Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 11/95 Décision rendue le 30 juin, 1995

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. (1985), chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE:

LORI MORIN

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

BRINK'S CANADA LIMITÉE

l'intimée

DÉCISION DU TRIBUNAL

TRIBUNAL: Anne L. Mactavish, présidente Kathleen Jordan, membre Alvin Turner, membre

ONT COMPARU: Me Odette Lalumière Avocate de la Commission canadienne des droits de la personne

Gérald Riendeau Représentant de Brink's Canada Limitée

Lori Morin Pour elle-même

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE : 21, 22, 23 et 24 mars 1995, Ottawa (Ontario)

TRADUCTION

TABLE DES MATIERES

I LA PLAINTE

II COMPÉTENCE

III LES FAITS

Lori Morin

Guy Taillefer

Eric Hanson

Rosemarie Smith

Alain Brosseau

Jacques Delorme

IV LE DROIT

V ANALYSE

VI RÉPARATION

A Réintégration

B Perte de salaire

C Autres procédures

D Indemnité spéciale

E Intérêts

VII CONCLUSION

I LA PLAINTE

Il s'agit d'une allégation de discrimination fondée sur le sexe, laquelle discrimination va à l'encontre des dispositions de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP). Le 25 février 1991, la plaignante Lori Morin a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) une plainte dans laquelle elle a allégué ce qui suit :

[TRADUCTION]

Brink's Canada Limitée a fait montre de discrimination à mon endroit en me défavorisant en cours d'emploi en raison de mon sexe, contrairement à l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Je suis une femme.

J'ai commencé à travailler pour Brink's Canada Limitée le 4 février 1989. Le 27 août 1990, mon superviseur m'a fait savoir que mon poste de préposée au service du courrier aérien (air courrier) était fusionné avec celui de superviseur de la chambre forte et m'a demandé si j'étais intéressée à occuper le nouveau poste. Cependant, il m'a dit que je n'obtiendrais aucune augmentation de salaire en raison de difficultés financières de l'entreprise. Comme préposée au service du courrier aérien, je gagnais un salaire annuel de 27 000 $. La personne qui occupait le poste de superviseur de la chambre forte avant de démissionner gagnait 30 000 $ par année.

Le 31 août 1990, j'ai refusé l'offre et j'ai ensuite été affectée à un poste de répartitrice, pour lequel j'ai reçu le même salaire que celui que je faisais comme préposée au service du courrier aérien. Le 11 septembre 1990, l'entreprise a offert le poste de préposé au service du courrier aérien/superviseur de la chambre forte à un employé de sexe masculin qui n'avait aucune expérience dans ce domaine à un salaire annuel de 30 000 $. J'estime donc que l'entreprise a fait montre de discrimination à mon endroit parce que je suis une femme.

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II COMPÉTENCE

Au début de l'audience, le représentant de l'intimée a présenté trois requêtes préliminaires dont deux ont été tranchées conformément aux motifs prononcés lorsque les décisions s'y rapportant ont été prises. La troisième requête concernait la compétence du Tribunal, l'intimée soutenant que Brink's Canada Limitée (Brink's) n'était pas assujettie à la compétence fédérale, mais plutôt à la compétence provinciale.

Il est certain que l'article 2 de la LCDP restreint la compétence du Tribunal aux questions qui relèvent du champ de compétence du Parlement du Canada.

Même si le Tribunal les a invitées à le faire, ni Brink's ni la Commission n'ont présenté de preuve au sujet des activités de l'entreprise. Chaque partie a allégué qu'il incombait à la partie adverse de prouver le bien- fondé de cette allégation et qu'elle n'était donc nullement tenue de présenter de preuve au sujet de la nature des activités de Brink's. Aucune des parties n'a cité de décision à l'appui de sa position en ce qui a trait au fardeau de la preuve.

Les deux parties ont décidé de débattre la question en se fondant sur la jurisprudence existante au sujet de la compétence à laquelle l'employeur était assujetti, notamment l'affaire Brink's Canada Limited: Retail, Wholesale and Department Store Union, Local 454, (1976), 77 C.C.L.C. 14,087, où la Cour d'appel de la Saskatchewan a statué que l'employeur était assujetti à la compétence provinciale, et l'affaire Syndicat uni du transport et Brink's Canada Limitée et al., (décision du CCRT 918), où le Conseil canadien des relations du travail a décidé, en 1992, que l'employeur était assujetti à la compétence fédérale.

