prétend également que ses collègues de travail ont eu la permission de le harceler en faisant circuler de fausses rumeurs sur sa maladie et en s'efforçant de faire empirer son état de santé. M. Gagné soutient que l'intensité du harcèlement a affecté sa santé mentale au point où il a dû être hospitalisé. Sa maladie l'a empêché de se présenter au travail, en conséquence de quoi la SCP l'a congédié en août 2000.

[5] Cependant, M. Gagné n'a pas déposé sa plainte en matière de droits de la personne auprès de la Commission canadienne des droits de la personne avant le 5 mai 2004. La Commission a renvoyé la plainte au Tribunal le 27 novembre 2006.

[6] Par conséquent, la SCP soutient que le laps de temps écoulé entre les incidents de discrimination allégués (de 1988 à 2000) et aujourd'hui (2007) est excessivement long et constitue un abus de procédure justifiant que le Tribunal exerce son pouvoir discrétionnaire de refuser d'entendre la plainte.

L'analyse

[7] La Commission a décidé, en vertu de l'alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de traiter la plainte de M. Gagné bien que les derniers incidents de discrimination en cause se soient produits plus d'un an avant le dépôt de la plainte (en fait, environ 45 mois avant le dépôt). Le Tribunal n'a pas compétence pour réviser cette décision de la Commission. Ce pouvoir appartient à la Cour fédérale (voir I.L.W.U. (Section maritime) section locale 400 c. Oster, [2002] 2 C.F. 430 (1re inst.), aux paragraphes 25 à 31).

[8] Toutefois, si tout le processus précédant l'audience, du premier acte de discrimination allégué jusqu'à l'audience, a duré à ce point longtemps que le droit de l'intimée d'obtenir une audience équitable est compromis, le Tribunal a l'autorité de remédier à la situation (voir Desormeaux c. Commission de transport régionale d'Ottawa-Carleton (19 juillet 2002) T701/0602 (T.C.D.P.) au paragraphe 13; Cremasco c. Société canadienne des postes (30 septembre 2002) T702/0702 (T.C.D.P.), au paragraphe 71, conf. pour d'autres motifs par Canada (Commission des droits de la personne) c. Société canadienne des postes, [2004] 2 R.C.F. 581 (C.F.)). Comme l'a souligné le Tribunal dans Cremasco, au paragraphe 74, ce n'est qu'une question de bon sens : une commission ou un tribunal doit avoir la capacité, dans une certaine mesure, de se protéger contre les parties qui ont recours de façon indue à sa procédure.

[9] L'arrêt-clé de la Cour suprême en matière de retard dans le contexte d'affaires portant sur les droits de la personne est Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44. La Cour suprême a souligné, au paragraphe 101, que le délai ne justifie pas, à lui seul, un arrêt des procédures comme l'abus de procédure en common law et a ajouté que en droit administratif, il faut prouver qu'un délai inacceptable a causé un préjudice important. La Cour a ensuite affirmé, au paragraphe 102, que lorsqu'un délai compromet la capacité d'une partie de répondre à la plainte portée contre elle, notamment parce que ses souvenirs se sont estompés, parce que des témoins essentiels sont décédés ou ne sont pas disponibles ou parce que des éléments de preuve ont été perdus, le délai dans les procédures administratives peut être invoqué pour contester la validité de ces procédures et pour justifier réparation.

[10] En l'espèce, seule une partie relativement petite de la période en cause est attribuable à un délai administratif de la part de la Commission dans le traitement de la plainte. La plainte a été déposée en mai 2004 et l'affaire a été renvoyée au Tribunal en novembre 2006, soit après une période de 30 mois. Dans ses observations au sujet de la requête, la SCP n'a pas [traduction] contesté la question du temps qui s'était écoulé depuis le dépôt de la plainte. La SCP conteste la question du temps qui a été pris pour déposer la plainte. Cela dit, les principes énoncés par la Cour suprême du Canada que j'ai cités ci-dessus, à mon avis, demeurent applicables. Pour justifier une intervention du Tribunal, l'intimée doit prouver que le délai inacceptable lui cause un préjudice irréparable, compromettant ainsi sa capacité à répondre à la plainte.

[11] M. Gagné a travaillé avec un certain nombre d'employés de la SCP qui pourraient témoigner au sujet de ses allégations. La SCP n'affirme pas dans ses observations que certains de ces employés sont morts depuis les faits en cause. Au moins sept d'entre eux ont démissionné ou ont pris leur retraite de la SCP. Fait intéressant, M. Gagné souligne que de ces sept employés, cinq avaient déjà quitté la SCP quand il a été congédié. Par conséquent, même s'il avait déposé sa plainte immédiatement après son congédiement, la question de la capacité d'une partie à retracer ces individus aux fins de la présente affaire se serait déjà posée dans une certaine mesure. De toute façon, je ne suis pas d'avis que, simplement parce que des témoins potentiels ont pris leur retraite et ont peut-être déménagé de leur lieu d'emploi original, il sera inévitablement impossible de les retrouver et qu'ils ne pourront alors pas comparaître à l'audience. Bien qu'il puisse être difficile de retrouver ces témoins, il ne s'agit pas nécessairement d'une tâche insurmontable et, à mon avis, cette difficulté ne me permet pas de conclure à cette étape peu avancée de la procédure que la capacité de l'intimée à répondre à la plainte est compromise au point de justifier le refus par le Tribunal de tenir une audience sur la plainte.

