Tribunal canadien des droits de la personne

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CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

WILLIAM J. BALTRUWEIT

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

SERVICE CANADIAN DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ

l'intimé

MOTIFS DE LA DÉCISION

MEMBRE INSTRUCTEUR : J. Grant Sinclair

2004 TCDP 14
2004/04/29

[1] Dans les années 90, le plaignant en l'espèce, William Baltruweit, a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne un certain nombre de plaintes contre l'intimé, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). La plainte pertinente aux fins de cette requête porte la date du 4 novembre 1998. Dans cette plainte, le plaignant allègue que le SCRS l'a défavorisé en cours d'emploi, contrevenant ainsi à l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[2] La Commission a rejeté la plainte. Saisie d'une demande de contrôle judiciaire de la part du plaignant, la Section de première instance de la Cour fédérale a fait droit à celle-ci et a renvoyé l'affaire à la Commission pour réexamen. La Commission et le Procureur général en ont tous deux appelé de cette décision devant la Cour d'appel fédérale.

[3] Après avoir réexaminé l'affaire, la Commission a informé le SCRS, le 1er octobre 2003, qu'elle avait décidé de nommer un conciliateur pour tenter d'en arriver à un règlement et que, à défaut d'un règlement dans les 60 jours, elle renverrait la plainte au Tribunal canadien des droits de la personne.

[4] Le 30 octobre 2003, le Procureur général a déposé devant la Cour fédérale, au nom du SCRS, une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Dans sa requête, le Procureur général n'a pas demandé à la Cour fédérale de surseoir à l'instance du Tribunal en attendant l'issue de la demande de contrôle judiciaire. La plainte n'a pas été réglée et, le 6 janvier 2004, la Commission l'a renvoyée au Tribunal pour instruction.

[5] Le Procureur général a présenté une requête en date du 9 février 2004 priant le Tribunal de suspendre sa procédure jusqu'à ce que la décision finale ait été rendue à l'égard de sa demande de contrôle judiciaire du 30 octobre 2003.

[6] Le Procureur général soutient que le Tribunal devrait trancher la requête en se fondant sur le critère à trois volets énoncé dans l'arrêt RJR-Macdonald Inc. c. Canada, [1994] 1 R.C.S. 311, p. 334. Il fait valoir qu'on a satisfait à ce critère en faveur du Procureur général.

[7] Je ne suis pas d'avis que le Tribunal devrait appliquer le critère RJR-Macdonald dans une affaire comme celle-ci. Selon moi, le Tribunal devrait plutôt suivre l'approche qu'il a exposée dans Léger c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1999] Décision no 1, Dossier TCDP T527/2299 (26 nov. 1999) et qui est décrite plus en détail dans la présente décision.

[8] Cette conclusion est fondée sur l'analyse ci-après. Dans RJR-Macdonald, la Cour suprême du Canada était saisie d'une requête visant à suspendre à la mise en uvre du règlement d'application de la Loi réglementant les produits du tabac, en attendant l'issue de l'appel interjeté par la Cour d'appel du Québec relativement à la constitutionnalité de cette loi. En ce qui concerne la question préliminaire, à savoir sa compétence pour entendre la requête, la Cour suprême a conclu qu'elle était investie de la compétence nécessaire en vertu de la Loi sur la Cour suprême et des Règles de la Cour suprême du Canada. Après avoir tranché cette question, la Cour suprême a affirmé que, pour obtenir le remède demandé, les demandeurs devaient satisfaire au critère à trois volets énoncé dans l'arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110. Finalement, la Cour a rejeté les requêtes.

[9] Dans Metropolitan Stores, la Manitoba Food and Commercial Workers Union avait demandé à la Commission du travail du Manitoba de rendre, en vertu de la Loi sur les relations du travail du Manitoba, une ordonnance imposant une première convention collective à l'employeur, Metropolitan Stores, et au syndicat. Metropolitan Stores a déposé devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba un avis de requête introductif d'instance visant à faire déclarer inconstitutionnelles les dispositions pertinentes de la Loi sur les relations du travail et à obtenir une ordonnance enjoignant la Commission du travail de surseoir à sa procédure en attendant que la question constitutionnelle ait été tranchée. La requête a été rejetée par la cour de première instance. La décision a été portée en appel devant la Cour d'appel du Manitoba, qui a accueilli la demande de suspension d'instance. La Cour suprême du Canada a renversé ce jugement. Ce faisant, la Cour suprême a énoncé les principes - le critère à trois volets - qui régissent l'exercice par un juge de la Cour supérieure de son pouvoir discrétionnaire de suspendre une instance.

[10] Je me suis référé de façon assez détaillée aux arrêts RJR-Macdonald et Metropolitan Stores, car il est important à mon avis de comprendre que le critère à trois volets a été appliqué dans une situation différente de celle devant laquelle nous nous trouvons en l'espèce, alors qu'un tribunal de contrôle est prié de surseoir à l'instance d'un tribunal inférieur en attendant l'issue d'un appel ou d'une demande de contrôle judiciaire.

[11] Dans l'un et l'autre cas, la cour de révision, à l'instar de la Section de première instance de la Cour fédérale, était autorisée par la loi à suspendre une procédure. En vertu de l'article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale, cette dernière peut surseoir à une procédure d'un tribunal fédéral en attendant l'issue d'une demande de contrôle judiciaire.

[12] Aucune disposition de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne confère au Tribunal canadien des droits de la personne le pouvoir de surseoir à une instance en attendant le résultat d'une demande de contrôle judiciaire. À mon avis, le régime de la loi ne donne pas à croire non plus qu'il possède un tel pouvoir.

