Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

D. T. 14 / 89

DANS L’AFFAIRE DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE S. C. 1976- 1977, chap. 33, version modifiée;

ET DANS L’AFFAIRE d’une audience tenue devant un tribunal des droits de la personne nommé en vertu du paragraphe 49( 1.1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne

ENTRE

GILLES FONTAINE plaignant

- et

CANADIEN PACIFIQUE LIMITÉE mise en cause

- et

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE Commission

TRIBUNAL SIDNEY N. LEDERMAN Président, KRISTIAN A. EGGUM Membre, JILL M. SANGSTER Membre

DÉCISION DU TRIBUNAL

ONT COMPARU TIMOTHY S. PRESTON Procureur du plaignant

MARC SHANNON et MICHAEL McLEARN Procureurs de la mise en cause

RENÉ DUVAL et PAMELA CLARK Procureurs de la Commission canadienne des droits de la personne

DATES ET LIEU DE L’AUDIENCE LES 25, 26, 27 et 28 JUILLET 1989 Winnipeg (Manitoba) >

1. LA PREUVE

En décembre 1985, les médecins ont diagnostiqué, chez Gilles Fontaine, le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) qui pourrait aboutir ultimement au syndrome d’immunodéficience acquise (sida). Même si, au début, M. Fontaine avait des sueurs nocturnes et des diarrhées fréquentes, il était la plupart du temps tout à fait asymptomatique. Son médecin traitant était le Dr John Smith, médecin de famille à Winnipeg. M. Fontaine exerçait le métier de cuisinier depuis de nombreuses années, et le Dr Smith ne lui a pas recommandé de cesser cette activité. Il a dit à M. Fontaine qu’il n’y avait aucune preuve médicale que l’infection pouvait se propager dans l’exécution de son travail. En fait, le VIH n’a jamais empêché M. Fontaine de faire son travail, que ce soit à ce moment- là ou maintenant. En outre, le Dr Smith ne lui a pas dit qu’il devait divulguer l’existence de l’infection à quiconque. Il a informé M. Fontaine qu’il revenait à ce dernier de décider de dévoiler ce fait aux autres.

Au printemps 1987, en réponse à une annonce mise dans un journal par R. Smith (1960) Limited (R. Smith) pour un emploi de cuisinier, M. Fontaine s’est rendu aux bureaux de la compagnie et a rempli une demande. A cette occasion, il a rencontré Mme Rita Berthelette, directrice du personnel chez R. Smith. Un mois et demi plus tard, on l’a informé qu’il était engagé. On lui a dit qu’il serait cuisinier dans une équipe d’entretien de la voie de Canadien Pacifique Limitée (C. P.), à Broadview (Saskatchewan), et qu’il voyagerait avec l’équipe jusqu’à Moose Jaw, au fur et à mesure des progrès des travaux d’entretien sur la ligne de chemin de fer. Son travail consistait à entretenir la cuisine, à commander les vivres et à préparer trois repas par jour pour une équipe d’environ 16 ou 17 hommes.

Le 19 mai 1987, M. Fontaine s’est présenté au chef cantonnier, au chantier de Broadview (Saskatchewan). Le chef cantonnier, Jeff Fowlie, était le responsable de l’équipe d’entretien de C. P. La cuisine et la cantine étaient situées dans un wagon, et la chambre de M. Fontaine était dans un autre. Ces wagons étaient joints aux autres dans lesquels les membres de l’équipe d’entretien dormaient, et le train était sur un embranchement, à côté de la voie principale.

Pendant environ un mois, M. Fontaine s’est acquitté de ses fonctions de cuisinier de façon adéquate et sans se plaindre. Il travaillait du lundi au jeudi, quinze heures par jour. En outre, M. Fowlie, pour le compte de C. P. Rail, avait retenu les services de M. Fontaine pour que celui- ci vérifie, chaque fin de semaine, la génératrice et remplisse les fonctions générales de gardien de sécurité, lorsque l’équipe n’était pas au chantier. Comme M. Fontaine ne faisait pas la cuisine la fin de semaine, cette entente l’accomodait, ainsi que C. P. Il est reconnu qu’il s’agit là d’une entente d’emploi distincte conclue entre M. Fontaine et C. P., qui n’avait aucun rapport avec les fonctions de cuisinier.

Les faits qui ont donné naissance à la présente procédure ont commencé dans la soirée du 15 juin 1987, au cours d’une conversation entre un membre de l’équipe de l’entretien de la voie, où M. Fontaine a confié à ce dernier qu’il était infecté par le VIH. Il semble que la nouvelle se soit répandue comme une traînée de poudre. Le lendemain matin, M. Fowlie a parlé avec M. Fontaine du fait qu’il avait le virus du sida et de son inquiétude qu’il infecte les autres personnes du chantier. M. Fontaine a tenté de l’assurer que Santé et Bien- être social Canada n’avait émis aucune directive précise interdisant aux personnes atteintes du virus de poursuivre leurs activités de cuisinier ou empêchant de façon générale quiconque infecté du VIH de travailler dans un restaurant; ainsi, aucun de ses hommes n’était à risque. M. Fontaine a témoigné que plus tard dans la matinée, le pointeur, M. Norman Lewko, lui avait dit qu’il devait le mener à la gare de Broadview afin qu’il appelle R. Smith. Le témoignage de M. Lewko diffère quelque peu à cet égard. M. Lewko a déclaré que M. Fowlie lui avait parlé précédemment pour lui dire que si M. Fontaine voulait aller téléphoner, il devrait le conduire. Il ne s’agissait pas là d’une demande inhabituelle pour M. Lewko, car il avait déjà emmené ainsi M. Fontaine pour lui permettre de passer ses commandes de vivres par téléphone. M. Lewko a témoigné que vers midi, M. Fontaine lui avait demandé de l’emmener téléphoner et qu’il l’avait donc conduit en ville.

M. Fontaine a alors téléphoné à Mme Berthelette. Ce matin- là, elle avait déjà parlé à M. Fowlie qui lui avait dit qu’il avait un problème, en ce que le cuisinier avait le sida et que ses hommes ne voulaient pas manger la nourriture qu’il avait préparée. Il lui avait dit qu’il ne savait pas s’il pouvait maîtriser ses hommes dans l’éventualité où ceux- ci décideraient d’attaquer M. Fontaine. Mme Berthelette a informé M. Fontaine de cette conversation. M. Fontaine lui a répliqué qu’il n’avait pas le sida, mais qu’il était séropositif et qu’il était tout à fait sécuritaire pour lui de préparer les repas. Elle lui a demandé de demeurer là jusqu’à la fin de sa semaine de travail pour qu’une autre personne de R. Smith puisse se rendre au chantier. D’après son témoignage, M. Fontaine aurait dit à Mme Berthelette qu’il ne pouvait attendre jusqu’à jeudi parce que les hommes le recherchaient, et elle l’a autorisé à prendre 20 $ sur les fonds de R. Smith pour revenir à Winnipeg, s’il le croyait nécessaire.

