Tribunal canadien des droits de la personne

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TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL

GUYLAINE BÉLANGER

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA,
SYNDICAT DES AGENTS CORRECTIONNELS DU CANADA

les intimés

DÉCISION SUR REQUÊTE

2009 TCDP 36
2009/11/12

MEMBRE INSTRUCTEUR : Athanasios D. Hadjis

[1] La plaignante, Guylaine Bélanger, est agente correctionnelle auprès du Service correctionnel du Canada (le SCC), un des intimés en l'espèce. L'autre intimé est l'agent négociateur des agents correctionnels, le Syndicat des agents correctionnels du Canada (CSN) (le syndicat). Dans les plaintes qu'elle a déposées, Mme Bélanger prétend qu'en 2006, le SCC et le syndicat ont conclu une convention collective comportant une disposition discriminatoire à l'égard des agentes correctionnelles comme elle.

[2] La Commission canadienne des droits de la personne (la CCDP) a renvoyé ses plaintes à l'encontre des deux intimés devant le Tribunal canadien des droits de la personne (le TCDP) afin qu'il les examine. Le syndicat a déposé une requête préliminaire demandant au TCDP de se désister pour cause d'incompétence à l'égard de l'objet de la plainte (compétence matérielle ou ratione materiae). Le syndicat prétend que les arbitres du travail ont une compétence exclusive relativement aux questions que Mme Bélanger a soulevées dans ses plaintes.

Les faits à l'origine des plaintes

[3] Mme Bélanger a commencé à travailler pour le SCC en 1989, occupant des postes de commis de bureau (poste relevant de la classification CR dans la fonction publique fédérale). Dans ses plaintes, elle a déclaré qu'en 1999, afin d'augmenter la représentation des femmes dans la catégorie professionnelle des agents correctionnels (CX), constituée de postes majoritairement occupés par des hommes, le SCC avait apporté des changements à ses critères d'embauche. Ces changements ont permis à Mme Bélanger de postuler et d'obtenir un poste de CX en décembre 1999.

[4] Tout comme d'autres femmes ainsi devenues agentes correctionnelles, Mme Bélanger a d'abord été en mesure d'inclure les années de service acquises au cours de ses précédents emplois dans le calcul et pour le choix de ses vacances, attribuées en fonction de l'ancienneté. Elle a affirmé que les titulaires des postes CX, principalement des agents correctionnels de sexe masculin, avaient mal accepté cette politique. Ils ont en effet eu l'impression que, contrairement à eux, les agentes correctionnelles qui venaient d'être embauchées avaient l'avantage, du fait de leurs anciens postes de commis de bureau, de ne pas avoir évolué dans des environnements de travail dangereux et de ne pas avoir été soumises à des horaires irréguliers. Ainsi, les agents correctionnels de sexe masculin ont nourri un sentiment de frustration grandissant à l'égard des agentes récemment engagées.

[5] Dans ses plaintes, Mme Bélanger a déclaré qu'en 2006, le syndicat avait signé une nouvelle convention collective avec le Conseil du Trésor du Canada, ainsi qu'une entente secondaire avec le SCC directement : l'entente globale. Cette entente globale contenait une clause stipulant que, dès lors, le choix des dates de vacances se ferait selon toute méthode faisant l'objet d'une entente au niveau local, ou à défaut d'une entente, sur la base du nombre d'années de service depuis le moment où l'employé est devenu agent correctionnel, et non simplement un employé du SCC.

[6] Mme Bélanger a déposé ses plaintes en matière de droits de la personne plusieurs mois après que l'entente globale eut été finalisée. Elle y a fait valoir qu'elle n'avait qu'une confiance toute relative dans le processus susceptible d'être instauré au niveau local relativement à l'attribution des vacances, ajoutant qu'à son lieu de travail, seulement 17 % des agents correctionnels étaient des femmes, et que sur les 6 % d'agents correctionnels qui occupaient des postes de CR avant d'occuper des postes de CX, presque tous étaient des femmes (90 %). Ainsi, la très grande majorité des employés qui participeraient à un vote portant sur les dates de vacances au niveau local seraient des hommes, qui voteraient contre les agents correctionnels issus du groupe CR, postes majoritairement occupés par des femmes. Elle a également souligné que dans le cas où il serait impossible de parvenir à une entente, le processus par défaut était conçu de manière à ne pas tenir compte de l'ancienneté qu'elle avait acquise auprès du SCC dans un poste de CR, catégorie professionnelle constituée de postes majoritairement occupés par des femmes.

