Tribunal canadien des droits de la personne

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LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

AFFAIRE INTÉRESSANT une audience tenue devant un tribunal des droits de la personne constitué en application du paragraphe 49(1.1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

ENTRE :

FRANK NILES

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

Intimée DÉCISION DU TRIBUNAL TRIBUNAL : J. Gordon Petrie, c.r., président Maureen E. Shebib Paula Tippett

ONT COMPARU : René Duval Avocat de la Commission canadienne des droits de la personne

John Schiller et Myer Rabin Avocats de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

DATE ET LIEU DE L'AUDIENCE : Moncton (Nouveau-Brunswick) Le 5, 6 et 7 février 1990 et le 17 avril 1990

Traduction

PARTIE 1 - LES FAITS

La présente instruction devant le tribunal fait suite à une plainte déposée par Frank Niles contre la Compagnie des chemins de fer nationaux, le 27 février 1986. Le plaignant y expose que l'intimée a mis fin à son emploi comme agent d'expansion industrielle à cause d'une déficience qui, dans son cas, était la dépendance envers l'alcool, et que ce congédiement contrevient à l'alinéa 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985, chap. H-6. L'article 7 de la Loi est ainsi libellé :

7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

  1. de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;
  2. de le défavoriser en cours d'emploi.

Le paragraphe 3(1) de la Loi énonce que les motifs de distinction illicite englobent la discrimination fondée sur la déficience. Ce dernier terme, défini plus précisément à l'article 25, comprend la dépendance, présente ou passée, envers l'alcool. Le plaignant soutient essentiellement que le C.N. a mis fin à son emploi parce qu'il souffrait d'une déficience engendrée par sa dépendance envers l'alcool.

M. Niles a commencé à travailler pour le C.N. en 1965, à Belleville. Il fut plus tard muté à Campbellton. En 1979, lorsque le C.N. centralisa certaines de ses opérations, il fut de

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nouveau muté, à Moncton cette fois. Au moment de sa suspension, M. Niles occupait le poste d'agent d'expansion industrielle.

De par ses fonctions, l'agent d'expansion industrielle participe à l'élaboration de contrats avec les clients de l'intimée. Il appert, de la description du poste, qu'il s'agit d'un emploi exigeant, nécessitant de nombreux déplacements ainsi que des contacts directs avec les clients, et demandant du titulaire une motivation, une organisation et une fiabilité poussées, car l'exercice de ses fonctions se fait sans supervision directe ou presque.

De façon générale, l'employé doit, pour effectuer ses fréquents déplacements et pour transporter les clients, utiliser sa propre automobile, qui doit être d'un modèle récent. Toutefois, comme M. Niles avait dû affronter certaines difficultés financières au début des années 1980, il a demandé au C.N. de lui fournir un véhicule pour ces fins, ce qui fut fait. En contrepartie, M. Niles devait verser au C.N. un montant destiné à couvrir l'utilisation personnelle qu'il faisait du véhicule. Les agents d'expansion industrielle ont également pour tâche régulière de divertir les clients. Ce genre de vie implique de fréquents soupers ou réceptions où l'on sert de l'alcool.

Par malheur, l'expérience de M. Niles ne fut pas heureuse. Ainsi qu'il l'admet à présent sans problème, il est tombé dans le piège de l'abus d'alcool. Cela a nui à sa vie familiale et à son emploi au service de l'intimée. L'alcoolisme est une maladie dévastatrice et M. Niles et sa famille lui ont incontestablement payé un lourd tribut. Heureusement, il estime avoir appris à maîtriser le problème.

On ne sait pas clairement à quel moment l'alcoolisme de M. Niles a commencé à se répercuter sur son rendement au travail. Ce qui est certain, c'est que vers le milieu des années 1980, se sont manifestés des signes de l'incapacité de M. Niles à travailler de façon aussi fiable qu'avant. Il éprouvait des difficultés à la maison et faisait face à des problèmes financiers et juridiques qui avaient des incidences sur son aptitude à remplir correctement ses fonctions. Ainsi qu'il l'a admis à l'audience, c'est sa dépendance envers l'alcool qui était à la source de ces problèmes et, au moment de sa suspension, au mois d'août 1984, il [TRADUCTION] n'avait certainement plus, et de loin, la maîtrise de la situation, pour reprendre ses propres termes.

