Tribunal canadien des droits de la personne

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D. T. 3/ 89

Décision rendue le 20 février 1989

DANS L’AFFAIRE DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE, S. C. 1976- 77, c. 33, modifiée;

ET DANS L’AFFAIRE D’UNE audience devant le Tribunal des droits de la personne constitué en conformité avec l’article 39 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

ENTRE :

ISABELLE GAUTHIER, JOSEPH G. HOULDEN, MARIE- CLAUDE GAUTHIER, GEORGINA ANN BROWN Plaignants

- et

LES FORCES ARMÉES CANADIENNES Mises en cause

TRIBUNAL: SIDNEY N. LEDERMAN Président JANE BANFIELD HAYNES Membre NICOLAS CLICHE Membre

DÉCISION DU TRIBUNAL

ONT COMPARU: RUSSELL G. JURIANSZ ANNE TROTIER Avocats de la Commission canadienne des droits de la personne et des plaignantes Isabelle Gauthier, Marie- Claude Gauthier et Georgina Ann Brown

JOSEPH HOULDEN En personne

BRIAN J. SAUNDERS LIEUT. COL. A. MacDONALD Avocats des mises en cause

DATES ET LIEUX DES AUDIENCES: Audience préliminaire le 2 octobre 1986 à Toronto; audiences à Ottawa le 24 novembre 1986, du 26 au 28 janvier 1987, du 31 mai au 3 juin 1988, les 13 et 14 juin 1988 et du 9 au 11 ao t 1988.

 

1. LA QUESTION

Il s’agit du cas de trois (quatre au départ) femmes qui se plaignent de s’être vu refuser individuellement un emploi à un poste de combat ou d’appui tactique au sein des Forces armées canadiennes en raison de leur sexe. Le quatrième plaignant est un homme qui allègue que le fait de limiter les risques du combat aux hommes constitue une discrimination à leur encontre. Les plaintes s’appuient sur les articles 5, 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (S. C. 1976- 77, c. 33, modifiée) (la Loi) qui interdit la discrimination fondée sur des motifs précis, le sexe en l’occurrence, dans la fourniture de services et l’emploi, et qui enjoint les organismes de s’abstenir de toute pratique ou ligne de conduite discriminatoire. Les Forces armées canadiennes ( FAC) ne nient pas l’aspect discriminatoire de leurs pratiques et lignes de conduite mais prétendent que celles- ci sont dictées par un souci d’efficacité opérationnelle, souci qui constitue une exigence professionnelle justifiée aux termes de l’article 14 de la Loi et qui fournit une défense contre les accusations de discrimination. La Loi lie clairement la Couronne (article 63) et les membres des FAC qui sont réputés être employés de la Couronne (article 48( 4)).

Les avocats des parties ont reconnu, dans leurs exposés préliminaires, que la portée des audiences dépassait celle des plaintes proprement dites pour embrasser une question intéressant l’ensemble de la société et touchant des principes importants. Cette question est la suivante: devrait- on en général autoriser les femmes à se préparer et à accéder à des professions et des postes dans des unités combattantes qui leur sont actuellement interdits? L’efficacité opérationnelle des FAC se trouverait- elle diminuée par l’arrivée de femmes dans ces professions et ces postes? Enfin, un jugement militaire professionnel est- il à même d’apporter des réponses satisfaisantes à ces questions? Outre les plaintes spécifiques, ces questions de portée plus générale ont été étudiées par les avocats et les témoins et font l’objet de ce jugement.

2. LES PLAINTES

On peut résumer comme suit l’exposé des faits daté du 24 novembre 1986 sur lequel se sont entendus les avocats de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) et des FAC. Dans une plainte à la CCDP datée du 5 décembre 1981, Isabelle Gauthier prétend qu’on lui a refusé une mutation, en tant que commis administratif, au Régiment de Hull (de la réserve) car ce dernier avait déjà atteint le quota de 10 % de personnel féminin qui lui était alloué, faisant ainsi preuve de discrimination à son encontre en raison de son sexe en contravention aux articles 7 et 10 de la Loi.

Joseph Houlden, pilote des forces armées à la retraite, remarque dans sa plainte du 5 novembre 1982 que seuls les pilotes de sexe masculin sont tenus de piloter des avions de combat et d’occuper des postes de combat; les pilotes de sexe féminin ne peuvent s’acquitter de ce type de tâches. Il prétend donc que la politique d’exclusion des femmes des risques courus par les hommes constitue une discrimination fondée sur le sexe, ce qui contrevient à l’article 10 de la Loi.

La plainte du 7 mars 1983 de Marie- Claude Gauthier précise que, même si elle satisfaisait aux autres critères de sélection pour le cours de technicien de mécanique navale, cette formation n’était pas accessible aux femmes car le stage en mer et l’affectation à bord d’un navire à la fin du cours qui en faisaient partie leur étaient interdits. Elle prétend avoir été victime de discrimination, d’après les articles 5( a) et 10 de la Loi.

Katherine MacRae, mécanicienne de formation, déclare dans sa plainte du 28 février 1984 qu’une unité de la réserve aérienne l’a avisée que les femmes ne pouvaient s’enrôler dans les escadrilles tactiques d’hélicoptères et que le poste de mécanicien d’hélicoptère lui était par conséquent inaccessible. Elle prétend avoir été victime de discrimination fondée sur le sexe d’après les articles 7 et 10 de la Loi. Katherine MacRae et les FAC se sont ultérieurement entendues. Dans l’ordonnance par consentement signée le 18 avril 1988 par le tribunal des droits de la personne en vertu duquel les FAC versent 9 893 $ à la plaignante, il est stipulé que la profession militaire en question était ouverte aux femmes au moment de la plainte et que le refus d’étudier la candidature de la plaignante est imputable à une erreur administrative.

Les affaires portant pratiquement sur les mêmes questions de faits et de droit, les parties ont convenu de réunir les plaintes pour les audiences et la décision du tribunal, tel que le permet l’article 32( 4) de la Loi. Une plaignante a été ajoutée quelques mois plus tard. Georgina Brown, pilote de profession, prétend dans sa plainte du 4 septembre 1985 qu’on lui a refusé la possibilité de poser sa candidature pour les postes de pilote ou de navigateur dans l’armée de l’air en raison de son sexe. Elle prétend donc avoir été victime de discrimination en vertu de l’article 10( a) de la Loi. Les avocats de la CCDP et des FAC n’ont pu s’entendre sur un exposé des faits pour cette plainte. Mme Brown a témoigné devant le tribunal en janvier 1987, puis des documents supplémentaires relatifs à son dossier professionnel et médical ont été présentés par les deux parties. Quoi qu’il en soit, l’élément central en jeu dans l’affaire Brown la rapproche beaucoup des autres plaintes.

En résumé, tous les plaignants allèguent que la politique des FAC en matière de possibilités d’emploi fait preuve de discrimination basée sur le sexe puisque les femmes ne sont pas autorisées à postuler ou à recevoir une formation puis à s’exposer à des risques à certains postes, et que cette discrimination contrevient aux articles 5, 7 et 10 de la Loi. L’article 3 cite sans équivoque le sexe comme motif de discrimination illicite; l’article 5 définit l’acte discriminatoire dans la fourniture de biens et de services; l’article 7 définit l’acte discriminatoire comme le refus d’employer, de continuer à employer ou de défavoriser un individu en cours d’emploi; enfin, l’article 10 stipule qu’il est discriminatoire de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite susceptibles d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, ou de conclure des ententes touchant tous les aspects de l’emploi, soit le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation et l’apprentissage susceptibles d’annihiler les chances d’emploi d’un individu.

On peut résumer comme suit les réparations demandées par les plaignants: dédommagement pour pertes de salaire découlant des possibilités d’emploi amoindries ou supprimées, droit d’être réintégré ou de se voir offrir un poste correspondant à leurs qualifications; indemnité spéciale pour souffrances causées par la sensation d’injure et de préjudice moral; une ordonnance exigeant que les FAC mettent fin à leurs actes discriminatoires et adoptent un programme spécial de recrutement et d’engagement de femmes conformément à l’article 15( 1) de la Loi.

Ce dernier correctif intéresse particulièrement Joseph Houlden, pilote à la retraite et seul homme parmi les plaignants, qui demande que les femmes aient accès à l’instruction et aux postes de pilote de chasse, qu’on mette en oeuvre un programme d’action positive relatif à la participation des femmes aux postes de combat et qu’on crée un organisme interne de supervision et de surveillance de ce programme. L’article 15( 1) de la Loi stipule qu’il n’est pas discriminatoire de mettre en oeuvre un programme spécial destiné à supprimer ou à prévenir les désavantages que subit un groupe d’individus, les femmes dans ce cas, pour des motifs fondés, entre autres, sur le sexe, en améliorant leurs chances d’emploi ou d’avancement ou en leur facilitant l’accès à des biens, à des services, à des installations ou à l’embauche.

3. L’AUDIENCE

Ce tribunal a été chargé le 11 juin 1986 d’entendre les quatre premières plaintes puis, le 24 novembre 1986 la plainte de Georgina Anne Brown. Tous les plaignants sont représentés par des avocats de la CCDP sauf Joseph Houlden qui se représente lui- même devant le tribunal et qui n’a appelé aucun témoin. Peu de temps avant la conclusion de l’audience, la plaignante Katherine MacRae et les FAC sont parvenues à une entente qui a fait l’objet d’une ordonnance par consentement signé par le tribunal le 18 avril 1988.

Après une rencontre préliminaire avec les avocats en octobre 1986, le tribunal a tenu douze jours d’audience à Ottawa: quatre jours en novembre 1986 et janvier 1987, puis huit en juin et ao t 1988. Les avocats des FAC ont appelé treize témoins, MM. Flewelling, Hotsenpiller, McLellan, Morton, Munro, O’Connor, Pinch, Spencer, Swan, Thomas, Zuliani et Zypchen et Mme Toole, tous officiers supérieurs occupant des postes de commandement opérationnel, travaillant dans le secteur du personnel et du recrutement, ayant joué un rôle dans l’établissement des politiques relatives au personnel des années 1980 ou s’intéressant à la mise à l’épreuve et à l’évaluation des capacités physiques et psychologiques. Chaque témoin a fourni au tribunal des documents écrits donnant des renseignements de base et complémentaires sur les éléments évoqués lors de son témoignage.

Les avocats de la CCDP ont appelé quatre témoins, dont trois avaient déjà servi dans les Forces. Tous quatre avaient une formation en psychologie, en sociologie ou en histoire. Ces témoins, qui ont aussi fourni des documents écrits, étaient Mme Cottam, M. Cotton, Mme Park et Mme Simpson.

Les avocats des deux parties ont soumis en tant que preuve des documents détaillés et très variés, notamment des rapports à l’intention ou en provenance de comités parlementaires, des rapports de recherche dans le domaine des sciences sociales, des articles de journaux publiés avant les audience ou demandés par l’une des parties, ainsi que des compte- rendus historiques sur les femmes à des postes de combat. En outre, de nombreux éléments portaient directement sur les FAC: notes de service internes portant sur certains aspects de la politique en matière de personnel, de la stratégie d’embauche, de l’organigramme, de la formation, des rapports sur l’emploi expérimental de femmes militaires dans des éléments et des rôles nouveaux, et des documents externes et des énoncés de politique du ministère de la Défense nationale. Les membres du tribunal et les avocats ont aussi visionné deux vidéos sur l’intérieur des chars et des navires et ont visité un sous- marin et un destroyer lors d’un déplacement à Halifax. Les avocats des FAC ont en outre commandé un sondage sur le rôle des femmes dans certaines armées étrangères et ont soumis les résultats du questionnaire comme preuve. Le tribunal apprécie le soin accordé par les avocats des deux parties à la présentation de l’ensemble des faits et opinions avant de passer aux questions de jurisprudence pertinentes à cette affaire.

4. CARACTÉRISTIQUES DES FORCES ARMÉES CANADIENNES

La question est la suivante: l’ efficacité opérationnelle estelle une exigence professionnelle justifiée d’une nature telle qu’elle légitimise l’exclusion des femmes des professions liées au combat, même si celle- ci constitue, en fait, une pratique discriminatoire?

Pour étudier le problème, il importe d’avoir une certaine connaissance des objectifs et de la structure des FAC. L’ efficacité opérationnelle des Forces est jugée d’après le produit final, soit le fonctionnement du système en temps de guerre. C’est pourquoi le premier objectif de la planification est la mise en oeuvre d’une tactique opérationnelle et d’une planification stratégique à long terme, avant et pendant la guerre, qui mèneraient à un dénouement favorable. Les opérations et les structures de temps de paix visent la réalisation de cet objectif. Les moyens utilisés sont ceux que l’on juge adaptés pour conduire à un dénouement favorable, d’après l’expérience au Canada et dans d’autres pays. Cependant, les Forces n’ayant pas récemment (depuis la guerre de Corée) été appelées à s’acquitter de leur tâche ultime, il est difficile d’évaluer leur efficacité opérationnelle réelle. Seule l’épreuve du combat réel pouvant permettre de le faire, les militaires professionnels s’intéressent de près aux conflits actuels, qu’il s’agisse de combats de types particuliers (la guérilla par exemple) ou plus traditionnels (la guerre des Malouines ou le Moyen- Orient au cours des quinze dernières années). Quoi qu’il en soit, l’objectif de l’efficacité opérationnelle demeure souverain et impose dans une certaine mesure la structure interne des Forces canadiennes. Il revêt une importance supplémentaire dans les unités combattantes à haut risque.

Les trois commandements (maritime, mobile et de l’air) des FAC possèdent chacun un organigramme différent et, parfois, des professions uniques et distinctes. Les unités ou groupes sont classés par fonction au sein de chaque commandement. Les unités de combat font directement face à l’ennemi. Les unités d’appui tactique aident les unités de combat, par exemple en posant des mines, en assurant les communications ou la puissance de feu de l’artillerie. Les unités de soutien logistique réparent les véhicules, fournissent le carburant, les services médicaux et la police militaire (ou l’appui équivalent dans la marine ou l’armée de l’air). Si, par exemple, un bataillon compte des éléments de combat et des éléments d’appui, tous les membres du bataillon sont classés comme personnel de combat, pour la raison que même les membres des unités d’appui doivent être prêts à affronter l’ennemi directement (le tuer) le cas échéant. Les exemples sont donnés pour l’armée de terre, mais il serait possible d’en citer des similaires pour la marine ou l’armée de l’air. Par exemple, les sous- marins et les destroyers sont des navires de guerre; ainsi, tous ceux qui y sont affectés sont classés parmi le personnel combattant, même si leur profession militaire est principalement non- combattante (le cuisinier par exemple). Selon la situation, les hélicoptères peuvent être des appareils de combat s’ils font partie d’une unité de combat qui affronte réellement l’ennemi. Ainsi, si la fonction d’une unité est le combat, tous les membres de l’unité recevront la classification combat, quel que soit leur groupe professionnel. Naturellement, la désignation combat de certains individus, les fantassins par exemple, correspond en fait à la profession qu’ils exercent.

Un groupe professionnel militaire se définit comme suit: c’est le groupe professionnel de base auquel un membre du service est affecté. Le regroupement répond à l’exigence de remplir des fonctions connexes, de posséder des connaissances et des compétences similaires liées à l’exécution d’un ensemble donné de tâches. Les groupes professionnels des officiers peuvent être de niveau avancé et également englober des sousgroupes. Tous les membres reçoivent la même instruction professionnelle pour être qualifiés pour un groupe professionnel. Dans les forces régulières, il y a environ 36 groupes professionnels (et 40 sous- groupes) pour les officiers, et les femmes ont accès à environ 30 groupes. Il y a une centaine de groupes professionnels (et environ 1600 spécialités) pour les non- officiers, et les femmes sont admises dans à peu près 70 d’entre eux.

La structure des groupes professionnels et des appellations de la milice (armée) et des réserves de l’armée de l’air et de la marine correspondent à celles des forces régulières pour la raison que, en cas de guerre, les membres de la réserve sont intégrés aux forces régulières.

En résumé, toute la structure des groupes professionnels, des commandements, du recrutement et de la formation est axée sur la guerre et, en conséquence, très peu, sinon aucune, de fonctions civiles sont prévues. Cependant, en l’absence de guerre, les Forces doivent exécuter un certain nombre de tâches civiles, notamment la recherche et le sauvetage et l’aide au pouvoir civil.

La sélection et la formation pour les groupes professionnels des FAC exigent un leadership et une gestion du personnel sophistiqués. Les FAC font face à la concurrence des employeurs civils pour attirer les candidats qualifiés. Même si elles offrent une formation dans des métiers ou des professions utiles et applicables dans la vie civile, elles exigent en retour une disponibilité illimitée pour des risques élevés (combat direct en cas de guerre), des affectations obligatoires loin de la base de départ avec ou sans avancement et des conditions de vie variables. En général, tous les membres des Forces doivent satisfaire les conditions d’admission de base (savoir lire et écrire, être en bonne santé, etc.) puis les exigences liées à un groupe professionnel donné (p. ex., dactylographie pour un commis), et enfin les exigences du milieu dans lequel ils seront appelés à servir (p. ex., connaissance et pratique de l’exercice de lutte contre les incendies à bord d’un navire). Ainsi, un individu peut être employé en dehors de la description de son emploi. En général, les FAC établissent elles- même leurs propres pratiques en matière de personnel de manière à assurer qu’un groupe d’individus puisse être déplacé rapidement tant sur le plan opérationnel que géographique et puisse répondre aux exigences d’un certain nombre de tâches. Comme l’a dit le colonel Zypchen dans son témoignage, Nous engageons des gens pour exécuter plusieurs tâches et regroupons ces tâches dans un groupe professionnel.

Comme cela semble normal dans une organisation de cette envergure et au personnel si nombreux, le recrutement, la sélection et l’instruction sont des opérations extrêmement centralisées, nationales et hiérarchisées. Le processus ne diffère pas tellement de celui d’autres employeurs institutionnels importants mais, outre les tests habituels de santé, de lecture, d’écriture et d’aptitudes, il met l’accent sur l’orientation et le mode de vie en insistant sur l’esprit d’équipe, les relations au sein de l’équipe et les horaires et les conditions de travail anormaux qui peuvent faire partie de la vie comme, par exemple, l’affectation en mer alors que l’individu s’était au départ enrôlé pour l’aviation.