La requête du syndicat

[7] Le syndicat a souligné que les articles 208 et 209 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 (la LRTFP), prévoyaient qu'un fonctionnaire avait le droit de présenter un grief individuel et de le renvoyer à l'arbitrage s'il se sentait lésé par l'interprétation ou l'application d'une disposition d'une convention collective. En outre, conformément au paragraphe 236(1) de la LRTFP, le droit de recours du fonctionnaire par voie de grief remplace ses droits d'action en justice relativement aux faits - actions ou omissions - à l'origine du différend.

[8] Le syndicat a fait valoir que les faits à l'origine du présent différend avaient trait aux vacances annuelles, question abordée dans la convention collective qu'il a signée avec le Conseil du Trésor (à l'article 29) et traitée de manière détaillée dans l'entente globale signée avec le SCC. Ainsi, le syndicat a soutenu qu'essentiellement, la LRTFP avait privé le TCDP de toute compétence à l'égard de cette question, en confiant la responsabilité à l'arbitre des griefs.

Analyse

[9] Comme la Cour suprême du Canada l'a souligné au paragraphe 14 de l'arrêt Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Québec (Procureur général), 2004 CSC 39 (l'arrêt Morin), il n'existe pas in abstracto de présomption légale de compétence exclusive de l'arbitre des griefs. Dans chaque cas, la question est de savoir si la loi pertinente, appliquée au litige considéré dans son contexte factuel, établit que la compétence de l'arbitre est exclusive.

[10] Dans l'arrêt Morin, la question en litige était de savoir si les clauses d'une convention collective contrevenaient aux dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12 (la Charte québécoise), relatives à l'égalité. La Cour suprême a souligné qu'à première vue, il s'agissait précisément [...] [du] genre de questions sur lesquelles le Tribunal des droits de la personne [du Québec] a pour mandat de statuer, compte tenu des dispositions législatives en cause et du contexte factuel. Toutefois, afin de bien analyser la question de savoir si la loi confère malgré tout à l'arbitre du travail une compétence exclusive relativement à de tels litiges, la Cour suprême a proposé une analyse en deux étapes :

  1. Examiner les dispositions en cause et ce qu'elles prévoient au chapitre de la compétence de l'arbitre;
  2. Se pencher sur la nature du litige et se demander s'il appert de la loi qu'il est du ressort exclusif de l'arbitre.

[11] Dans l'arrêt Morin, à la première étape de l'analyse, la Cour suprême a signalé que le Code du travail du Québec, L.R.Q., ch. C-12, portait que toute mésentente relative à l'interprétation ou à l'application d'une convention collective (c'est-à-dire un grief) devait être soumise à l'arbitrage. Ainsi, l'arbitre avait compétence sur toute question liée à la mise en uvre de la convention collective, telle que la question alors soulevée. À ce stade de l'analyse, la Cour suprême a également souligné que pour large qu'elle soit, la compétence du Tribunal des droits de la personne du Québec (le Tribunal québécois) et de la Commission des droits de la personne du Québec (la Commission québécoise) en matière de droits de la personne au Québec n'était pas exclusive. Ainsi, l'article 77 de la Charte québécoise autorisait la Commission québécoise à refuser ou à cesser d'agir dans la situation où le plaignant ou la plaignante avait exercé, pour les mêmes faits, un recours devant une autre instance. Il s'ensuivait que la compétence de la Commission et du Tribunal québécois était concurrente à celle d'autres organismes juridictionnels.