M. Fontaine a déclaré qu’après cette conversation, M. Lewko lui avait dit qu’on lui avait demandé de le ramener au chantier pour lui permettre de faire ses bagages, et qu’il le raccompagnerait au terminus d’autobus, à Broadview. Le témoignage de M. Lewko diffère de celui de M. Fontaine de la façon suivante : M. Lewko a déclaré qu’après avoir terminé son appel téléphonique, M. Fontaine lui aurait dit qu’il avait été congédié et lui aurait demandé de le ramener au chantier pour prendre ses affaires. M. Lewko a déclaré que c’est au cours de cette conversation que M. Fontaine lui a dit pour la première fois qu’il avait l’infection à VIH et qu’il voulait quitter le chantier avant que les hommes ne reviennent du travail sur la voie ferrée. Quoi qu’il en soit, M. Fontaine a quitté le chantier cet après- midi- là.

Le lendemain de son retour à Winnipeg, il a rencontré Mme Berthelette à son bureau. Il existe encore une fois des versions différentes de la conversation ayant eu lieu au cours de cette rencontre. Mme Berthelette a déclaré qu’elle avait demandé à M. Fontaine pourquoi il était parti si brusquement, et celui- ci avait répondu qu’il avait peur des hommes, et ce à un point tel qu’il s’était caché dans la salle de lavage de l’hôtel de l’endroit avant de prendre l’autobus pour Winnipeg. Elle a déclaré qu’il lui avait dit qu’il devait se retirer de l’industrie de l’accueil à cause de sa maladie. Il a demandé un travail dans l’entrepôt, dans la même compagnie, mais il n’y en avait pas. Mme Berthelette a indiqué qu’elle n’avait offert aucun autre emploi à M. Fontaine. Elle a déclaré ne pas se rappeler avoir demandé à M. Fontaine s’il était intéressé à travailler avec d’autres équipes de l’entretien de la voie.

Voici la déposition de M. Fontaine au sujet de la conversation en cause : lorsqu’on lui a demandé pourquoi il avait quitté le chantier, il a dit à Mme Berthelette qu’il craignait pour sa sécurité et qu’il devait partir. Il s’inquiétait de la façon dont les hommes pouvaient réagir. Mme Berthelette lui avait dit que si l’équipe de l’entretien de la voie savait qu’il était séropositif, toutes les autres équipes de C. P. au Canada l’apprendraient et il serait banni des cuisines pour ce qui est de toutes les équipes de C. P. au Canada. Par conséquent, il a été présumé qu’il était hors de question que M. Fontaine soit muté comme cuisinier dans une autre équipe, ailleurs au Canada.

M. Wayne Hutton, qui était à ce moment- là l’acheteur de R. Smith, a entendu cette conversation. Il a confirmé que Mme Berthelette avait demandé à M. Fontaine les raisons de son départ et qu’il avait répondu avoir dit à l’un des hommes qu’il avait l’infection au VIH et qu’il craignait de rester. Il ne savait pas trop ce que les hommes pouvaient lui faire. M. Hutton a également entendu M. Fontaine déclarer que M. Fowlie lui avait dit de quitter le train parce qu’il ne pouvait assumer la responsabilité des actes de ses hommes s’ils découvraient qu’il avait le virus du sida. D’après M. Hutton, M. Fontaine a demandé à Mme Berthelette s’il y avait un poste à l’entrepôt et elle a répondu qu’il n’y en avait pas. Mme Berthelette a demandé à M. Fontaine s’il était prêt à aller sur un autre train, mais celui- ci a répondu qu’il devait se retirer complètement de l’industrie de l’accueil. Sur ce dernier point, la déposition de M. Hutton diffère grandement de celle de M. Fontaine.

Plusieurs jours plus tard, M. Fontaine est venu voir Mme Berthelette afin d’obtenir sa paye et son Relevé d’emploi, document dont il avait besoin pour obtenir des prestations d’assurance- chômage. Au cours de cette rencontre, Mme Berthelette a rempli le Relevé d’emploi qui a été déposé sous la cote HRC- 1 (onglet B) dans la présente procédure. Il convient de mentionner le motif de congédiement inscrit sur la formule par Mme Berthelette :

[TRADUCTION]

congédié par le chef cantonnier parce qu’il a le virus du sida. Mme Berthelette a expliqué qu’elle avait inscrit cette phrase parce que M. Fontaine avait insisté. Celui- ci voulait que ces mots mêmes figurent, et Mme Berthelette a témoigné qu’elle avait simplement accédé à sa demande. Au cours du contre- interrogatoire, elle a déclaré que M. Fontaine lui avait dit d’inscrire ces mots, mais qu’elle supposait qu’ils étaient vrais. M. Fontaine a déclaré qu’il ne lui avait jamais dit d’inscrire ces mots précis sur la formule, mais qu’il l’avait simplement avertie de dire la vérité. M. Hutton a eu, semble- t- il, une discussion avec Mme Berthelette au sujet de cette formule à diverses reprises et il lui a demandé précisément pourquoi elle avait inscrit ainsi le motif de renvoi. Elle a répondu qu’elle n’aurait pas d le faire, mais que M. Fontaine avait insisté et qu’elle l’avait donc inscrit.

2. MOTIFS DE LA CESSATION D’EMPLOI

Les parties nous demandent de décider si M. Fontaine a quitté son emploi de son propre gré ou s’il s’est senti obligé de partir par suite de la découverte de sa maladie. M. Fontaine reconnaît clairement que ni M. Fowlie ni M. Lewko ni certainement Mme Berthelette ne lui ont jamais dit qu’il était congédié. Il n’y a eu aucune cessation directe d’emploi en ce sens.