Ses supérieurs avaient commencé à s'inquiéter en 1983 de sa conduite et, en particulier, du nombre croissant de ses absences. M. Carreau, qui était agent principal d'expansion industrielle pendant la période qui nous occupe, essaya sans succès de joindre M. Niles à Campbellton, où il croyait trouver ce dernier dans l'exercice de ses fonctions. A la suite de cet échec, la compagnie formula une politique obligeant tout employé s'apprêtant à entreprendre un voyage d'affaires à fournir un itinéraire détaillé avant de partir et à communiquer tous les jours avec le bureau.

Au début de 1984, M. Carreau avait encore une fois tenté de communiquer avec M. Niles pendant que celui-ci était en voyage d'affaires. M. Niles s'était absenté du travail pendant quatre jours consécutifs, du 16

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au 19 janvier. M. Carreau essaya de le joindre à son domicile. L'épouse de M. Niles lui répondit que son mari était en voyage et qu'il devait rentrer le soir même. Le lendemain, M. Niles appela au bureau pour avertir qu'il était grippé et n'irait pas au travail. Après cet appel, M. Carreau téléphona au domicile des Niles où on lui dit que M. Niles n'était pas là et qu'il était parti travailler. M. Niles ne se présenta pas au bureau ce jour-là.

M. Carreau rencontra M. Niles après cet incident, pour essayer de connaître les motifs de son absence de quatre jours. Il ne fut pas satisfait de ceux qui lui furent donnés et il informa M. Niles de son intention d'appliquer rigoureusement à son égard la politique obligeant à communiquer avec le bureau pendant tout déplacement. Il avisa également M. Niles que le défaut de suivre ces instructions à la lettre comporterait des conséquences. A cette époque, la situation commençait à préoccuper de plus en plus les supérieurs de M. Niles, et ceux-ci essayaient de régler les problèmes de leur employé.

Du 10 au 13 février 1984, M. Niles s'absenta encore une fois du travail sans donner d'avis ou d'explications satisfaisantes à l'intimée. Il appela au bureau le 14 février pour dire qu'il prenait une journée de congé pour cause de maladie. Dans une note de service datée du 14 février 1984, M. Carreau rend compte, en substance, d'une rencontre qu'il a eue le jour même avec M. Niles, au domicile de ce dernier, et où il a été question de cette affaire. M. Niles l'informa alors qu'il éprouvait effectivement des problèmes personnels qui entravaient son aptitude à remplir ses fonctions et qu'il pensait s'inscrire à un programme de désintoxication offert à Saint John. M. Carreau conseilla à M. Niles de se prévaloir du Programme d'aide au Personnel du C.N. et lui donna instruction de communiquer avec un conseiller.

La preuve démontre que l'intimée connaissait la nature des difficultés qu'éprouvait son employé. Elle tenta de donner à celui-ci le genre d'aide dont il avait besoin. A cet égard, il a été dit du Programme d'aide au Personnel qu'il s'agissait d'une option à la disposition de M. Niles. Ce programme était conçu pour aider les employés aux prises avec le type de problème que ce dernier affrontait. Il ressort clairement de la preuve que les tentatives faites en vue de forcer le plaignant à demander de l'aide reposaient sur le désir véritable de le voir vaincre sa déficience. L'intimée considérait le plaignant comme un employé digne d'estime, et il appert qu'elle n'était pas uniquement

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préoccupée de la bonne marche de ses affaires, mais qu'elle s'inquiétait aussi beaucoup du bien-être de M. Niles.

A la fin de l'hiver et au début du printemps, M. Niles se prévalut du Programme d'aide au Personnel. Il ressort de la déposition du témoin du C.N. que M. Niles n'avait pas, à ce moment-là, la motivation nécessaire pour se consacrer au programme avec l'ardeur qu'il fallait pour vaincre son alcoolisme.

Le 4 juin 1984, M. Niles téléphona au bureau pour se faire porter malade. Son absence dura plus de deux semaines. L'intimée recommanda au plaignant de toucher la rémunération de congé de maladie puisqu'il n'était plus possible de se servir de ses congés annuels pour couvrir ses absences. On lui demanda de produire une attestation médicale confirmant sa maladie afin de pouvoir lui verser cette rémunération et protéger ainsi son revenu. Il ne le fit pas et donna comme explication à M. Carreau qu'il tenait à garder confidentiels les renseignements concernant sa situation. Même après avoir reçu confirmation de M. Carreau que les renseignements étaient transmis directement au seul service médical du C.N., M. Niles ne remit toujours pas l'attestation. Il prétendit qu'il n'avait pas à la produire et proposa qu'on l'autorise à utiliser ses congés pour couvrir ses absences.