[12] En l'espèce, la LRTFP prévoit également qu'un fonctionnaire a le droit de présenter un grief (et de le renvoyer finalement à l'arbitrage) s'il se sent lésé par l'interprétation ou l'application d'une disposition d'une convention collective (articles 208 et 209). Ce droit de recours remplace les droits d'action en justice du fonctionnaire (paragraphe 236(1)). En outre, tout comme la Commission et le Tribunal québécois, la CCDP et le TCDP n'ont pas la compétence exclusive d'entendre les plaintes déposées en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP). Ainsi, en vertu de l'article 41 de la LCDP, la CCDP peut refuser d'examiner une plainte si elle estime que le plaignant devrait d'abord épuiser les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont ouverts, ou si la plainte pourrait avantageusement être instruite selon des procédures prévues par une autre loi que la LCDP. En effet, il ressort clairement de la LRTFP (aux alinéas 226g) et h)) que le TCDP et la CCDP n'ont pas la compétence exclusive d'entendre les plaintes déposées en vertu de la LCDP, la LRTFP accordant explicitement aux arbitres de grief le pouvoir d'interpréter et d'appliquer la LCDP et de rendre les ordonnances prévues par les dispositions relatives aux réparations. Ainsi, comme la Cour suprême l'a déclaré dans l'arrêt Morin, la compétence de la CCDP et du TCDP est concurrente à celle d'autres organismes juridictionnels, y compris les arbitres de grief.

[13] Au paragraphe 91 de l'arrêt Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, la Cour suprême a formulé une remarque semblable, bien que la loi pertinente était différente. La Cour a conclu, à la première étape de son analyse, que la plainte de discrimination et de harcèlement au travail déposée par un employé du Parlement pouvait relever à la fois de la Loi sur les relations de travail au Parlement, L.R.C. 1985 (2e suppl.), ch. 33 (la LRTP), et de la LCDP, et par conséquent, être entendue dans le cadre du processus d'arbitrage des griefs prévu par la LRTP.

[14] Au paragraphe 20 de l'arrêt Morin, à la deuxième étape de son analyse, la Cour suprême a souligné que la qualification du litige (la constatation qu'il a trait à la responsabilité délictuelle, aux droits de la personne ou à un contrat de travail) ne suffisait pas à déterminer que le litige ressortît exclusivement à l'arbitre. Il faut se demander si le législateur a voulu que le litige, considéré dans son essence et non de façon formaliste, soit du ressort exclusif de l'arbitre.

[15] Dans l'arrêt Morin, la Cour suprême a déclaré que le litige résidait principalement dans le fait qu'une clause de la convention collective traitait les plaignants et les membres de leur groupe (soit les enseignants ayant moins d'ancienneté, généralement les plus jeunes) moins favorablement que les enseignants ayant plus d'ancienneté (paragraphe 23). La Cour suprême a par conséquent établi que la question en litige était la suivante : était-il discriminatoire de négocier et d'adopter une clause préjudiciable uniquement aux enseignants plus jeunes et moins expérimentés? La Cour suprême a ajouté que le litige mettait essentiellement en cause le processus de négociation et l'insertion de la clause dans la convention collective, concluant (au paragraphe 24), que le contexte factuel permettait de conclure que le litige ne ressortissait pas exclusivement à l'arbitre. La Cour suprême a ainsi décidé que le Tribunal québécois était compétent pour entendre le litige, rejetant ainsi la prétention selon laquelle la compétence de l'arbitre en droit du travail était exclusive.

[16] Je ne vois pas de différence majeure entre le contexte factuel de l'arrêt Morin et celui de la présente affaire. Mme Bélanger a essentiellement soulevé la même question, à la différence près que sa plainte a été déposée pour un autre motif de distinction illicite. Mme Bélanger a affirmé que le syndicat et le SCC avaient négocié et étaient parvenus à une entente au sujet d'une clause (le processus d'attribution des vacances annuelles) qui la désavantage elle ainsi que d'autres membres de son groupe (soit les agentes correctionnelles, plus particulièrement celles qui ont acquis leur ancienneté dans des postes qui ne relevaient pas de la classification CX et qui étaient majoritairement occupés par des femmes). Comme la Cour suprême l'a souligné dans l'arrêt Morin (au paragraphe 24), en l'espèce, le contexte factuel permet de conclure que les parties n'auront pas de difficultés à parvenir à une entente au sujet de la manière d'interpréter et d'appliquer la disposition relative aux vacances annuelles contenue dans l'entente globale, si tant est que cette disposition soit valide. Les agents correctionnels doivent parvenir à une entente au niveau local au sujet de la manière d'attribuer les vacances, et s'ils n'y parviennent pas, la question est réglée en fonction de l'ancienneté acquise au sein de postes relevant de la classification CX. La seule vraie question en litige est de savoir si le processus qui a conduit à l'adoption de la clause et à son inclusion dans l'entente globale contrevient à la LCDP.

