Tribunal canadien des droits de la personne

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CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL TRIBUNAL CANADIAN DES DROITS DE LA PERSONNE

Robert D. ADAIR, BARRY CATLEY, JOSEPH T.B. CORRIGAN,

PAUL D. CROSS, JOHN FRASER, ARTHUR W. GUTHREAU,

BARBARINE HENRY, DOUGLAS HORSMAN, JOHN HURLEY,

JOSEPH EDWARD KORPONAY

les plaignants

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

FORCES ARMÉES CANADIENNES

l'intimée

MOTIFS DE LA DÉCISION

MEMBRE INSTRUCTEUR : J. Grant Sinclair

2004 TCDP 28

2004/08/18

[TRADUCTION]

I. FAITS MATÉRIELS

II. CONTEXTE

III. LA QUESTION À TRANCHER

IV. ARGUMENTS DE LA COMMISSION

V. ARGUMENTS DE L'INTIMÉE (FAC)

VI. DÉCISION

I. FAITS MATÉRIELS

[1] Cette plainte concerne dix plaintes déposées auprès de la Commission canadienne des droits de la personne entre octobre 1992 et juillet 1994.

[2] Tous les plaignants ont atteint l'âge de la retraite prescrit avant le 3 septembre 1992. Cependant, aucun d'entre eux n'a été libéré par les Forces armées canadiennes avant le 3 septembre 1992.

[3] Avant le 3 septembre 1992, chacun des plaignants a été contraint de prendre un congé entièrement payé, constitué de différentes formes de congés, notamment de congés accumulés (c.-à-d., congés annuels accumulés), de congés annuels (c.-à-d., congés annuels pour l'année de libération), de congés spéciaux et de congés de réadaptation conformément aux Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) et aux Ordonnances administratives des Forces canadiennes. L'ensemble de ces congés constitue ce qu'on appelle un congé de retraite à l'article 16.18 des ORFC. En vertu des ORFC, les plaignants devaient prendre ce congé avant leur libération.

[4] Alors qu'ils étaient en congé avant leur libération, les plaignants ont bénéficié de leur plein solde et de tous les avantages sociaux et ont accumulé du temps ouvrant pleinement droit à pension. Durant leur congé, ils n'avaient pas à faire du service actif; cependant, ils étaient susceptibles d'être rappelés au travail pour faire du service actif à n'importe quel moment, et ce, jusqu'à leur libération par les FAC.

[5] Tous les plaignants ont été libérés par les FAC après le 3 septembre 1992.

II. CONTEXTE

[6] Le 14 août 1992, le Tribunal canadien des droits de la personne a rendu sa décision dans Martin et autres c. Canada (ministère de la Défense nationale) (1992), 17 C.H.R.R. D/435. Le Tribunal a soutenu que les articles 15.17 et 15.31 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes n'étaient pas des règlements pris relativement à l'alinéa 15(1)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne et ne pouvaient, par conséquent, justifier la pratique discriminatoire de la mise à la retraite obligatoire.

[7] Le 3 septembre 1992, le gouverneur en conseil a modifié les articles 15.17 et 15.31 des ORFC afin de les harmoniser avec l'alinéa 15(1)b) de la LCDP, rendant ainsi les dispositions relatives à la retraite obligatoire applicables à compter de ce jour-là.

[8] Par la suite, le Tribunal canadien des droits de la personne a confirmé dans Carter c. Forces armées canadiennes, [2000] D.C.D.P. no 1 no D.T. 2/00, confirmée, [2001] A.C.F. no 1922 (C.F., 1re inst.); [2003] A.C.F. no 212 (C.A.F.), que la modification apportée aux articles 15.17 et 15.31 des ORFC le 3 septembre 1992 avaient mis fin à la pratique discriminatoire dont M. Carter avait fait l'objet par suite de sa libération le 27 mai 1992 en raison du fait qu'il avait atteint l'âge obligatoire de la retraite. Par conséquent, le Tribunal a conclu que les Forces canadiennes n'avaient pas à indemniser M. Carter des pertes salariales subies après le 3 septembre 1992.

III. LA QUESTION À TRANCHER

[9] En l'espèce, le Tribunal doit déterminer si l'exigence voulant que les plaignants prennent leur congé de retraite avant le 3 septembre 1992 constituait une pratique discriminatoire aux termes des articles 7 et 10 de la LCDP.

IV. ARGUMENTS DE LA COMMISSION

[10] La Commission a fait valoir que les plaignants ont été contraints de prendre un congé de retraite en vertu de la politique des FAC concernant la retraite, alors que cette politique était considérée comme discriminatoire.

[11] Selon la Commission, les plaignants ont en fait été forcés de quitter les FAC en raison de leur âge comparativement aux autres militaires. Au dire de la Commission, cette situation a eu pour effet de défavoriser les plaignants en cours d'emploi, ce qui allait à l'encontre du paragraphe 7b) de la LCDP, et résultait d'une politique privant les plaignants de possibilités d'emploi, en violation de l'article 10 de la LCDP.