Toutefois, un fait indiscutable ressort de la preuve : il s’agit de la crainte véritable que M. Fontaine a ressentie après sa conversation avec M. Fowlie, au début de la matinée du 16 juin 1989. Non seulement M. Fowlie a- t- il exprimé à M. Fontaine son inquiétude personnelle au sujet de la sécurité de ses hommes et du danger de propagation du sida dans tout le chantier, mais il a refusé personnellement de manger le déjeuner préparé ce matin- là. Il s’agissait là d’un exemple dramatique donné à ses hommes qu’ils faisaient face à un grave danger. Si le chef cantonnier responsable de toute l’équipe a donné un tel exemple, on peut facilement imaginer la réaction de l’équipe à l’égard de M. Fontaine. En outre, au cours du contre- interrogatoire, M. Fowlie a admis la véracité d’une déclaration qu’il avait faite en juin 1988 à un enquêteur des droits de la personne selon laquelle il ne voulait pas que M. Fontaine prépare les repas de l’équipe pour deux raisons. L’une d’elles était qu’il s’inquiétait du fait que M. Fontaine puisse transmettre l’infection au VIH, car on savait peu de chose au sujet de cette maladie. Même si lui- même et ses hommes n’étaient pas exposés, il s’inquiétait que ses hommes puissent néanmoins attaquer M. Fontaine si celui- ci demeurait au chantier. Ses inquiétudes étaient telles qu’il a déclaré avoir stationné son camion de façon à empêcher ses hommes de prendre leur voiture pour aller en ville chercher M. Fontaine. La crainte de celui- ci était si intense qu’il s’est réfugié dans une salle de lavage, à Broadview, pour éviter toute altercation. Mme Berthelette et M. Hutton ont confirmé dans leur témoignage que M. Fontaine avait fait part à d’autres de ses craintes pour sa propre sécurité.

Après discussion avec M. Fowlie, M. Fontaine avait certainement l’impression qu’il ne pouvait continuer à travailler au chantier. Même avant d’aller téléphoner à Mme Berthelette, il avait déjà commencé à faire ses bagages. Dans son témoignage, Mme Berthelette a déclaré qu’elle voulait que M. Fontaine demeure sur place jusqu’à la fin de la semaine, non pas dans le but de faire une enquête sur toute l’affaire mais plutôt pour lui permettre à elle- même de gagner du temps afin de trouver un cuisinier de remplacement qui se rendrait au chantier. Nous devons conclure qu’elle ne s’attendait aucunement que M. Fontaine demeurât trop longtemps encore au chantier. De plus, personne, ni M. Fowlie, ni M. Lewko, ni Mme Berthelette, n’a fait ou dit quoi que ce soit afin d’apaiser les craintes de M. Fontaine. Par conséquent, même si personne ne lui a dit expressément de partir et ne l’a menacé directement, il régnait un climat d’inimitié qui n’a pas laissé de choix à M. Fontaine, si ce n’est de partir le plus tôt possible. M. Fowlie est à l’origine de cette appréhension de crainte, et il n’y a aucun doute qu’elle a surgi parce que M. Fontaine avait le virus du sida. La déclaration sans équivoque que Mme Berthelette a faite dans le Relevé d’emploi, selon lequel M. Fontaine était [TRADUCTION] congédié par le chef cantonnier parce qu’il a le virus du sida, devait être fondée sur ce que M. Fowlie lui avait dit. Dans les circonstances, il faut conclure que M. Fontaine n’est pas parti de son plein gré, mais qu’il a été congédié de façon implicite : voir Hinds c. C. E. I. C. (1989) 10 C. H. R. R. D/ 5683, à la p. D/ 5696. Par conséquent, nous concluons qu’il a été congédié pour cette raison et que la responsabilité de la cessation d’emploi incombe en premier lieu à M. Fowlie, et cet acte est attribuable, à son tour, à son employeur, C. P. : voir Robichaud c. Conseil du Trésor (1988) 8 C. H. R. R. D/ 4326.

En outre, l’absence d’une politique claire et précise sur le sida en milieu de travail, chez C. P., est à l’origine de situations comme la présente, où des employés comme M. Fowlie doivent eux- mêmes régler des problèmes en se fondant sur leurs propres préjugés personnels. Le Dr M. Grimard, chef des Services médicaux et de santé de C. P., a été appelé à témoigner pour indiquer la position de C. P. à l’égard des personnes affectées du sida ou ayant le VIH. Il a déclaré que C. P. considère ces personnes comme n’importe qui d’autre, qu’elles ne constituent aucune menace et ne font l’objet d’aucune restriction professionnelle. Même s’il n’existe aucune politique écrite au C. P. au sujet du sida et du travail, le Dr Grimard a écrit des articles dans le bulletin de C. P. dans lesquels il a mis le problème du sida en perspective et souligné que la maladie est difficilement transmissible d’une personne à l’autre. Toutefois, ces articles du bulletin ne sont pas suffisants pour clarifier aux employés la position de C. P. sur la question. Le Dr Grimard a estimé lui- même qu’entre 200 et 300 employés de C. P. avaient l’infection à VIH en 1987 et que ce seul fait laisse entendre que l’incident dont a fait l’objet M. Fontaine peut ne pas être le dernier, à moins que C. P. n’élabore et ne diffuse, au sein de son personnel, une politique écrite condamnant la discrimination exercée à l’égard de ceux qui sont affectés du sida ou ont l’infection à VIH, et ce en vue d’éduquer le personnel et d’empêcher l’apparition de craintes irrationnelles qui pourraient par ailleurs surgir dans les circonstances.

3. QUESTIONS DE DROIT

Au début de la procédure, le procureur de C. P. a reconnu qu’une personne souffrant du VIH souffre d’une déficience au sens du paragraphe 3( 1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne et, par conséquent, la discrimination pour ce motif est interdite. Aucun argument n’a donc été présenté au tribunal sur cette question. De plus, le procureur de C. P. a reconnu au début qu’il n’existe aucun fondement valide, en vertu de l’article 15 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, pour refuser de continuer d’employer une telle personne. Le témoignage du Dr Grimard a également confirmé ce fait. C. P. n’a pas prôné le fait que de ne pas avoir l’infection à VIH constitue une exigence professionnelle véritable et valide de tout poste au sein de la compagnie, qui justifierait l’exercice de mesures discriminatoires pour cette raison. C. P. n’a soulevé que deux questions de droit. Voici la première : C. P. n’est pas l’employeur de M. Fontaine et, par conséquent, n’a aucune responsabilité dans l’inobservation alléguée de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. S’il y a erreur, elle incombe plutôt à R. Smith, puisque c’était avec cette compagnie que M. Fontaine avait une relation d’emploi. Voici la deuxième : le tribunal n’a pas compétence puisque l’activité en cause, c’est- à- dire la préparation des aliments ou les services d’alimentation, est de compétence provinciale et, par conséquent, les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne sont inapplicables.

A) C. P. CONTREVIENT- IL A L’ARTICLE 7 DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE?