[12] Au stade actuel, rien en l'espèce n'indique non plus que les souvenirs des témoins se sont nécessairement estompés. Il faut souligner que la majeure partie des incidents allégués dans la plainte se sont produits entre 1996 et 2000, c'est-à-dire il y a de sept à onze ans. Il ne s'agirait pas de la première fois où le Tribunal a été saisi d'une affaire où des incidents s'étant produit depuis environ le même nombre d'années ont fait l'objet d'un témoignage (voir par exemple Uzoaba c. Canada (Service correctionnel) (1994), 26 C.H.R.R. D/361 (T.C.D.P.); Sugimoto c. Banque royale du Canada, 2007 TCDP 5). Je ne peux donc pas présumer a priori, comme le propose la SCP, que la capacité de cette dernière à produire une preuve en réponse aux allégations soulevées dans la plainte a été compromise. Comme l'a souligné le Tribunal dans Bozek c. M.C.L. Ryder Transport Inc., 2002 CanLII 45937 (T.C.D.P.), aux paragraphes 21 et 22, le préjudice relatif à la preuve doit être prouvé.

[13] En soulignant certaines des difficultés auxquelles elle doit faire face pour préparer sa réponse à la plainte, la SPC souligne que la plainte manque de précisions, ce qui empêche ses témoins et elle-même de se souvenir des incidents discriminatoires qui se seraient produits il y a entre sept et 18 ans et demi. Cette question me paraît pouvoir être réglée par la procédure de divulgation du Tribunal. Si la SCP croit que l'exposé des précisions, lequel comprend les résumés des témoignages anticipés des témoins, est insuffisant et que les Règles de procédure du Tribunal exigent la divulgation de renseignements supplémentaires, la SCP peut déposer une requête à cette fin. Il ne s'agit pas d'un motif justifiant un refus par le Tribunal d'entendre la plainte.

[14] Par conséquent, comme l'a fait la Cour surpême dans Blencoe, au paragraphe 104, en adoptant la conclusion du tribunal de juridiction inférieure, je conclus en l'espèce que le délai ne conduit pas nécessairement à une audience dépourvue des éléments requis pour être équitable. Il n'a pas été établi que le préjudice sur le plan de la preuve est suffisamment important pour avoir des répercussions sur l'équité de l'audience.

[15] Cependant, dans Blencoe, la Cour suprême a convenu qu'il peut y avoir des circonstances où le délai peut constituer un abus de procédure pour des raisons qui n'ont pas trait à la preuve (au paragraphe 115). Le délai doit être clairement inacceptable et avoir causé directement un préjudice important constituant de l'abus de procédure. Il doit s'agir d'un délai qui, dans les circonstances de l'affaire, déconsidérerait le régime de protection des droits de la personne.

[16] En l'espèce, bien que le délai soit très long, particulièrement si l'on prend en compte la date du premier acte de discrimination allégué, soit octobre 1988, je ne suis pas convaincu qu'il soit inacceptable au point d'être oppressif et de vicier les procédures en cause (Blencoe, au paragraphe 121). La Cour suprême souligne au paragraphe 122 de Blencoe que la question de savoir si un délai est devenu excessif dépend de la nature de l'affaire et de sa complexité, des faits et des questions en litige, de l'objet et de la nature des procédures, de la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai, et d'autres circonstances de l'affaire.

[17] D'après les allégations inscrites dans le formulaire de plainte, M. Gagné semble prétendre qu'il a été harcelé au travail, ce qui a contribué au développement de sa défience, lequel a à son tour constitué un facteur dans la décision de le congédier. Les affaires de discrimination diffèrent des affaires civiles, comme celles portant sur le droit des contrats auxquelles la SCP a fait allusion dans ses observations (Woodheath Developments Ltd. c. Goldman (2001), 56 O.R. (3d) 668 (C.S.J.)). Dans les affaires de discrimination, il n'est pas rare que l'acte discriminatoire, de par sa nature, s'étende sur une longue période, particulièrement lorsqu'il est question de harcèlement. Les tribunaux ont reconnu que les victimes de discrimination ne considéreront pas toujours immédiatement les actes de l'intimé comme étant discriminatoires.