[12] En outre, la Commission a soutenu que les plaignants, par suite de la pratique discriminatoire, avaient un droit acquis en matière d'indemnisation et que la modification apportée aux ORFC n'avait eu aucune incidence sur ce droit. Les modifications aux ORFC ne sont pas rétroactives. Ces modifications sont susceptibles d'avoir des répercussions sur l'indemnisation, mais non sur la responsabilité. La Commission a cité la décision Carter à l'appui de cette prétention.

V. ARGUMENTS DE L'INTIMÉE (FAC)

[13] L'argumentation des FAC s'articule autour des décisions rendues par le Tribunal et la Cour fédérale dans Carter. Le caporal-chef Carter a déposé auprès de la Commission une plainte contre les FAC le 25 août 1993, alléguant avoir fait l'objet d'une discrimination fondée sur l'âge en contravention de l'article 7 de la LCDP. Lorsque les FAC l'ont libéré (27 mai 1992), il était en congé de retraite depuis juin 1991. À ce moment-là, les dispositions de l'article 15.31 des ORFC concernant la retraite obligatoire n'étaient pas exécutoires en raison de la décision Martin.

[14] Il n'a pas été contesté que M. Carter, en raison de la pratique discriminatoire, avait droit à une indemnisation. Le litige a porté sur le montant de l'indemnité. Selon la Commission, la durée de la période indemnisable devait être de 24 mois à compter de la date de sa libération. Les FAC, pour leur part, étaient d'avis que la période indemnisable devait débuter à la date de sa libération, soit le 27 mai 1992, et se terminer à la date où la politique de retraite obligatoire des FAC a été validée, soit le 3 septembre 1992.

[15] Après qu'on eut prouvé que M. Carter avait été victime d'une pratique discriminatoire, le Tribunal a conclu qu'il avait un droit acquis en matière de rémunération et que la période indemnisable appropriée devrait aller du 27 mai 1992 au 3 septembre 1992.

[16] La Cour fédérale, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, a souscrit à la conclusion du Tribunal voulant que M. Carter ait un droit acquis en matière d'indemnisation mais non relativement au montant de l'indemnité. En ce qui concerne la période indemnisable, la Cour a indiqué qu'il doit y avoir un lien causal entre l'acte discriminatoire et le montant de l'indemnisation. Dans le cas de M. Carter, le lien causal a été rompu le 3 septembre 1992, par suite de la modification apportée aux ORFC, qui a permis aux FAC de libérer M. Carter. C'est à cette date que la pratique discriminatoire a pris fin.

[17] Les FAC soutiennent que la Commission n'a pas établi l'existence d'une preuve prima facie de la violation des articles 7 et 10 de la LCDP, car elle n'a pas démontré que les plaignants avaient subi des conséquences négatives ou avaient été privés de certaines possibilités.

[18] Les FAC ont indiqué qu'il était en preuve tant au Tribunal qu'à la Cour fédérale que M. Carter avait été mis en congé de retraite entre juin 1991 et le 27 mai 1992. Si le fait de mettre quelqu'un en congé de retraite constituait une pratique discriminatoire, il était loisible à la Commission de prétendre que la période indemnisable dans le cas de M. Carter aurait dû débuter en juin 1991, et non le 27 mai 1992. Toutefois, la Commission n'a pas avancé cet argument. Elle a plutôt adopté la position voulant que le droit de M. Carter en matière d'indemnisation avait été cristallisé le 27 mai 1992, soit le jour de sa libération discriminatoire. Le Tribunal et la Cour fédérale ont tous deux clairement affirmé dans leur décision respective que la libération de M. Carter constituait une pratique discriminatoire. Par conséquent, selon les FAC, la décision Carter étaye la thèse selon laquelle l'exigence de prendre un congé de retraite n'est pas une pratique discriminatoire.

[19] Ce l'est d'autant moins, selon les FAC, que le fait de mettre un membre en congé de retraite n'a pas de conséquences négatives puisqu'il bénéficie, pendant un tel congé, de tout ce à quoi il aurait droit s'il était en service actif.

[20] Les FAC ont présenté un autre argument qui porte lui aussi sur la libération. Les ORFC exigent que le congé de retraite soit pris avant la libération. Tel qu'indiqué dans Carter, M. Carter aurait pu être libéré par les FAC à compter du 3 septembre 1992, date où la politique de retraite obligatoire a été validée. Tous les autres plaignants en l'espèce ont été libérés après le 3 septembre 1992. On peut présumer que si les plaignants voulaient prendre leur congé de retraite, ils l'auraient fait avant leur libération. C'est ce qu'ils ont fait. Par conséquent, il n'y a pas eu de pratique discriminatoire.