Voici le texte de l’alinéa 7a) : Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects : de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

M. Shannon a soutenu que l’employeur de M. Fontaine était R. Smith et non C. P., et que l’article 7 ne s’appliquait donc pas à C. P. A l’appui de cette thèse, il a souligné la preuve suivante : R. Smith est une entreprise distincte de C. P. Il s’agit d’une compagnie manitobaine, et il n’y a aucun lien entre les deux pour ce qui est de la propriété, des administrateurs, des dirigeants ou des employés. R. Smith est une entreprise offrant des services d’alimentation, et ce exclusivement à C. P. en vertu d’un contrat qu’elle a conclu avec cette dernière. R. Smith exerce un pouvoir discrétionnaire et un contrôle complets sur l’embauche des cuisiniers. C. P. n’a aucun rôle dans l’évaluation de la compétence de ces derniers comme condition préalable à leur emploi. Les cuisiniers sont affectés aux chantiers de C. P. à la discrétion de R. Smith. Leur salaire est versé par R. Smith. Tous les vivres et les ustensiles sont fournis par R. Smith. Le rôle de C. P. se limite à mettre à la disposition du cuisinier la cuisine et la cantine ainsi que certains appareils ménagers comme une cuisinière et un réfrigérateur. C. P. n’exerce aucun contrôle disciplinaire à l’égard des employés de R. Smith ni n’a le pouvoir de les congédier. Un cuisinier qui est dans les locaux de C. P. est assujetti aux règles générales de sécurité qui s’appliquent à tout visiteur du chantier, mais les lignes directrices et les règlements spécifiques que tous les membres des équipes de l’entretien de la voie du C. P. doivent respecter ne s’appliquent pas aux cuisiniers de R. Smith. De plus, la chambre à coucher de ce dernier n’est pas proche de celle des membres de l’équipe de l’entretien de la voie, et le cuisinier a l’entière responsabilité du lieu où il vit, sans aucune intervention du chef cantonnier.

En outre, M. Shannon fait remarquer le fait qu’il existait une entente distincte et bien claire entre M. Fontaine et C. P. relativement à ses fonctions de gardien, et ce fait illustre bien qu’il s’agit là des seules fonctions pour lesquelles existait une relation employeur- employé avec C. P. La rémunération de ces services était versée directement par C. P. et n’avait aucun lien avec la rétribution du travail de cuisinier reçue de R. Smith.

M. Shannon soutient que tous ces facteurs portent clairement à conclure que R. Smith était le seul responsable du recrutement de M. Fontaine, de la fourniture des outils et des vivres, de la façon dont il fournissait ses services de cuisinier, de l’exécution du travail, de la discipline et de la cessation des fonctions, et que R. Smith était donc son employeur.

Si ce n’était là que les seuls facteurs à considérer, il ne serait pas difficile de souscrire à l’opinion de M. Shannon selon laquelle la relation employeur- employé existait exclusivement entre R. Smith et M. Fontaine. Toutefois, la nature de la relation entre C. P. et R. Smith porte à réfléchir. Il a été prouvé que le seul client de R. Smith, pour ce qui est des services d’alimentation, est C. P. En vertu d’un contrat (dont nous ignorons les modalités puisqu’il n’a pas été mis en preuve), R. Smith fournit les cuisiniers aux équipes de l’entretien de la voie de C. P. dans diverses régions du pays. Il s’agit là de l’unique activité de R. Smith. On a mentionné le nom d’une société soeur, Manor House Catering, qui est une entreprise distincte de R. Smith et fournit des services de traiteur à des entreprises autres que C. P. Les deux compagnies sont liées en ce sens qu’elles occupent les mêmes locaux et se partagent certains employés. Par exemple, le directeur général, le directeur du personnel et l’acheteur sont les mêmes pour les deux compagnies. Celles- ci ont également les mêmes propriétaires, M. Claude Marion et sa famille. Les vivres des deux compagnies sont commandés et entreposés ensemble. La seule différence réelle est que Manor House Catering n’offre pas ses services à C. P. M. Shannon a soutenu que nous devons examiner la situation de R. Smith par rapport à Manor House Catering et que nous ne pouvons donc simplement conclure qu’il y a une relation parfaite entre R. Smith et C. P. Toutefois, à notre avis, quelle qu’en soit la raison, les actionnaires des deux compagnies ont décidé de toujours considérer R. Smith et Manor House Catering comme deux entreprises distinctes et ils ont choisi de restreindre les activités de R. Smith à une entente exclusive avec C. P. Aucun des administrateurs ni aucun des dirigeants de R. Smith et de Manor House Catering n’ont témoigné pour expliquer la raison de cette séparation. En l’absence d’une telle preuve, il nous est tout à fait impossible d’examiner l’association existant entre R. Smith et Manor House Catering et nous devons étudier la situation de l’entreprise de R. Smith abstraction faite de Manor House Catering. Cette situation est la suivante : R. Smith est complètement et inextricablement liée à C. P. et tout à fait dépendante de celle- ci pour ce qui est de son existence financière, car elle doit conserver C. P. comme client.

D’après certaines preuves, R. Smith avait déjà muté un cuisinier d’un chantier de C. P. à un autre, et ces mutations avaient été décidées par R. Smith et non C. P. Après un examen plus approfondi de l’affaire, il est devenu évident que la critique dont avait fait l’objet le cuisinier ne portait pas sur la nature de son travail ni sur sa compétence mais était plutôt attribuable à l’existence d’un conflit de personnalité entre le cuisinier et certains membres de l’équipe de l’entretien de la voie. Dans de tels cas, une mutation dans une autre équipe permet de résoudre le problème et de satisfaire à la fois C. P. et R. Smith. Cependant, si C. P. trouvait un cuisinier tout à fait incompétent ou inacceptable pour d’autres raisons et si ce problème ne pouvait être réglé par la mutation de l’intéressé dans une autre équipe de l’entretien de la voie ailleurs, est- il douteux que, compte tenu de la nature de la relation entre R. Smith et C. P., cette personne ne puisse plus être employée comme cuisinier pour une équipe de C. P. ailleurs au pays et qu’elle ne puisse donc plus être employée par R. Smith? En fait, M. Fontaine a témoigné que Mme Berthelette lui avait dit justement cela. Elle a déclaré que si une équipe particulière de l’entretien de la voie découvrait qu’un cuisinier avait le sida ou le VIH, la chose se saurait dans toutes les équipes partout au Canada et le cuisinier serait mis sur une liste noire. Par conséquent, du fait de la nature du lien de dépendance que R. Smith entretenait avec C. P. à toutes fins pratiques, la décision que pouvait prendre C. P. sur l’employabilité d’un cuisinier de R. Smith devait être respectée par cette dernière. Même si, en théorie, R. Smith décidait elle- même si elle devait congédier un employé, ce rapport particulier qu’elle avait avec C. P. l’assujettissait au contrôle de C. P. pour ce qui est des personnes embauchées à titre de cuisinier dans les chantiers de C. P. Si C. P. ne voulait pas d’un cuisinier en particulier, R. Smith non plus n’avait pas alors besoin de lui comme cuisinier.