[18] En outre, selon les circonstances, des actes isolés ne constitueront pas nécessairement du harcèlement au sens de la Loi, à moins qu'ils ne se répètent dans le temps (voir Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Forces armées) (Franke), [1999] 3 C.F. 653 (1re inst.)). Dans les affaires de harcèlement, la nature des efforts que l'employeur a déployés pour empêcher le harcèlement ou la façon dont il a réagi aux actes de harcèlement sera souvent en litige (voir le paragraphe 65(2) de la Loi). Pour déterminer si un employeur a agi rapidement et de façon appropriée dans toutes les circonstances d'un cas donné, il faudra bien souvent tenir compte de la connaissance qu'avait l'employeur quant à la vulnérabilité d'un employé donné (Uzoaba, précité, au paragraphe 17). Par conséquent, une preuve portant sur une période de temps assez longue peut être pertinente.

[19] Une partie du délai en l'espèce est attribuable aux quarante-cinq mois qu'a pris M. Gagné avant de déposer sa plainte. Celui-ci prétend que son état de santé a été un facteur qui l'a empêché de déposer sa plainte plus tôt et qu'il a produit une lettre d'un médecin à l'appui de cette prétention. La SCP consteste cette prétention et a soumis une lettre d'un psychiatre contredisant certaines des conclusions du médecin de M. Gagné. La SCP soutient que la santé de M. Gagné ne l'a pas empêché de déposer sa plainte dans le délai d'un an prévu à l'alinéa 41(1)e) de la Loi.

[20] Comme je l'ai déjà affirmé, le Tribunal n'a pas compétence pour réviser une décision prise par la Commission de traiter une plainte déposée après la période d'un an. Si une partie n'accepte pas la décision de la Commission en l'espèce et veut qu'elle soit révisée, elle doit s'adresser à la Cour fédérale. Qui plus est, dans la mesure où cette affaire est présentée devant le Tribunal en tant que question d'abus de procédure, à mon avis, il ne convient pas que le Tribunal tire des conclusions relativement à une preuve d'expert ou à toute autre question de fait en litige sans disposer d'un dossier de preuve complet. Le Tribunal ne doit donc pas tirer de conclusions qui pourraient entraîner un rejet de la plainte en matière de droits de la personne fondé sur deux lettres de professionnels de la santé dont l'expertise n'a pas été établie par le Tribunal et qui n'ont pas témoigné et qui n'ont pas été contre-interrogé.

[21] En outre, il semblerait, selon certains documents déposés par les parties quant à la présente requête, que M. Gagné a bel et bien pris action contre son employeur à la suite de son congédiement. Le 10 octobre 2002, il a déposé un grief par l'intermédiaire de son syndicat, invoquant qu'il avait été congédié sans motif valable, raisonnable ou suffisant. Il a demandé d'être rétabli dans son poste. Apparemment, le syndicat n'a pas traité l'affaire à la satisfaction de M. Gagné et, le 28 mai 2003, il a déposé une plainte devant le Conseil canadien des relations industrielles, prétendant que son syndicat avait manqué à son obligation de représentation équitable prévue à l'article 37 du Code canadien du travail. En conséquence, il ne s'agit pas d'un cas où un plaignant n'a tout simplement pas réagi au dernier incident de discrimination allégué (le congédiement) avant de déposer sa plainte en matière de droits de la personne.

[22] En conclusion, compte tenu du contexte et des circonstances en l'espèce, je ne suis pas convaincu que le délai soit excessif. Cela ne signifie pas que le Tribunal doit nécessairement prendre en compte toute la preuve produite concernant les incidents de 1988 et 1989 ou tout autre incident subséquent quand il tranchera la plainte sur le fond. Il peut apparaître clairement à l'audience que les souvenirs des témoins sont vagues ou non existants, étant donné le passage du temps et la nature des incidents dont il est question dans le témoignage. Il se peut que des documents importants ne soient plus disponibles. La SCP pourrait alors soutenir que le Tribunal ne devrait pas tenir compte de la preuve portant sur ces incidents dans le cadre de sa décision. C'est en fait ce que le Tribunal, dans Uzoaba, précité, aux paragraphes 368 et 369, a décidé quant à la preuve soumise concernant des faits qui s'étaient produits jusqu'à 19 ans avant l'audience.

[23] Par conséquent, la requête de la SCP est rejetée, sans qu'il soit porté préjudice à son droit de prétendre ultérieurement que le Tribunal ne devrait pas prendre en compte la preuve portant sur un ou plusieurs des incidents allégués dans la plainte.

Athanasios D. Hadjis

OTTAWA (Ontario)
Le 10 mai 2007

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T1182/6406

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Raymond Gagné c. Société canadienne des postes

DATE DE LA DÉCISION SUR REQUÊTE DU TRIBUNAL :

Le 10 mai 2007

ONT COMPARU :

Michael R. Scherr

Pour le plaignant

Aucun représentant

Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Norman K. Trerise

Pour l'intimée

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