Tribunal canadien des droits de la personne

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CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

CECIL BROOKS

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

MINISTÈRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS

l'intimé

DÉCISION CONCERNANT LE RAPPORT D'EXPERT
PRÉSENTÉ PAR LE PLAIGNANT

2004 TCDP 20
2004/06/08

MEMBRE INSTRUCTEUR : Paul Groarke

TRADUCTION

I. INTRODUCTION

II. LE DROIT

III. CONCLUSION

I. INTRODUCTION

[1] La présente décision vise à trancher l'objection relative à un rapport d'expert présenté par le plaignant. Le rapport en question a été établi par Mme Frances Henry, qui semble être éminemment qualifiée en tant qu'experte en matière de racisme. Mme Henry est titulaire d'un doctorat en anthropologie sociale, a publié de nombreux ouvrages et a témoigné comme experte devant nombre de cours et de tribunaux. À ce stade-ci de l'instance à tout le moins, ses compétences ne sont pas contestées.

[2] Dans l'introduction de son rapport, Mme Henry pose deux questions :

  1. Est-il possible ou non que la race ait joué un rôle dans le classement du plaignant au 13e rang dans la liste d'admissibilité, ou est-ce simplement le fait du favoritisme et de l'incompétence du jury de sélection?
  2. Est-il possible ou non que le refus de nommer le plaignant pour une période déterminée de six mois, même s'il avait déjà satisfait aux critères juridiques à un certain nombre d'occasions, soit un acte de racisme?

J'aurais pensé que le Tribunal était dûment saisi de chacune de ces possibilités.

[3] Mme Henry décrit ensuite un cadre fondamental d'évaluation de ces questions. Elle affirme qu'il existe une nouvelle forme de racisme qui a remplacé des formes de racisme traditionnelles et délibérées. Ce genre de racisme comprend [TRADUCTION] des formes de comportement et des attitudes plus cachées, plus subtiles et parfois même inconscientes qui n'en sont pas moins discriminatoires à l'endroit des groupes minoritaires. Cette nouvelle forme de racisme se manifeste par un déni de la réalité qui occulte les motivations raciales sous-jacentes à de nombreux actes discriminatoires en milieu de travail. Comme l'indique Mme Henry à la page 3 de son rapport, il s'agit [TRADUCTION] d'un refus d'accepter la réalité du racisme en dépit des préjugés raciaux et de la discrimination raciale manifestes auxquels se heurtent les personnes de couleur dans leur vie et en ce qui touche leurs chances d'épanouissement.

[4] Mme Henry applique ensuite ces observations générales aux faits de l'espèce. Cependant, le rapport ne fournit guère de données statistiques ou scientifiques qui pourraient nous éclairer sur la situation particulière dont je suis saisi. L'idée maîtresse de son argumentation est simplement que ce défaut de perception est le principal facteur qui a engendré la situation qui nous occupe. Le problème que pose cette approche est qu'elle taxe de racisme quiconque rejette les allégations du plaignant. Bien sûr, ces accusations portent l'imprimatur d'un expert, ce qui ne fait que mettre l'intimé sur la défensive et rompt l'équilibre sur lequel doit reposer une audience équitable. Dans la pratique, il est impossible de faire de telles affirmations sans donner d'opinion au sujet de la crédibilité des témoins qui seront cités par l'autre partie. Il ne s'agit pas là d'une question qui se prête à des témoignages d'opinion.