Ce rapport avec R. Smith et ses cuisiniers est- il assez étroit pour que C. P. puisse être visée par l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne? Voici le texte de cette disposition :

Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

  1. de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;
  2. de le défavoriser en cours d’emploi. Peut- on dire que C. P. a refusé indirectement de continuer d’employer M. Fontaine? L’article 7 ne vise- t- il qu’une relation employeur- employé dans le sens traditionnel du terme? Le juge D. C. McDonald, de la Cour suprême de l’Alberta, a étudié ces questions dans l’affaire Cormier v. Alberta Human Rights Commission and Ed Block Trenching Limited (1985) 5 C. H. R. R. D/ 2441. Dans cette affaire, il s’agissait d’interpréter le paragraphe 7( 1) de l’Individual’s Rights Protection Act qui est la disposition équivalente de la loi albertaine de la disposition en cause aux présentes. Voici le texte du paragraphe 7( 1) de la loi albertaine :

[TRADUCTION]

7( 1) Aucun employeur ni aucune personne agissant pour le compte d’un employeur ne peut, en raison de la race, des convictions religieuses, de la couleur, du sexe, des caractéristiques physiques, de l’état matrimonial, de l’âge, des ancêtres ou du lieu d’origine de cette personne ou de toute autre personne :

  1. refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;
  2. exercer une discrimination à l’égard de quiconque pour ce qui est de l’emploi ou d’une condition d’emploi.

Même si, dans cette affaire, le lien en cause concernait, au sens strict, un entrepreneur plutôt qu’un employeur et un employé, la Cour a néanmoins jugé que la disposition était assez large pour s’appliquer. La Cour a jugé que l’Individual’s Rights Protection Act doit recevoir une interprétation libérale, de nature réparatrice, qui réponde à la politique énoncée clairement par les pouvoirs publics concernant l’égalité des droits, qui est formulée dans le préambule de la Loi. La Cour suprême du Canada a elle aussi, dans un certain nombre d’arrêts prononcés récemment, décidé de façon non équivoque que la Loi canadienne sur les droits de la personne doit être interprétée de façon à promouvoir les questions de principe larges qui la sous- tendent et, pour reprendre ses termes il s’agit là d’une tâche qui devrait être abordée non pas parcimonieusement mais d’une manière qui tienne compte de la nature spéciale d’une telle loi : Robichaud c. Le Conseil du Trésor, précité, à la p. D/ 4329; The Winnipeg School Division No. 1 et Craton [1985] 2 R. C. S. 150; Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons Sears Limited [1985] 2 R. C. S. 536; Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink [1982] 2 R. C. S. 145; Action Travail des femmes c. Compagnie des Chemins de fer nationaux du Canada (1987) 8 C. H. R. R. D/ 4210. La Cour de l’Alberta a également conclu que les mots employer, employ et employment sont utilisés de façon ambiguë à l’article 7 de la loi albertaine et qu’ils devraient donc être interprétés de façon à inclure tous les contrats dans lesquels une personne accepte d’exécuter un travail pour quelqu’un d’autre.

Dans Pannu et al. v. Prestige Cab Limited (1987) 8 C. H. R. R. D/ 3911, la Cour d’appel de l’Alberta a souscrit à l’analyse du juge McDonald dans l’affaire Cormier selon lequel des termes comme employer, employ et employment doivent être interprétés de façon à promouvoir les objets de la loi provinciale sur les droits de la personne. Le juge en chef Laycraft s’exprime de la façon suivante (à la p. D/ 3914) :

[TRADUCTION]

"A mon sens, d’après l’ensemble de l’Individual’s Rights Protection Act, il est évident qu’à l’article 7, les termes sont utilisés dans un sens plus large que le contexte de la relation ordinaire préposé- commettant. La Loi ne vise pas les rapports purement privés, mais dans les cas où une personne offre un service au public, il semble clair que la Loi intervient. Son effet se fait sentir non pas au niveau du contrevenant, mais par l’établissement d’un mécanisme de redressement du préjudice causé ou devant être causé à la victime de l’acte discriminatoire. Dans ce contexte, il faut, à mon avis, interpréter le terme employer comme signifiant avoir recours."

M. Shannon restreindrait l’effet de ces décisions en disant qu’à tout le moins, il doit y avoir un contrat liant les parties en cause, c’est- à- dire que C. P. ne peut être responsable à moins qu’il ne soit d’abord prouvé qu’il existe un contrat véritable entre C. P. et M. Fontaine; en l’espèce, il n’y en a aucun. Une interprétation à ce point étroite de l’article 7 est injustifiée, compte tenu de l’interprétation de la Loi canadienne sur les droits de la personne recommandée si souvent par la Cour suprême du Canada. L’existence d’un contrat véritable ou d’une relation directe entre les deux parties en cause n’est pas nécessaire. Quoi qu’il en soit, le mot indirects figurant dans la Loi canadienne sur les droits de la personne doit signifier quelque chose, ce qui constitue donc une autre raison de conclure qu’un lien contractuel entre C. P. et M. Fontaine n’est pas nécessaire pour autant qu’il existe un degré important de contrôle à l’égard de son emploi.