En résumé, les normes des groupes professionnels ou des emplois sont fixées par les commandements opérationnels et par des experts du secteur, parmi lesquels se trouvent des officiers spécialisés en recherche psychologique. L’objectif général visé est d’attirer les meilleures recrues, d’éviter dans la mesure du possible l’attrition pendant l’instruction et d’assurer un flux constant de candidats qualifiés pouvant répondre aux besoins des Forces. Les besoins sont très variables, du nombre élevé de commis administratifs ayant une formation spécialisée limitée au groupe beaucoup plus restreint des pilotes d’hélicoptère hautement qualifiés et à la formation onéreuse. Mais chaque groupe doit être suffisamment important pour tenir compte du nombre de membres en congé, de la formation complémentaire, de la rotation entre les bases et, surtout, pour permettre l’avancement entre les différents grades ou échelons au sein du groupe professionnel, c’est- à- dire de permettre le déroulement de la carrière car l’avancement dépend du temps et également du mérite. De plus, en temps de guerre, le groupe doit être en mesure d’assurer le remplacement du personnel perdu ou blessé au combat.

Cette préoccupation a conduit à l’instauration d’une politique fixant un pourcentage minimum de membres masculins au sein de la main d’oeuvre totale de chaque classification ou groupe professionnel. Le pourcentage minimum d’hommes est fixe et détermine le nombre de postes devant être occupés par des hommes ou des femmes dans une classification donnée. Par exemple, les métiers des armes de combat sont réservés aux hommes alors que les postes du secteur dentaire ne font l’objet d’aucune restriction. Le rapport du nombre des postes réservés aux hommes sur celui des postes sans discrimination repose sur ce qui est, de manière quelque peu arbitraire, jugé comme un ratio satisfaisant en fonction du service, c’est- à- dire en mer/ à terre, opérationnel/ non opérationnel, et sur le terrain/ en garnison. On tente de faire en sorte que les hommes ne soient pas obligés de passer une durée trop longue à des postes non ouverts aux femmes, c’est- à- dire que même s’il y a des hommes et des femmes dans certains métiers, la politique est de ne pas affecter ces dernières en mer ni à certaines autres affectations opérationnelles. Les proportions de postes réservés aux hommes par rapport aux postes sans restriction sont révisées périodiquement. Actuellement, sur les quelques 100 groupes professionnels militaires ouvertes aux non- officiers des forces régulières, 29 sont fermés aux femmes (restriction de 100 % aux femmes) et 55 sont soumis à une certaine restriction. Par exemple, le pourcentage minimum d’hommes pour le groupe des techniciens en cellules était initialement de 40 % et est maintenant de 8 % (en réalité, 89 % de l’effectif est masculin). Pour d’autres emplois de technicien, ce pourcentage était de 30 % et est maintenant de 6 %, mais en réalité l’effectif masculin y dépasse en général 85 %. Même parmi les commis administratifs où le pourcentage minimum d’hommes était à l’origine de 50 % et a été ramené à 32 %, les hommes occupent 68 % des postes. Sur les 35 groupes professionnels militaires des officiers, 6 sont fermés aux femmes, 13 sont ouverts et 16 sont soumis à des restrictions. Par exemple, le pourcentage minimum d’hommes pour les postes de pilote est de 40 %, mais l’effectif masculin représente 90 %.

Ces politiques d’imposition de quotas masculins ont été motivées par des principes de gestion de personnel sensés, notamment la nécessité de recruter et de conserver des professionnels qualifiés, mais si le pourcentage minimum d’hommes n’est pas réduit ou supprimé dans un certain nombre de métiers et de groupes professionnels, il pourrait bien faire reculer des femmes qualifiées pour la formation mais qui estiment que les possibilités d’avancement à long terme sont réduites. Le pourcentage minimum d’hommes est intimement lié à la restriction des femmes dans certains groupes professionnels, certains métiers et certains postes dans le but de garantir qu’elles ne sont pas exposées au combat.

Dans certaines autres unités ou professions théoriquement accessibles aux femmes, le nombre de femmes par rapport aux hommes est limité, dans la mesure où il faut garantir la dotation efficace continue des postes qui sont réservés aux hommes en raison de la politique d’exclusion des femmes des rôles de combat. Cette mesure vise à garantir que l’on dispose à tout moment d’un nombre suffisant d’hommes susceptibles d’être affectés à des postes de combat. Contrairement aux contingentements de promotion sociale, ces quotas servent à limiter le nombre de femmes employées dans ces catégories professionnelles.

La distinction qui existe entre les fonctions directement liées au combat et celles qui y sont indirectement liées n’étant pas clairement définie, on peut soutenir que tout le personnel militaire peut être astreint au combat, selon les circonstances. (Égalité pour tous, Rapport du Comité parlementaire sur les droits à l’égalité, Ottawa, octobre 1985, page 57).

Ces caractéristiques de la sélection du personnel ne diffèrent pas tellement de celles d’un organisme civil d’envergure. Certaines caractéristiques sont toutefois spécifiques aux FAC, non seulement parce qu’il s’agit d’une institution autonome mais également parce qu’elle est totalement soumise à la société civile extérieure, et entièrement financée par elle.

A tous les échelons, dans les forces régulières ou de réserve, les FAC sont une armée de volontaires. Une quelconque forme de conscription est très improbable en temps de paix et politiquement peu intéressante même en temps de guerre. Les FAC sont un organisme très structuré et même bureaucratique, qui a des hommes dans chaque province et territoire canadien. Elles sont un employeur, un propriétaire et un utilisateur de matériel important, tant sur le plan local que national. Elles exécutent des tâches très diverses en temps de paix et en temps de guerre. L’autorité suit un tracé vertical le long d’une hiérarchie bien définie de pouvoir et de commandement et met principalement l’accent sur la responsabilité illimitée de ses membres. Ces caractéristiques, communes à toutes les armées contemporaines (par opposition aux groupes de guérilla) renforcent l’importance de certaines exigences opérationnelles: sécurité des membres, leadership, cohésion, esprit de corps. Les considérations relatives au personnel sont parallèles: difficultés à assurer la rotation et la progression de la carrière, techniques de sélection du personnel adéquates, satisfaction des préférences et du choix de travail, formation de base de qualité, normes de rendement neutres, fourniture d’un milieu global qui satisfait les besoins matériels et psychologiques.

En vertu de leur devoir de respecter ces exigences tant opérationnelles que relatives au personnel, les FAC constituent au Canada un organisme exceptionnel qui n’est cependant pas isolé. Elles ont été, et doivent continuer à être, le miroir des valeurs et de l’évolution de la société, en particulier parce qu’elles sont exclusivement composées de volontaires. Elles y sont tenues car elles doivent être en mesure d’attirer de jeunes recrues, la vie dans les Forces étant surtout destinée aux jeunes en vertu des excellentes possibilités de formation et d’enseignement, des salaires et des avantages sociaux, de la carrière, de l’avancement et des voyages. Le témoignage des officiers des Forces canadiennes au tribunal reflète bien leur compréhension et leur satisfaction du fait que les FAC soient une institution dépendante du gouvernement civil et responsable devant lui. Même si les considérations d’ordre opérationnel placent de nombreux pouvoirs aux mains d’officiers supérieurs, il n’en demeure pas moins qu’en dernier recours, les politiques qui modèlent le rôle des FAC au sein de la société sont du ressort du cabinet fédéral et du ministre civil de la Défense nationale, supérieur hiérarchique du chef de l’état- major de la défense (un officier de carrière). Dans le cadre de leur rôle politique au sens large, les FAC prennent une part active à des missions internationales de maintien de la paix des Nations Unies, appartiennent à diverses alliances militaires (OTAN et NORAD) et, au besoin participent à des exercices d’entraînement internationaux, à des échanges de personnel, et autres avec des armées d’autres pays.

5. LES FEMMES DANS LES FORCES ARMÉES CANADIENNES

En 1986, les femmes représentaient 16 % (22 384) des employés liés à la Défense nationale. Elles constituaient 9,1 % (7724) de l’effectif total (85 825) des forces régulières, dont 1462 officiers. (En 1971, les femmes étaient 1596 pour tous les grades, soit seulement 1,8 % de l’effectif militaire total.) Dans la réserve, les femmes étaient 4111 sur 24 704, soit 16,6 % (dont 577 officiers). Les femmes représentaient 33,3 % de l’effectif civil du ministère de la Défense nationale, soit 10 549 sur 31 588 employés civils, mais seulement 996 occupaient un poste équivalent au grade d’officier.

Les femmes officiers supérieurs dans les forces canadiennes ne commandent pas d’unités opérationnelles; on les retrouve surtout dans les secteurs du personnel et des soins infirmiers. Les femmes officiers sont réparties dans 30 groupes professionnels qui leur sont accessibles mais la plupart (52 %) sont concentrées dans deux groupes, les services infirmiers (29 %) et la logistique (23 %). Le nombre de femmes est relativement élevé en génie aérospatial, en communications et électronique, en génie terrestre, naval et électrique (210 officiers en tout), en médecine (120), en administration du personnel (82), et assez faible dans d’autres domaines tels que les affaires juridiques, les affaires publiques, l’aumônerie et les renseignements. Les femmes non- officiers sont plus largement réparties dans les 74 groupes professionnels qui leur sont accessibles, mais ici aussi les types d’emploi correspondent à ceux de la vie civile. 35 % d’entre elles sont commis administratif ou technicienne à l’approvisionnement et un bon nombre sont adjointe médicale ou dentaire, alors qu’il n’y a presque pas de femmes chez les cols bleus (il n’y a par exemple qu’une plombière- gazière et deux électriciennes). En réalité, il y a des femmes non- officiers dans environ deux tiers des métiers existants mais elles n’occupent que très peu de postes de supervision. C’est pourquoi bien des décisions portant sur le travail et l’emploi des femmes sont prises par des hommes.

Il y a au Canada une longue histoire de service militaire par les femmes. En 1885, des infirmières ont accompagné les troupes en Saskatchewan lors de la rébellion du Nord- Ouest; les Services infirmiers de l’armée canadienne ont été mis sur pied en 1899 et les Infirmières militaires du Canada ont servi aux côtés du contingent canadien pendant la guerre des Boers. Pendant la décennie suivante, les services infirmiers sont devenus partie intégrante du Corps médical de l’armée canadienne et les Infirmières militaires se sont jointes aux forces régulières. Dès le début de la première guerre mondiale, des infirmières ont été mobilisées pour servir à l’étranger dans des hôpitaux et à bord de navires- hôpital sur plusieurs lieux de combat, et au sein d’unités d’ambulance de campagne sur le site même du combat. Plus de 53 sont mortes en service. Entre les deux guerres mondiales, il a été décidé de réduire considérablement l’effectif des infirmières qui a baissé à dix infirmières militaires et une infirmière en chef. En 1939, lorsque la seconde guerre mondiale a éclaté, les unités médicales ont été rapidement mobilisées; à la fin de la guerre, près de 5000 infirmières militaires avaient servi dans les corps médicaux de l’armée de terre, de l’air et de la marine, à l’étranger dans des hôpitaux, des postes de secours près des zones de combat ainsi que dans des hôpitaux mobiles et bien souvent sur les lieux mêmes des combats. Cepandant, aucune n’avait servi à bord de navires, d’avions ou dans l’infanterie.

En 1941, le gouvernement décida d’enrôler des femmes volontaires pour le service militaire à plein temps en dehors des services infirmiers spécialisés en vue de libérer des hommes médicalement aptes au combat. L’armée de terre, l’armée de l’air et la marine mirent sur pied des divisions féminines et, au fil du déroulement de la guerre, la diversité des emplois accessibles aux femmes s’est élargie, au- delà des secteurs habituels routiniers (commis, cuisinières, travailleuses du tissu, conductrices, opératrices téléphoniques) pour englober des métiers qualifiés de col bleu, mécanicienne ou électricienne notamment. Les plus de 45 000 femmes qui ont servi dans les Forces canadiennes durant la seconde guerre mondiale ont mérité de nombreux honneurs et distinctions. Cependant, elles ne constituaient que 1,4 % de l’effectif des FAC du moment. Dans d’autres pays et d’autres armées, de très nombreuses femmes ont pris part à des unités d’appui ou ont combattu aux côtés des hommes pour pallier à la grave pénurie de personnel masculin. L’Union soviétique a mobilisé environ un million de femmes. De ce nombre, environ la moitié aurait servi dans des unités combattantes. Des milliers de femmes ont combattu dans des groupes de résistants ou de guérilla ou ont agi comme espionnes ou saboteuses.

Mais partout, après la seconde guerre mondiale, la démobilisation des femmes et leur retour à la vie civil à la suite d’une décision délibérée de tous les gouvernements a entraîné une chute rapide de la proportion de femmes dans l’armée. Au Canada toutefois, après la conclusion du Traité de l’Atlantique Nord en 1949 et le début de la guerre de Corée en 1950, l’on a à nouveau envisagé l’embauche de femmes en uniforme pour accroître l’effectif de l’armée. En 1951, le gouvernement approuva la création d’un composant féminin de l’armée (la milice) et de la marine ainsi que l’embauche de femmes directement dans les trois forces régulières, l’armée, la marine et l’armée de l’air. En 1955, plus de 5 000 femmes étaient en service mais quelques années plus tard, des changements apportés à la politique de défense réduisirent encore une fois grandement leur nombre; la poussée de l’automatisation dans les métiers ouverts aux femmes accentua cette baisse. L’armée de l’air a en fait cessé de recruter des femmes en 1963. En 1965, on fixa à 1 500 le nombre maximum de femmes pouvant travailler dans les forces régulières, ce qui équivalait à 1,8 % de l’effectif militaire total. Ce plafond est demeuré en vigueur jusqu’au début des années 1970. En 1968, on réunit la Marine royale du Canada, l’Armée du Canada et l’Aviation royale du Canada au sein des FAC, avec du personnel affecté à des éléments terrestre, maritime et aérien. Cette unification portait également sur les femmes en service.

En 1970, le rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada a signalé le faible nombre de métiers accessibles aux femmes au sein des FAC, concentrés dans les domaines administratif, technique et paramédical. Les raisons données étaient diverses. Il n’était pas économique de former des femmes dans les métiers exigeant un entraînement long et co teux en raison de leur temps de service moyen inférieur à celui des hommes. Nombre de métiers réservés aux hommes étaient liés au combat ou en mer où les femmes n’avaient pas le droit de servir; enfin, les femmes devaient être placées dans des métiers suffisamment courants pour que des groupes d’au moins 35 d’entre elles puissent être postés dans chaque base, ce nombre étant le minimum justifiant la dépense engendrée par la fourniture de quartiers, d’installations et de supervision spécifiques. L’échelle salariale était identique pour les femmes et les hommes mais la plupart des femmes travaillaient dans des métiers situés au bas de cette échelle.

La Commission recommandait les changements requis pour que les Canadiennes jouissent de l’égalité des chances. Six recommandations s’intéressaient à la situation au sein des FAC: harmonisation des critères d’enrôlement; prestations de retraite égales pour les hommes et les femmes; accès pour les femmes à tous les collèges militaires du Canada; ouverture aux femmes de tous les métiers et groupes professionnels; suppression de l’interdiction de l’embauche des femmes mariées ou du congédiement des femmes à la naissance d’un enfant. Le gouvernement réagit très prudemment dans le sens d’une plus grande égalité des chances, tout en prenant garde de ne pas compromettre l’efficacité opérationnelle des Forces canadiennes. En juillet 1971, le Conseil de la défense (le chef de l’état- major et les commandants opérationnels) décida que l’emploi des femmes dans les FAC ne serait plus restreint, à l’exception des postes de combat direct et des affectations dans certains lieux éloignés et en mer. Les femmes ne seraient pas admises dans les collèges militaires car ces derniers fournissaient l’effectif des officiers de combat, mais seraient admissibles à une formation subventionnée dans des institutions civiles. Pour tous les autres aspects, notamment les critères d’embauche, les modalités et les conditions de service, le salaire et les avantages sociaux, les femmes bénéficieraient de l’égalité totale vis- à- vis des hommes.

En septembre 1974, le ministère de la Défense nationale acheva la révision des postes classifiés pouvant être occupés par des femmes. Les résultats furent spectaculaires. En principe, les femmes pouvaient accéder aux deux tiers des postes classifiés; environ 30 000 postes étaient théoriquement offerts aux deux sexes alors que 40 000 étaient réservés aux hommes en raison des restrictions imposées par le Conseil de la défense ainsi que pour des raisons de personnel, telles que le maintien d’un ratio mer/ terre adéquat. Au fil des ans, le nombre de groupes professionnels d’officier ouverts aux femmes passa de 7 (1969) à 22 (1979), puis à 24 (1983). Il y avait 33 classifications d’officiers en tout, mais 9 demeuraient fermées aux femmes: 3 de combat terrestre, 3 d’équipage de l’aviation, 2 groupes professionnels en mer et l’aumônerie catholique romaine. Les postes de non- officier accessibles aux femmes connurent une hausse similaire: de 16 (1969) à 63 (1979), puis à 67 (1983) sur un total d’une centaine de postes.

6. LES ESSAIS SWINTER

Avec l’adoption en 1978 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, on a entrepris des études supplémentaires pour réévaluer le rôle potentiel des femmes dans les FAC. La Loi interdisait la discrimination fondée sur le sexe en matière d’emploi mais stipulait qu’une restriction n’était pas qualifiée de discriminatoire si elle découlait d’une exigence professionnelle justifiée. L’absence de définition légale de l’ exigence professionnelle justifiée a entraîné l’examen des politiques d’emploi et l’étude d’un certain nombre de facteurs, tels que l’effet de la suppression des restrictions à l’emploi des femmes aux postes opérationnels; la possibilité de conflit entre les droits de la personne et la sécurité nationale; les aspects médicaux affectant l’emploi des femmes aux postes opérationnels (p. ex. la force et l’endurance), le co t de l’élimination des restrictions à l’emploi des femmes (avantages sociaux, taux d’absentéisme, modification de l’équipement), les difficultés de recrutement pendant la dernière décennie du siècle; et enfin l’attitude des membres, de leurs conjoints et de la population canadienne envers l’emploi sans restriction de femmes dans les Forces canadiennes. Ces facteurs ont été étudiés en détail et plusieurs possibilités ont été envisagées. On décida d’ouvrir les collèges militaires aux femmes et d’entreprendre une série d’essais contrôlés sur l’emploi de femmes militaires dans des rôles non traditionnels entre 1979 et 1984 en milieu terrestre, aérien et maritime ainsi qu’à la base isolée des Forces canadiennes à Alert dans le nord de l’Arctique.