En réponse aux questions du Tribunal, le représentant de l'intimée a reconnu que la description des activités de Brink's qui figurait dans la décision 918 du CCRT était exacte et que la situation était la même lors des événements qui ont donné lieu à la présente plainte.

Le Tribunal a remis le prononcé de sa décision au sujet de la question de la compétence et a demandé aux parties de lui soumettre des observations écrites, y compris des citations de doctrine et de jurisprudence, au sujet de la question de savoir à qui appartient le fardeau de la preuve dans une contestation de cette nature. L'audience sur le fond a ensuite débuté.

A la fin de l'audience, le Tribunal a reçu une lettre en date du 30 mars 1995 de George Vassos, du cabinet d'avocats Harris & Partners, qui agissait pour le compte de Brink's. Voici le texte de cette lettre:

[TRADUCTION]

Nous avons été consultés par Brink's Canada Limitée. Gérard Riendeau (directeur des relations du travail) a comparu au nom de Brink's à l'audience dans cette affaire. Le mardi 22 mars 1995, M. Riendeau a contesté la compétence du Tribunal en invoquant des motifs constitutionnels. M. Riendeau a

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présenté des arguments à ce sujet, notamment quant à la question de savoir à qui appartient le fardeau de la preuve dans un litige concernant la compétence.

Nous vous écrivons maintenant pour vous faire savoir que ni M. Riendeau ni notre cabinet n'ont d'autres arguments à formuler au nom de Brink's au sujet de ces questions.

Brink's demande donc au Tribunal l'autorisation de se désister de sa contestation au sujet de toutes ces questions sous réserve de tout droit. Si le Tribunal n'est pas prêt à accorder cette autorisation, nous lui demanderions subsidiairement de rendre sa décision sur la foi des arguments déjà présentés par M. Riendeau...

Dans une lettre datée du 4 avril 1995, la Commission a avisé le Tribunal qu'elle était prête à consentir à la demande de désistement de l'intimée en ce qui a trait à sa contestation de la compétence du Tribunal, pourvu que le désistement soit considéré comme une reconnaissance de ladite compétence. Dans l'éventualité où le Tribunal n'autorisait pas l'intimée à se désister de sa contestation, la Commission a fourni d'autres arguments au sujet du fardeau de la preuve.

Compte tenu du désir avoué de l'intimée de ne pas poursuivre sa contestation au sujet de la compétence, le Tribunal lui permet de se désister de sa requête et procédera en présumant qu'il a compétence en l'espèce.

En ce qui a trait aux conséquences que le désistement devrait avoir pour les procédures ultérieures, il ne s'agit pas d'une question que le présent Tribunal peut ou doit trancher à ce moment-ci. Le Tribunal a pris note du fait que la Commission refuse que la contestation soit retirée sous réserve de tout droit et les parties pourront débattre des conséquences que ces événements devraient avoir, le cas échéant, sur des procédures ultérieures dans le contexte desdites procédures.

III LES FAITS

Le présent litige portait en définitive sur des questions de crédibilité et il est donc nécessaire de passer en revue les dépositions des différents témoins.

Lori Morin

Mme Morin a commencé à travailler pour Brink's en février 1989. En août 1991, elle faisait partie de l'équipe de l'après-midi du service du courrier aérien et recevait un salaire annuel de 27 000 $. Selon

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Mme Morin, en plus de s'acquitter des responsabilités liées au poste qu'elle occupait dans ce service, elle devait superviser le secteur de la chambre forte le soir lorsque Todd Campbell, le superviseur de la chambre forte régulier, partait à la fin de la journée.

Au cours de son témoignage, Mme Morin a dit que, le 27 août 1991, elle a rencontré Alain Brosseau, le directeur adjoint de la succursale de Brink's à Ottawa. M. Brosseau lui a dit que Todd Campbell avait démissionné. Il a ajouté qu'il fusionnait le poste de superviseur de la chambre forte avec le poste de Mme Morin et a demandé à celle-ci si elle était intéressée à occuper le nouveau poste. Mme Morin a compris que M. Brosseau lui offrait le poste. Mme Morin était très intéressée et a posé à M. Brosseau un certain nombre de questions concernant les responsabilités liées au nouveau poste. M. Brosseau lui a dit qu'il n'était pas certain de la façon dont les choses fonctionneraient.

