Tribunal canadien des droits de la personne

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TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL

GEORGE VILVEN

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

AIR CANADA

l'intimé

- et -

ASSOCIATION DES PILOTES D'AIR CANADA
FLY PAST 60 COALITION

les parties intéressées

ET ENTRE :

ROBERT NEIL KELLY

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

AIR CANADA
ASSOCIATION DES PILOTES D'AIR CANADA

les intimées

DÉCISION

2009 TCDP 24
2009/08/28

MEMBRE INSTRUCTEUR : J. Grant Sinclair

Karen A. Jensen

I. INTRODUCTION

II. L'ALINÉA 15(1)c) PEUT-IL SE JUSTIFIER AU REGARD DE L'ARTICLE PREMIER DE LA CHARTE?

A. Le contexte factuel et social de la législation en vigueur

B. Les objectifs de la législation sont-ils urgents et réels?

(i) La proportionnalité

(ii) L'atteinte minimale

(iii) La proportionnalité entre les effets et les objectifs de la législation

III. AIR CANADA ET L'APAC ONT-ELLES DÉMONTRÉ L'EXISTENCE D'EXIGENCES PROFESSIONNELLES JUSTIFIÉES - L'ALINÉA 15(1)a) ET LE PARAGRAPHE 15(2) DE LA LCDP?

IV. L'ÉLIMINATION DE LA RETRAITE OBLIGATOIRE IMPOSERAIT-ELLE UNE CONTRAINTE EXCESSIVE À L'APAC?

V. CONCLUSION

VI. LES RÉPARATIONS

I. INTRODUCTION

[1] Il s'agit de la deuxième décision du Tribunal concernant la retraite obligatoire chez Air Canada.

[2] La présente décision porte sur les plaintes déposées par George Vilven et Robert Kelly, qui étaient pilotes chez Air Canada et qu'on a contraints à prendre leur retraite quand ils ont atteint l'âge de 60 ans. Cette retraite forcée était conforme aux dispositions relatives à la retraite obligatoire contenues dans la convention collective liant leur syndicat, l'Association des pilotes d'Air Canada (APAC) et Air Canada.

[3] Dans sa première décision, le Tribunal a rejeté les plaintes. Il a conclu que 60 ans était l'âge de la retraite en vigueur pour le genre d'emploi qu'occupaient les plaignants au moment de leur départ à la retraite, comme le prévoit l'alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP). Par conséquent, la cessation de leur emploi n'équivalait pas à un acte discriminatoire au sens de la LCDP.

[4] Le Tribunal a également conclu que l'alinéa 15(1)c) de la LCDP ne violait pas le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

[5] Les plaignants et la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) ont présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du Tribunal à la Cour fédérale. Dans la décision qu'elle a rendue le 9 avril 2009, la Cour fédérale a déclaré que le Tribunal a commis une erreur dans les conclusions qu'il a tirées dans le cadre de la présente affaire relativement à l'âge normal de la retraite au sens de l'alinéa 15(1)c) de la LCDP.

[6] La Cour fédérale a conclu que la définition de l'âge normal de la retraite devrait être fondée sur le nombre total d'emplois au Canada qui sont semblables à ceux qu'occupaient les plaignants. Les emplois similaires renvoient aux pilotes d'aéronefs de différentes tailles et de différents types, qui transportent les passagers de vols nationaux et internationaux en survolant l'espace aérien canadien et étranger.

[7] La preuve indique qu'à l'âge de 60 ans, 56,13 % des pilotes occupant des emplois semblables à ceux des plaignants avaient pris leur retraite. Par conséquent, 60 ans est l'âge normal de la retraite. La Cour fédérale a souligné qu'une telle interprétation de l'alinéa 15(1)c) permettait à Air Canada de fixer l'âge normal de la retraite pour l'ensemble de l'industrie, considérant qu'elle emploie la majorité des pilotes occupant des emplois semblables à ceux des plaignants.