Les essais SWINTER (emploi expérimental de femmes militaires dans des éléments et des rôles nouveaux) étaient des tests empiriques et complexes conçus par les FAC pour fournir des données vérifiables et quantifiables sur les problèmes qui pourraient se poser si tous les groupes professionnels militaires étaient ouverts aux femmes, sans aucune restriction. On supposait que ces problèmes seraient d’ordre physique, psychologique et social. Au début des essais SWINTER, le nombre de femmes dans les forces régulières avait triplé depuis 1970 et atteignait 5 000, soit 6,5 % du total. Au même moment (1979), il y avait environ 4 000 femmes dans la réserve (19,1 % de l’effectif total). Les années 1970 avaient en outre vu une expansion notable du nombre de postes d’officiers (de 14 à 22) et de non- officiers (de 29 à 63) offerts aux femmes.

Les essais SWINTER visaient à déterminer les conséquences qu’aurait l’emploi de groupes professionnels mixtes dans divers milieux, en particulier sur les capacités opérationnelles. Compte tenu de l’importance de ces essais pour la définition des politiques futures en matière d’emploi des femmes et pour la justification de l’exclusion des femmes de certains postes (en contravention avec les principes déclarés de la Loi canadienne sur les droits de la personne), on accorda une attention considérable à la conception et à l’évaluation de ces essais. Peu de femmes prirent part aux essais qui, par ailleurs, ne simulèrent pas de situation réelle de combat. En outre, fait non négligeable, les employés et le personnel majoritairement masculin des échelons intermédiaires et supérieurs participaient pour la première fois à une expérience novatrice à laquelle le passé ne fournissait pas toujours un contexte dans lequel exercer un jugement militaire ou professionnel. Comme de nombreuses institutions de grande envergure, les FAC durent aussi refondre les structures et les orientations de leurs politiques en matière de personnel et emprunter des compétences et des techniques à la théorie et à la pratique des sciences sociales, et diriger et évaluer des expériences empiriques de manière à obtenir un ensemble de données suffisant, vérifiable et vraisemblablement reproductible sur les attitudes et le rendement du personnel.

Une note de service du ministère de la Défense nationale du 21 décembre 1979 établit la raison d’être de ces essais:

Les nombreuses incertitudes qui se posent à l’égard de l’emploi universel ou quasi universel des femmes dans les FC (Forces canadiennes) sont autant de raisons pour ne pas appliquer la LCDP (Loi canadienne sur les droits de la personne) de manière précipitée et irréfléchie. Pour garantir que les capacités opérationnelles ne sont pas mises en péril, tout en allant dans la direction de fournir aux hommes et aux femmes la possibilité de servir dans les FC sur un pied d’égalité, il a été décidé d’entreprendre des essais sur l’emploi de femmes à des postes jusqu’ici exclusivement masculins dans des unités choisies et à un poste isolé. (traduction)

Les essais visaient à comparer l’efficacité individuelle des hommes et des femmes, à comparer l’efficacité des groupes de femmes et d’hommes et des groupes intégrés à celle des groupes exclusivement masculins; à évaluer les conséquences sociales et du comportement des femmes dans les unités à l’essai, y compris les effets psychologiques sur la famille immédiate; à évaluer le degré d’acceptation de la population et des alliés du Canada à l’égard de l’emploi des femmes à des postes et dans des milieux non traditionnels; et à déterminer les conséquences en matière de ressources de la participation accrue des femmes aux FAC.

Dans la marine, l’essai a duré de mars 1980 à mars 1984 à bord du HMCS CORMORANT, un navire auxiliaire de plongée désarmé qui respectait la politique de l’époque interdisant l’emploi de femmes à bord de navires de combat. Quinze femmes furent affectées à des postes d’appui ouverts aux femmes, notamment en tant qu’adjointe médicale, de technicienne en météorologie, de commis administratif, de techniciennes à l’approvisionnement, de cuisinières et de stewards. Les femmes affectées suivirent d’abord le cours de base qui initie les marins à la technologie navale et à la conception des navires et leur donne les renseignements nécessaires pour s’acquitter des tâches des marins telles que les procédures de vérification des dégâts et de lutte contre les incendies. L’équipage du HMSC CORMORANT compte normalement 75 membres; pendant le durée de l’essai, les femmes en représentèrent environ 20 %. Jamais auparavant une femme n’avait servi sur un navire, ces derniers étant tous réputés comme étant des navires de combat potentiels et passant environ 150 jours par an en mer. Les essais ne permirent pas l’affectation de femmes à bord de navires de combat de première ligne comme des destroyers, des frégates, des sous- marins ou des dragueurs de mines, bien que des femmes de la réserve aient récemment servi à bord de vaisseaux gardiens non armés (les plus petits navires de la marine).

Pour assurer une certaine intimité à bord du navire de l’essai SWINTER, on modifia les quartiers de nuit et les toilettes; cependant, la routine habituelle à bord demeura la même et tous les marins s’acquittèrent de leur tâche tel qu’il se doit à bord d’un bateau qui fonctionne 24 heures sur 24. En général, une demi- journée est consacrée aux tâches de la classification ou du métier, et le reste revient aux tâches de marin (surveillance, lutte contre les incendies, sauvetage en mer) et d’intendance (nettoyage, lavage). Les femmes de l’essai SWINTER ne participèrent pas à ce que l’on appelle les métiers propres à la marine. L’un d’eux, technicien de mécanique navale, n’est pas ouvert aux femmes car il n’existe que sur les navires de combat et est soumis à une durée de service minimale de cinq ans après un entraînement intensif.

En résumé, les essais maritimes SWINTER portaient sur deux aspects. Tout d’abord, comment travaille un groupe mixte dans le milieu intime d’une société fermée (le bateau) dont le personnel exécute des tâches très variées, est soumis à une structure de commandement hiérarchique, dispose de moins d’intimité et de solitude que dans d’autres emplois de la marine, ou surtout que dans la plupart des lieux de travail civils? La deuxième question portait sur l’efficacité opérationnelle et sur la possibilité que des groupes mixtes, en particulier lorsque les femmes constituent une faible fraction de l’effectif, puissent ne pas tisser les liens indispensables à une réaction efficace au combat. Les essais dans l’armée de terre et l’aviation se sont également penchés sur ces préoccupations.

Les essais SWINTER dans l’armée de terre se sont déroulés au sein d’une unité d’appui et d’ambulance de campagne d’une brigade canadienne stationnée en Allemagne en vertu de l’engagement du Canada envers l’OTAN. Dans les forces terrestres, on appelle unités de combat armé celles qui sont armées jusqu’aux dents, soit l’infanterie, l’artillerie, les blindés; les unités d’appui tactique sont celles du génie et des transmissions; les unités de soutien logistique comprennent notamment la police militaire et les services infirmiers. Environ 35 femmes se sont jointes à l’unité de soutien logistique et d’ambulance de campagne, à titre d’officier médical, de pharmacienne, d’adjointe médicale, d’officier à la logistique, d’officier d’ordonnance; d’autres provenaient de divers métiers déjà accessibles aux femmes. La preuve et les témoignages ont mis l’accent sur deux préoccupations, le milieu et la cohésion. Lors de manoeuvres et de combats, les officiers et les soldats dorment souvent à l’intérieur ou près de chars, de pièces d’artillerie, de camions; l’intimité et les installations sanitaires et autres sont réduites au strict minimum. L’efficacité opérationnelle est importante car les unités de combat et d’appui tactique font face à des dangers personnels et collectifs pouvant aller jusqu’à la mort. Il a été démontré que des femmes, individuellement et au sein de groupes de femmes, ont été mobilisées pendant la seconde guerre mondiale et ont directement combattu l’ennemi en tant que soldates, résistantes, ou autres. Cependant, les essais SWINTER visaient à mettre à l’épreuve l’efficacité des groupes mixtes dans des unités de soutien logistique qui ne se retrouvent en général pas sur le front mais qui peuvent parfois être affectées par le déroulement des combats.

L’essai SWINTER dans l’aviation a permis à un nombre minime de femmes de recevoir une formation de pilote, de navigateur ou de mécanicien navigant au sein d’unités uniquement masculines de formation, de recherche et de sauvetage, et de transport. Il n’y a pas eu d’essai de combat. Il restait 18 femmes à la fin de la période d’essai de quatre ans; elles avaient bien réussi et avaient dans l’ensemble été bien acceptées par leurs collègues masculins.

Les essais SWINTER ont en outre permis l’affectation de femmes, de divers métiers qui leur étaient accessibles, à des périodes de service de six mois au poste des Forces armées à Alert dans le nord de l’Arctique. Là aussi, le milieu était hostile en ce sens que la base est totalement autonome, isolée de toute communauté et qu’aucune famille n’y est admise. Les conditions de vie ne sont pas inconfortables mais l’isolation est extrême.

D’après les témoignages, il apparaît clairement que les essais SWINTER ont été réalisés de manière sérieuse et compétente. Les commandants opérationnels et les principaux responsables des politiques ont procédé à une étude complète des données recueillies sur les lieux des essais, pendant et après ceux- ci. Quelque 30 rapports furent commandés et complétés d’après les questionnaires soumis aux participants et aux participantes, l’observation des participants par des spécialistes des sciences sociales ainsi que des évaluations de mesures physiques et physiologiques. Il est clair que l’observation et les expériences opérationnelles ne furent pas négligées mais que l’évaluation et les mesures psychologiques et sociologiques reçurent davantage d’attention pour la simple raison qu’à la fin des essais, aucune question ne fut soulevée quant à la capacité des femmes à exécuter les tâches qui leur avaient été assignées. Ainsi, la principale question était de savoir si des unités mixtes pouvaient travailler à un niveau satisfaisant d’efficacité opérationnelle, en particulier en matière de combat et d’engagement. Les femmes n’ayant pas été affectées à des postes de combat et les situations de combat pouvant difficilement être simulées, les essais SWINTER ne purent fournir de données acceptables sur le plan des sciences sociales. Cependant, ils fournirent l’occasion d’élaborer de nouvelles lignes de conduite et de repenser la politique en matière de personnel et, à un niveau d’abstraction plus élevé, d’établir comment les Forces armées canadiennes pouvaient s’adapter aux changements sociaux des années 1980.

En mai 1983, le sous- ministre adjoint (Personnel) de la Défense nationale a, dans un document portant sur les politiques de personnel au sein des Forces canadiennes, proposé un exposé constitutionnel visant à mettre un peu d’ordre dans l’élaboration des politiques en matière de personnel en vue de satisfaire au mieux les exigences conflictuelles telles que la dotation efficace, le respect de l’éthique militaire et la satisfaction des attentes du personnel, le tout en ces temps de mutation économique, sociale, politique et technologique.

L’une des influences extérieures était la politique d’égalité des chances voulant que la contribution actuelle et future de tous les membres des Forces puisse être reconnue et que l’emploi ne soit limité que par des exigences professionnelles justifiées. Le principe de l’efficacité opérationnelle en temps de guerre ou d’urgence nationale était le critère fondamental d’après lequel élaborer et constamment évaluer les politiques relatives au personnel. Le document faisait remarquer que les FAC, microcosme de la société canadienne, étaient soumises aux pressions de l’évolution des attitudes et des normes sociales pouvant être incompatibles avec l’exigence essentielle de l’efficacité opérationnelle. Cet énoncé de principes insistait sur le moral des individus d’une unité opérationnelle soudée, l’appui à offrir aux familles des militaires pour renforcer cette cohésion, l’importance d’un leadership fort mais sensible et sur la nécessité que le recrutement et la formation maintiennent la représentativité des forces vis- à- vis de la société canadienne tout en répondant aux exigences de l’unité opérationnelle ou de l’équipe.

Les rapports finaux de 1984 et 1985 des essais SWINTER comprennent une évaluation du point de vue social et de la psychologie du comportement reposant sur les données recueillies et analysées par l’unité de recherches psychotechniques des Forces canadiennes, dont le personnel est composé d’officiers sociologues. Les sociologues principaux de l’unité ont préparé les rapports finaux des essais ainsi qu’un aperçu des évaluations de science sociale et du comportement des essais auxquels ont participé, au cours des cinq années, environ 280 femmes. Globalement, elles ont effectué des périodes de service de six mois à Alert, de deux ans en mer sur un navire auxiliaire de plongée, de quatre ans sur le terrain (en Allemagne) avec deux unités de soutien logistique, et servi en tant que membres d’équipage dans cinq escadrilles de transport ou de transport et de sauvetage.

L’évaluation de l’essai d’Alert a indiqué que les groupes et les lieux de travail mixtes ou intégrés avaient été considérés comme convaincants tant par les employés des deux sexes que par le commandant.

Les femmes ont effectué des tâches qu’elles connaissent bien, sont compétentes, bien acceptées par les hommes et le processus d’intégration a été bien planifié. L’expérience a fourni des leçons intéressantes. Il doit y avoir un nombre minimum de femmes réparties entre différents grades et unités pour que l’effet de lieu confiné soit atténué et que les femmes, en tant qu’individus et que groupe, ne fassent pas l’objet d’une attention indue ou inhabituelle. Il est indispensable de procéder à une planification et à une gestion préliminaire avant d’affecter des femmes à un milieu auparavant exclusivement masculin.

L’évaluation de l’essai dans l’armée de l’air a conclu que l’intégration sociale a été satisfaisante dans la plupart des escadrilles. Les femmes se sont adéquatement acquittées de leurs tâches, n’ont bénéficié d’aucun traitement de faveur et la plupart des hommes en service ont estimé que les femmes avaient pleinement leur place dans les unités auparavant exclusivement masculines. Les officiers responsables ont jugé que l’intégration a été un succès et qu’elle n’a pas compromis l’efficacité puisque les hommes et les femmes ont été soumis aux mêmes normes exigentes d’entraînement. Autrement dit, l’intégration de femmes ne nuirait pas à l’esprit de corps, et pourrait même le renforcer. Ainsi, l’aviation s’est dite prête à élaborer un règlement pratiquable en matière de grossesse et à repenser ses normes de sélection physique pour rendre leur intention, et surtout leur effet, exempt de toute discrimination à l’encontre des femmes.

L’évaluation par l’URPFC des essais dans l’armée de terre et dans la marine a produit des résultats plus mitigés. On a jugé les femmes compétentes en mer à bord d’un navire ravitailleur, mais ni là ni lors des essais terrestres, l’intégration sociale n’a été satisfaisante pour toutes les parties. Les femmes se sont plaintes de l’effet de lieu confiné. Les hommes ont affirmé que les femmes n’étaient pas suffisamment endurantes ni motivées pour le combat et que l’attention spéciale dont elles avaient été l’objet s’apparentait à du favoritisme. Le rapport a clairement fait ressortir que bien des problèmes pouvaient être imputés à la sélection et à la formation de piètre qualité, à l’absence d’identification des aptitudes spéciales requises, à des définitions de tâches imprécises ainsi qu’à la faible préparation de l’organisation ou de la gestion.

Les essais SWINTER visaient à évaluer les conséquences éventuelles de l’arrivée de femmes sur l’efficacité opérationnelle des unités étudiées. Les commandants opérationnels de celles- ci étaient chargés de l’évaluation de l’efficacité opérationnelle et l’unité de recherches psychotechniques des Forces canadiennes (URPFC) devait procéder à l’évaluation sociologique pour déterminer les conséquences humaines éventuelles de l’arrivée de femmes dans des rôles et des milieux auparavant exclusivement masculins. Les deux évaluations ont été soumises aux chefs des commandements de l’armée, de l’aviation et de la marine.

Les FAC avaient entrepris les essais SWINTER non seulement pour étayer toute restriction professionnelle justifiée pouvant continuer à exclure les femmes de tâches supplémentaires (les postes de combat direct ainsi et ceux soumis à un pourcentage minimum d’hommes élevé) mais aussi pour éviter l’application irréfléchie et précipitée des exigences de la Loi canadienne sur les droits de la personne. On a choisi des unités non combattantes ou proches des combats, les femmes ont été affectées en nombre réduit aux unités d’essai (jamais plus de 15 % de l’effectif de l’unité) et certains emplois temporaires ont été créés pour des femmes, ce qui ne présupposait pas forcément des changements permanents. Même si l’approche était prudente, les essais étaient officiels, sanctionnés et appuyés par le plus haut commandement tant opérationnel que du secteur de la ligne de conduite. Ils ont été décrits comme l’étude la plus ambitieuse de la question jamais entreprise par une institution militaire occidentale. Le fait que les données tirées des essais SWINTER puissent être utilisées pour soutenir tant la position de ceux qui appuient les restrictions à l’emploi des femmes que celle des partisans de la suppression de ces restrictions demeure discutable. Les limites des essais, leur conception et la méthodologie de recherche entre autres rendent les résultats moins définitifs qu’on avait pu l’espérer.

7. DROITS A L’ÉGALITÉ

Pendant ces quatre années, les essais SWINTER ont servi à mieux faire connaître la population, le commandement des FAC et les groupes de pression les uns aux autres. Les forces avaient procédé à de nombreux changements organisationnels au cours des 20 années précédentes pour s’adapter à l’évolution de la société, des objectifs politiques et de la démographie du Canada. Elles devaient tenir compte des changements sociaux extérieurs relatifs aux familles, aux droits et libertés des membres des forces et de leurs familles, à l’emploi des femmes et des minorités et à l’émergence de technologies nouvelles. Une somme impressionnante de temps d’organisation et d’effort intellectuel fut consacrée à la réaction à ces changements.

A de nombreux égards, les forces ne sont pas les seules à vivre la situation actuelle; leur cas est similaire à celui de nombreuses autres organisations, notamment celles qui sont armées comme les forces de police et la garde côtière, qui ont d modifier des modes de recrutement et d’exploitation établis en raison de fortes pressions extérieures.

L’interaction du changement de la société et de l’institution (surtout militaire) est la marque de commerce de la période qui a suivi les essais SWINTER après 1984.