VI. DÉCISION

[21] Tant les arguments de la Commission que ceux des FAC sont attrayants. Toutefois, j'ai conclu que la politique des FAC qui exigeait que les plaignants prennent leur congé de retraite avant le 3 septembre 1992 constituait un acte discriminatoire allant à l'encontre du paragraphe 7b) et du paragraphe 10 de la LCDP. Tel qu'indiqué ci-haut, les plaignants ont été retirés du service actif et mis à la retraite tout en continuant de figurer sur la liste de service des FAC. Ils étaient des soldats [TRADUCTION] cantonnés à la maison . Un grand nombre des plaignants étaient désireux de demeurer en service actif, ainsi qu'en témoigne leur demande de prolongation de leur période de service. Certaines demandes ont été acceptées, d'autres non.

[22] À mon avis, il n'est pas exact de dire que les plaignants n'ont pas subi de conséquences négatives parce qu'ils ont eu droit aux mêmes avantages que ceux dont ils auraient bénéficié s'ils avaient été en service actif. Les militaires qui sont en service actif, contrairement à ceux qui sont en congé de retraite, bénéficient d'autres avantages que la solde et les droits à pension. Parmi ces autres avantages figurent les promotions et les mutations. Bien sûr, les FAC offrent des cours de formation professionnelle, de l'avancement pour ses membres, des cours de formation en leadership, autant d'éléments susceptibles d'améliorer les perspectives de carrière d'un militaire.

[23] Un autre effet négatif a été évoqué avec angoisse par le juge en chef Dickson dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.) [1987] 1 R.C.S. 313 (à la page 368) :

Le travail est l'un des aspects les plus fondamentaux de la vie d'une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société. L'emploi est une composante essentielle du sens de l'identité d'une personne, de sa valorisation et de son bien-être sur le plan émotionnel.

[24] En outre, je n'accepte pas la prétention des FAC voulant que le congé de retraite ne soit pas une pratique discriminatoire ait été tranchée dans Carter. S'il était loisible à la Commission de faire valoir cet argument dans Carter, son omission de le faire n'est pas déterminante en l'espèce. On ne peut pas non plus affirmer que la Cour fédérale, en indiquant que la pratique discriminatoire résidait dans la libération du 27 mai 1992 de M. Carter, ait statué de façon concluante que le congé de retraite de M. Carter ne pouvait être une pratique discriminatoire. Il faut se rappeler que, dans Carter, le litige portait non pas sur la responsabilité relativement à la politique de retraite des FAC mais strictement sur la question de l'indemnisation. Ni le Tribunal ni la Cour fédérale n'a été appelé à se prononcer sur la question à savoir si la période indemnisable débutait à la date du congé de retraite plutôt qu'à la date de la libération. À mon avis, la question à savoir si le fait d'avoir ou non été mis en congé de retraite avant le 3 septembre 1992 constituait une pratique discriminatoire est demeurée entière après la décision Carter.

[25] Enfin, les FAC ont allégué que la politique de libération obligatoire a été immunisée par la modification apportée aux ORFC le 3 septembre 1992. Comme le congé de retraite est un attribut accessoire de la politique en question, il est lui aussi immunisé.

[26] Accepter cet argument impliquerait de donner un effet rétroactif à la modification apportée aux ORFC. Ce qui était discriminatoire avant la modification ne le serait plus en raison de la modification. La modification apportée aux paragraphes 15.17 et 15.31 des ORFC ne prévoyait pas expressément que celle-ci puisse s'appliquer rétroactivement, et les FAC n'ont pas prétendu non plus qu'elle avait un effet rétroactif.

[27] Pour les motifs énoncés ci-haut, j'ai conclu que la politique des FAC exigeant que les plaignants prennent un congé de retraite avant le 3 septembre 1992 constituait une pratique discriminatoire allant à l'encontre du paragraphe 7b) et de l'article 10 de la LCDP. Par conséquent, les plaignants ont droit à une indemnisation en raison de la pratique discriminatoire. Pour ce qui est du montant de l'indemnité à verser éventuellement, nous aborderons la question ultérieurement.

J. Grant Sinclair

OTTAWA (Ontario)

le 18 août 2004

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T811/6103

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Robert D. Adair, Barry Catley,

Joseph T.B. Corrigan, Paul D. Cross,

John Fraser, Arthur W. Guthreau,

Barbarine Henry, Douglas Horsman,

John Hurley, Joseph Edward Korponay

c. Forces armées canadiennes

DATE ET LIEU

DE L'AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

le 7 juin 2004

DATE DE LA DÉCISION

DU TRIBUNAL :

le 18 août 2004

ONT COMPARU :

Philippe Dufresne

Pour la Commission canadienne des droits de la

personne

Michael Peirce

Pour l'intimée

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