Pendant le mois de juillet également, M. Niles appela plusieurs fois au bureau pour annoncer qu'il ne viendrait pas

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travailler et dire qu'il s'attendait à ce que son absence soit considérée comme une journée de congé. Il devenait en outre évident que son rendement laissait à désirer. Ainsi que l'a mentionné M. Carreau, M. Niles ne donnait plus à ses clients la même qualité de service qu'auparavant.

M. Niles s'absenta encore une fois du travail sans donner d'explication du 30 juillet au 2 août 1984. En réponse à cela, au début du mois d'août, M. Carreau se rendit au domicile de M. Niles en compagnie de M. Carson, le directeur de la planification et de l'expansion des marchés, pour rencontrer l'employé face à face et pour lui remettre une lettre de suspension datée du 3 août 1984. Leur visite avait aussi pour but la reprise de l'automobile de la compagnie que M. Niles avait en sa possession. Le véhicule avait subi passablement de dommages. Un phare était brisé, le pare-choc était endommagé, la calandre était en piteux état, le capot ne s'ouvrait plus et l'intérieur de l'auto était dans un état épouvantable. En examinant le coffre, les deux superviseurs découvrirent une bouteille de vodka à moitié vide. M. Carreau a en outre décrit comme suffocante l'odeur qui émanait du coffre. Dans l'état où il se trouvait, le véhicule ne pouvait absolument pas remplir l'usage principal auquel on le destinait, savoir le transport de clients.

Comme il en a déjà été fait mention, MM. Carson et Carreau ont remis ce matin-là à M. Niles une lettre de suspension rédigée en ces termes:

[TRADUCTION]

"Cher M. Niles,

Depuis le mois de janvier 1984, M. Carreau, votre superviseur, M. Carson, le directeur de la planification et de l'expansion des marchés, ainsi que moi-même vous avons rencontré à diverses reprises pour discuter de votre rendement insatisfaisant comme agent d'expansion industrielle. Spécifiquement, vous vous êtes absenté du travail vingt-neuf jours depuis janvier 1984, sans présenter d'attestation médicale, et nous avons des preuves documentaires démontrant que vous n'avez pas accompli vos tâches de façon satisfaisante.

Nous vous avisons, par les présentes, qu'à compter d'aujourd'hui, vous êtes radié de la liste de paie pour une durée indéterminée, en raison du rendement insatisfaisant susmentionné et de votre absence inexpliquée du bureau depuis le 30 juillet. Pour l'instant, il ne s'agit pas d'un congédiement, mais cette mesure pourra être envisagée si vous ne retournez pas immédiatement au travail et si vous ne persuadez pas vos superviseurs de votre aptitude à remplir toutes les fonctions de votre poste.

Nous devrons, pour vous réintégrer, être totalement convaincus qu'à votre retour vous serez capable d'exercer vos fonctions à la satisfaction de vos superviseurs.

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Nous tenons à vous faire savoir que vous pouvez toujours faire appel aux ressources du service médical et du Programme d'aide au Personnel, si vous le désirez.

Recevez, Monsieur, nos sincères salutations,

M. A. Blackwell Directeur régional, Exploitation et Marketing

Il ressort nettement des témoignages donnés à l'audience qu'au moment de la remise de la lettre de suspension à M. Niles, aucun doute ne subsistait sur la cause des difficultés qu'il éprouvait. Il était reconnu que ses problèmes découlaient de sa dépendance envers l'alcool. Bien qu'il n'en soit pas fait explicitement mention dans la lettre de suspension, la preuve établit indubitablement que M. Carreau et d'autres cadres du C.N. savaient que ces problèmes étaient dus à l'alcoolisme.

La lettre de suspension renferme plusieurs affirmations sur lesquelles il faut mettre l'accent. Premièrement, comme nous venons de le dire, elle est muette sur la question de l'alcool. Elle donne le rendement insatisfaisant comme motif de la suspension. Deuxièmement, elle impose comme condition de la réintégration au travail que les autorités du C.N. soient absolument convaincues de la capacité de M. Niles de reprendre ses fonctions. Aux termes de la lettre, il n'est pas suffisant que l'employé persuade ses patrons qu'il pourra vraisemblablement retourner au travail; la lettre énonce clairement qu'il doit pouvoir les convaincre totalement que plus rien ne viendra nuire à son rendement.

Tout de suite après la remise de la lettre de suspension, M. Niles décida d'entrer au Centre de traitement et de réadaptation Ridgewood de Saint John (Nouveau-Brunswick). Il obtint son congé le 11 août 1984. Il signala à ses supérieurs, au cours de conversations qu'il eut avec eux après son congé, qu'il considérait suivre une cure de vingt-huit jours à Campbellton. Ceux-ci l'encouragèrent dans cette voie et lui dirent également de communiquer avec eux, à la fin de la cure, pour leur faire part de ses progrès.