Mme Morin a demandé à M. Brosseau si elle recevrait une augmentation de salaire et celui-ci lui a répondu par la négative, compte tenu des problèmes financiers que l'entreprise éprouvait.

Mme Morin savait que M. Campbell gagnait un salaire annuel de 30 000 $ et a donc été étonnée d'apprendre qu'elle ne recevrait pas d'augmentation. Elle a ajouté qu'elle était au courant des difficultés financières de l'entreprise et a donc accepté ce que M. Brosseau lui avait dit au sujet du salaire correspondant au nouveau poste. M. Brosseau a dit à Mme Morin de prendre quelques jours pour y penser et de lui en reparler.

Selon Mme Morin, cette conversation a eu lieu dans le bureau de M. Brosseau, qui se trouvait à l'intérieur du bureau du service de répartition et en était séparé par des cloisons. Mme Morin ignorait si quelqu'un se trouvait dans le bureau du service de répartition au moment de sa conversation avec M. Brosseau.

Selon Mme Morin, le 31 août, elle a rencontré M. Brosseau sur le terrain de stationnement de l'entreprise et elle lui a dit qu'après avoir réfléchi, elle refusait l'offre, étant donné qu'elle ne recevrait aucune augmentation de salaire.

Plus tard au cours de l'après-midi, M. Brosseau est revenu sur la question et a demandé à Mme Morin quand elle pensait être en mesure d'accepter le nouveau poste. Mme Morin lui a répondu qu'elle ne pourrait pas accepter de nouvelles responsabilités à moins de recevoir une augmentation de salaire en conséquence.

Selon Mme Morin, si M. Brosseau lui avait offert le poste fusionné à 30 000 $ par année, elle l'aurait accepté. Mme Morin nie que sa décision de refuser le poste reposait en partie sur des problèmes de transport.

Le 11 septembre 1990, Eric Hanson, collègue de Mme Morin, a fait savoir à celle-ci qu'il avait accepté le poste et que son salaire serait porté à 30 000 $ par année. Mme Morin a été fort étonnée par cette révélation,

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d'autant plus que, contrairement à M. Hanson, elle avait de l'expérience comme superviseure de la chambre forte.

Mme Morin a tenté de régler le problème à l'intérieur de l'entreprise, mais ses efforts ont été vains, d'où la présente plainte.

Lorsque M. Hanson a remplacé Mme Morin du fait qu'il avait accepté le nouveau poste de superviseur de la chambre forte/préposé au service du courrier aérien, Mme Morin a été affectée à l'ancien poste de M. Hanson, soit le poste de répartiteur, au salaire annuel de 27 000 $.

En septembre 1991, M. Brosseau a offert à Mme Morin le poste de superviseure de la chambre forte/superviseure de la salle de monnaie métallique à un salaire annuel de 31 500 $. Mme Morin a rejeté cette offre, parce qu'une bonne partie de son temps serait consacrée à des activités qui se déroulaient dans la salle de monnaie métallique, soit des tâches qui, à son avis, étaient salissantes et exigeantes sur le plan physique.

Le 31 août 1992, Mme Morin a perdu le poste à temps plein qu'elle occupait chez Brink's par suite d'une mise à pied. Elle a cependant continué à travailler pour l'entreprise à temps partiel jusqu'en février 1993 et a alors accepté un poste au sein d'une autre entreprise.

Guy Taillefer

Guy Taillefer travaillait comme répartiteur chez Brink's. Il a dit qu'à la fin du mois d'août ou au début de septembre 1990, il a entendu une conversation entre Mme Morin et M. Brosseau au sujet de la démission de Todd Campbell. M. Taillefer était assis dans le bureau du service de répartition au cours de la conversation, tandis que Mme Morin et M. Brosseau se trouvaient dans le bureau de celui-ci. M. Taillefer a entendu M. Brosseau offrir à Mme Morin le poste de superviseur de la chambre forte. Mme Morin a demandé à M. Brosseau quel serait le salaire correspondant au nouveau poste. M. Brosseau a répondu qu'il n'y aurait aucune augmentation de salaire et a demandé à Mme Morin de lui reparler à ce sujet le vendredi suivant.