A la suite des essais, divers changements progressifs ont été mis en oeuvre pour poursuivre l’emploi des femmes dans les unités navales et aériennes où les essais avaient eu lieu. Comme l’avaient dit les rapports de la marine, aucune raison opérationnelle ou sociologique ne justifiait d’empêcher les femmes de servir à bord de navires auxiliaires de plongée ou d’autres vaisseaux d’appui ou de garde puisqu’ils ne sont pas armés. Toutefois, l’incitation extérieure la plus puissante à énoncer et appliquer une politique nouvelle de l’emploi des femmes est survenue en 1985 dans le rapport au Parlement, intitulé Égalité pour tous, d’un Comité parlementaire sur les droits à l’égalité qui recommandait que tous les métiers et groupes professionnels des FAC soient accessibles aux femmes. Le comité a entendu le témoignage de femmes membres ou anciennes membres des Forces, d’officiers supérieurs du quartier général de la Défense nationale, ainsi que de plusieurs organisations de femmes. Le mandat du comité, qui était d’enquêter sur les droits à l’égalité tels que définis dans la Charte des droits et libertés puis de rédiger un rapport, fut motivé par le troisième anniversaire en avril 1985 de l’adoption de la Charte, et en particulier par l’entrée en vigueur à ce moment de l’article 15 qui soutient clairement le principe de l’égalité des sexes.

Pour recommander l’abandon de toutes les restrictions à l’emploi des femmes, le Comité parlementaire se fondait sur sa conviction que le fait d’exclure les femmes de si nombreuses possibilités d’emploi, la plupart liés au combat de manière indirecte seulement, avait des conséquences néfastes: il barrait aux femmes la voie d’emplois bien rémunérés après le service militaire car elles ne pouvaient recevoir de formation militaire; il entravait leur promotion au sein des Forces en les empêchant d’acquérir de l’expérience à des postes et dans des unités de combat; enfin, il leur interdisait d’acquérir une formation et de l’expérience en leadership. En outre, comme le fait remarquer le rapport du Comité, les clauses de la Loi ne permettant pas la discrimination basée sur le sexe sauf si elle découle d’une exigence professionnelle justifiée n’avaient pas leur équivalent dans les autres pays où le droit constitutionnel interdisait aux femmes de prendre part au combat. Le Comité éluda les divers facteurs soulevés par le passé et riposta par certains arguments. Ces facteurs portaient sur le comportement individuel et en groupe, le comportement stéréotypé, le manque d’intégration sociale, l’absentéisme, le manque d’intimité, les risques pour la cohésion des unités et le malaise social à l’égard de l’exposition de femmes à la violence et au danger. Le rapport jugeait que ces éléments ne constituaient pas une base adéquate pour des exigences professionnelles justifiées pour un emploi:

Nous concluons donc que les Forces armées canadiennes doivent revoir leur politique actuelle, processus déjà amorcé mais qui n’avance que trop lentement. (page 64)

La réponse du gouvernement au rapport du comité, intitulée Cap sur l’égalité (1986), fut brève:

Le gouvernement est tout à fait déterminé à élargir le rôle des femmes dans les Forces armées canadiennes, et veillera à ce que les femmes aient la possibilité de concourir pour accéder à tous les métiers et toutes les professions. Le gouvernement appliquera énergiquement cette politique, d’une manière qui tienne compte de la nécessité qu’ont les Forces armées de s’acquitter efficacement de leur mission, dans l’intérêt de la sécurité nationale. (page 29)

Les FAC ont réagi immédiatement à cette réponse du gouvernement en mettant sur pied un groupe de travail sur la Charte canadienne des droits chargé de déterminer les conséquences sur les politiques des FAC de la réaction du gouvernement relativement à l’emploi des femmes, à l’orientation sexuelle, à la retraite obligatoire, aux handicaps mentaux et physiques et à l’état civil; d’étudier les données pertinentes (p. ex. les rapports des essais SWINTER); et d’élaborer des options permettant d’atteindre les objectifs de la politique gouvernementale (la mise de l’avant des droits et libertés individuels) tout en respectant les impératifs d’efficience et d’efficacité opérationnelle. On constitua au quartier général de la Défense nationale un Bureau d’administration de la Charte des droits et libertés auquel furent nommés des officiers supérieurs, et que l’on autorisa à se procurer toutes les ressources nécessaires pour achever sa mission dans les six mois, soit pour octobre 1986.

Cependant, les FAC n’ont pas attendu cette date pour émettre des lignes directrices opérationnelles et des énoncés de politique nouveaux à partir des recommandations du groupe de travail sur la Charte. Celles- ci, présentées au chef de l’état- major de la défense, portaient sur la mise en oeuvre de mesures nouvelles d’appui sur le terrain (compatibilité de l’équipement, éducation du conjoint, congé de maternité et remplacement), l’ouverture aux femmes de certaines unités masculines et la mise en oeuvre de nouveaux essais portant notamment sur des unités de combat telles que l’infanterie, l’artillerie, les blindés, le génie de campagne, les transmissions, les renseignements de campagne et les destroyers. (Ces essais devaient être entrepris s’ils étaient jugés nécessaires après une révision de la politique d’emploi. En réalité, le chef de l’état- major de la défense n’attendit pas décembre 1988 pour évaluer la politique mais fit débuter les essais sans délai.) Les recommandations comprenaient en outre l’instauration d’une nouvelle instruction en leadership et en endoctrinement au sujet de l’emploi mixte ainsi que la création d’un bureau des projets d’essais.

En juin 1986, le chef d’état- major de la défense émit les ordonnances administratives des Forces canadiennes 49- 14 et 49- 15 pour les forces régulières. L’OAFC 49- 14 énonçait la politique générale d’emploi des forces qui rendait tous les postes ou unités accessibles aux femmes membres des forces, et donnait l’avertissement suivant:

Toute restriction quant à l’accessibilité à l’emploi résultant de l’exigence selon laquelle un militaire doit être en mesure de contribuer à l’efficacité opérationnelle doit être réduite au minimum qui doit être imposé en vue d’atteindre la norme d’efficacité requise dans les Forces en général.

L’OAFC 49- 15 portait spécifiquement sur l’emploi mixte dans les forces régulières et justifiait à nouveau l’exclusion des femmes de certains postes ou unités:

Les données empiriques fournies par l’histoire de la guerre ont prouvé que l’efficacité opérationnelle dépend directement de divers facteurs humains combinés. En particulier, les membres d’une armée dont le rôle principal est de combattre l’ennemi directement font face à des épreuves difficiles, à des conditions de vie dégradantes, à la capture et à la mort. Les tensions subies pendant les batailles amènent les membres des unités qui y participent à leur limite physique et psychologique. La capacité de continuer à exécuter sa mission efficacement dans des circonstances aussi difficiles exige une force physique et mentale peu commune. Mais surtout, l’efficacité pendant la bataille dépend grandement des liens serrés qui unissent les membres, essentiels à la cohésion et au moral de l’unité. Les données empiriques ont montré que les tensions sont attisées par la confusion ajoutée par la mixité des groupes. Les préoccupations face au fait que ces tensions additionnelles pourraient mettre en péril l’efficacité opérationnelle ont mené tous les principaux pays à limiter la mixité de leurs armées, en particulier au sein des unités les plus susceptibles de combattre l’ennemi directement. C’est pourquoi, afin de ne pas mettre en péril l’efficacité opérationnelle requise pour la sécurité nationale, certaines unités demeureront exclusivement masculines. Par conséquent, un certain nombre de groupes professionnels militaires seront réservés aux hommes et certains autres nécessiteront un nombre minimal de personnes de sexe masculin.

L’OAFC 49- 15 énumérait en annexe les postes et unités spécifiques devant rester fermés aux femmes ou être soumis à un pourcentage masculin minimum d’hommes et précisait les facteurs dont tenir compte pour établir les futures restrictions à l’emploi, notamment la capacité de maintenir la cohésion et le moral au sein des unités mixtes en fonction de considérations qui s’appliqueraient dans des situations de guerre, mais sans s’y limiter: la vie, le travail et les circonstances sociales au sein de l’unité, la nécessité de travailler de manière autonome ou en équipe, le degré de confiance mutuelle indispensable pour le succès du travail d’équipe, le degré auquel la vie des membres dépend des autres membres de l’équipe, ainsi que les effets sur l’attitude des membres des politiques d’autres nations en ce qui a trait à la composition d’unités comparables. L’ordonnance soulignait les conséquences négatives ou graves d’une baisse de la cohésion ou du moral au sein d’une unité et demandait entre autres si la baisse de rendement d’une unité pouvait avoir des répercussions directes sur l’issue d’une bataille ou entraîner l’augmentation des risques pour le succès et la sécurité des unités, ou provoquer la hausse du nombre de morts, de blessés et de prisonniers parmi les membres de l’unité, ou si la baisse de rendement pouvait affecter le moral et la confiance d’autres unités, et dans quelle mesure le rendement de ces autres unités, une fois affecté, pouvait influer sur l’issue d’une bataille.

Les annexes de l’OAFC 49- 15 énuméraient 21 unités devant rester réservées aux hommes, notamment les unités de sous- marins, de destroyers, de blindés, d’artillerie et d’infanterie. Parmi ces unités, certaines ont été ouvertes à l’emploi mixtes quelques mois plus tard, notamment les ambulances de campagne, la police militaire et les navires ravitailleurs. Elles désignaient environ 40 postes militaires comme réservés aux hommes, dont de très nombreux métiers de la marine, de l’infanterie et de l’artillerie; quelques mois plus tard, quatre ont été ouverts à l’emploi mixte dont celui de pilote, de navigateur et de mécanicien navigant. 71 postes étaient désignés comme devant comporter un pourcentage masculin minimum pour permettre le déroulement de la carrière, tels que ceux de cuisinier et de commis administratif, certains emplois de technicien médical ou autre, et des postes du génie.

Ainsi, en 1986, les FAC ont entrepris une révision majeure de leurs politiques de personnel et de leurs pratiques d’embauche à partir de l’évaluation des essais SWINTER, aiguillonnées par l’élan donné par le groupe de travail sur la Charte des droits et libertés et la volonté gouvernementale d’élargir les possibilités pour tous les individus au sein des institutions fédérales. Des professions auparavant réservées aux hommes, comme celles de pilote, de navigateur ou de mécanicien navigant étaient dorénavant mixtes, tout comme certains postes au sein d’unités de transport, de formation, de matériel et de communications; des professions mixtes pouvaient dorénavant servir à bord de navires ravitailleurs non armés. De crainte que ces changements apparaissent trop radicaux ou soient mal interprétés, le chef de l’état- major de la défense précisait en octobre 1987 dans un amendement à l’OAFC 49- 15 que ces changements faisaient suite à une analyse méticuleuse des résultats des expériences et des essais:

Vous noterez que les changements exposés ci- dessus sont importants et qu’ils signifient le bouleversement de politiques en vigueur depuis longtemps et qui ont passé l’épreuve de la guerre. L’efficacité opérationnelle demeure notre préoccupation constante et principale et elle est présente dans notre esprit au moment où nous tentons de rendre nos politiques conformes aux droits et libertés individuels énoncés par la constitution. Comme je pense que ces changements nous placent à la limite du risque acceptable pour l’efficacité opérationnelle des Forces canadiennes, j’ai décidé qu’ils seraient mis en oeuvre prudemment et méthodiquement.

... Cependant, ces changements visent à préserver les droits et libertés individuels garantis par la constitution du Canada et je suis convaincu que grâce à l’appui enthousiaste qui a toujours caractérisé les Forces canadiennes, nous atteindrons un juste équilibre entre le respect de ces droits et l’accomplissement de nos responsabilités militaires envers notre pays.

Il fut alors décidé au plus haut niveau d’aller rapidement audelà de la simple ouverture aux femmes de quelques unités et professions. Conformément à la recommandation du groupe de travail, le ministre de la Défense nationale dévoila au début de 1987 la tenue de nouveaux essais d’effectifs mixtes appelés EFPLC (Emploi des femmes - Postes liés au combat) visant à évaluer les risques engendrés par l’emploi de femmes dans toutes les unités et professions dont elles sont encore exclues, à l’exception des sous- marins où l’intimité est le facteur décisif. Les essais ont alors été intégrés aux discussions élargies sur la politique d’emploi d’effectifs mixtes coordonnées par un groupe d’officiers supérieurs du commandement opérationnel et d’officiers de l’état- major du quartier général.

8. LA POSITION DE L’ARMÉE DE L’AIR

Un événement important s’est produit en juillet 1987. Le ministre de la Défense nationale a annoncé que les femmes pouvaient dorénavant être enrôlées dans toutes les unités de l’aviation, y compris aux postes de combat et de chasse en tant que pilote et navigateur. Cette recommandation, émanant du commandant opérationnel de l’aviation, fut approuvée par le chef de l’état- major de la défense. Ainsi, toutes les restrictions à l’emploi des femmes dans chaque unité de l’armée de l’air étaient supprimées: dorénavant, des femmes pouvaient débuter la longue période d’instruction leur permettant de faire partie de l’équipage d’aéronefs. D’après le témoignage du major- général Morton, les unités aériennes estimaient que les femmes pouvaient être employées à des postes de combat dans des unités mixtes sans compromettre l’efficacité opérationnelle des unités et que, par conséquent, il était superflu de procéder à des expériences ou à des essais supplémentaires. Cette décision ne reposait pas entièrement sur les résultats des essais SWINTER, car dans ce cas les essais n’avaient pas couvert les aéronefs à voilure fixe, les fonctions anti- sous- marins ni les avions de chasse à hautes performances. En fait, le commandant a remarqué que le degré d’acceptation des femmes par les hommes avait totalement changé entre le début des essais SWINTER et 1987. L’armée de l’air réaffirma ses normes techniques et de sécurité élevées en les généralisant aux deux sexes, entreprit une action éducative considérable auprès de ses membres masculins, établit une politique claire en matière de grossesse, poursuivit les essais de matériel neutre ou non discriminatoire, et étudia l’effet de la tolérance des femmes à la force G à l’aide de données canadiennes et étrangères. Comme en a témoigné le commandant de l’air, le changement de politique était logique compte tenu de la nature de l’armée de l’air et du milieu. Les facteurs tels que le danger, l’espace vital et le milieu comptaient moins que les capacités physiques, l’endurance et l’acceptation par les hommes, problèmes pouvant être résolus progressivement et méthodiquement. Il était donc possible d’aller de l’avant sans altérer les normes et sans essai au combat.

9. LES ESSAIS EFPLC ET LES RÉCENTS ÉNONCÉS DE POLITIQUE

Les plans des essais EFPLC, tels qu’approuvés par le chef de l’état- major de la défense en juillet 1987, prévoient à partir de l’automne 1989 deux ans d’évaluation du rendement du personnel féminin à bord d’un destroyer (les femmes constitueront 25 % de son effectif) ainsi qu’au sein d’unités de blindés, de l’artillerie, de l’infanterie, de groupes du génie et des transmissions (dont les femmes constitueront entre 25 et 50 % de l’effectif). Les dates définitives du début des essais dépendront de la réaction des femmes militaires intéressées et des recrues. Le chef de l’état- major de la défense a déclaré dans un message émis du quartier général de la Défense au sujet des essais EFPLC:

Il est essentiel que notre évaluation soit aussi exhaustive que précise. Je suis convaincu que les essais tels qu’ils ont été approuvés nous fourniront les données scientifiques nécessaires sur lesquelles fonder de saines décisions en matière de personnel sujettes à notre obligation de maintenir l’efficacité opérationnelle au plus haut niveau. (Message Canforgen, 31 juillet 1987)

(traduction)

Dans un document portant sur la mise en oeuvre de politiques d’emploi mixte élargies divulgué le 23 septembre 1987, le chef de l’état- major de la défense précisait:

Les commandements au quartier général doivent surveiller l’efficacité opérationnelle de leurs unités et faire part, par les voies hiérarchiques habituelles, de toute baisse notable du rendement d’une unité qui peut être attribuée à la conversion de celle- ci en un groupe mixte.

(traduction)

La mise en oeuvre de politiques d’emploi mixte élargies dans la Force régulière (c’est- à- dire les essais EFPLC) a fait l’objet d’une note de service du chef de l’état- major de la défense datée du 23 septembre 1987. De nouvelles politiques ont été émises au sujet de certaines notions d’ordre général, telles que le devoir de servir, le remplacement des femmes enceintes, les relations entre les sexes, la forme physique, les programmes d’instruction et de recrutement. Ces politiques visent à guider les commandants opérationnels. D’autres recherches ont été entreprises et d’autres politiques élaborées depuis l’automne 1987. Entre autres, l’ordonnance administrative OAFC 19- 38 de février 1988 propose des orientations au sujet des relations entre les sexes au sein des Forces canadiennes, dont la conduite doit atteindre un niveau élevé de discipline, dont la cohésion et le moral sont essentiels à l’efficacité opérationnelle et contribuent à la bonne image publique des forces, et qui doivent se conformer aux normes générales exigées de tous les membres. Des normes minimales de forme physique sont en cours d’élaboration, de nouvelles brochures de publicité et de recrutement sont en préparation et des programmes pilotes d’instruction sont en cours de mise sur pied pour tous les grades; en outre, un programme d’information visant à dissiper les préoccupations du conjoint à l’égard de l’emploi mixte est en cours de préparation. Les plans précis de mise en oeuvre pour l’armée et la marine s’attachent particulièrement aux niveaux de dotation en fonction de paramètres de logement relativement fixes dictés par la structure des navires sans négliger le point de vue sociologique. En outre, celui de l’armée s’intéressait également au niveau d’emploi des femmes en vue de porter à 20 % le nombre minimum de femmes dans une unité mixte, mais admettait que ce ne serait peut- être pas possible en raison du nombre insuffisant de femmes dans certains groupes professionnels.