Une fois la cure terminée, au début du mois d'octobre 1984, M. Niles a bien communiqué avec ses supérieurs. La preuve indique que l'intimée n'était pas encore prête à réintégrer le plaignant. Elle estimait, apparemment, que la suspension devait durer plus longtemps que les trois mois qui s'étaient déjà écoulés. Dans son témoignage, M. Niles signale avoir mentionné, lors de toutes ses discussions avec ses supérieurs, qu'il n'avait pas pris d'alcool depuis son entrée au centre Ridgewood, le 3 août 1984.

D'autres éléments de preuve donnent à penser que M. Niles n'a pas manifesté de réel désir de participer à un programme subséquent de soutien visant à aider les alcooliques en voie de rétablissement à demeurer sobres. A toutes fins pratiques, il a virtuellement écarté la participation à un groupe comme les Alcooliques anonymes ou à des groupes de soutien de différentes origines comme moyen de l'aider à se rétablir. Il a affirmé, dans son témoignage, qu'il était plus en mesure de progresser par ses

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propres moyens qu'en faisant partie d'un groupe qui le mettait mal à l'aise. Toutefois, l'élément le plus significatif est l'absence de preuve établissant que M. Niles souffrait encore de dépendance envers l'alcool.

En février 1985, des cadres de l'intimée demandèrent à M. Niles, au cours de discussions qu'ils eurent avec lui, de fournir à ses supérieurs des lettres signées par des personnes qui pouvaient attester du fait qu'il avait réglé son problème. Pour satisfaire à cette demande, M. Niles demanda à son épouse, Bernice, au conseiller qui l'avait orienté vers le centre Ridgewood et le programme de Campbellton, M. Fabien Léger, et au pasteur de l'église que Mme Niles fréquentait, le révérend Fernand Landry, d'écrire ces lettres.

La lettre que M. Fernand Léger a adressée à M. Carson le 19 février 1985 n'aborde pas directement la question du degré de rétablissement atteint par M. Niles à cette époque. L'auteur y fait état du nombre de fois qu'il a vu M. Niles et conclut en se disant inquiet de ce que M. Niles ne s'occupe peut-être pas de son handicap avec l'ardeur escomptée. Il s'y montre, de plus, préoccupé du fait que M. Niles puisse avoir un problème d'attitude. Mais de confirmation ou d'infirmation de l'affirmation de M. Niles voulant qu'il ait réglé son problème d'alcoolisme, point de trace.

Curieusement, même si le C.N. prétend s'appuyer fortement sur la lettre de M. Léger, celui-ci n'a pas été convoqué comme témoin.

La lettre de l'épouse de M. Niles ne renferme aucune confirmation significative du fait que son mari a maîtrisé son problème. Mme Niles y fait part du sentiment que la famille appuie entièrement l'effort de M. Niles pour se libérer de l'alcool et affirme, en conclusion, qu'il lui est difficile d'écrire et qu'elle préférerait même, peut-être, discuter au téléphone. Elle termine sa lettre ainsi :

[TRADUCTION]

"Il m'est difficile d'écrire, mais vous pouvez me téléphoner si vous désirez me parler de quoi que ce soit."

M. Carson ne donna pas suite à cette demande. Il n'essaya pas de communiquer avec Mme Niles pour discuter du contenu de la lettre ou pour vérifier les progrès réalisés par M. Niles.

La lettre du révérend Landry contenait également une invitation à communiquer avec son auteur pour en clarifier le contenu si besoin était. Le révérend Landry n'avait pas rencontré souvent M. Niles, et les renseignements dont il disposait concernant les progrès de ce dernier lui venaient de Mme Niles ou d'autres personnes qui pouvaient lui faire des commentaires sur la situation qui régnait au foyer des Niles. Comme ce fut le cas pour la demande de Mme Niles, M. Carson ne communiqua pas avec le révérend Landry pour discuter de la teneur de sa lettre.

Il apparut clairement, au début du mois de mars 1985, que la compagnie estimait ne pas disposer des preuves pouvant la convaincre

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totalement que M. Niles avait surmonté son problème. Elle expédia donc à ce dernier la lettre qui suit, rédigée le 7 mars 1985 par M. Blackwell :

[TRADUCTION]

"Cher M. Niles,

Au mois d'août 1984, après plusieurs incidents démontrant que vous n'étiez plus apte à remplir vos fonctions de façon satisfaisante, vous avez été suspendu de votre poste et rayé de la liste de paie. Vous avez alors entrepris un programme de réadaptation vous donnant la possibilité de surmonter vos problèmes et, nous l'espérions, de vous rendre à nouveau capable d'exercer vos fonctions.