[13] L'examen des dispositions pertinentes de la Loi incite à croire le contraire. L'égalité des chances et la protection contre la discrimination sont les objectifs de politique générale déclarés de la Loi (art. 2). Ces objectifs doivent être atteints grâce à l'activité de la Commission, qui reçoit les plaintes et qui, après avoir fait enquête, peut décider de les renvoyer au Tribunal si elle juge qu'une instruction est justifiée. S'il conclut, au terme d'une audience en bonne et due forme, qu'il a bel et bien eu discrimination, le Tribunal a le pouvoir d'accorder une réparation qui revêt un caractère correctif plutôt que punitif, une réparation destinée à éliminer la discrimination.

[14] La Loi exige que l'instruction des plaintes par le Tribunal se fasse sans formalisme et de façon expéditive et que ce mandat du Tribunal soit exercé dans le respect des principes de justice naturelle (par. 48.9(1)). Cette dernière exigence est soulignée au paragraphe 50(1) de la Loi, qui exige de donner à toutes les parties la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l'intermédiaire d'un avocat, des éléments de preuve et leurs observations.

[15] Il est bien établi que les tribunaux administratifs sont maîtres de leur procédure. Par conséquent, ils disposent d'importants pouvoirs discrétionnaires lorsqu'il s'agit de se prononcer sur des demandes d'ajournement. Ce principe est analysé plus en détail par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Prassad c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1989] 1. R.C.S. 560. Dans cette affaire, l'appelant avait demandé l'ajournement de son enquête d'immigration en attendant que le Ministre rende sa décision à l'égard de sa demande visant à lui permettre de demeurer au Canada. L'arbitre a rejeté la demande d'ajournement.

[16] Dans son jugement, la Cour suprême a affirmé que les tribunaux administratifs, en l'absence de règles précises établies par loi ou règlement, sont maîtres chez eux et fixent leur propre procédure. Cependant, dans l'exercice de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, ces tribunaux sont tenus de respecter les règles de justice naturelle. [Voir aussi Re Cedarvale Tree Services Ltd. and Labourers' International Union of North America, (1971), 22 D.L.R. (3d) 40, 50 (C.A. Ont.), Pierre c. Ministre de la Main-d'uvre et de l'Immigration, [1978] 2 C.F. 849, 851 (C.F., 1re inst.)].

[17] Par conséquent, il est évident que ce Tribunal doit, dans l'exercice de ses pouvoirs discrétionnaires, tenir compte des règles de justice naturelle. Ainsi, le Tribunal pourrait devoir tenir compte des règles de justice naturelle dans le cas de la non-disponibilité d'éléments de preuve, de la nécessité d'ajourner une instance pour obtenir les services d'un avocat ou d'une divulgation tardive par la partie adverse.

[18] Essentiellement, il semble, d'après les observations qu'il a présentées au sujet de cette requête, que le Procureur général estime :

  1. que le renvoi fait par la Commission au Tribunal est nul et que, par conséquent, le Tribunal n'a pas compétence pour instruire la plainte;
  2. que, si le Tribunal instruit la plainte et qu'il y a ultérieurement annulation du renvoi, toute réparation accordée dans le cadre des procédures en suspens deviendra inutile et théorique;
  3. que, si le Tribunal instruit la plainte et que le renvoi est ultérieurement annulé, on se sera exposé inutilement à des risques pour la sécurité. Cette affirmation n'est pas fondée sur des éléments prouvés et ne saurait en aucune circonstance être examinée par le Tribunal à l'audience tenue aux termes de l'article 52 de la Loi;
  4. qu'on a intérêt à maintenir le statu quo en attendant que les questions dont la Cour est saisie aient été tranchées;
  5. que la prépondérance des inconvénients favorise la suspension de la procédure afin de ne pas gaspiller les ressources judiciaires;
  6. que la bonne administration de la Loi par la Commission est une question d'intérêt public qui, peut-on présumer, l'emporte sur l'importance que le Tribunal tienne une audience expéditive.

[19] Je ne vois rien dans ces arguments qui concerne la capacité de l'intimé, le SCRS, de se défendre devant le Tribunal. Aucune question n'est soulevée quant à sa capacité de présenter des éléments de preuve, de retenir les services d'un avocat ou de répondre à l'allégation du plaignant. De surcroît, aucune préoccupation n'a été soulevée quant à l'impartialité de la procédure du Tribunal en suspens. Enfin, dans ces observations, on n'a soulevé aucune préoccupation en matière de justice naturelle qui pourrait atténuer le désir exprimé au paragraphe 48.9(1) de la Loi selon lequel le processus de règlement de la plainte, par le Tribunal devrait être le plus expéditif possible.

[20] À mon avis, la Cour fédérale est la tribune où il faut s'adresser pour demander la suspension d'une procédure du Tribunal. C'est l'instance qui s'occupe des demandes de contrôle judiciaire. La Cour fédérale est expressément autorisée par la loi à accueillir ou à rejeter une demande de suspension. À mon avis, il ne s'agit pas d'un cas de fongibilité entre institutions.

[21] Par conséquent, pour les motifs énoncés dans la présente décision, la requête du Procureur général est rejetée.

Signée par

J. Grant Sinclair

Ottawa (Ontario)

Le 29 avril 2004

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T883/0304

INTITULÉ DE LA CAUSE :

William J. Baltruweit c. Service canadien

du renseignement de sécurité

DATE DE LA DÉCISION

DU TRIBUNAL :

Le 29 avril 2004

ONT COMPARU :

Paul Champ

Pour le plaignant

Fiona Keith

Pour la Commission canadienne des droits de la

personne

Monika A. Lozinska

Pour l'intimée

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