Le plus récent énoncé de la politique d’emploi date de la version de mars 1988 de l’OAFC 49- 14 (sur la politique d’emploi), de l’OAFC 49- 15 (emploi d’hommes et de femmes au sein de la Force régulière) et de l’OAFC 49- 16 (emploi d’hommes et de femmes au sein de la Réserve). L’énoncé de politique note que les restrictions à l’admissibilité à l’emploi (découlant de l’exigence qu’un membre contribue à l’efficacité opérationnelle) seront réduites au minimum nécessaire pour respecter la norme impérative d’efficacité opérationnelle de l’ensemble des FAC. L’OAFC 49- 15 précise que le sexe ne constitue pas une restriction, sauf mention en ce sens dans le cas de certains groupes professionnels et certaines unités:

Le principe selon lequel tous les Canadiens devraient avoir les mêmes droits et les mêmes responsabilités à l’égard de la défense du Canada est implicite dans la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Ces droits ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, comme l’indique l’article 1 de la Charte. Conformément aux exigences de la Charte, les restrictions qui restent en matière d’emploi seront examinées minutieusement et scientifiquement, dès que possible. L’objectif est de déterminer si ces restrictions sont encore nécessaires, et si elles répondent aux autres critères énoncés à l’article 1 de la Charte. Si elles ne sont plus nécessaires ni justifiables, elles seront éliminées.

Selon les principes de la politique d’emploi d’hommes et de femmes, les deux sexes ont les mêmes possibilités de service. L’acceptation au sein de certains groupes professionnels répond à des critères physiques objectifs correspondant précisément à la nature de l’emploi donné. Des essais scientifiques valides permettent d’établir comment, quand et dans quels groupes professionnels les restrictions encore en vigueur peuvent être supprimées. L’efficacité opérationnelle ne doit pas inutilement être mise en péril et les restrictions doivent être maintenues si elles sont essentielles au maintien de l’efficacité opérationnelle.

A l’heure actuelle, quatre unités de la marine et dix de l’armée sont réservées aux hommes: il s’agit d’unités de combat (destroyer, sousmarins, artillerie, infanterie, blindés, etc.). Trente- trois groupes professionnels militaires sont réservés aux hommes et cinquante- deux sont soumis à un pourcentage masculin minimum. Dans la Réserve, les unités et groupes professionnels réservés aux hommes correspondent à ceux de la Force régulière, tout comme ceux soumis au pourcentage masculin minimum, mais il y a moins de groupes professionnels liées aux sous- marins que dans la Force régulière.

10. DÉCISION DU TRIBUNAL SUR LA QUESTION GÉNÉRALE

La question qui sous- tend chacune des plaintes et que la CCDP et les FC ont étudiée ne porte pas sur l’existence de politiques et d’actes discriminatoires mais sur l’existence d’une exigence professionnelle justifiée établie par les FC qui légitimiserait l’exclusion des femmes des unités et groupes professionnels liés au combat. La CCDP et les plaignants affirment qu’il existait une politique générale d’exclusion qui a été appliquée dans des cas particuliers, soit ceux de chaque plaignant, mais que la politique était partie intégrante de la structure des Forces canadiennes. Par conséquent, la CCDP et les plaignants demandent diverses réparations tant pour les cas particuliers que pour le système, en disant que l’exclusion discriminatoire des femmes n’était pas légitimisée par une exigence professionnelle justifiée. Les FC considérent que, tant pour les cas particuliers des plaintes que pour les politiques générales des Forces en matière de personnel, les politiques discriminatoires étaient sauvegardées, ou légitimisées par la nécessité et l’obligation des Forces de maintenir un niveau élevé d’efficacité opérationnelle. C’est cet élément que nous étudions maintenant.

Les FAC élaborent et évaluent leurs politiques de personnel en > 26 fonction du critère fondamental de l’efficacité opérationnelle en temps de guerre ou d’urgence nationale. L’efficacité opérationnelle, ou état de préparation et d’aptitude au combat, détermine les politiques en matière de personnel; ainsi, ces politiques doivent viser à minimiser le danger ou les risques que l’état de préparation au combat comporte en général. En bref, les témoins des FAC ont déclaré que le combat présentait des risques pour les individus, les unités et la population civile. Le but ultime de l’efficacité opérationnelle est la gestion du risque: diminuer le danger couru par ses propres forces armées et augmenter les risques pour l’armée ennemie. C’est pourquoi le risque est au coeur de la défense des FAC qui prétendent qu’il est trop risqué d’abandonner ou de modifier la politique de l’exclusion des femmes du combat. Le nombre et la qualité des preuves présentées pour soutenir ou réfuter la proposition concernant le risque sont de la plus haute importance. En fait, une grande partie des témoignages et des documents soumis ont traité directement ou indirectement du risque, c’est- à- dire de la probabilité de blessure, de perte de vie ou de liberté, ainsi que de l’évaluation et de la gestion du risque, à défaut de pouvoir supprimer celui- ci.

L’affaire principale est celle de la Commission des droits de la personne de l’Ontario c. la municipalité d’Etobicoke (1982) 1 R. C. S. 202 entendue par la Cour suprême du Canada. En se demandant si un âge de retraite obligatoire pour les pompiers peut constituer une condition d’emploi, la Cour a évoqué deux tests s’appliquant à l’exigence professionnelle justifiée établis par le Code des droits de la personne de l’Ontario, document statutaire similaire à la Loi canadienne sur les droits de la personne. Au nom de la Cour, le juge McIntyre a décrété les critères de définition ou de validité d’une qualification professionnelle justifiée. Pour être valide, une restriction à l’emploi doit être imposée honnêtement de bonne foi et avec la conviction sincère qu’elle est indispensable à l’exécution adéquate du travail en question avec tout l’empressement, la sécurité et l’économie raisonnables, et non pour des raisons secretes ou extérieures visant des objectifs pouvant enfreindre l’objet du code. (p. 208) (traduction)

Ce point n’a pas fait l’objet de contestation. Nous constatons que les FAC ont satisfait l’élément subjectif de l’exigence professionnelle justifiée.

Selon le juge McIntyre, l’élément objectif du test d’une exigence professionnelle valide est que cette exigence doit être liée, de manière objective, à l’exercice des fonctions en question de par le fait qu’elle est raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique de la tâche sans mettre en danger l’employé, ses collègues ni la population. (p. 208) (traduction)

Que les FAC aient démontré que l’exigence professionnelle satisfait aux éléments objectifs mis de l’avant par la Cour est fonction de le force et de la qualité de la preuve ainsi que de la nature des risques que les membres des Forces et la population doivent accepter. Dans la décision Etobicoke, la Cour a tenté de trouver l’équilibre entre les capacités physiques exigées d’un individu et les besoins inhérents à la fonction, c’est- à- dire le rendement adéquat et les normes de sécurité et d’efficacité. Il est évident que ces deux éléments, les capacités individuelles et les exigences de la profession, sont liés. Mais quelle quantité de glissement ou de risque peut- on permettre dans l’adéquation d’une personne à sa profession? Dans quelle mesure, et pourquoi, les exigences de la profession devraient- elles déterminer les qualités de l’individu? L’affaire Etobicoke soulève ces questions plus précisément dans le cas qui nous intéresse. Le sexe est- il toujours un facteur prévisible de détermination du rendement? Ce facteur est- il identique pour chacun des membres du sexe? L’emploi exige- t- il des aptitudes spécifiques diminuées ou pouvant l’être par le facteur sexe? Présente- t- il des risques inhabituels pour l’employé, ses collègues et la population qui pourraient être aggravés par le sexe de l’employé? Pour tenter de minimiser les risques pour l’ensemble de l’entreprise, l’employeur est en droit de prévenir les failles imprévisibles au rendement de l’employé, soit en excluant sans excéption certains groupes ou classes d’après des motifs justifiables, soit en réservant les possibilités d’emploi aux individus a l’abri des échecs. Toutefois, cette restriction à l’emploi, qu’elle vise un groupe ou un individu, ne constitue une exigence professionnelle justifiée que si le risque d’échec individuel suffit pour justifier l’exclusion, ou si la sécurité de la population, en plus de celle du groupe d’employés, est aussi en jeu. D’après Etobicoke, l’employeur doit dans un tel cas produire des preuves scientifiques dont la qualité et la quantité permettent d’affirmer que le sexe présente un risque pour la population car il expose à des dangers inappropriés le bien- être physique des autres employés et de la collectivité et car il constitue un facteur de rendement inadéquat au sein de la profession. Lorsque la profession est dangereuse, le rendement inadéquat (mesuré par exemple en termes de force, d’endurance, de vivacité) d’un employé peut également occasionner un désavantage ou un risque à ses collègues.

Dans Etobicoke, la Cour a fait référence à deux affaires (Hodgson c. Greyhound Lines, Inc. (1974) 499 F. 2d 859 et Little c. Saint John Shipbuilding & Drydock Co. Ltd. (1980) 1 C. H. R. R. 1) qui se sont penchées sur les politiques d’embauche permissibles lorsque le risque constitue un facteur, sinon l’objectif pratique décisif. Dans Hodgson, on a décidé que la sécurité du public était suffisamment mise en péril pour justifier la politique de l’entreprise de ne pas embaucher de chauffeurs âgés. Dans Little par contre, un grutier trop âgé a contesté avec succès l’âge de la retraite obligatoire en affirmant que l’exigence professionnelle visait les capacités individuelles et non l’exclusion d’un groupe. Le test Etobicoke, tel que proposé par la Cour suprême, a cherché une voie médiane. La décision a en outre clarifié la question de la preuve. La Cour n’a pas établi de règle fixe sur la suffisance ou l’acceptabilité de la preuve requise pour appuyer une politique d’exclusion. Mais elle a requis une preuve minimale sur les tâches à accomplir dans le cadre du travail ainsi que sur la relation entre la catégorie visée (en fonction de l’âge ou du sexe par exemple) et l’exécution sécuritaire de ces tâches. Dans Etobicoke, il apparaît que la Cour a estimé que des preuves statistiques et médicales fondées sur l’observation et la recherche étaient plus convaincantes que le témoignage d’experts ayant une optique subjective des tâches, des niveaux d’exécution et des risques.

Dans l’affaire Bhinder c. la compagnie des Chemins de fer nationaux du Canada (1985) R. C. S. 561, la Cour suprême du Canada a étudié l’exigence professionnelle du port du casque pour les employés à laquelle le plaignant ne voulait se conformer pour des motifs d’ordre religieux. La majorité de la Cour a réitéré ici l’applicabilité du test Etobicoke et a indiqué que l’employeur pouvait y satisfaire en montrant que l’exigence professionnelle était fondée et directement liée au poste en vertu du fait qu’elle permettait l’exécution efficiente, sécuritaire et économique des tâches. Même si cette exigence nuisait à une personne, l’effet discriminatoire était annulé ou dépassé par l’exigence professionnelle réelle qui devenait ainsi une exigence professionnelle justifiée d’après la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le fait d’imposer les conditions de travail, dans le cas d’une exigence professionnelle fondée, peut en réalité autoriser la discrimination qui s’ensuit.

Depuis les décisions Etobicoke et Bhinder en 1982 et 1985, la Cour d’appel fédérale a jugé trois affaires portant sur les principes établis dans les deux affaires principales. Dans Air Canada c. Carson (1985) 5. C. H. R. R. D./ 2848, l’employeur avait fixé un âge limite d’embauche pour les pilotes mais, selon la Cour, a été incapable de prouver que les exigences de l’emploi légitimisaient la préférence pour un groupe d’âge donné en raison du rapport entre la sécurité du public et le rendement au travail. Après avoir analysé le test Etobicoke, le juge MacGuigan a déclaré (para. 23294) que les deux facteurs, le degré de risque pour le public et l’existence de solutions de rechanges pour l’employeur (outre l’exigence professionnelle en question) étaient inversement proportionnels et que leur poids devait être comparé pour établir l’équilibre approprié: lorsque le risque pour le public est minime, il est facile de trouver des solutions de rechange à l’exigence professionnelle; lorsque le risque est grand, les solutions de rechange proposées sont étudiées avec plus d’attention. Naturellement, la preuve présentée à l’appui de cet énoncé doit satisfaire la norme Etobicoke.

La juge MacGuigan (para. 23297) a conclu que dans le test Etobicoke sur le risque suffisant de manquement de l’employé, il était question de risque acceptable et non intolérable. Il a cité en l’approuvant l’exposé du tribunal des droits de la personne dans l’affaire Carson:

Le test légal adéquat d’une exigence professionnelle justifiée tel qu’établi dans l’affaire Etobicoke consiste à déterminer si l’exigence est raisonnablement nécessaire pour l’exécution de la tâche. Ainsi, le tribunal doit examiner tant la nécessité de la règle que son aspect raisonnable en fonction de cette nécessité. (para 23309)

(traduction)

Le juge Mac Guigan a statué que le Parlement, en établissant la Loi canadienne sur les droits de la personne, avait pris la décision fondamentale d’accorder la préférence à la possibilité individuelle sur les valeurs sociales concurrentes:

Cette préférence n’est pas absolue. Elle est en fait limitée dans le contexte actuel par le droit de l’employeur d’établir une exigence professionnelle justifiée. Mais les tribunaux doivent être vigilants pour assurer que l’intention initiale du Parlement à l’effet que les gens doivent principalement en partie être jugés selon leurs propres mérites plutôt que des caractéristiques générales n’est pas mise à mal par des exceptions par trop généreuses. C’est pourquoi les exceptions doivent être interprétées de manière étroite. (para 23317).

(traduction)

La décision Carson a été suivie de deux affaires jugées par la Cour d’appel fédérale: Greyhound Lines of Canada Ltd. c. La Commission canadienne des droits de la personne et McCreary, (1987) 78 N. R. 192 et Canadien Pacifique Ltée c. Mahon (1988) 1 F. C. 209. L’affaire Greyhound, portant sur le critère d’âge pour l’embauche de chauffeurs d’autobus, a vu confirmée la conclusion d’un tribunal des droits de la personne à l’effet qu’aucun lien solide n’a été établi entre l’âge et la capacité de faire le travail, et que si le souci de la sécurité du public occasionne une politique de restriction fondée sur l’âge, celle- ci doit clairement et réellement assurer une sécurité maximale. Dans l’affaire Mahon, où l’aspect médical a constitué une part importante de la preuve, un diabétique s’était vu refuser un emploi d’entretien de la voie de chemin de fer sous prétexte que sa forme physique nuirait à son rendement professionnel. Un tribunal avait décrété que les risques présentés par l’embauche d’une personne dans son état n’étaient pas suffisamment sérieux pour justifier le refus d’engagement. Ce raisonnement a cependant été rejeté en appel et la Cour a jugé qu’une exigence professionnelle pouvait être justifiée d’après la Loi et être à l’abri de toute prétention de discrimination, même si c’est à peine si l’exigence élimine un risque minime de dommages graves. La Cour a jugé que les affaires Bhinder et Etobicoke avaient les conséquences suivantes: une exigence professionnelle qui (selon la preuve) est raisonnablement nécessaire pour éliminer un risque réel de dommages réels pour le public doit être qualifié d’exigence professionnelle justifiée. Naturellement, la preuve doit permettre de démontrer que le risque existe réellement et ne repose pas sur de simples spéculations.

Compte tenu de la jurisprudence et de l’interprétation et de la traduction du test Etobicoke d’une exigence professionnelle justifiée valide, la preuve des FAC peut- elle soutenir les allégations? Comme nous l’avons dit, nous sommes d’avis que les FAC ont satisfait l’élément subjectif du test Etobicoke. Aucune partie n’a prétendu le contraire. Les FAC pensaient honnêtement que l’exclusion des femmes des unités et des postes de combat était nécessaire au rendement adéquat de ses unités et que les objectifs opérationnels de l’institution exigeaient que ce rendement soit sécuritaire et efficient pour les employés et le pays.

Il s’agit ici d’établir si la politique d’exclusion des FAC, en apparence discriminatoire, est objectivement liée à l’emploi en question dans le but d’assurer un rendement efficient et économique sans mettre en péril l’employé ou d’autres individus. En résumé, pour déterminer si une exigence professionnelle adoptée de bonne foi pour des questions de sécurité répond au test objectif Etobicoke d’une exigence professionnelle justifiée, il convient d’examiner les tâches à effectuer et les conditions de travail, puis de comparer les exigences aux capacités et aux limites de la catégorie de personnes visée. L’exigence professionnelle est dite reliée à la sécurité de l’employé, de ses collègues et de la nation ou de la population. D’après l’affaire Mahon, une exigence reliée à l’emploi raisonnablement nécessaire pour éliminer un risque réel de dommages graves pour le public doit être qualifiée d’exigence professionnelle justifiée. La question ici est de savoir si l’exigence professionnelle n’est justifiable que si elle augmente la sécurité d’une manière notable et si la preuve est suffisante pour montrer que le risque est réel et ne repose pas sur de simples spéculations. Il est certain que le droit jurisprudentiel révèle que plus le risque perçu est important pour la population, moins l’employeur est obligé de rechercher des solutions de rechange à l’exclusion de l’emploi de certains groupes de personnes.

Pour parvenir à notre décision sur la question générale, nous avons examiné attentivement la preuve soumise par les deux parties, y compris les différents témoignages. Dans les cas de ce type, la suffisance et le poids de la preuve sont des éléments importants et même cruciaux de la décision. La décision dans l’affaire Etobicoke et le droit jurisprudentiel qui en découlent s’entendent sur le fait que la preuve statistique ou médicale doit être préférée à la preuve d’ordre anecdotique ou subjective présentée par des experts; ce tribunal, comme d’autres, reconnaît que certaines preuves statistiques peuvent donner lieu à des interprétations différentes et même contradictoires. En outre, pour ce qui est des relations entre les sexes, nombre d’éléments ne sont pas d’ordre statistique mais sont plutôt obtenus par déduction ou même spéculation, par exemple pour ce qui est de l’importance du sexe dans le rendement professionnel. Il est impossible de mesurer, avec les mêmes outils objectifs qu’utilise un médecin qui traite une incapacité physique, les relations humaines et de très nombreux aspects de l’exécution de tâches professionnelles. Quoi qu’il en soit, nous estimons que l’éventail des preuves présentées était suffisant pour exposer tous les points de vue sur les principales questions pertinentes pour notre décision.

Il est inutile de récapituler tous les arguments présentés par les avocats. La CCDP et les plaignants ont prétendu qu’aucune exigence professionnelle justifiée n’avait été imposée par les FAC avant juin 1986, date à laquelle la nouvelle politique (établie dans les OAFC 49- 14, 49- 15 et 49- 16) a tenté d’établir les détails des exigences professionnelles (en termes de sexe). Ils ont affirmé que la politique d’exclusion générale en vigueur avant 1986 n’aurait pu satisfaire le test de l’exigence professionnelle justifiée.