Le vendredi en question, M. Taillefer et Mme Morin étaient assis dans le bureau du service de répartition, tandis que M. Brosseau se trouvait dans son bureau. M. Brosseau a demandé à Mme Morin quelle était sa réponse et celle-ci a répondu à plusieurs reprises qu'elle n'avait aucune raison d'accepter des responsabilités supplémentaires sans une augmentation de salaire correspondante.

Eric Hanson

M. Hanson travaillait comme instructeur au service des guichets automatiques chez Brink's et gagnait un salaire annuel de 27 000 $. Il a dit qu'en septembre 1990, M. Brosseau lui a demandé s'il serait intéressé à occuper le poste de superviseur de la chambre forte. MM. Brosseau et Hanson ont discuté des responsabilités liées au poste. Même si M. Hanson n'en était pas certain, il ne croit pas que la discussion a porté sur le

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salaire. M. Hanson a fait savoir à M. Brosseau que le poste l'intéressait vivement et, quelque temps plus tard, le poste lui a effectivement été offert. Le salaire de M. Hanson a été porté à 30 000 $ dès qu'il a commencé à travailler comme superviseur de la chambre forte.

Un mois ou deux plus tard, l'entreprise a été réorganisée à nouveau et le superviseur de la chambre forte a également été chargé de surveiller les activités qui se déroulaient dans la salle de monnaie métallique.

M. Hanson a occupé le poste de superviseur de la chambre forte et la salle de monnaie métallique jusqu'en novembre 1991, mois au cours duquel il est devenu superviseur du service des guichets automatiques. M. Hanson a continué à évoluer au sein de l'entreprise et est maintenant directeur de la succursale d'Ottawa.

Rosemarie Smith

Rosemarie Smith est la directrice de l'administration du personnel chez Brink's. Au cours de son témoignage, elle a dit que Brink's utilise la méthode des barèmes d'évaluation Hay. Lorsque cette méthode a été mise en place, tous les postes de l'entreprise ont été examinés quant à leur valeur et à leur importance pour l'organisation. Un certain nombre de points a alors été attribué à chaque poste. Une échelle de salaires a ensuite été établie en fonction des points attribués au poste. Les échelles de salaires sont établies en fonction du poste plutôt que des qualités du candidat. Une personne sera placée à un certain endroit de l'échelle en fonction de son expérience et de ses qualités.

Le salaire du poste de superviseur de la chambre forte/préposé au service du courrier aérien se situait à l'intérieur d'une échelle allant de 29 942 $ à 40 510 $.

Mme Smith a dit qu'avant la mise en place du système Hay, les salaires étaient déterminés à l'intérieur des succursales, sur une base individuelle, ce qui a donné lieu à un certain nombre d'iniquités. Le système Hay a été mis en oeuvre au début de 1990 et devait constituer une méthode plus équitable qui ne donnerait lieu à aucune discrimination sexuelle aux fins de l'évaluation des postes et de la détermination de la rémunération. La mise en place du système n'a pas été sans heurts et les employés se demandaient comment le système fonctionnerait.

Mme Smith soutient avoir discuté avec Alain Brosseau de la réorganisation envisagée dans le secteur de la chambre forte, notamment du poste de superviseur de la chambre forte et de préposé au service du courrier aérien ainsi que de l'échelle de salaires qui serait attribuée au nouveau poste. Selon Mme Smith, cette conversation aurait eu lieu avant que M. Brosseau s'adresse à des candidats éventuels, ce qui est la procédure normale. M. Brosseau ne savait pas au juste en quoi consistait la méthode Hay et ignorait ce qui surviendrait lorsque les postes seraient fusionnés. Mme Smith a expliqué que, lorsque des postes sont fusionnés, les tâches de chaque poste qui exigent le plus de responsabilités sont identifiées et

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l'échelle salariale du nouveau poste est ensuite déterminée en fonction de ces tâches.

Selon Mme Smith, dans le passé, Brink's était perçue à juste titre comme une organisation dominée par les hommes et tentait de former des femmes comme gestionnaires et superviseures. Mme Morin avait été identifiée comme une personne que l'entreprise voulait former en ce sens. Mme Morin avait été une bonne employée et une bonne superviseure et avait démontré une attitude positive au cours de son travail.