A notre avis, il ne faut pas se demander si C. P. est vraiment l’employeur de M. Fontaine, car cela ne répondrait pas à la question. Pour que l’article 7 s’applique, il faut simplement prouver que la conduite reprochée est attribuable à quelqu’un qui avait un degré de contrôle ou une influence considérable sur l’employeur réel et, indirectement, sur son employé. Le libellé de l’article 7 est assez large pour comprendre les actes discriminatoires posés par quelqu’un qui, en raison de son poste, peut provoquer la violation d’une entente d’emploi. L’article s’applique autant à celui qui a un pouvoir de congédiement qu’à celui qui a le pouvoir de causer un congédiement. Il faut donc se demander non pas si C. P. est l’employeur de M. Fontaine, mais plutôt si C. P. a joué un rôle prépondérant dans la cessation d’emploi de M. Fontaine, même si celui- ci était employé par quelqu’un d’autre. En l’espèce, en raison de son entente commerciale exclusive avec C. P., R. Smith était dépendante de l’évaluation de ses employés faite par C. P. et était bien ouverte aux suggestions de C. P. de mettre fin à l’emploi de personnes précises qui, selon C. P., étaient inacceptables comme cuisiniers pour ses équipes de l’entretien de la voie. Mme Berthelette doit avoir compris ce fait, car elle a écrit dans le Relevé d’emploi de M. Fontaine que ce dernier était congédié par le chef cantonier de C. P. Elle a d percevoir que C. P. avait le pouvoir de mettre fin à l’emploi d’un employé de R. Smith. Pour ces motifs, nous concluons que C. P. s’est livrée à un acte discriminatoire dans la façon dont elle a traité M. Fontaine en contravention de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

B) LA NATURE DE L’ACTIVITÉ RELEVE- T- ELLE DE LA COMPÉTENCE CONSTITUTIONNELLE DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE?

M. Shannon a contesté la compétence constitutionnelle du présent tribunal et soutient que la question en litige relève exclusivement de la compétence provinciale et n’est aucunement visée par la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il est bien établi que la compétence fédérale sur les relations de travail est considérée comme une exception à la règle générale de la compétence provinciale en la matière. La compétence fédérale en ces domaines peut être établie s’il est prouvé qu’elle fait partie intégrante de la compétence première sur d’autres ouvrages, entreprises ou affaires de compétence fédérale. En l’espèce, il n’est pas contesté que le chemin de fer exploité par C. P., du fait de son caractère interprovincial, est une entreprise fédérale. Le litige porte plutôt sur la question de savoir si le fait de donner à contrat ses besoins en services d’alimentation (domaine qui, du point de vue des relations de travail et, par extension, du point de vue des droits de la personne, est visé habituellement par la compétence provinciale) à R. Smith est également une entreprise fédérale. La méthode adoptée par les tribunaux pour déterminer la compétence constitutionnelle en matière de relations de travail a été décrite par le juge Dickson dans l’arrêt Northern Telecom Limitée c. Les Travailleurs en communication du Canada (no 1) [1980] 1 R. C. S. 115, à la p. 132 :

Premièrement, il faut examiner l’exploitation principale de l’entreprise fédérale. On étudie ensuite l’exploitation accessoire pour laquelle les employés en question travaillent. En dernier lieu on parvient à une conclusion sur le lien entre cette exploitation et la principale entreprise fédérale, ce lien nécessaire étant indifféremment qualifié fondamental, essentiel ou vital. Comme l’a déclaré le président de la Commission, aux pp. 34 et 35;

[TRADUCTION] Dans chaque cas la décision est un jugement à la fois fonctionnel et pratique sur le caractère véritable de l’entreprise active et il ne dépend pas des subtilités juridiques de la structure de la société en cause ou des relations de travail.

En l’espèce, il faut d’abord se demander s’il existe une entreprise fédérale principale et en étudier la portée. Puis, il faut étudier l’exploitation accessoire concernée, c.- à- d. le service d’installation de Telecom, les activités normales ou habituelles de ce service en tant qu’ entreprise active et le lien pratique et fonctionnel entre ces activités et l’entreprise fédérale principale.

Pour ce qui est du lien pratique et fonctionnel entre les activités de R. Smith et l’entreprise fédérale de C. P., il y a intégration totale. R. Smith n’a d’autres activités que celles qu’elle exécute pour C. P. et elle n’exerce par conséquent aucune activité intraprovinciale. De toute évidence, il y a un lien opérationnel ou fonctionnel entre ces deux compagnies. Même si R. Smith n’a aucun lien corporatif avec C. P., ce seul fait n’est pas déterminant dans l’évaluation de la compétence constitutionnelle : voir Northern Telecom Canada Limitée c. Les Travailleurs en communication du Canada (no 2) (1983) 147 D. L. R. (3d) 1, à la p. 5.

Il convient d’examiner en l’espèce la décision Bernshine Mobile Maintenance Limited c. Conseil canadien des relations du travail (1985) 62 N. R. 209, décision de la Cour d’appel fédérale dans laquelle a été examinée l’application de ces critères à une situation de faits assez semblable à l’espèce. Dans cette affaire, un employé d’entretien d’une entreprise de camionnage interprovinciale (Reimer) a constitué sa propre compagnie d’entretien de camions (Bernshine) pour s’occuper du lavage et de l’entretien des pneus des camions de la compagnie. Reimer était son unique client. Il s’agissait de déterminer si la nature de l’activité de Bernshine était fondamentale, essentielle et vitale pour l’exploitation de l’entreprise fédérale de transport interprovincial par camion de Reimer. Le juge Urie, au nom de la Cour, a donné le raisonnement suivant (aux p. 216- 217) :

"En l’espèce, comme Reimer était, au moment de l’audience, le seul client de Bernshine, l’importance du travail effectué pour Reimer est des plus évidentes. L’on ne peut certainement pas dire que ce travail était exceptionnel ou occasionnel. A cet égard, la situation de Bernshine se distingue nettement de celle des fournisseurs d’essence et d’huile qui exploitent les diverses stations- service situées le long de la route, où s’approvisionnent les routiers. L’avocat de l’appelante a tenté de placer sur un même pied les activités de Bernshine et celles de tels fournisseurs. Naturellement, il ne s’agit pas de dire que toutes les sociétés fournissant des services d’entretien des pneus et de lavage des camions à une entreprise de transport de nature fédérale relèvent de la compétence fédérale. Qu’elles ressortissent ou non à cette compétence dépend en partie de la question de savoir si les services qu’elles fournissent sont occasionnels ou exceptionnels. Dans les circonstances particulières de l’espèce, ils ne l’étaient certainement pas.

[...] Dans l’arrêt Telecom no 2, le juge Dickson a conclu que ce facteur [le lien opérationnel entre l’activité en cause et l’entreprise fédérale] ... est certainement le plus important pour savoir qui du Parlement fédéral ou de la législature provinciale a la compétence constitutionnelle. Le juge Estey s’est montré du même avis. Ce facteur est celui dont l’étude entraîne l’application du critère du caractère vital, essentiel ou fondamental".

[...] La question à se poser porte donc sur les faits et est la suivante : le travail exécuté par Bernshine pour Reimer est- il de telle nature qu’il est essentiel, vital ou fondamental aux activités de ce dernier?