L’argumentation des FAC reposait principalement sur le test ou l’élément de risque en tant que facteur légitimisant l’exigence professionnelle. Leur argument était que la structure professionnelle existante au sein des FAC est rationnellement liée aux tâches à accomplir. L’exécution des tâches doit être suffisamment efficiente et sécuritaire pour que le risque d’échec soit minime, sinon nul, pour l’employé, ses collègues ou le public. Ces exigences professionnelles comprennent une préférence générale obligatoire à tous les hommes (ou l’exclusion totale des femmes) dans certains types d’emplois. Cette exclusion devient automatiquement une exigence professionnelle justifiée (à l’abri de toute accusation de discrimination) lorsque et parce que la sécurité du public (telle qu’assurée par l’efficacité opérationnelle du personnel des forces) est le devoir de l’employeur. Par conséquent, les exigences opérationnelles comprennent l’exécution, sans faille, d’un certain nombre de tâches professionnelles qui exigent des capacités et des aptitudes tant physiques que sociales. Actuellement, les femmes ne possèdent pas et ne peuvent pas acquérir ces capacités ou ces aptitudes ou, si elles peuvent les acquérir, ce n’est qu’au risque d’un échec dans leur fonction, et cet échec pourrait avoir des conséquences graves pour elles et leurs collègues (la mort, la blessure, ou la capture par l’ennemi). C’est ainsi que l’exclusion des femmes est justifiée et que les Forces ne sont pas tenues, comme certaines jurisprudences le laissent entendre, de respecter le droit d’un individu de subir des tests pour les aptitudes et capacités exigées. En outre, le risque d’échec est réel; il s’agit en tout cas d’un risque suffisamment probable pour que la sécurité du public soit mise en péril par l’absence d’une politique d’exclusion générale.

Les arguments mis de l’avant par l’avocat sur la question du risque ont été subsumés dans la discussion sur l’efficacité opérationnelle, sa définition, sa cause, son effet et, par- dessus tout, sa nécessité pour la sécurité des membres des forces et, en dernier lieu, du public. C’est ainsi que l’étude du facteur risque a conduit inexorablement ou inévitablement à l’évaluation des composants de l’efficacité opérationnelle et à l’examen des manières dont les membres d’unités mixtes s’acquittant des mêmes tâches ont contribué à cette efficacité. Il convient de rappeler que la qualité et la quantité de la preuve étaient également importantes.

Les facteurs qui contribuent à l’efficacité opérationnelle sont notamment: les capacités physiques, un milieu adéquat, des relations sociales ou entre les groupes saines et l’esprit de corps. Selon les commandements militaires professionnels, opérationnel, une armée est opérationnellement efficace si tous ces facteurs sont réunis en quantité suffisante et à un niveau de qualité élevé. Dans quelle mesure la présence de femmes dans les unités combattantes affaiblirait- elle l’un de ces facteurs, de manière à rendre l’efficacité opérationnelle insatisfaisante ou inférieure au minimum requis en fonction de l’objectif des FAC de maintenir une force combattante?

a) Les capacités physiques

Récemment encore, il était généralement admis que les femmes ne possédaient pas les capacités physiques voulues pour certains travaux de force ou d’endurance. Cette supposition stéréotypée a cédé la place à une norme physique professionnelle sans discrimination sexuelle par laquelle les individus des deux sexes sont soumis à des essais conçus en fonction des exigences précises du travail. Les FAC sont actuellement en train d’élaborer de telles normes et, avec l’aide d’experts de la médecine du milieu, se sont lancées dans un programme bien plus sophistiqué de tests scientifiques de forme physique pour tout le personnel embauché, et ont commencé à élaborer des programmes de mise en forme générale. Ces nouveaux tests ont éliminé le risque de faille professionnelle pour les femmes, puisqu’elles doivent répondre aux mêmes normes que les hommes. Il peut parfois s’avérer nécessaire d’offrir un programme d’entraînement particulier aux femmes pour les amener aux normes (par exemple pour la force de la partie supérieure du corps). Les FAC disposent de résultats de nombreux tests de capacités et d’aptitudes physiques conduits par d’autres armées ou organismes civils. Ils permettent au tribunal de conclure que l’incorporation de femmes qualifiées dans des groupes professionnels ou des unités actuellement réservés aux hommes ne présente pas de risques découlant des capacités physiques. La grossesse, caractéristique temporaire et exclusivement féminine, a fait l’objet de certaines études et de nombreuses préoccupations. L’armée de l’air en est arrivée à la conclusion que l’unique solution est de retirer pendant leur grossesse les femmes de tout groupe professionnel pouvant mettre en danger leur vie ou celle du foetus. Les preuves présentées nous ont encore une fois amené à conclure que les forces pourraient mettre sur pied une politique sensée en matière de grossesse, et que celle- ci n’a pas sa place dans la définition du risque pour l’efficacité opérationnelle, mais est simplement un cas d’ incapacité temporaire ou d’état médical pour lequel le congé est approprié. La naissance d’un enfant ne constitue pas une cause de licenciement des forces pour la mère.

b) Le milieu

Les conditions du milieu de service sont très variables, des bureaux sécuritaires au Canada aux chars en manoeuvre en Allemagne ou aux destroyers en exercice dans le Pacifique. Il a été dit, notamment par des commandants en mer et à terre, que de tels milieux ne convenaient pas aux femmes car l’intimité y est réduite au minimum et les installations sanitaires et de repos sont aussi rudimentaires que désagréables, ou même dangereuses dans les situations de combat. Les essais SWINTER n’ont bien s r pas eu lieu dans des zones de combat mais la preuve présentée au tribunal a clairement révélé que le milieu inhabituel de la base isolée d’Alert où tout le personnel en service est séparé de sa famille n’a pas empêché les femmes qui y ont été affectées de s’acquitter de leurs tâches. Les structures (toilettes et couchettes) du navire ravitailleur à bord duquel l’essai a eu lieu ont été modifiées; ces changements se sont en général avérés satisfaisants. Bien s r, dans la vie civile, chacun est par exemple habitué à des toilettes uniques dans les avions de ligne et on n’a pas réussi à prouver que les dortoirs et les salles de bain de l’enseignement mixte avaient un effet néfaste sur le rendement professionnel. Nous avons donc conclu que le facteur milieu dans l’efficacité opérationnelle des unités mixtes était devenu moins grave et moins problématique qu’auparavant, en particulier parce qu’il peut être géré par la modification minimale des installations existantes et que les milieux et les installations unisexes sont de plus en plus répandus dans la vie civile.

Cependant, notre conclusion à l’effet que le milieu n’est pas un facteur dans l’évaluation du risque ne s’applique pas à un milieu très particulier: les sous- marins. Il s’agit d’un espace de travail et de vie isolé, d’une unité de combat totalement indépendante du monde extérieur et d’une machine complexe dans laquelle des humains vivent et travaillent dans les interstices qui séparent les machines. Nous soutenons l’assertion des FAC que l’intimité constitue un facteur important dans l’efficacité opérationnelle et que l’exclusion des femmes des groupes professionnels servant exclusivement à bord des sous- marins constitue une exigence professionnelle justifiée. L’intimité particulière du sous- marin en tant qu’unité combattante exige un seuil plus élevé de précaution contre le risque, ce qui justifie la restriction plus stricte ou l’exclusion totale d’un groupe (les femmes) de l’emploi. Pour en arriver à cette conclusion, nous avons étudié des affaires traitant précisément de l’intimité, soit McKale c. Lamont Auxiliary Hospital and Nursing Home District No. 23 (1986) 8 C. H. R. R. D/ 3659, et Stanley c. Gendarmerie royale du Canada, (1987) 8 C. H. R. R. D/ 3799. Toutefois, le tribunal fait la distinction entre ces affaires et la question actuelle en ce sens que, à bord d’un sous- marin, le facteur intimité affecte tous les membres d’équipage en tout temps, qu’ils travaillent ou non. La question ne se limite pas à un quart de travail de huit heures par exemple, où une personne est chargée de superviser le comportement intime privé de personnes du sexe opposé. Dans un sous- marin, il existe une certaine intimité, mais dans le sens usuel du mot, il n’y a d’intimité pour personne, quel que soit le sexe ou le grade.

c) Les relations sociales

Certains facteurs sociaux jouent un rôle dans l’exécution des tâches au sein des FAC. Les FAC prétendent que le sexe constitue un élément complicateur pour le rendement des individus et du groupe lorsque des femmes sont accueillies dans une unité exclusivement masculine.

Une large partie de la preuve présentée sur la question des relations entre les sexes est subjective ou anecdotique et souvent fondée sur des observations d’un participant, ou davantage scientifique, basée sur des enquêtes auprès de groupes ou d’individus au moyen d’une analyse de régression standard du poids des divers facteurs jugés pertinents. Cependant, l’interprétation de l’importance et de la signification de telles preuves est souvent contestable. Après étude des témoignages et des documents, nous avons conclu que les facteurs sociaux étaient importants pour l’efficacité opérationnelle et la minimisation des risques mais qu’ils ne justifiaient pas l’exclusion d’une classe d’individus des possibilités d’emploi. Les essais SWINTER, les résultats d’essais similaires dans d’autres pays et les leçons de la vie civile indiquent que l’éducation, l’expérience professionnelle et le leadership ont tous un rôle à jouer pour éliminer ou atténuer les stéréotypes entretenus par un sexe au sujet de l’autre et, dans le cas présent, ceux des hommes en service à l’encontre des femmes. Même si la fraternisation, le harcèlement et le favoritisme n’ont pas été absents de nombreuses unités mixtes qui prirent part aux essais SWINTER, il semble que les hommes plus jeunes ont un avis plus positif que ceux des autres groupes d’âge au sujet des femmes en tant que collègues, subordonnés et chefs, que les individus qui travaillent côte à côte établissent un respect mutuel et une confiance en les compétences professionnelles du partenaire, que le harcèlement peut être décelé et puni et que les craintes des conjoints peuvent être dissipées. Les leçons de la vie civile et des unités qui sont restées mixtes après les essais SWINTER indiquent que les facteurs sociaux ne compromettent pas l’efficacité opérationnelle si les relations entre les sexes reposent sur le respect conjoint d’un ensemble de normes professionnelles et de niveaux de rendement et sur une instruction identique.

d) L’esprit de corps

Aux yeux des FAC, l’esprit de corps revêt un intérêt tout particulier. Selon des témoins, la notion de cohésion va plus loin qu’un simple groupe d’individus qui reste ensemble ou que la tendance à rester unis. Il s’agit d’un ingrédient essentiel de la volonté d’atteindre un objectif, de s’appliquer à la tâche et, si nécessaire, de mourir pour l’autre. Il faut déterminer ici si les femmes peuvent être formées de manière à faire preuve de cette cohésion ou à la développer. La cohésion d’une unité mixte est- elle aussi forte que celle d’une unité masculine? La cohésion est- elle essentielle au point que tout risque, aussi minime soitil, de la réduire en acceptant des femmes entraînera un échec?

La cohésion est un élément nécessaire à toute unité des forces armées et semble de la plus haute importance dans les unités combattantes, selon la définition et l’opinion des commandements opérationnels. Associée à une instruction sérieuse, à un bon équipement, à un leadership sans faille et à un entraînement physique adéquat, la cohésion doit permettre à tous les employés et à toutes les unités d’atteindre le rendement élevé dont ils sont capables. De même, on dit que l’absence de cohésion fait augmenter les risques, et donc diminuer l’efficacité opérationnelle. La cohésion étant une notion très subjective, il est difficile d’en mesurer l’existence ou l’absence scientifiquement. Malgré tout, certains éléments ont émergé des témoignages, dont certains d’ordre tout à fait pratique: les individus doivent posséder une grande compétence du combat tant pour ce qui est des connaissances professionnelles que des capacités physiques, en plus d’une présumée aptitude générale en ce sens. Certains éléments sont assimilés au travail: la connaissance de la mission, l’évaluation de l’ennemi. D’autres sont moins faciles à définir et font partie de la motivation de l’individu ou du groupe: le moral individuel, le moral du groupe, la stabilité, la coopération entre les individus, l’expérience des individus qui forment une équipe et partagent leurs conditions de vie et les risques avec une confiance, une loyauté et une dépendance envers les autres très élevées.

Selon d’autres témoins, la cohésion ne s’apprend pas mais se développe à partir de caractéristiques communes, soit l’homogénéité sociale, raciale, linguistique et ethnique du groupe. D’autres encore ont déclaré que ce sont le combat réel ou un leadership efficace qui peuvent le mieux bâtir la cohésion. Selon d’autres enfin, la cohésion au sein du groupe compense pour le manque de qualités ou de capacités individuelles.

Les différences de sexe déterminent- elles la présence ou l’absence de cohésion de manière plus notable que les différences de culture, de langue ou de race? L’exemple de l’armée américaine qui a incorporé des soldats blancs et noirs au sein d’unités prouve que, si le leadership et la planification sont adéquats, cela peut être couronné de succès. Naturellement au départ, le leadership et la planification de l’intégration n’ont pas été adéquats, même si la vision stéréotypée des blancs au sujet de la prétendue grande force physique des noirs ait peutêtre été un élément favorable à leur acceptation définitive. Au cours des années 1970, l’armée canadienne a entrepris avec succès l’intégration des francophones. Cependant, les témoins des FAC ont bien souligné que la question du sexe était différente. Certains ont déclaré que les femmes ne possèdent pas d’esprit agressif en raison du conditionnement social, et que seuls le temps et des changements sociaux d’envergure auraient un effet sur cette attitude. Selon d’autres, l’apparition de relations démoralisantes entre les sexes est inévitable dans un petit groupe, notamment sous forme d’attachement amoureux ou sexuel, de favoritisme des hommes à l’égard des femmes, de fraternisation malsaine ou de rivalité pour attirer l’attention des hommes ou des femmes.

Il importe de noter ici que la cohésion a semblé constituer un problème moins urgent pour l’armée de l’air que pour les autres commandements. Des individus peuvent travailler dans des avions avec beaucoup de succès, et leur sexe ne revêt qu’une importance minime, sinon nulle. Par contre, les relations humaines sont plus importantes pour l’efficacié opérationnelle dans la marine. L’armée est très dépendante de ses membres et insiste beaucoup, par exemple, sur les liens ou l’esprit de corps au sein d’un régiment dont les membres travaillent, vivent et meurent avec le régiment pendant de longues périodes, et dont l’histoire confirme la valeur de la cohésion.

Après avoir étudié l’ensemble de la preuve, nous avons conclu qu’aucun élément (ou trop peu) indiscutable ne permettait d’affirmer qu’une unité mixte n’était pas en mesure de développer la cohésion nécessaire pour fournir un rendement plus qu’adéquat. Aucune étude n’a porté sur des unités au cours de combats réels, et peut- être n’y en aura- t- il jamais. Toutefois, les essais SWINTER à la base Alert ont indiqué que la première étape vers la cohésion, soit la tolérance ou l’acceptation sociale, peut être atteinte grâce à un leadership intelligent et que, en fait, l’esprit de corps se développerait normalement au fur et à mesure que les membres partagent des préoccupations, des expériences professionnelles et l’instruction.

e) La motivation

Après avoir résumé divers aspects ou éléments affectant le risque, nous estimons que nombre d’éléments relatifs à la motivation peuvent être gérés ou qu’ils découleront de l’instruction et de l’expérience normale en service. Personne n’a prétendu que les femmes résistent à la discipline davantage ou moins que les hommes, ou que celles qui sont déterminées à réussir manquent de volonté. Dans les FAC volontaires, il est possible que les femmes s’engagent ou non en plus grand nombre si les affectations futures englobent le service au combat. Cependant, l’ intention de servir peut être accentuée par le fait que de plus en plus de femmes de tous âges travaillent toute leur vie et que certaines tout au moins envisageront de faire carrière au sein des FAC. Les études sur la productivité relative ou l’absentéisme ne démontrent pas que les femmes sont plus improductives; les comportements des femmes et des hommes sont similaires en la matière, mais pour des raisons différentes. Il apparaît certain que les femmes qui servent à l’heure actuelle et qui serviront à l’avenir souffriront de certaines contraintes, comme dans la vie civile, en raison de la nécessité de demeurer avec leurs enfants et leur famille, ou tout au moins de ne pas trop s’en éloigner. Donc, la motivation ne constitue pas un élément qui affecte le risque.

f) Le dossier historique

L’historique des femmes au combat est en grande partie > 36 anecdotique. Nul n’a jamais procédé à des essais de combat réel. Malgré tout, le dossier des femmes au sein d’unités féminines ou mixtes dans des forces régulières ou de résistance au cours de la seconde guerre mondiale est relativement clair. Des femmes ont combattu aux côtés des hommes dans des unités de combat et d’appui tactique, ont été armées, ont perdu la vie ou ont été blessées, ont tué ou blessé des soldats ennemis. Ainsi, le rendement des femmes ne différa pas de celui des hommes. Pendant cette guerre, plus d’un demi- million de femmes ont servi au sein de l’armée soviétique. En Yougoslavie, de nombreuses femmes ont pris part à la lutte, tout comme nombre d’autres depuis dans des guérillas ou des guerres de libération, par exemple en Israel en 1948. Sans exception, toutes les nations qui avaient officiellement recruté des femmes pendant la guerre (pour compenser pour la main d’oeuvre perdue et sauvegarder la patrie) les ont démobilisées au terme de celle- ci. Comme nous l’avons rappelé au début de cette décision, le Canada n’a pas fait exception.