Après avoir discuté avec M. Brosseau, Mme Smith a cru comprendre que Lori Morin était la candidate qu'il préférait pour le poste. M. Hanson était également considéré comme un candidat possible. Mme Smith n'a pas participé directement aux discussions qui ont eu lieu avec Mme Morin au mois d'août de 1990; cependant, d'après les conversations qu'elle a eues subséquemment avec MM. Brosseau et Delorme ainsi qu'avec Mme Morin, elle a cru comprendre que celle-ci avait des problèmes de transport pour se rendre au travail et que cette question avait été un facteur lors des discussions survenues en août 1990.

Alain Brosseau

En août 1990, Alain Brosseau était directeur adjoint de la succursale de Brink's à Ottawa. A ce titre, il avait le pouvoir de recommander l'octroi de promotions en faveur de certaines personnes, mais n'avait aucun pouvoir en ce qui a trait à la détermination des salaires, lesquels étaient fixés par Jacques Delorme, le directeur de la succursale, sur la base de consultations avec le service des ressources humaines. Comme directeur adjoint de la succursale, M. Brosseau ne discutait habituellement pas des questions salariales avec Mme Smith.

M. Brosseau a dit que, en raison de l'accroissement de la concurrence, la situation économique de la succursale était très difficile en 1990. L'entreprise a dû mettre à pied un certain nombre d'employés. De plus, elle a fusionné d'autres postes afin d'abaisser ses coûts. C'est dans ce contexte que l'entreprise a décidé de fusionner le poste de préposé au service du courrier aérien occupé par Mme Morin avec le poste de superviseur de la chambre forte. M. Brosseau nie avoir parlé à Rosemarie Smith au sujet de l'échelle salariale correspondant au poste fusionné avant de proposer le poste à Mme Morin, mais il a précisé qu'il avait peut-être parlé à Mme Smith auparavant au sujet du salaire de M. Campbell. M. Brosseau a dit que, lorsqu'il a parlé à Mme Morin au sujet du poste de superviseur de la chambre forte, il était au courant de l'échelle salariale qui correspondrait à ce poste.

M. Brosseau a rencontré Mme Morin pour discuter de la réorganisation. Selon lui, cette conversation a eu lieu sur le terrain de stationnement de l'entreprise et aucune autre personne n'était présente. M. Brosseau a expliqué à Mme Morin ce qui surviendrait et lui a fait savoir qu'elle était considérée comme une très bonne candidate pour le nouveau poste. M. Brosseau lui aurait également dit que le nouveau poste serait initialement occupé l'après-midi, mais qu'il deviendrait subséquemment un

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poste de jour. Ces renseignements n'ont pas plu à Mme Morin. Selon M. Brosseau, elle lui a dit que l'entreprise apportait souvent des changements et que les changements ne fonctionnaient jamais. Elle estimait que le nouveau poste demandait beaucoup plus de travail et n'était pas disposée à l'accepter à moins de recevoir une offre salariale nettement plus avantageuse. M. Brosseau a dit à Mme Morin qu'il n'était pas prêt à discuter de salaire avec elle pour l'instant, mais qu'il voulait plutôt lui dire ce qui surviendrait.

M. Brosseau soutient que, par suite de cette conversation, il a cru comprendre que Mme Morin n'était pas intéressée à occuper le nouveau poste et qu'elle n'était pas d'accord avec les changements qui étaient apportés. Il a donc décidé de ne plus examiner la candidature de Mme Morin et nie même lui avoir offert le poste.

Dans son témoignage lors de l'interrogatoire principal, M. Brosseau n'a parlé que d'une conversation qu'il a eue avec Mme Morin. Cependant, en contre-interrogatoire, il a précisé qu'il avait eu un deuxième entretien très court avec elle dans le bureau du service de répartition. Selon M. Brosseau, il était assis à son bureau, tandis que Mme Morin était assise à son pupitre, dans la partie extérieure du bureau du service de répartition. M. Brosseau ignore si d'autres personnes étaient présentes dans le bureau du service de répartition lors de cette conversation. Mme Morin a soulevé à nouveau la question du salaire correspondant au poste de superviseur de la chambre forte. M. Brosseau a répété qu'il ne pouvait discuter de questions salariales pour l'instant avec Mme Morin.