Vous nous avez remis récemment des lettres d'appréciation écrites à votre sujet par des tiers. Malheureusement, ces lettres n'établissent pas que vous avez fourni un effort sérieux relativement à ce programme.

Comme vous n'avez pas réalisé de progrès significatif pendant ces derniers mois, nous ne voyons aucune justification à continuer à vous employer. Par la présente, nous vous avisons que vous êtes congédié de C.N. Rail et que cette décision prend effet le 7 mars 1985.

Recevez, Monsieur, nos sincères salutations,

M. A. Blackwell Directeur régional, Exploitation et Marketing

M. Niles tenta de poursuivre la discussion avec le C.N., mais il ne réussit pas à obtenir de ses représentants qu'ils reviennent sur le congédiement.

Il déposa par la suite une plainte auprès de la Commission, laquelle comprenait, entre autres, les allégations suivantes :

[TRADUCTION]

"J'ai été congédié, le 7 mars 1985, du poste d'agent d'expansion industrielle que j'occupais pour C.N. Rail, à cause de ma dépendance envers l'alcool. Entre la date de ma suspension, le 2 août 1984 et celle de mon congédiement, le 7 mars 1985, on ne m'a pas donné l'occasion de prouver que je n'étais plus alcoolique et que je pouvais remplir les fonctions de mon poste. Je soutiens que j'ai été l'objet de discrimination fondée sur la déficience, contrairement à l'alinéa 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne."

Depuis son congédiement, M. Niles a travaillé à temps partiel seulement, dans l'industrie de la pêche.

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PARTIE II - POSITION DES PARTIES

En résumé, la Commission soutient, au nom du plaignant, qu'il s'agit d'un cas patent de discrimination, puisque M. Niles a été congédié à cause de sa dépendance envers l'alcool ou, à tout le moins, de ce que l'intimée percevait comme sa dépendance envers l'alcool.

En conséquence, fait valoir l'avocat de la Commission, la seule défense que peut présenter le C.N. est celle des exigences professionnelles justifiées énoncée ainsi à l'alinéa 15a) :

15. Ne constituent pas des actes discriminatoires :

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ils découlent d'exigences professionnelles justifiées;

L'avocat de la Commission plaide cependant que le congédiement du plaignant ne répondait pas, quand il s'est produit, aux critères formulés par la Cour suprême dans Commission ontarienne des droits de la personne et al. c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202.

Il soutient en outre que le C.N. avait une obligation d'accommodement à l'égard de M. Niles et qu'il ne l'a pas assumée.

Il prétend enfin que l'intimée doit réintégrer le plaignant et lui verser son plein salaire depuis la date de son congédiement, diminué de la rémunération qu'il a pu recevoir pendant cette période.

Pour sa part, l'avocat du C.N. fait valoir que la compagnie observe, à l'égard des employés en proie à l'alcoolisme, des politiques et des règles équitables et raisonnables. Elle aurait pu renvoyer le plaignant au moment où elle lui a imposé une suspension, non pour sa dépendance envers l'alcool, mais à cause de ses absences déraisonnables, des dommages qu'il avait causés à un bien de la compagnie, de son utilisation abusive des notes de frais, etc.

L'intimée soutient en outre qu'elle a composé avec la situation que vivait M. Niles pendant six mois, afin de donner à celui-ci l'occasion de prouver qu'il avait surmonté son problème. Ce dernier, prétend-elle, connaissait le genre de preuves qu'elle pouvait raisonnablement exiger et il s'est montré totalement réfractaire à ces exigences.

Le C.N. affirme enfin que M. Niles avait un problème d'attitude et ne voulait pas recevoir de façon régulière l'aide professionnelle appropriée que nécessitait son alcoolisme. Clairement, ces facteurs ont précipité la décision de congédier le plaignant, mais la compagnie soutient qu'il s'agissait là d'une réaction raisonnable à un problème insoluble.

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Dans sa déposition, le témoin expert présenté par le C.N. a laissé entendre, entre autres, qu'une personne aux prises avec un problème d'alcoolisme doit être prête à reconnaître l'existence du problème et à prendre part, par la suite, à une forme ou l'autre de programmes d'assistance continue, que ce soit par l'entremise du programme d'aide au personnel offert par son employeur, en assistant régulièrement aux rencontres des Alcooliques anonymes ou en s'adressant à des conseillers externes.