Par contre, le dossier comparatif actuel des femmes au sein des armées d’autres pays est assez étoffé; il est cependant délicat de faire des comparaisons valables en raison des importantes différences de politiques et de pratiques. Trois membres de l’OTAN (la Belgique, les Pays- Bas et la Norvège) n’imposent aucune restriction et emploient de très petits nombres de femmes adéquatement formées et qualifiées à divers postes de combat ou liés au combat. Dans chacun de ces pays, la conscription ne s’adresse qu’aux hommes. Les femmes volontaires sont beaucoup moins nombreuses qu’au Canada par rapport au nombre d’employés. Par exemple, elles ne sont que 1,48 % au sein des forces armées des Pays- Bas, contre 9 % au Canada. L’emploi des femmes à des postes de combat est soumis à certaines restrictions en France et au Danemark; cependant, des essais limités sont en cours dans la marine de ce dernier pays. Les femmes admises à des rôles combattants sont peu nombreuses; elles ne représentent que 2,4 % de l’effectif total de l’armée de ces deux pays. La liste des pays qui excluent les femmes des rôles combattants comprend le Royaume- Uni (où les femmes représentent environ 5 % des forces armées) et les ÉtatsUnis, où l’obstacle est tant constitutionnel que conséquence d’une politique très ancienne. Les femmes représentent environ 10 % des forces armées des États- Unis, font partie de groupes professionnels plus variés que dans toute autre armée nationale et constituent un groupe d’employés important dans de nombreuses unités d’appui tactique. En Israel, les femmes constituent 10 % des forces armées et sont exclues des rôles combattants. Dans d’autres pays, les femmes sont exclues des rôles combattants et ne représentent même pas 1 % de l’effectif. Les nations d’Europe continentale maintiennent la force de leur armée par le biais d’une conscription exclusivement masculine. Dans tous les pays sauf le Canada, les forces armées possèdent des environnements et des commandements distincts. Les données comparatives et historiques ne proposent pas de modèles précis pour ou contre l’exclusion, mais elles n’indiquent pas non plus que l’élimination progressive des groupes professionnels inaccessibles aux femmes est hors de question.

g) Le rapport Segal Nous désirons enfin évoquer les aspects soulevés dans le rapport de David R.

Segal, professeur d’université des États- Unis et sociologue militaire renommé, à qui le ministère de la Défense nationale avait en 1986 commandé un rapport sur les conséquences de l’intégration des sexes sur la cohésion, le moral et l’efficacité au combat des unités militaires. Le Dr Segal a déclaré qu’il n’existait pas d’évaluation expérimentale systématique et peu de possibilités d’étudier les répercussions de l’intégration des sexes, et que la définition du terme combat était trop imprécise, car dans les combats modernes, de nombreuses unités dites d’appui tactique (dont beaucoup sont mixtes ou intégrées) peuvent être impliquées d’aussi près dans les combats que les unités dites de combat (d’où les femmes sont exclues). Il s’est longuement attardé sur la cohésion en tant que facteur du rendement des femmes au sein des unités mixtes, sur les caractéristiques uniques des femmes et sur les différences physiques et psychologiques avant de conclure, à la page 26 de son rapport, que l’exclusion catégorique des femmes des unités de combat repose principalement sur les préjugés culturels relatifs aux rôles convenant aux femmes et sur la réticence des militaires masculins. Il a ensuite énuméré les mesures raisonnables à prendre pour assurer l’intégration des sexes au sein des forces armées, soit notamment des critères de sélection et des affectations sans discrimination sexuelle, la communication de la politique d’intégration à tout le personnel militaire, la participation engagée de la direction envers l’intégration, des programmes de mise en forme physique pour les femmes, la surveillance attentive du processus d’intégration devant mener à la pleine intégration des femmes, et la surveillance de la réaction de la population à cette question.

Pour ce qui est de l’intégration et du rendement, voici ce qu’en a dit le Dr Segal à la page 19:

En dépit du fait qu’à court terme, l’intégration des sexes, étant un phénomène nouveau, fait souvent face à des réticences pouvant nuire à la cohésion, il ne semble pas qu’elle ait des conséquences négatives sur le rendement des unités militaires.

(traduction)

Notre décision pour ce qui est de la question d’ordre général se résume comme suit: à l’évidence, aucun risque d’échec des femmes dans les tâches de combat n’est suffisant pour légitimiser une politique d’exclusion totale. Celle- ci ne peut par conséquent pas constituer une exigence professionnelle justifiée d’après l’article 14( a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Ainsi, d’après la Loi, la politique et la pratique des FAC d’exclure les femmes des postes de combat constituent une discrimination fondée sur le sexe.

Notre conclusion suit l’examen méticuleux de la preuve. Il ne nous semble pas qu’il nous a été démontré qu’il existait un risque suffisamment important pour satisfaire les critères énoncés dans la jurisprudence. La politique d’exclusion n’est pas raisonnablement nécessaire pour atteindre les objectifs de rendement professionnel; comme l’ont démontré les essais SWINTER, le rendement dont des femmes formées et expérimentées sont capables ne met pas la sécurité en péril. Le maintien de l’exclusion des femmes des postes de combat ne correspond pas à leur rendement réel tel que mesuré par des essais et observé par l’insertion de femmes au sein d’unités combattantes après entraînement et formation.

Nous croyons que les femmes, après l’instruction, sont aptes aux tâches de combat. L’expérience des femmes qui ont combattu pendant la deuxième guerre mondiale étaie cette thèse, tout comme la décision de l’armée de l’air. Comme l’ont démontré les essais SWINTER, le rendement ne pose pas problème. La cohésion et les aspects physiques et liés au milieu ne sont pas insolubles. Des politiques et des pratiques d’intégration peuvent être élaborées et mises en oeuvre. Tout comme le Dr Segal, nous estimons que l’attitude est un facteur décisif pour le succès de l’intégration. Les essais EFPLC comportent un vaste volet éducatif, outre les autres caractéristiques techniques ou physiques pouvant être améliorées. Le comportement peut, dans une certaine mesure, être modifié par des sanctions ou des récompenses. Il se peut cependant que l’évolution des attitudes ne suive pas le rythme; c’est cet élément qui doit accompagner la mise en oeuvre d’une politique d’intégration. Le leadership et la volonté d’intégration sont essentiels aux niveaux supérieur et intermédiaire de commandement, car c’est au sein des unités opérationnelles que l’intégration doit avoir lieu.

Pour asseoir notre décision, nous tenons compte du changement de politique réalisé par les FAC au cours des quinze dernières années. Ces changements ont répondu à des faits extérieurs, à la pression d’événements tels que le passage de lois (Loi canadienne sur les droits de la personne, Charte des droits et libertés) ainsi qu’à des exigences internes en matière de personnel. Ces changements n’ont pas été brutaux. Il n’y a pas eu de transition brusque mais une volonté de célérité apparaît dans la mise en oeuvre des politiques les plus récentes de mise à l’essai de femmes dans des unités combattantes (les essais EFPLC). Compte tenu de ces développements, nous avons conclu qu’une exigence professionnelle justifiée existait pour les femmes aux postes de combat avant juin 1986 et la publication des nouvelles politiques d’emploi énoncées dans les OAFC 49- 14 et 49- 15. Cette conclusion se reflète dans les réparations ordonnées pour les plaignants que l’on trouvera plus loin dans ce texte.

En général, les politiques des FAC relatives à l’emploi des femmes émanent des recommandations de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme (1970) qui furent en partie acceptées par les FAC et qui eurent pour conséquences à long terme de faire passer les femmes de simples figurants de second plan d’une armée masculine au premier plan de la politique en matière de personnel. En 1978, la Loi canadienne sur les droits de la personne a mis encore davantage l’accent sur les femmes et les FAC ont réagi progressivement en étudiant les moyens de régler les questions des droits de la personne au sein des forces, les femmes constituant une part non négligeable des groupes demandant la protection de leurs droits. Par la suite, on a élaboré et mis en oeuvre les essais SWINTER qui portèrent presque exclusivement sur les femmes et qui ont pris fin alors que débuta une nouvelle ère juridique et législative axée sur les droits de la personne, avec l’entrée en vigueur en 1985 de l’article 15 de la Charte des droits et libertés qui porte spécifiquement sur les droits à l’égalité sans égard au sexe. L’élargissement des droits et libertés a été évoqué et affirmé par un comité parlementaire et le gouvernement de l’époque dans deux rapports, le dernier datant de 1986.

Nous avons conclu que, au cours de cette période, l’exigence professionnelle excluant les femmes des unités et des groupes professionnels combattants permettait de réfuter les accusations de discrimination parce qu’elle était basée sur les données disponibles à l’époque. Les éléments alors en place n’auraient pas justifié une conclusion différente. Autrement dit, l’exigence professionnelle était appropriée parce que les données sur les actes de discrimination étaient inadéquates. Les FAC se basaient sur les hypothèses, largement répandues par la société civile, qu’il était justifié de refuser d’intégrer les femmes aux unités reliées au combat. On pensait les femmes physiquement faibles et psychologiquement non qualifiées pour les postes de combat. En général, l’opinion publique n’était pas favorable à l’arrivée de femmes dans les métiers ou groupes professionnels masculins. En l’absence de données fiables, les Forces supposaient que l’arrivée de femmes en dehors des groupes professionnels traditionnels dans des milieux sécuritaires affecterait l’efficacité opérationnelle ou la rendrait plus aléatoire. En réalité, nombre d’organismes et d’institutions avaient une vision stéréotypée des aptitudes et des capacités des femmes, ce qui leur faisait adopter des politiques paternalistes pour leur accorder un traitement spécial mais non égal.

Le tribunal est d’avis que cette situation a changé en 1986. Au milieu des années 1980, après la divulgation des résultats des essais SWINTER, il est devenu évident qu’une exigence professionnelle justifiée restreignant l’emploi des femmes ne pouvait être maintenue. Les résultats des essais jettent le doute sur l’énoncé, primordiale pour l’aspect de la justification, que la cohésion, élément essentiel à l’efficacité opérationnelle, ne se retrouve que chez les hommes et au sein de groupes masculins. En 1986, les FAC ont reconnu l’inadaptation des politiques d’emploi précédentes à l’égard des femmes. La même année, elles ont énoncé de nouveaux principes dans les documents OAFC 49- 14, 49- 15 et 49- 16, précisant les groupes professionnels fermés aux femmes dans les forces régulières et de réserve. Un certain nombre de postes avaient été ouverts auparavant selon les circonstances, mais l’année 1986 représente un signal ou un point tournant dans l’histoire des forces en tant qu’employeur.

L’employeur doit établir un équilibre entre les droits individuels, garantis par les statuts et la constitution, et le devoir de se maintenir en état de préparation opérationnelle pour la défense de la nation. Ainsi, paradoxalement, la nouvelle politique de modification et de diminution de la discrimination dans l’emploi a soulevé des questions sur la validité de l’exigence opérationnelle justifiée pour les groupes professionnels encore fermés. La légitimité de cette exigence avait alors besoin de bases plus solides pour la soutenir. L’équilibre entre les droits individuels et la sécurité collective s’est déplacé du côté des droits. Seule une preuve solide pourrait le ramener du côté de la sécurité.

Nous estimons qu’après 1986 et la publication des documents de politique, l’exigence professionnelle s’est estompée en tant que défense de la discrimination dans l’emploi. Il n’a pas été démontré dans la preuve que le risque pour l’efficacité opérationnelle était si grand qu’il contrebalançait les demandes des femmes pour que cesse la discrimination. Il semble en fait que les FAC savaient ce changement inévitable, même au sien des unités combattantes. L’énoncé de 1987 du ministre de la Défense nationale s’en remettait au jugement professionnel en matière de préparation opérationnelle tout en se disant fortement en faveur des droits à l’égalité. Le rapport Segal, commandé par le ministre, les études dans le domaine des nouveaux tests physiques et des normes de sélection professionnelle, la suppression des restrictions à l’emploi des femmes dans l’armée de l’air, la mise en oeuvre des essais EFPLC portant sur les femmes dans des unités et des milieux de combat, tout cela illustre qu’un certain nombre d’individus au sein des Forces et d’observateurs extérieurs pensaient que la préférence accordée aux hommes ne pouvait plus constituer un critère d’emploi important. Deux clans se démarquent clairement: ceux qui croient sincèrement que le moment de l’intégration totale des femmes dans l’armée est venu et ceux qui pensent tout aussi sincèrement qu’on n’a pas fait la preuve que l’intégration ne présente pas de risque.

Nous concluons que l’exigence professionnelle n’est plus étayée par des éléments suffisants. C’est pourquoi nous décrétons que la politique actuelle des FAC de désigner certains groupes professionnels et certaines unités comme réservés aux hommes constitue une pratique discriminatoire.

Le tribunal rend l’ordonnance suivante:

  1. Les essais EFPLC des FAC doivent être poursuivis mais ne doivent plus être considérés comme des essais mais comme l’amorce ou la préparation de la pleine intégration. Cela signifie que l’exercice EFPLC constituera la première étape de la mise en oeuvre d’une politique de pleine intégration des femmes au sein de toutes les unités et de tous les groupes professionnels qui leur sont fermés.
  2. L’intégration doit se faire avec toute la célérité voulue, pour une question de principe et de pratique, tant dans les forces régulières que de réserve.
  3. La mise en oeuvre du principe requiert l’élimination de toutes les restrictions relatives tant aux opérations qu’au personnel; la proportion minimale de personnes de sexe masculin doit être progressivement supprimée; de nouvelles normes de sélection du personnel doivent être instaurées sans retard.
  4. La politique doit faire l’objet d’une surveillance interne et externe et les correctifs appropriés doivent être apportés sans délai.
  5. Les FAC et la Commission canadienne des droits de la personne doivent concevoir un programme de mise en oeuvre mutuellement acceptable assurant que l’intégration des femmes se fait sans heurt, avec régularité et constance, vers l’objectif de la pleine intégration des femmes d’ici dix ans.

En rendant cette ordonnance, nous tenons le plus grand compte de la preuve qui nous a été présentée. Les femmes ont démontré lors des essais SWINTER et dans leur travail dans des groupes professionnels récemment ouverts qu’elles peuvent servir ou ont le potentiel de servir dans n’importe quel groupe professionnel ou unité des Forces canadiennes. Il est inutile de faire d’autres essais en ce domaine. Cela ne ferait rien pour réduire l’effet de lieu confiné et pourrait donner une excuse aux membres des forces et de leurs dirigeants de pratiquer une politique Fabian de retard. L’intégration des femmes à la main d’oeuvre civile illustre bien leur dévouement au travail et à leur carrière. Les forces sont une armée volontaire et ont donc besoin des ressources que les femmes apportent; en assurant leur pleine intégration, les forces atteindront l’objectif enviable de respecter les libertés individuelles et d’offrir à quiconque se qualifie à titre de membre des forces tous les choix et toutes les possibilités, quel que soit son sexe. L’intégration signifie que l’on accorde davantage d’attention à l’égalité des hommes et des femmes à l’égard des possibilités professionnelles plutôt qu’à leurs différences. En mettant l’accent sur l’égalité, on obtient un résultat plus intégrationniste qui peut à son tour renforcer cette cohésion si importante pour les FAC. L’efficacité opérationnelle est une notion indépendante du sexe. Les deux sexes peuvent aspirer à suivre l’instruction requise pour être opérationnellement efficace; par la suite, la compétence professionnelle forme la base la plus solide pour la cohésion nécessaire.

La pleine intégration réduit la nécessité de conserver une distinction irréaliste entre les postes de combat et d’appui tactique. L’exposition au combat est l’objectif optimal que toute l’efficacité opérationnelle doit réaliser. Cependant, les types de conflits contemporains exigent autant d’efficacité opérationnelle de la part des groupes dits d’appui tactique que des unités de combat. En fait, en cas de conflit, chaque membre du service sera sur la ligne de front.

Le tribunal reconnaît qu’il existe un certain nombre de problèmes encore non résolus affectant peut- être davantage les femmes que les hommes, mais qu’ils peuvent être réglés comme ils l’ont été par les employeurs civils. Si les FAC ne règlent pas ces problèmes, elles demeureront en retrait par rapport à l’évolution de la société et seront incapables d’inciter les femmes à faire carrière en leur sein, quel que soit le groupe professionnel. La tendance à long terme de la société est claire: par choix ou par nécessité, les femmes vont continuer à se joindre à la main d’oeuvre rémunérée, et un nombre croissant s’engageront dans des carrières à long terme. Les FAC doivent se mettre en position de tirer profit de cette tendance. D’autre part, il est évident que des jeunes hommes vont continuer à s’enrôler dans les forces, et il est probable que non seulement ils seront plus à l’aise que leurs aînés avec des collègues féminins, mais ils seront également davantage favorables à leur arrivée à des postes nouveaux. Ces différences d’attitude entre les générations ne se prêtent pas forcément à des solutions simples, mais dans ce cas elles finiront sans doute par se résoudre d’elles- mêmes.

Le tribunal est d’avis qu’il est possible de maintenir l’équilibre entre le risque et les droits sans compromettre ind ment l’un des deux. Le risque à l’endroit des droits individuels est élevé lorsque les femmes sont exclues de certains groupes professionnels, et, en comparaison, le risque pour la sécurité nationale est faible. Il est cependant possible de mieux équilibrer ces risques, et l’intégration des femmes est un pas en ce sens qui ne compromet pas ind ment la défense nationale.

Le tribunal souhaite souligner à nouveau l’exception suivante à son ordonnance de pleine intégration des femmes et de suppression des restrictions: les femmes ne peuvent servir à bord de sous- marins ou au sein de groupes professionnels ne servant qu’à bord de sous- marins. L’exigence professionnelle justifiée qui sert de défense à cette politique de discrimination est l’intimité. Dans le milieu confiné d’un sous- marin, l’intimité peut constituer un problème sérieux pour une équipage mixte. Le tribunal accepte la preuve présentée en défense de cette restriction. Notons d’ailleurs que cette restriction est en vigueur dans presque tous les pays européens qui permettent par ailleurs aux femmes d’accéder aux postes de combat. Si les FAC disposent un jour de sous- marins à bord desquels la question de l’intimité est moins aiguë qu’aujourd’hui, la restriction pourra faire l’objet d’un nouvel examen.

11. DÉCISION DU TRIBUNAL AU SUJET DES PLAINTES

a) Isabelle Gauthier

En octobre 1981, Isabelle Gauthier s’est vue refuser un emploi de commis administratif au Régiment de Hull, une unité de blindés de réserve, parce que le régiment avait déjà atteint son quota de 10 % de femmes de l’effectif total. Le rôle du régiment était de se joindre aux unités de blindés des forces régulières en Europe en cas d’urgence ou de guerre. Comme nous l’avons déjà dit, les restrictions à l’emploi découlent non seulement du groupe professionnel, mais aussi du rôle ou de la fonction de l’unité au sein de laquelle le titulaire du poste est affecté. Ainsi, à la suite de décisions de politique, certains groupes professionnels sont fermés et d’autres sont soumis à un nombre minimal de personnes de sexe masculin parce qu’ils sont directement liés au combat ou à l’appui tactique. Le groupe professionnel, commis administratif, se retrouve dans toutes les unités des forces, entre autres dans les unités armées ou d’appui tactique ou sur les navires. Les commis reçoivent une instruction en matière d’armes, en fonction du milieu dans lequel ils servent. Au moment de la plainte en 1981, toutes les unités de combat et d’appui tactique des forces régulières et de réserve étaient fermées aux femmes, tout comme les unités de soutien logistique des forces régulières. Les unités de réserve pouvaient transporter, à la suite de leur mise en place, la troupe de garnison, assurant un appui statique aux unités de combat armé. Une telle troupe n’était pas déployée opérationnellement et était par conséquent ouverte aux femmes.