M. Brosseau a confirmé que M. Hanson a subséquemment été désigné pour occuper le poste à un salaire annuel de 30 000 $.

En septembre 1991, M. Brosseau a offert à Mme Morin le poste de superviseur de la chambre forte à un salaire annuel de 31 500 $. Cependant, la situation avait évolué et la surveillance des activités se déroulant dans la salle de monnaie métallique faisait désormais partie des fonctions du poste, qui était devenu un poste de jour. Selon M. Brosseau, Mme Morin, qui demeurait à l'extérieur d'Ottawa, a refusé le poste en partie parce que son époux travaillait l'après-midi et qu'elle se rendait habituellement au travail avec lui. Si elle acceptait un poste de jour, il lui serait difficile de trouver un moyen de transport pour se rendre au travail. De plus, Mme Morin a indiqué qu'elle n'était pas prête à accepter la responsabilité des activités se déroulant dans la salle de monnaie métallique.

Jacques Delorme

Jacques Delorme n'a pas été appelé à témoigner. Cependant, une note en date du 5 juin 1991 que M. Delorme a fait parvenir à Mme Smith a été présentée en preuve par l'intimée par l'entremise de Mme Smith (pièce R-8, onglet 13). Il est évident que la note a été écrite dans le but d'aider Mme Smith à répondre à la plainte de Mme Morin. Dans cette note, M. Delorme souligne qu'au cours des entretiens qu'il a eus avec Mme Morin,

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il a fait savoir à celle-ci que le poste de superviseur de la chambre forte ne lui avait pas été attribué en raison de son attitude négative.

IV LE DROIT

Voici un extrait de l'article 7 de la LCDP:

Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects:

b) de le défavoriser en cours d'emploi.

Le sexe constitue un motif de distinction illicite.

Dans un litige de cette nature, il appartient à la partie plaignante d'établir une preuve de discrimination suffisante à première vue. Lorsqu'elle l'a fait, il incombe ensuite à la partie intimée de fournir une explication raisonnable pour la conduite reprochée (Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke [1982], 1 R.C.S. 202, p. 208 et Commission ontarienne des droits de la personne et O'Malley c. Simpson Sears Limited [1985], 2 R.C.S. 536, p. 558).

Une preuve suffisante à première vue est une preuve qui couvre les allégations formulées et qui, si elle est crue, est complète et suffit à justifier un verdict en faveur du plaignant en l'absence d'une réponse de la part de l'intimé (arrêt O'Malley, précité, p. 558).

Si la partie intimée fournit une explication raisonnable au sujet du comportement par ailleurs discriminatoire, la partie plaignante doit alors démontrer que l'explication ne constitue qu'un prétexte et que les actes de l'employeur ont été réellement motivés par des considérations discriminatoires (Israëli c. Commission canadienne de droits de la personne 4 C.H.R.R. D/1616 p. 1617 (conf. 5 C.H.R.R. D/2147), (Basi c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1988), 9 C.H.R.R. D/5029).

Les tribunaux ont reconnu qu'en matière de discrimination, il est difficile d'établir des allégations au moyen d'une preuve directe. Comme le Tribunal l'a mentionné dans l'affaire Basi:

La discrimination n'est pas un phénomène qui se manifeste ouvertement, comme on serait porté à le croire. Il est rare en effet qu'on puisse prouver par des preuves directes qu'un acte discriminatoire a été commis intentionnellement. (p. D/5038)

Il appartient plutôt au Tribunal d'examiner toutes les circonstances pour déterminer s'il existe ce qui a été décrit dans l'affaire Basi comme de subtiles odeurs de discrimination.

La norme de preuve dans les affaires de discrimination est le fardeau de la preuve selon la prépondérance des probabilités qui s'applique

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habituellement en matière civile. Lorsqu'une preuve circonstancielle est présentée, le critère peut être énoncé comme suit:

On peut conclure à la discrimination quand la preuve présentée à l'appui rend cette conclusion plus probable que n'importe quelle autre conclusion ou hypothèse possible. (B. Vizkelety, Proving Discrimination in Canada (Toronto), Carswell, 1987, p. 142)

V ANALYSE

Le représentant de l'intimée a consacré une partie de son argumentation à la méthode d'évaluation d'emplois Hay et à l'article 10 de la LCDP. Il convient de souligner qu'il ne s'agit pas d'un litige concernant l'équité salariale et que, par conséquent, le système d'évaluation des emplois de l'entreprise n'est pas contesté. Le présent litige porte plutôt sur le traitement d'une personne, en l'occurrence Mme Morin, et sur la question de savoir si ce traitement constitue de la discrimination fondée sur le sexe.