[5] Le plaignant a fait valoir que le rapport est nécessaire pour réfuter les conclusions formulées dans le rapport de la Commission de la fonction publique. Ce rapport, qui a été déposé comme pièce à l'audience, traite des mêmes allégations fondamentales que celles dont le Tribunal est saisi. Le fait est que l'enquêteur de la Commission, Ella Coffil, a rejeté les allégations du plaignant. M. Bagambiire et M. Flaherty ont donc soutenu que le rapport de Mme Henry constitue un correctif nécessaire aux opinions exprimées dans son rapport. Ce genre d'argument ne saurait être admis. Bien que le rapport puisse présenter un certain intérêt du point de vue de l'établissement de la chronologie et de certains faits en l'espèce, on ne saurait y formuler des opinions sur une question fondamentale dont le Tribunal est saisi. Il incombe exclusivement au Tribunal de déterminer si M. Brooks a été victime de discrimination aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[6] Cela dit, une réserve s'impose. Je partage maintes préoccupations générales énoncées dans le rapport Henry et je ne veux pas empêcher le plaignant de plaider sa cause. M. Brooks est libre de prétendre que les personnes qui ont pris les décisions au sujet de son emploi n'ont pas été en mesure de discerner les éléments raciaux qu'elles comportaient. Ce genre de prétention s'inscrit bien dans l'éventail de vues formulées habituellement dans une affaire de cette nature. En outre, je conviens qu'un tribunal devrait veiller à prendre ses distances par rapport à tout point de vue adopté par l'enquêteur de la Commission. Il est incontestable que la décision du Tribunal doit être fondée sur les faits et la preuve dont il est saisi plutôt que sur les idées préconçues des parties.

II. LE DROIT

[7] Le critère de recevabilité d'un rapport d'expert a été énoncé par la Cour suprême du Canada dans R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9. Dans cet arrêt, le juge Sopinka affirme que l'admission de la preuve d'expert repose sur l'application des quatre critères suivants :

  1. la pertinence;
  2. le caractère nécessaire de l'élément de preuve;
  3. l'absence de toute règle d'exclusion;
  4. les compétences de l'expert.

La Cour ajoute qu'une analyse coûts-avantages devrait être effectuée pour déterminer si la valeur probatoire d'un rapport d'expert l'emporte sur son effet préjudiciable.

[8] Le premier critère est donc celui de la pertinence. L'avocat du plaignant semble présenter deux arguments. Le premier veut simplement que le rapport de Mme Henry soit pertinent parce qu'il tend à démontrer que la race est un élément qui a joué dans les décisions prises au sujet de M. Brooks. Le problème que pose cet argument est qu'aucun élément de preuve n'est fourni à l'appui d'une telle conclusion dans le rapport. Le document ne comporte aucune analyse statistique ou spécialisée que l'on trouverait normalement dans un rapport d'expert. Le deuxième argument a trait à la crédibilité. Sur ce plan, il est allégué dans le rapport que l'enquêteuse de la Commission de la fonction publique n'a pas tenu compte de la possibilité que les faits de l'espèce soient empreints de racisme, d'où l'insinuation voulant qu'elle entretenait des vues racistes. Les considérations de ce genre sont tout à fait accessoires à la question dont je suis saisi. Il n'y a aucune raison que je m'y arrête.

[9] De façon générale, il me semble que Mme Henry se soit contentée d'examiner les faits de l'espèce et d'informer le Tribunal qu'ils étayent une conclusion de racisme. Ce genre d'assistance professionnelle va au-delà du rôle légitime d'un expert. Je souscris à la décision rendue par la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse dans Campbell v. Jones, [2001] N.S.J. No 598 (QL), dans laquelle la cour précise, au sujet d'un autre rapport de Mme Henry, que [TRADUCTION] rien dans le rapport ne justifie qu'on applique dans une cour de justice des principes généraux du domaine des sciences sociales à la situation particulière du gendarme Campbell. Même si, dans Campbell, la cour était préoccupée par les effets d'une telle preuve sur le jury, la préoccupation fondamentale se situe au niveau du rôle des faits et des opinions dans la procédure juridique. De simples expressions d'opinions ne sont guère utiles lorsqu'il s'agit de décider si un plaignant a été victime de discrimination.

[10] La deuxième question est la nécessité. Dans Mohan (précité), la Cour suprême a soutenu qu'un rapport d'expert vise à fournir une conclusion qu'on ne pourrait tirer sans la preuve de l'expert. Au paragraphe 21, la Cour souscrit à l'énoncé formulé par le juge Dickson dans R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24 (à la p. 42) :

Le rôle d'un expert est précisément de fournir au juge et au jury une conclusion toute faite que ces derniers, en raison de la technicité des faits, sont incapables de formuler. [TRADUCTION] L'opinion d'un expert est recevable pour donner à la cour des renseignements scientifiques qui, selon toute vraisemblance, dépassent l'expérience et la connaissance d'un juge ou d'un jury. Si, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l'opinion de l'expert n'est pas nécessaire.