Le Conseil a conclu que c’était le cas. Aux pages 35 et 36 de ses motifs, il est dit :

Dans la présente affaire, tant que le travail était effectué chez Reimer par ses propres employés, les parties avaient supposé que les services de lavage de camions et de réparation de pneus relevaient de la compétence fédérale comme tout le reste de l’exploitation de Reimer. Cette situation a- t- elle changé d’une façon quelconque du simple fait que les services soient maintenant assurés par Bernshine, société distincte sans lien corporatif avec Reimer?

Nous ne le penson pas. Du point de vue des relations de travail, Bernshine est une société distincte et un employeur distinct de Reimer, mais du point de vue constitutionnel, Bernshine fait partie intégrante de l’entreprise fédérale de Reimer. Nous concluons donc que le Conseil possède la compétence constitutionnelle auprès de l’exploitation de Bernshine. (C’est moi qui souligne)

Cette conclusion est amplement appuyée par la preuve [...] De plus, Reimer ne pourrait, sans camion, exploiter son affaire. Les camions, les tracteurs et les remorques seraient inutilisables s’ils n’étaient pas munis de pneus adéquats.

Par analogie, R. Smith est exactement dans la même situation que Bernshine, en ce qu’elle fournit des services d’alimentation exclusifs aux équipes de l’entretien de la voie de C. P. Elle n’a aucun objet commercial autre que de fournir des services à C. P. En outre, les services qu’elle fournit sont vitaux, essentiels et fondamentaux à l’exploitation du chemin de fer de C. P. La compagnie de chemin de fer ne peut fonctionner sans que les équipes de l’entretien ne fassent leur travail, et ces dernières ne peuvent travailler, en particulier dans les régions isolées, si des cuisiniers sur place ne leur préparent pas les repas. Par conséquent, il existe un lien direct entre les activités de R. Smith et l’exploitation par C. P. de son chemin de fer.

La nature des services d’alimentation fournis par R. Smith diffère de l’entreprise de traiteur dont il était question dans l’affaire Lewers et autres c. C. P. Hotels, décision du Conseil canadien des relations du travail (motifs de décision no 372, le 10 juin 1982) sur laquelle s’est appuyé M. Shannon. Le Conseil a conclu qu’une entreprise de traiteur qui fournit la nourriture aux passagers d’une ligne aérienne était trop éloignée pour avoir un lien suffisant avec l’activité principale que constitue l’aéronautique pour être visée par la compétence fédérale. De plus, il a jugé que l’entreprise de traiteur faisait l’objet d’une exploitation distincte et n’était pas fondamentale à celle de C. P. Air. Même si l’entreprise de traiteur était utile aux lignes aériennes de C. P., elle était de toute évidence distincte de celles- ci. En l’espèce, non seulement R. Smith n’a- t- elle pas d’autres activités et ne pourrait donc être considérée comme distincte de C. P. Rail, mais la fourniture de services d’alimentation était vitale, essentielle et fondamentale à l’exploitation du chemin de fer, alors que la fourniture de ces mêmes services aux passagers pourrait ne pas satisfaire au même critère. Un avion peut voler sans que les passagers ne mangent, mais un chemin de fer ne peut fonctionner si les ouvriers de l’entretien ne reçoivent pas la subsistance nécessaire. Par conséquent, nous concluons que les services d’alimentation fournis par R. Smith à C. P. constituent une question visée par la compétence fédérale et sont donc assujettis à la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Le procureur de la Commission canadienne des droits de la personne n’a pu fournir d’explication sur la raison pour laquelle R. Smith n’a pas été partie à la présente procédure, si ce n’est de dire qu’une autre direction de la Commission avait d prendre cette décision plus tôt. A notre avis, le fait que R. Smith n’a pas été partie aux présentes (bien qu’un employé qui y travaille toujours ait témoigné) ne nous empêche pas de statuer sur la responsabilité de C. P. en la matière. Que R. Smith ait contrevenu ou non à l’article 7 de la Loi n’est pas une question sur laquelle nous devons nous prononcer.

C) LES CONSÉQUENCES

M. Fontaine a témoigné qu’il était dévasté par cette expérience. Son médecin de famille, le Dr John Smith, l’a envoyé consulter un psychiatre pour faire traiter sa dépression. Après son rejet, sa crainte de propager le virus s’est intensifiée. Il a perdu le respect de soi. Il ne croyait plus pouvoir travailler dans le secteur de l’alimentation ou de la restauration. Même avec ces doutes sur lui- même, il a pris un emploi dans un café où il préparait les petits déjeuners, le 1er ao t 1987. Toutefois, il s’est coupé pendant qu’il travaillait. Il a paniqué et estimé, dans un élan extrême, que tout devait être nettoyé de fond en comble; il s’est senti obligé de dire au propriétaire du restaurant qu’il avait l’infection à VIH. En conséquence, on l’a laissé partir après qu’il avait occupé cette emploi pendant un mois.

Par suite de ces faits, il n’a aucune possibilité d’être engagé de nouveau comme cuisinier. Pour rependre ses propres termes, [TRADUCTION] j’ai perdu quatorze années de dur labeur. Il n’a pas travaillé comme cuisinier depuis, et il n’a pas essayé non plus. Il estime que ce serait trop stressant, car il vivrait dans la crainte constante de se couper et d’infecter les autres. L’opinion des hommes de science dans le secteur de la médecine, à ce jour, selon lesquels le virus ne peut se propager de cette façon, n’a pas dissipé ses craintes.

Le Dr Alan Meltzer, expert- conseil médical principal du Bureau de coopération extérieure du Centre fédéral sur le sida, Direction générale de la protection de la santé de Santé et Bien- être social Canada, a fourni un témoignage général à l’égard de la nature du sida et de l’infection à VIH. Il a indiqué que le sida est l’étape terminale de l’infection à VIH au cours de laquelle, ultimement, le système immun d’un organisme est détruit et la personne devient susceptible à l’infection. La majorité des patients ayant le VIH n’ont aucun symptôme et peuvent même ne pas savoir qu’ils sont infectés. Le sida lui- même n’est pas transmissible. Seule l’infection l’est. Il existe trois modes de transmission. Le plus courant, qui est à l’origine de 90 % des cas, est les relations sexuelles. Le deuxième est l’échange du sang, c’est- à- dire les transfusions sanguines et le partage des aiguilles hypodermiques. Le troisième est la transmission par les femmes enceintes infectées à leur enfant qui n’est pas encore né. Il a témoigné qu’on n’a pas signalé un seul cas, au Canada, de transmission de l’infection par contact direct avec le sang dans le cadre ordinaire du milieu de travail. Il en est ainsi parce que le virus est extrêmement fragile et, même si la transmission par contact social ordinaire est possible en théorie, il est fort peu probable parce qu’une telle activité ne comporte habituellement pas l’échange de liquides organiques. On n’a signalé aucun cas de transmission du VIH entre membres d’une famille qui vivent ensemble lorsqu’il y a eu partage de nourriture, d’ustensiles de cuisine et des installations sanitaires. Aucun cas d’infection en milieu de travail n’a jamais été signalé. Il n’y a aucune preuve de transmission par les aliments ou résultant du contact avec le sang provenant d’une coupure de la peau. Il ne devrait y avoir aucune restriction à l’égard des personnes travaillant dans l’industrie alimentaire. Par conséquent, il n’y a aucune raison de crainte pour les collègues ou les clients. Il conclut que, d’un point de vue pratique, le risque est pratiquement inexistant. Une personne travaillant dans l’industrie alimentaire n’a pas à prendre de précautions autres que celles prises normalement pour empêcher la propagation d’autres infections ordinaires qui se trouvent habituellement dans les liquides organiques.