Les témoins de la Commission et ceux de l'intimée ont donné des versions fondamentalement différentes des événements survenus à la fin du mois d'août 1990. Après avoir examiné l'ensemble de la preuve, le Tribunal retient la version présentée par les témoins de la Commission plutôt que celle des témoins de l'intimée pour les motifs suivants:

  1. Mme Morin a témoigné de façon claire et simple et est restée inébranlable lors du contre-interrogatoire.
  2. La discussion en litige concernait la carrière de Mme Morin et devait avoir une plus grande importance pour celle-ci que pour M. Brosseau. En conséquence, il y a plus de chances que le souvenir de la plaignante soit exact.
  3. Le témoignage de Mme Morin au sujet de la première et de la troisième discussions qu'elle a eues avec M. Brosseau a été corroboré sur tous les points essentiels par le témoignage de Guy Taillefer, que le Tribunal considère également comme un témoin crédible.
  4. L'intimée n'a pas soutenu que Mme Morin ou M. Taillefer mentaient délibérément. Elle a plutôt allégué que tous deux avaient un souvenir confus en raison du temps qui s'était écoulé depuis les événements. De l'avis du Tribunal, cette explication est peu probable, compte tenu de la grande cohérence qui caractérise le témoignage de ces deux personnes.
  5. Par ailleurs, la preuve présentée par les deux témoins de l'intimée, soit Mme Smith et M. Brosseau, comportait certaines incohérences, notamment quant à la question de savoir si M. Brosseau et Mme Smith avaient discuté ou non du salaire à accorder pour le poste de superviseur de la chambre forte/préposé au service du courrier aérien en août 1990.
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  7. La suggestion de l'intimée selon laquelle, en août 1990, Mme Morin s'est montrée peu disposée à accepter le poste de superviseur de la chambre forte/préposé au service du courrier aérien en raison de problèmes de transport n'était pas appuyée par le témoignage de M. Brosseau ou par les notes préparées par celui-ci et par M. Delorme (pièce R-8, onglets 7, 11 et 13), dans lesquels il n'est nullement question d'un problème de transport.

Le Tribunal constate qu'à la fin d'août 1990, Alain Brosseau a offert à Lori Morin le poste de superviseur de la chambre forte/préposé au service du courrier aérien à un salaire annuel de 27 000 $. Todd Campbell, qui occupait précédemment le poste de superviseur de la chambre forte, touchait un salaire annuel de 30 000 $. Eric Hanson, qui a finalement obtenu le poste de superviseur de la chambre forte/préposé au service du courrier aérien, a également reçu un salaire de 30 000 $.

Mme Morin avait de l'expérience aux fins du poste de superviseur de la chambre forte, ayant déjà exercé des fonctions inhérentes à ce poste le soir, lorsque M. Campbell quittait le travail, ainsi qu'aux fins du poste de préposé au service du courrier aérien. Eric Hanson n'avait aucune expérience pour l'un ou l'autre de ces postes.

Le Tribunal en vient donc à la conclusion que la plaignante a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que l'explication offerte par l'intimée ne constitue qu'un prétexte. De l'avis du Tribunal, compte tenu de toutes les circonstances, l'explication la plus probable à l'égard du traitement dont Mme Morin a fait l'objet est son sexe. Par conséquent, la plainte est bien fondée.

VI RÉPARATION

La plaignante demande sa réintégration, le salaire qu'elle a perdu jusqu'à la date de sa réintégration, une indemnité pour le préjudice moral qu'elle a subi et des intérêts.

A Réintégration

En ce qui a trait à la question de la réintégration, la Commission soutient que le Tribunal devrait présumer que, si le poste de superviseur de la chambre forte/préposé au service du courrier aérien avait été offert à Mme Morin en août 1990, celle-ci aurait suivi le même cheminement de carrière que M. Hanson et n'aurait pas été mise à pied en août 1992.