D'après les témoignages, M. Niles n'a participé, après la cure à Campbellton, à aucun programme d'assistance continue et n'a consulté aucun conseiller, ce qui, selon l'argumentation du C.N., aurait été nécessaire pour démontrer sa réelle détermination à se rétablir de son alcoolisme.

La nature du poste que M. Niles occupait, a soutenu le C.N., faisait qu'il aurait été dangereux pour lui de reprendre ses fonctions, y compris l'usage extensif d'une automobile, s'il n'avait pas été rétabli.

Le C.N. exigeait des preuves indéniables et convaincantes que le plaignant avait réglé son problème d'alcoolisme et qu'il satisfaisait à l'exigence d'aptitude au travail. L'intimée allègue que c'est le défaut de M. Niles de fournir ces preuves qui a entraîné son congédiement.

En dernier lieu, l'intimée a affirmé que le congédiement de M. Niles ne reposait pas sur des motifs discriminatoires et que la mesure prise était nécessaire.

PARTIE III - DÉCISION DU TRIBUNAL

Bien que ni la lettre de suspension ni la lettre de congédiement ne fassent directement état de la dépendance de M. Niles envers l'alcool, le tribunal n'hésite pas à conclure que c'est ce qui a motivé les deux mesures prises par l'employeur.

Au vu de la preuve, le tribunal conclut que le congédiement repose sur la dépendance, présente ou passée du plaignant envers l'alcool (voir l'article 25 de la Loi canadienne sur les droits de la personne), même s'il est vrai que le C.N. a congédié le plaignant parce qu'il n'avait pas été convaincu, eu égard, particulièrement, aux lettres produites par M. Niles, que ce dernier était rétabli et que son rendement s'était amélioré.

La mesure prise par l'intimée constituait donc un acte discriminatoire contraire à l'article 7 de la Loi. Elle a refusé, à cause de la déficience du plaignant, de continuer à employer celui-ci.

En concluant ainsi, toutefois, le tribunal ne clôt certainement pas la question. Il doit ensuite examiner l'applicabilité de la défense fondée sur les exigences professionnelles justifiées qu'énonce l'article 15, telle qu'elle a été interprétée, en particulier par la Cour suprême du Canada.

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Le tribunal peut assurément admettre que la dépendance envers l'alcool ou une drogue ou même la consommation de ces substances peut constituer, dans maintes circonstances, une faute grave de l'employé et justifier amplement un congédiement.

Par exemple, un employé qui détruit des biens de l'employeur, qui se met en danger ou se blesse lui-même ou met en danger et blesse d'autres personnes ou qui contrevient à des lois pénales peut être congédié.

En l'espèce, le tribunal est persuadé que le C.N. a bien reconnu que la dépendance envers l'alcool constituait une déficience n'exigeant pas le renvoi automatique et qu'il fallait aider les personnes qui en étaient atteintes. La compagnie intimée appliquait depuis de nombreuses années un programme d'aide au personnel et elle en a fait connaître l'existence à M. Niles. Bien que ce dernier ait demandé quelques consultations dans le cadre de ce programme, sa participation y a été limitée. Le C.N. n'a pas insisté pour que le plaignant s'engage davantage dans cette voie en en faisant une condition de sa réintégration.

Le tribunal estime, considérant la preuve, que l'intimée a bien congédié le plaignant parce que les renseignements fournis par ce dernier ne l'ont pas convaincue qu'il avait vaincu son alcoolisme.

Le C.N. invoque la pièce R-12, ses Lignes de conduite sur l'alcoolisme et l'intempérance. Il importe d'en reproduire certains extraits :

La compagnie reconnaît que l'alcoolisme constitue un problème de santé qui, dans la mesure où il nuit à la santé des employés ainsi qu'à leur rendement et à leur

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comportement au travail et où il entraîne des coûts inutiles, nécessite que la direction s'en préoccupe et prenne action.

Définition

L'alcoolisme est une maladie chronique ou un trouble du comportement qui se caractérise par une consommation répétée de boissons alcoolisées excédant les usages alimentaires ordinaires ou les coutumes sociales admises et qui sont préjudiciables à la santé des personnes atteintes ainsi qu'aux relations interpersonnelles et au fonctionnement économique. Sont considérés comme intempérants les employés dont les excès répétés ou continus en matière de consommation d'alcool perturbent l'exercice efficace et sûr des fonctions et réduisent la fiabilité. Il se peut que ces employés soient ou ne soient pas encore atteints d'alcoolisme aigu ou chronique.