[8] La Cour fédérale n'a pas souscrit aux conclusions du Tribunal relatives à la constitutionnalité de l'alinéa 15(1)c), déclarant que cette disposition contrevenait à l'article 15 de la Charte et renvoyant la plainte au Tribunal afin qu'il décide, sur la foi du dossier, si la justification de l'alinéa 15(1)c) de la LCDP comme limite raisonnable peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique au sens de l'article premier de la Charte.

[9] Dans le cas contraire, le Tribunal devra alors décider si la disposition de la convention collective portant sur la retraite obligatoire est une exigence professionnelle justifiée au sens de l'alinéa 15(1)a) et du paragraphe 15(2) de la LCDP.

[10] À la date de son départ à la retraite, le 1er septembre 2003, à l'âge de 60 ans, M. Vilven était premier officier d'Airbus 340. M. Kelly a pris sa retraite le 30 avril 2005, le jour de son soixantième anniversaire. Au moment de son départ à la retraite, M. Kelly était pilote commandant de bord d'un Airbus 340.

II. L'ALINÉA 15(1)c) PEUT-IL SE JUSTIFIER AU REGARD DE L'ARTICLE PREMIER DE LA CHARTE?

[11] Pour se prévaloir de l'article premier de la Charte, les intimés ont la responsabilité de démontrer que l'alinéa 15(1)c) est une règle de droit restreignant les droits et libertés énoncés par la Charte dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, la Cour suprême du Canada a défini la règle qu'il convenait d'appliquer.

[12] La règle énoncée dans l'arrêt Oakes exige de satisfaire à deux critères fondamentaux. Premièrement, l'objectif de la loi doit se rapporter à des préoccupations sociales urgentes et réelles. Deuxièmement, les moyens choisis pour atteindre cet objectif nécessitent l'application d'un critère de proportionnalité, lequel exige que les mesures choisies aient un lien rationnel avec l'objectif en question et qu'elles soient de nature à porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question. Ce critère exige également qu'il y ait proportionnalité entre les objectifs poursuivis et les effets de la mesure restrictive en cause (Oakes, au paragraphe 70).

[13] La question de savoir si des dispositions légales autorisant la retraite obligatoire sont justifiables en vertu de l'article premier de la Charte a été examinée dans le cadre de nombreuses décisions. Dans l'arrêt McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, la Cour suprême du Canada a conclu que l'alinéa 9a) du Code des droits de la personne de l'Ontario, dont la portée était restreinte aux personnes âgées de 18 à 65 ans, violait l'article 15 de la Charte, mais pouvait être légitimé au regard de l'article premier. Les appelants étaient des professeurs de l'Université de Guelph qui avaient été contraints à prendre leur retraite à 65 ans du fait de la politique de retraite obligatoire de l'université.

[14] Dans l'arrêt McKinney, en concluant que la disposition se justifiait au regard de l'article premier de la Charte, la majorité a fait preuve d'un degré élevé de retenue à l'égard du législateur provincial. Le juge La Forest a écrit, au nom de la majorité, que la question de la retraite obligatoire mettait en jeu un équilibre complexe entre des intérêts opposés au sujet duquel les experts ne parvenaient pas à s'entendre. Dans une société démocratique, il est préférable que le législateur prenne les décisions qui s'imposent sur des questions aussi complexes. Les tribunaux devraient accorder au législateur une marge de manuvre importante afin de parvenir à un équilibre.

[15] En vue de fournir un contexte social et économique à l'analyse fondée sur l'article premier de la Charte, le juge LaForest est revenu sur l'histoire de la retraite obligatoire au Canada, soulignant que dans les années 70, des régimes cohérents publics et privés de retraite avaient été mis en place afin de garantir un revenu aux personnes âgées de plus de 65 ans. Il a remarqué que dès 1990, près de la moitié de toute la main-d'uvre canadienne occupait un emploi assujetti à la retraite obligatoire, et que près des deux tiers des conventions collectives contenaient des dispositions sur la retraite obligatoire à l'âge de 65 ans. L'âge de 65 ans était alors généralement accepté comme étant l'âge normal de la retraite, et la retraite obligatoire faisait alors partie de l'organisation même du marché du travail dans notre pays.