De l'avis du Tribunal, la théorie qu'invoque la Commission pour lier le traitement discriminatoire survenu en août 1990 à la perte du poste à temps plein de Mme Morin en août 1992 repose sur des hypothèses et il n'existe pas de lien suffisant entre la conduite discriminatoire et la perte d'emploi survenue deux ans plus tard pour justifier la réintégration aux termes de l'alinéa 53(2)b) de la LCDP.

Il convient également de souligner en ce qui a trait à la question de la réintégration et de la demande relative à la perte de salaire que, malgré le traitement injuste dont Mme Morin a fait l'objet en août 1990, le poste de superviseur de la chambre forte lui a été offert à nouveau en septembre 1991, bien que sous une forme différente, à un salaire annuel de 31 500 $. La preuve ne permet pas de dire si la plaignante aurait été mise à pied si elle avait accepté ce poste à l'époque.

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B Perte de salaire

Même si la mesure du préjudice dans les affaires touchant les droits de la personne est différente de celle qui s'applique dans les cas de congédiement injuste, les principes ordinaires de la limitation du préjudice s'appliquent. Il appert clairement du témoignage de M. Hanson que, si Mme Morin avait accepté le poste de superviseur de la chambre forte et préposé au service du courrier aérien la première fois, la responsabilité des activités qui se déroulent dans la salle de monnaie métallique lui aurait également été confiée un mois ou deux plus tard. De l'avis du Tribunal, en refusant d'accepter le nouveau poste un an plus tard, Mme Morin a omis de limiter son préjudice, et c'est là que se termine la responsabilité de l'intimée envers elle.

Le Tribunal accorde donc à Mme Morin un montant de 3 000 $, soit la différence entre le salaire que Mme Morin a reçu et celui que M. Hanson a reçu pour le poste de superviseur de la chambre forte/préposé au service du courrier aérien pour une période d'un an.

C Autres procédures

Mme Morin est actuellement partie à d'autres poursuites découlant de l'emploi qu'elle a exercé auprès de son employeur subséquent. Des arguments ont été présentés au sujet des conséquences que ces procédures devraient avoir sur la réparation qui pourrait être accordée en l'espèce. Compte tenu des conclusions auxquelles le Tribunal en est arrivé au sujet de la réintégration et de la perte de salaire, il n'est pas nécessaire d'examiner cette question.

D Indemnité spéciale

Il est évident que les événements survenus en août 1990 ont grandement touché Mme Morin sur le plan moral. Le Tribunal accorde donc à la plaignante un montant de 1 500 $ conformément à l'alinéa 53(3)b) de la LCDP.

E Intérêts

Il est reconnu dans la jurisprudence que des intérêts doivent être payés sur l'indemnité relative à la perte de revenu ainsi que sur l'indemnité accordée pour le préjudice moral (Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 C.F. 401).

Le Tribunal ordonne donc que des intérêts à taux simple soient versés sur les sommes adjugées aux présentes au taux préférentiel de la Banque du Canada en vigueur à la date de la plainte.

Les intérêts devraient être versés comme suit:

  1. sur le salaire perdu, des intérêts calculés sur le montant total depuis le 1er mars 1991, soit le milieu de la période visée par le paiement du salaire;
  2. sur l'indemnité de 1 500 $ accordée pour le préjudice moral, des intérêts depuis le 27 août 1990, soit la date de la première conversation entre Mme Morin et M. Brosseau.

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VII CONCLUSION

Pour les motifs précités, le Tribunal déclare que l'intimée a transgressé les droits de Mme Morin aux termes de la LCDP et lui ordonne:

  1. de payer à Mme Morin une somme de 3 000 $ pour la perte de salaire que la plaignante a subie;
  2. de payer à Mme Morin une somme de 1 500 $ à titre d'indemnité pour le préjudice moral que la plaignante a subi;
  3. des intérêts sur les sommes adjugées aux présentes conformément au taux préférentiel de la Banque du Canada à la date de la plainte:
  1. sur le salaire perdu, des intérêts calculés sur le montant total depuis le 1er mars 1991, soit le milieu de la période visée par le paiement du salaire;
  2. sur l'indemnité de 1 500 $ accordée pour le préjudice moral, des intérêts depuis le 27 août 1990, soit la date de la première conversation entre Mme Morin et M. Brosseau.

FAIT le mai 1995. Anne L. Mactavish, présidente

Kathleen Jordan, membre

Kathleen Jordan, membre

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