En conséquence, la compagnie adopte les lignes de conduite suivantes :

  1. Elle reconnaît que la dépendance envers l'alcool est une maladie qui peut être soignée ou enrayée.
  2. Elle encourage les employés intempérants ou alcooliques à, volontairement, suivre un traitement et s'efforcer de se rétablir et d'améliorer leur rendement.
  3. Elle forme les gestionnaires et les superviseurs afin qu'ils puissent détecter les premiers signes d'intempérance, comprendre les attitudes et les besoins des employés qui en souffrent et diriger ceux-ci (lorsqu'ils n'en prennent pas eux-mêmes l'initiative) au médecin-hygiéniste de la compagnie pour qu'il établisse le diagnostic et le programme de traitement.
  4. Elle exige des employés visés qu'ils acceptent certaines conditions reliées au programme de réadaptation. En cas de refus de coopération ou si le traitement médical ou les autres mesures prises échouent, il faut considérer la possibilité du renvoi lorsque le rendement continue de se détériorer. Comme dans d'autres situations, le renvoi s'impose lorsque les normes minimales de rendement ne sont pas atteintes.
  5. Elle accorde des congés de maladie, sur approbation du service médical, dans la mesure où les employés y ont droit en raison d'autres affections.
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  7. Elle coopère avec les organismes d'éducation et de traitement provinciaux et communautaires et fait appel à leurs services pour aider les employés qui suivent un programme de réadaptation et pour sensibiliser les superviseurs et leur faire mieux comprendre les problèmes liés à l'alcoolisme.
  8. Elle informe les organismes et les représentants syndicaux de l'existence des lignes de conduite et des programmes. Elle s'efforce d'obtenir leur coopération active et de leur faciliter l'accès aux activités de formation offertes aux superviseurs.
  9. Elle reconnaît qu'il peut se produire qu'un employé refuse d'admettre son problème de santé. Dans un tel cas, elle détermine s'il convient de garder ou de renvoyer l'employé en observant le régime actuellement applicable à l'examen du rendement et du comportement au travail.
  10. Elle s'efforce de corriger les déficiences touchant le rendement, l'assiduité ou le comportement d'un employé qui ne donne pas satisfaction avant, de préférence, qu'un mesure disciplinaire ne soit nécessaire. Toutefois, les présentes lignes de conduite n'ont pas pour effet de limiter la responsabilité de la direction en matière de discipline. La consommation de boissons alcoolisées ou l'ébriété dans l'exercice des fonctions continuent, pour tous les employés, de faire l'objet de sanctions disciplinaires.

L'intimée soutient que l'article 4 de ces lignes de conduite justifie amplement le congédiement du plaignant, et que les lignes de conduite elles-mêmes constituent une réponse juste, raisonnable et licite à la position adoptée par la compagnie à l'endroit des employés aux prises avec l'alcoolisme.

Le défaut de la position prise par l'intimée, c'est que, selon la preuve, elle n'a pas exigé de M. Niles qu'il accepte certaines conditions reliées au programme de réadaptation (voir l'article 4 des Lignes de conduite).

Le tribunal est d'avis que l'intimée a suspendu le plaignant et lui a fait part de l'existence du Programme d'aide au Personnel et d'autres services offerts, mais ne lui a donné aucune instruction concernant les conditions obligatoires attachées à la réadaptation ou à la réintégration.

Si l'intimée s'était conformée, dans les faits, à ce que lui dictait ses lignes de conduite, le résultat aurait probablement été différent. Elle ne l'a pas fait toutefois, particulièrement en ce qui concerne l'article 4.

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Le tribunal est convaincu que le C.N. disposait de lignes de conduite raisonnables relativement à l'intempérance et à l'alcoolisme. Ce qui constitue le problème dans l'affaire qui nous concerne, c'est l'application de ces lignes de conduite ou l'inobservation de ses propres règles par le C.N.

En conséquence, bien qu'il reconnaisse qu'appliquées correctement, les lignes de conduite du C.N. puissent fort bien constituer une exigence professionnelle justifiée, le tribunal estime qu'en l'espèce le défaut de la compagnie intimée d'observer ses propres règles et, spécifiquement, son défaut de préciser les conditions connues et déterminées reliées à la réadaptation constitue un acte discriminatoire envers le plaignant.

La Cour suprême du Canada a établi dans l'affaire Etobicoke que les exigences professionnelles justifiées doivent répondre aux critères suivants :

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général.