A la restriction du pourcentage de femmes au sein de l’effectif global, fixé à 10 % au moment de la plainte, a succédé l’année suivante la classification des postes, une manière plus précise d’analyser et de préciser les postes ouverts aux femmes. Cette classification des groupes professionnels spécifiques est exposée dans OAFC 49- 16 (1986). En général, la politique dans la réserve suit celle des forces régulières à l’exception de la milice au sein de laquelle des unités de combat armé (p. ex. un régiment de blindés) peuvent être composées de troupes en garnison mixtes. Les unités de blindés sont encore fermées aux femmes et, dans la réserve, le groupe professionnel, commis administratif, exige un nombre minimal de personnes de sexe masculin.

Au moment où la plainte d’Isabelle Gauthier a été enregistrée, l’emploi dans les réserves était régi par le directive de politique du quartier général de la Défense nationale du 7 janvier 1978. Cette directive stipulait que les femmes ne pouvaient être affectées qu’à des unités de soutien logistique ou ou d’assistance technique, mais qu’elles pouvaient graduellement être affectées à des établissements de combat, uniquement en temps de paix. Au moment de la plainte, le quota de 10 % de femmes de la garnison de la réserve était atteint. En 1982, une nouvelle politique a été édictée pour la réserve, ouvrant tous les postes de la milice aux femmes à l’exception des groupes professionnels de combat armé direct, mais en imposant un plafond au nombre de femmes supérieur au niveau autorisé alors. Lorsque la proportion de femmes au Régiment de Hull est passée sous le niveau autorisé, et après qu’Isabelle Gauthier ait patienté sur une liste d’attente jusqu’en février 1984, elle a été rappelée pour entrer à l’emploi du régiment. La politique actuelle stipulée dans OAFC 49- 16 n’autorise pas la milice à engager des femmes supplémentaires en raison des exigences des fonctions d’appui statique.

Isabelle Gauthier demande les réparations suivantes: premièrement, une ordonnance du tribunal disant que la politique actuelle est discriminatoire parce que certains groupes professionnels au sein de la réserve sont réservés aux hommes et que les femmes sont exclues de certains groupes professionnels; deuxièmement, la somme de 1 500 $ pour perte de dignité à la suite du refus de l’embaucher en raison d’une politique discriminatoire; et troisièmement, le salaire perdu en vertu du fait qu’elle a été incapable de se joindre au Régiment de Hull pendant un an et demi.

Le montant du salaire perdu a fait l’objet d’une contestation. Les avocats des deux parties se sont entendus sur le fait que la demande devait être modifiée à la lumière de la politique d’allègement, c’est pourquoi on tient compte des autres revenus gagnés pendant la période où elle a été incapable de se joindre au régiment. Les données concernant sa participation aux sessions de formation ont fourni une preuve acceptable du montant qu’elle aurait gagné, compte tenu du taux moyen de non participation; les individus ne sont payés que pour leur présence effective. L’avocat des FAC a également prétendu que la compensation devait être allégée en raison de la longueur de l’intervalle séparant la plainte et la constitution d’un tribunal pour entendre l’affaire (soit une période de six ans).

Nous avons déjà rendu notre décision sur la question générale de la discrimination dans l’emploi. Si nous l’appliquons à cette plainte, nous constatons qu’une politique d’emploi discriminatoire fondée sur le sexe était en vigueur au moment de la plainte. Les FAC prétendent que cette politique était valide en raison de l’existence d’une exigence professionnelle justifiée, à l’effet que la milice ou les groupes de réserve sont liés à des unités combattantes et leur sont intégrées en cas d’urgence ou de guerre. Le tribunal constate que l’exigence professionnelle constitue une défense contre l’accusation de discrimination. Cependant, le tribunal n’a pas été convaincu par les arguments présentés en faveur d’une politique de quotas ou de pourcentages de l’effectif total pour les femmes au sein de la troupe de garnison qui n’est pas opérationnellement déployée et qui fournit un appui statique au régiment de combat armé. Dans ce cas, il ne peut y avoir de défense l’exigence professionnelle justifiée. Plusieurs mois après la plainte, les postes au sein de la force de réserve ont été classifiés comme étant destinés à des hommes ou à des femmes en fonction, notamment, de l’éventualité du combat ou de tâches opérationnelles. Ce tribunal juge cette politique plus équitable que celle des quotas. Par conséquent, le tribunal conclut qu’une politique d’emploi discriminatoire prévalait dans cette affaire du moment où la plainte a été enregistrée jusqu’à novembre 1982, date de la classification des groupes professionnels. En outre, le tribunal juge que la politique discriminatoire s’est poursuivie dans les faits jusqu’au rappel de la plaignante au régiment en février 1984.

Le tribunal ordonne donc:

  1. Que les FAC versent à la plaignante la somme de 1 000 $ pour perte de dignité à la suite du refus d’emploi.
  2. Que les FAC versent à la plaignante la somme de 5 481 $ pour perte de salaire réelle pendant la période d’octobre 1982 à février 1984.

b) Joseph Houlden

Joseph Houlden est un pilote de l’armée de l’air à la retraite qui, en novembre 1982, a enregistré une plainte alléguant que les FAC étaient coupables de discrimination inverse d’après l’article 10 de la Loi, car seuls les pilotes de sexe masculin étaient exposés à une responsabilité illimitée de piloter des avions de chasse et d’occuper des postes de combat, alors que les femmes pilotes ne pouvaient s’acquitter de ces tâches. Dans une lettre datée du 15 octobre 1986 adressée à l’avocat des FAC, M. Houlden a proposé de clarifier sa plainte. En guise de réparation, il exige que les femmes pilotes soient autorisées à piloter des avions de chasse à des postes de combat; que les forces mettent sur pied un programme d’action positive pour la participation des femmes aux rôles de combat; que les forces mettent sur pied un organisme interne de surveillance du programme d’action positive, et que les forces fassent chaque année rapport au Parlement des progrès du programme d’action positive.

D’après l’article 41 de la Loi canadienne sur les droits et libertés, un tribunal des droits de la personne a compétence pour rendre une ordonnance visant l’adoption et la mise en oeuvre de programmes spéciaux. L’article 15 prévoit que les programmes spéciaux ne sont pas discriminatoires s’ils sont mis sur pied pour prévenir ou éliminer les handicaps dont souffre un groupe d’individus en raison de leur sexe.

M. Houlden s’est représenté lui- même devant le tribunal et a procédé au contre- interrogatoire du major- général Morton, témoin de l’armée de l’air pour les FAC. Entre l’enregistrement de la plainte en 1982 et l’audience par le tribunal de son argumentation le 10 ao t 1988, l’armée de l’air a retiré en 1987 toutes les restrictions à l’emploi des femmes dans tous ses groupes professionnels et toutes ses unités. Tout en appuyant cette décision, M. Houlden a estimé que la politique passée de l’armée de l’air envers les femmes, les restrictions opérationnelles, les essais SWINTER et les recherches effectuées sur les différences physiques et psychologiques, étaient révélateurs de la réticence extrême de l’armée de l’air à l’égard du changement, réticence qui ne laissait rien présager de bon pour la pleine intégration des femmes dans les forces. Selon lui, sans une ordonnance d’action positive, l’armée de l’air retrouverait ses habitudes et ses usages discriminatoires, en dépit du changement radical suivi par les politiques d’emploi en 1987.

Pour conclure son argumentation, M. Houlden a demandé les réparations suivantes: une ordonnance demandant à l’armée de l’air d’entreprendre un programme d’action positive portant spécialement sur la sélection de femmes pour tous les postes et toutes les unités des forces, en vue de porter la participation féminine minimale à la moitié de l’ensemble des postes, à tous les grades, d’ici quinze ans.

Pour ordonner la mise en oeuvre d’un tel programme, le tribunal doit déceler la discrimination et trouver inadéquate la défense d’exigence professionnelle justifiée. Comme dans le cas des autres plaintes, le tribunal maintient que l’exigence professionnelle justifiée restreignant l’emploi des femmes ne constituait pas une défense appropriée face à une plainte de discrimination après 1986, date à laquelle les FAC ont édicté de nouvelles politiques d’emploi.

A cette date, l’armée de l’air avait ouvert aux femmes, depuis six ans, les postes de membres d’équipage (pilote, navigateur, mécanicien navigant) dans toutes les unités sauf celles de combat; et toutes les restrictions s’appliquant au combat ont été levées en 1987.

Même si le tribunal a jugé sur la question générale qu’il y a eu après 1986 discrimination envers les femmes non légitimisée par l’exigence professionnelle justifiée avancée par les mises en cause, il ne rend pas d’ordonnance de programme d’action positive tel que demandé par M. Houlden. Le tribunal croit que l’engagement du commandement opérationnel de l’armée de l’air, tel que présenté lors des témoignages, envers la pleine intégration des femmes dans l’armée de l’air, constitue une garantie adéquate et satisfaisante du fait que l’armée de l’air ne retrouvera pas ses pratiques discriminatoires, tel que le prétend M. Houlden. La décision de l’armée de l’air d’éliminer toutes les restrictions à l’emploi des femmes a suivi une planification, des recherches et une évaluation méticuleuses. Le tribunal n’a aucune raison de mettre en doute la bonne foi et la volonté de l’armée de l’air.

Compte tenu de cette décision, le tribunal n’a pas besoin de traiter de la question du quota de participation des femmes, comme le demande M. Houlden. Pour imposer un quota, le tribunal devrait rendre une ordonnance détaillée et mettre sur pied un organisme de surveillance. Cela n’est pas souhaitable pour deux raisons. Premièrement, les Forces armées canadiennes régulières et de réserve sont composées de volontaires, et nul ne peut prévoir le nombre de femmes qui s’engageront dans les forces. Il n’est pas possible d’imposer un programme de quota obligatoire dans une organisation exclusivement composée de volontaires. Deuxièmement, la preuve révèle que les forces prévoient adopter des normes de sélection physiques sans discrimination sexuelle qui s’appliqueront entre autres aux postulants aux postes de combat dans l’armée de l’air. Il est impossible de prévoir si les femmes vont atteindre ces normes en nombre suffisant pour constituer la moitié des équipages des avions de chasse. Ce nombre dépendra des qualités et des aptitudes des individus qui s’engageront et présenteront leur demande.

c) Marie- Claude Gauthier

Au début 1983, Marie- Claude Gauthier a vu une affiche du ministère de la Défense nationale invitant les personnes intéressées à postuler pour un cours totalement subventionné de trois ans, dans le cadre du Programme d’instruction technique en mécanique navale parrainé par les FAC et offert au collège communautaire de Rimouski. Les postulants admissibles devaient satisfaire les conditions d’enrôlement des forces régulières et avoir complété un certain niveau d’études secondaires. Lorsqu’elle a pris des renseignements complémentaires sur l’enrôlement, Mme Gauthier a appris de l’officier de recrutement des forces que ce programme qui devait durer de juin 1983 à octobre 1986 n’était ouvert qu’aux hommes. Le cours exigeait que les étudiants servent en mer pendant deux mois puis acceptent d’être affectés à bord d’un navire après la graduation.

Le programme n’est pas ouvert aux femmes parce qu’elles ne pourraient servir nulle part après leur graduation. Le poste de technicien de mécanique navale est encore fermé aux femmes car il s’agit d’un métier propre à la marine, c’est- à- dire que ses titulaires servent à bord de navires pendant de longues périodes. Ce n’est que depuis juillet 1986 que les navires ravitailleurs sont accessibles aux femmes des forces régulières. L’effectif des techniciens de marine navale est important à bord de ces navires: 46, comparativement à 15 à bord des sous- marins et de 35 à 73 à bord des destroyers. Alors que les femmes peuvent maintenant servir à bord de navires ravitailleurs, elles sont encore exclues du métier propre à la marine de technicien en mécanique navale car il n’y a que trois navires ravitailleurs dans la marine; ainsi, selon les témoignages, il n’y aurait aucun possibilité d’avancement pour les hommes et les femmes si l’un des sexes était limité aux affectations sur un type de bateau.

La plaignante affirme avoir souffert un refus d’accès à un service, pour un motif de discrimination prohibé, à l’encontre de l’article 5( a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. L’article 14( g) prévoit qu’un tel refus peut être protégé s’il y a une raison justifiée pour le refus ou la différence de traitement. Les mises en cause prétendent que la plainte tombe sous l’article 7 de la Loi qui traite de l’emploi, car les informations de recrutement spécifiaient que les postulants devaient s’engager au sein des forces avant de pouvoir commencer le cours. Une plainte portant sur l’article 7 est liée à la défense de l’exigence professionnelle justifiée conformément à l’article 14( a). Les avocats des deux parties se sont entendus sur le fait que les normes de preuve requises pour les articles 14( a) et 14( g) ne différaient pas beaucoup. Le tribunal appuie l’avis des FAC selon lequel la plainte est couverte de manière plus appropriée par l’article 7 de la Loi. L’achèvement de l’instruction est intimement lié à l’embauche ultérieure au sein des forces. Les témoignages ont clairement indiqué que les forces avaient choisi d’offrir ce cours par le biais du collège communautaire pour qu’un nombre plus élevé de recrues puissent être incitées à s’inscrire au programme et à être prêts à occuper un emploi de technicien de mécanique navale après la graduation. L’instruction comprenait une expérience en mer à bord de navires de la marine et faisait sans l’ombre d’un doute partie de la politique de recrutement des forces régulières.

Pour les raisons que nous avons déjà énoncées, la décision du tribunal sur la question générale des groupes professionnels et des unités fermés aux femmes est que la défense de l’exigence professionnelle justifiée n’est plus valable après juin 1986, date à laquelle les forces armées ont mis en oeuvre une nouvelle politique d’emploi.

En appliquant cette décision à la plainte étudiée ici, le tribunal ordonne:

  1. Que le programme d’instruction technique en mécanique navale ainsi que les cours qui en font partie soient ouverts aux postulantes qui satisfont l’exigence du niveau d’étude et se sont enrôlées dans les FAC.
  2. Que les FAC invitent Marie- Claude Gauthier à postuler pour une place dans le cours offert dans le cadre du programme.

d) Georgina Brown

En février 1985, lorsque Georgina Brown, pilote commercial licencié, s’est renseignée auprès d’un centre de recrutement sur le poste de pilote dans les forces régulières, on lui a répondu que l’on n’acceptait pas les candidates mais que la politique était en cours de révision. Elle a alors demandé à ce que son nom soit placé sur une liste d’attente pour que le centre puisse la contacter dans l’éventualité de la modification de la politique d’exclusion. En mars 1985, elle a posé sa candidature pour le poste de navigateur mais on lui a répondu que l’on n’acceptait pas les candidates. En septembre 1985, Mme Brown a enregistré deux plaintes, l’une portant sur sa situation personnelle et l’autre sur la politique générale d’exclusion des femmes de certains groupes professionnels de l’armée de l’air. Toutes deux ont été combinées aux autres plaintes pour cette audience. Les avocats des parties ont été incapables de s’entendre sur un exposé des faits au sujet de la plainte; Mme Brown a été appelée à titre de témoin pour la plaignante et entendue par le tribunal en janvier 1987.

Selon son témoignage, Georgina Brown a été au chômage d’octobre 1984 à 1985 et souhaitait poursuivre sa carrière de pilote. C’est pourquoi elle a voulu s’enrôler dans l’armée de l’air, ce qui s’est avéré impossible en raison de la politique alors en vigueur. Elle a alors accepté un emploi extérieur au milieu du pilotage pour une entreprise pharmaceutique. Vers la fin de 1986, le bureau de recrutement des FAC où elle avait posé sa candidature lui a fait parvenir plusieurs lettres recommandées l’avisant que l’armée de l’air avait levé les restrictions aux femmes pour le service dans le transport, le secours et le sauvetage et l’instruction. Au début de 1987, Mme Brown est allée au centre de recrutement pour demander des détails sur les documents requis pour poser sa candidature. En réalité, elle n’a posé sa candidature pour aucun des postes. Les renseignements complémentaires dévoilés plus tard par l’avocat révèlent que Mme Brown n’a pas une assez bonne vue pour pouvoir recevoir une formation de pilote. Lorsque quelqu’un pose sa candidature pour un poste dans l’armée de l’air, il peut s’écouler un an avant qu’il soit réellement enrôlé. En outre, de nombreux individus sont qualifiés pour être intégrés à des équipages mais très peu sont acceptés à titre de pilote de chasse. Ce dernier élément est intéressant pour tenter de savoir si Mme Brown était réellement prête à abandonner son emploi s r pour postuler pour un poste de pilote ou de navigateur, et si la demande pour perte de salaire est justifiée, c’està- dire si elle a réellement perdu un salaire en raison du refus d’emploi.

Comme nous l’avons dit, la défense d’exigence professionnelle justifiée n’était plus valable pour motiver les politiques discriminatoires après juin 1986. Cette plainte porte sur des événements et politiques de l’année précédente, alors que l’exigence professionnelle était fondée selon le tribunal. C’est pourquoi le tribunal juge la plainte non fondée et, en conséquence, ne rend pas d’ordonnance pour le versement du salaire perdu. L’avocat de la plaignante demande un dédommagement pour la douleur et les souffrances. Le tribunal a examiné la preuve de près et conclut que rien ne justifie un tel versement. Les FAC ont informé la plaignante aussi rapidement que possible de la levée des restrictions à l’emploi, et rien ne permet de dire qu’elle aurait abandonné son emploi d’alors pour débuter l’entraînement qui lui était offert (à condition naturellement qu’elle y soit admissible). Ses actes suggèrent qu’elle n’a pas été réellement affectée très longtemps après le premier refus de l’armée de l’air d’accepter sa candidature.

Fait le 14 février 1989.

Sidney N. Lederman (Président)

Jane Banfield Haynes (Membre)

Nicolas Cliche (Membre)

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