C'est dans ce contexte que la question de la nécessité doit être examinée.

[11] Un tribunal ne devrait pas appliquer trop scrupuleusement une norme comme celle de la nécessité. Il faut se poser la question à savoir si la preuve est nécessaire logiquement plutôt que du point de vue probatoire. Il doit y avoir une raison d'appeler un expert et le simple fait que le témoignage semble aider la cause d'une des parties n'est pas suffisant. Une partie n'a pas le droit d'étayer sa preuve en fournissant au Tribunal les opinions d'experts qui se trouvent à partager sa vision des choses. On ne saurait trancher une plainte en sondant les experts.

[12] Il y a d'autres préoccupations dans le contexte de la nécessité. L'une d'elles réside dans le fait que le Tribunal des droits de la personne est un tribunal spécialisé qui est lui-même expert en matière de discrimination. Par conséquent, il est à même de parvenir, sans l'aide d'un expert, à une opinion éclairée quant au poids et à la valeur d'une preuve de discrimination. Une autre préoccupation a trait à la nature du rapport, qui prône une certaine interprétation de la preuve dont le Tribunal est saisi. Dans Brough v. Richmond, 2003 B.C.S.C. 512, la Cour suprême de la Colombie-Britannique affirme (au par. 14) :

[TRADUCTION] :
Un expert ne peut prendre fait et cause pour quelqu'un. Tout expert devrait éviter de plaider la cause, rôle qu'il convient de laisser au conseil. Surrey Credit Union v. Willson, [1990] B.C.J. no 766 (C.S.) (à la p. 5). Les avis d'experts deviennent inadmissibles quand ils ne sont rien de plus qu'une expression ou une reformulation des arguments des avocats qui participent à la cause. Quand un argument est présenté sous le couvert d'un rapport d'expert, il sera rejeté pour ce qu'il est.

Je crois que ces observations s'appliquent au rapport présenté par le plaignant.

[13] La troisième préoccupation est plus fondamentale. Bien qu'elle ait été assouplie ces dernières années, la règle qui empêche de fournir une opinion sur le point litigieux dont le tribunal est saisi doit tout de même être respectée. Le tribunal ne saurait déléguer ses responsabilités à des experts, qui n'ont ni la formation juridique de ses membres, ni leur capacité d'appréciation de la preuve, ni leur expérience dans le domaine de l'arbitrage. Tout organisme d'arbitrage a l'obligation de tirer ses propres conclusions sur les aspects fondamentaux d'une plainte, sans bénéficier de directives de la part des parties.

[14] Le rapport de Mme Henry est préjudiciable au vrai sens du terme. Il renferme des commentaires sur la preuve que l'intimé entend présenter et donne à croire que le Tribunal ne pourra tirer qu'une seule conclusion à la fin de l'audience. À mon avis, cela mine l'indépendance de la procédure et empiète implicitement sur le droit de l'intimé de présenter sa preuve. Cela risque d'entraver la capacité du Tribunal de se prononcer librement sur les choix qui lui sont soumis par les différentes parties. C'est là exactement ce qu'une preuve d'expert ne doit pas faire.

III. CONCLUSION

[15] Lorsque j'applique le genre d'analyse coût-avantages envisagée par la Cour suprême dans Mohan, je conclus que le rapport de Mme Henry ne satisfait pas à la norme énoncée dans la jurisprudence. Il devrait donc être exclu de la preuve. Cette conclusion est conforme à la décision rendue dans Singh c. Statistique Canada (5 janvier 1998; transcription ci-incluse), où les Membres instructeurs on rendu une décision similaire à l'égard d'un rapport antérieur de Mme Henry.

Paul Groarke

HALIFAX (Nouvelle-Écosse)

le

8 juin

2004

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T838/8803

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Cecil Brooks c. Ministère des pêches et océans

DATE DE LA DÉCISION

DU TRIBUNAL :

Le 8 juin 2004

ONT COMPARU :

Davies Bagambiire
Stephen Flaherty

Pour le plaignant

Scott McCrossin
Melissa Cameron

Pour l'intimé

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