[17] Le syndicat souligne que dans le paragraphe introductif de sa réponse à la requête, Mme Bélanger a déclaré qu'elle a été victime de discrimination dans le cadre de son emploi à cause de la mise en application de la clause portant sur les vacances contenue dans l'entente globale. Le syndicat m'enjoint d'interpréter cette déclaration comme la reconnaissance, par Mme Bélanger, que la question en litige en l'espèce est, en fait, la question de l'application d'une disposition de la convention collective, et que par conséquent, le contexte factuel est différent de celui décrit dans l'arrêt Morin. Je ne le pense pas. Le syndicat a sorti de leur contexte les observations formulées par Mme Bélanger à cet égard. Une lecture rapide de la réponse à la requête (particulièrement des premier et deuxième paragraphes) m'a permis de constater que les déclarations de Mme Bélanger étaient compatibles avec les faits allégués dans sa plainte, autrement dit que la question en litige était bien celle de l'adoption et de l'inclusion de la clause, et non celle de son interprétation et de son application.

[18] Par conséquent, dans le cadre de la seconde étape de l'analyse, je conclus qu'il ressort de la nature du litige et de la loi applicable que la présente plainte ne relève pas de la compétence exclusive de l'arbitre du travail.

[19] En outre, je note que dans l'arrêt Morin, en parvenant à la conclusion que le Tribunal québécois était compétent pour entendre la plainte, la Cour suprême a tenu compte du fait que, dans cette affaire, les syndicats avaient apparemment des intérêts divergents de ceux des plaignants, étant donné qu'ils étaient affiliés à un des groupes de négociation qui avaient élaboré l'entente qualifiée de discriminatoire. La Cour suprême a souligné que si les syndicats avaient choisi de ne pas déposer de grief devant l'arbitre, les enseignants se seraient retrouvés privés de recours en justice (sauf peut-être intenter une poursuite contre leur syndicat pour manquement au devoir de juste représentation). À cet égard, la Cour suprême a cité la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Ford Motor Co. of Canada Ltd. c. Ontario (Human Rights Commission), 2001 CanLII 21234, laquelle a indiqué qu'en accordant une compétence exclusive aux arbitres du travail en pareilles circonstances, les droits individuels d'employés syndiqués ne soient plus que des chimères.

[20] Il est possible de faire la même remarque en ce qui a trait à la situation de Mme Bélanger. Sa plainte consiste essentiellement à affirmer, ou du moins à laisser entendre, que le syndicat a agi de façon discriminatoire à son endroit ainsi qu'à l'endroit des autres agentes correctionnelles en négociant et en incluant la clause en question dans l'entente globale, et ce, afin de favoriser les intérêts de la majorité des membres du syndicat, des hommes. Cette affirmation à elle seule la placerait probablement en désaccord avec le syndicat. Par conséquent, le fait d'exiger qu'elle obtienne l'assentiment de ce même syndicat avant de présenter son grief, tout comme le fait qu'elle soit représentée par le syndicat au cours du processus d'arbitrage, pose les mêmes questions que celles qui ont été soulevées dans l'arrêt Morin.

[21] Pour l'ensemble des motifs susmentionnés, je conclus que le TCDP a compétence pour instruire les plaintes déposées par Mme Bélanger. Par conséquent, la requête du syndicat est rejetée.

Signée par

Athanasios D. Hadjis

OTTAWA (Ontario)
Le 12 novembre 2009

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIERS DU TRIBUNAL :

T1419/4509 et T1420/4609

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Guylaine Bélanger c. Service correctionnel du Canada et le Syndicat des agents correctionnels du Canada

DATE DE LA DÉCISION SUR REQUÊTE
DU TRIBUNAL :

Le 12 novembre 2009

ONT COMPARU :

Pierre Chapleau

Pour la plaignante

Sheila Osborne-Brown

Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Aucune représentation

Pour l'intimé, Service correctionnel du Canada

Gérard Notebaert

Pour l'intimé, le Syndicat des agents correctionnels du Canada

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