Mme la juge Wilson s'exprime ainsi à la page 26 de la décision récente que la Cour suprême du Canada a rendue dans l'affaire Alberta Human Rights Commission c. Central Alberta Dairy Pool et al :

L'idéal que visent les lois sur les droits de la personne est justement de faire en sorte que chacun reçoive un traitement égal en tant qu'individu, eu égard à ces attributs. Par conséquent, la justification d'une règle révélant un stéréotype de groupe dépend ou bien de la validité de la généralisation ou bien de l'impossibilité d'évaluer chaque cas individuellement ou des deux.

A propos des incidences de la discrimination indirecte, elle affirme en outre à la page 30 :

Par contre, lorsqu'une règle crée une discrimination par suite d'un effet préjudiciable, il convient de confirmer la validité de cette règle dans son application générale et de se demander si l'employeur

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aurait pu composer avec l'employé lésé sans subir de contrainte excessive.

Finalement, elle énonce ce qui suit, à la page 32 :

A mon avis, le principe qui y est formulé est incontestable. S'il est possible de trouver une solution raisonnable qui évite d'imposer une règle donnée aux membres d'un groupe, cette règle ne sera pas considérée comme justifiée.

Appliquant l'arrêt précité aux faits de la présente espèce, le tribunal conclut que les lignes de conduite de l'intimée sur l'intempérance et l'alcoolisme constituent une reconnaissance équitable des intérêts légitimes de l'employeur et des employés. Ces lignes de conduite reconnaissent que l'alcoolisme est une problème de santé qui n'impose pas, comme unique réponse, de congédier l'employé. Elles tiennent compte, dans une mesure très adéquate, des besoins des employés aux prises avec le problème. Elles obligent l'employeur et l'employé à établir un programme de réadaptation. Et finalement, elles reconnaissent que les personnes éprouvant des problèmes reliés à l'alcool peuvent très bien reprendre une carrière supposant responsabilités et satisfaction.

Dans l'affaire qui nous occupe, l'intimée n'a pas fourni de programme spécifique de réadaptation. En outre, elle n'a pas exprimé clairement au plaignant ce qu'elle escomptait recevoir de lui comme preuve de réadaptation. Elle a plutôt exigé d'une façon vague qu'il remette des lettres d'attestation.

Ainsi que l'affirme M. Niles dans sa plainte :

Entre la date de ma suspension, le 2 août 1984 et celle de mon congédiement, le 7 mars 1985, on ne m'a pas donné l'occasion de prouver que je n'étais plus alcoolique et que je pouvais remplir les fonctions de mon poste.

Le Tribunal estime en outre que l'intimée n'a pas, en l'espèce, procédé à une évaluation individualisée du plaignant et de son aptitude à reprendre les fonctions de son poste. Il ne

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s'agissait pas d'une situation où il était impossible de faire une telle évaluation. En fait, le C.N. aurait pu l'effectuer facilement avant de mettre fin à l'emploi du plaignant. Cela aurait été conforme non seulement avec l'obligation d'accommodement que le C.N. assumait à l'égard du plaignant, mais encore avec ses lignes de conduite écrites (la pièce R-12).

En résumé, le tribunal conclut que le plaignant a été congédié à cause de sa prétendue dépendance envers l'alcool. Une telle mesure va à l'encontre de l'alinéa 7a) du la Loi canadienne sur les droits de la personne, et l'intimée n'a pas établi qu'elle reposait sur l'existence d'exigences professionnelles justifiées. Finalement, même si l'on considère que les lignes de conduite de l'intimée constituent une exigence professionnelle justifiée, il reste que le C.N. ne les a pas observées et n'a pas tenu compte des besoins du plaignant conformément à leurs termes.

En conséquence, le tribunal ordonne à l'intimée de réintégrer le plaignant dans le poste qu'il occupait avant son congédiement ou dans un poste comparable de l'organisation de l'intimée. Les parties devraient tenter de discuter de la question du poste comparable approprié et de parvenir à un accord.

Quant à la rémunération, aux indemnités et aux dommages-intérêts, le tribunal est d'avis qu'il convient d'ordonner à l'intimée de verser au plaignant la rémunération et les prestations au titre de la pension qu'il a perdues, de la date de la plainte à celle de la réintégration, déduction faite du salaire qu'il a pu toucher dans l'intervalle. Toutefois, le tribunal n'accorde pas de dommages-intérêts, d'intérêts ou d'autres indemnités.

Le tribunal demeure saisi des questions relatives au poste comparable et à la compensation payable, et il pourra les entendre et les trancher si les parties sont incapables de parvenir à une entente.

FAIT le 31 décembre 1990.

J. Gordon Petrie, président

Maureen E. Shebib

Paula Tippett

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