M. Fontaine déclare qu’on l’a informé de tous ces faits scientifiques, mais l’incident en cause a néanmoins ébranlé sa conviction que l’infection ne peut se propager en milieu de travail.

Après avoir laissé son emploi au café à la fin d’ao t 1987, il a finalement obtenu des emplois comme peintre ou employé ménager. La plupart de son revenu se limite aux prestations d’assurance- chômage et de bien- être social. Il est retourné aux études afin de terminer sa neuvième et sa dixième année et il fréquente l’école depuis. Son revenu total provenant de ces sources s’est élevé à 7 167 $ en 1987 et à 3 669 $ en 1988. En 1989, il recevait 489 $ par mois en prestations d’aide sociale et 80 $ par mois pour les travaux d’entretien qu’il faisait. Il en était ainsi au début de la présente audience, le 25 juillet 1989.

D) REDRESSEMENT

M. Fontaine et la Commission canadienne des droits de la personne demandent des dommages- intérêts et une lettre d’excuse de C. P. Comme la compétence et l’exécution des fonctions de M. Fontaine à titre de cuisinier n’ont pas été mises en cause, il n’y a pas lieu de croire que si les incidents en cause n’étaient pas survenus, il n’aurait pas conservé cet emploi. En outre, il aurait gagné 900 $ par mois pour son travail de gardien. Par conséquent, M. Fontaine devrait être indemnisé pour cette perte de travail. M. Shannon a soutenu qu’il n’y avait aucune garantie que M. Fontaine aurait été réengagé après la première saison. Toutefois, M. Hutton a indiqué qu’en règle générale, on reprenait les employés satisfaisants et on leur accordait des augmentations progressives chaque année. De plus, nous ne pouvons souscrire à l’argument de M. Shannon selon lequel les dommages- intérêts octroyés à M. Fontaine devraient être limités à un mois, c’est- à- dire le temps qu’il a pris pour trouver un autre emploi de cuisinier. L’effet de l’acte discriminatoire a été tel que M. Fontaine est devenu tout à fait incapable de pouvoir travailler dans une cuisine.

Le travail chez C. P. est saisonnier, du printemps à l’automne, cinq ou six mois par année. Si M. Fontaine avait conservé cet emploi de cuisinier pour le reste de la saison 1987, c’est- à- dire deux autres mois, il aurait gagné 3 780 $, y compris sa rémunération de gardien. Selon toute vraisemblance, il aurait continué d’exercer ses fonctions de gardien les fins de semaine en plus d’offrir ses services de cuisinier pendant la semaine. Selon la preuve, il aurait, en 1988, en toute probabilité, eu une augmentation de 6 $ à 6,25 $ l’heure et, pour une semaine de travail de 60 heures, il aurait gagné approximativement 12 000 $ pour ses emplois de cuisinier et de gardien. Avec une augmentation à 6,50 $ l’heure en 1989 pour une période de trois mois jusqu’à la date de l’audience, il aurait gagné 7 380 $ pour ses emplois de cuisinier et de gardien. L’indemnisation versée pour perte de salaire l’est habituellement jusqu’à la date du début de l’audience devant le tribunal : Morgan c. Forces armées canadiennes (décision non publiée du tribunal des droits de la personne, le 17 mars 1989, à la p. 12). Il aurait donc gagné au total, pendant cette période, 23 160 $. Nous estimons que cette somme, moins les sommes que M. Fontaine a reçues sous forme de revenu de toutes les autres sources au cours de la période saisonnière au cours de laquelle il aurait été employé au chantier de C. P., est une indemnité appropriée pour sa perte de revenu provenant de l’acte discriminatoire exercé par C. P. Comme il a été ordonné dans Morgan c. F. A. C. (précité), les crédits des prestations d’assurance- chômage et d’autres programmes d’aide sociale (à l’exclusion des sommes reçues pendant l’hiver et au début du printemps) peuvent être déduites par C. P. et remises directement à l’organisme gouvernemental compétent en vertu de la loi en cause. L’intérêt commençant à courir le 16 juin 1987 doit être payé sur le montant net. Si les parties ne peuvent s’entendre sur les chiffres, elles peuvent s’adresser au tribunal.

Un montant adjugé pour le préjudice causé à M. Fontaine relativement au respect de soi s’impose dans les circonstances. Nous reconnaissons le fait que M. Fontaine nourrissait la crainte de propager le sida même avant qu’il ne travaille pour C. P., mais ce qu’il a connu chez C. P. a intensifié ses craintes au point qu’il n’a plus voulu exercer son occupation courante. Une somme de 2 000 $ est adjugée à cet égard, ainsi que l’intérêt connexe à compter du 16 juin 1987.

En outre, C. P. devrait envoyer une lettre d’excuse à M. Fontaine. D’après le témoignage du Dr Grimard, C. P. estime que toute personne souffrant du virus du sida ne devrait pas être restreinte pour ce qui est d’un emploi dans la compagnie. Par conséquent, nous jugeons qu’il serait très peu difficile et même approprié d’adresser des excuses à M. Fontaine compte tenu des circonstances qui l’ont forcé à quitter son emploi de cuisinier en raison de sa déficience. Ce geste le rassurerait, ainsi que les autres personnes, du fait qu’à l’avenir, on fera preuve de plus de sensibilité à cet égard.

Fait le 26 septembre 1989.

(signé) Sidney N. Lederman, président

(signé) Kristian Eggum, membre

(signé) Jill Marie Sangster, membre

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.