[16] Dans l'arrêt Harrison c. Université de la Colombie-Britannique, [1990] 3 R.C.S. 451, la Cour suprême du Canada s'est penchée sur la question de la constitutionnalité de l'alinéa 8(1)a) de la Human Rights Act de la Colombie-Britannique, qui autorisait la retraite obligatoire. La Cour suprême a déclaré que, pour les motifs exposés dans l'arrêt McKinney, la disposition en cause, qui limitait la protection quant à l'âge aux personnes âgées de 45 à 65 ans était inattaquable.

[17] Une décision a été rendue tout récemment au sujet d'une plainte impliquant CKY-TV, plainte qui portait sur la constitutionnalité de l'alinéa 15(1)c) de la LCDP : CKY-TV c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier, section locale 816 (grief de Terry Kenny), (2008) 175 L.A.C. (4th) 29. Il y était question d'un technicien d'entretien de CKY-TV contraint à prendre sa retraite à 65 ans. Le syndicat avait déposé un grief relativement à la retraite obligatoire, remettant en question la constitutionnalité de l'alinéa 15(1)c) de la LCDP, qui en justifiait censément le principe.

[18] L'arbitre, M. Peltz, a conclu que la disposition en question violait l'article 15 de la Charte et n'était pas légitimée par l'article premier. Il a conclu que dans l'arrêt McKinney, la Cour suprême avait tranché la question en se fondant sur des hypothèses contextuelles qui ne se justifiaient plus à la lumière des témoignages d'expert qu'il avait entendus. Ces témoignages avaient montré que le contexte avait changé depuis que l'arrêt McKinney avait été rendu, ce qui donnait lieu à des conclusions différentes à la lumière du critère de l'arrêt Oakes.

[19] Dans deux autres décisions récentes, les tribunaux ont affirmé que le contexte économique et social dans lequel l'arrêt McKinney avait été rendu avait suffisamment changé pour que la décision prise par la majorité eu égard à l'article premier de la Charte soit aujourd'hui inapplicable : Association of Justices of the Peace of Ontario c. Ontario (Attorney General) (2008), 92 O.R. (3d) 16 (C.A.), et Greater Vancouver Regional District Employees' Union c. Greater Vancouver Regional District, 2001 BCCA 435. Bien que ces deux affaires ne portent pas précisément sur des dispositions légales telles que l'alinéa 15(1)c) de la LCDP, elles n'en sont pas moins instructives du fait de l'approche adoptée par les tribunaux à l'égard de la preuve contextuelle et de l'application de l'article premier de la Charte.

[20] Dans la décision Association of Justices of the Peace of Ontario, la Cour supérieure de l'Ontario a conclu que la disposition de la Loi sur les juges de paix, qui prévoit la retraite obligatoire des juges de paix à l'âge de 70 ans, violait le paragraphe 15(1) de la Charte et n'était pas légitimée par l'article premier. La Cour supérieure de l'Ontario a souligné qu'en l'espace de seulement trois décennies, on avait assisté à un changement marquant dans la législation et dans l'attitude du public à l'égard de la retraite obligatoire en Ontario.

[21] La Cour supérieure de l'Ontario a mis en parallèle la situation qui avait cours en Ontario en 2008 avec le contexte économique et social dans lequel l'arrêt McKinney avait été rendu en 1990. Au cours des 16 années qui se sont écoulées depuis que la Cour suprême a rendu sa décision, l'attitude à l'égard de la retraite obligatoire en Ontario a radicalement changé. La législature de l'Ontario a confirmé que la retraite obligatoire était de la discrimination fondée sur l'âge et l'a abolie dans les secteurs public et privé en décembre 2006.

[22] Dans l'arrêt Greater Vancouver Regional District Employees' Union c. Greater Vancouver Regional District, [2001] B.C.J. n° 2026 (C.A.), il était question d'une politique de retraite obligatoire visant les employés du secteur public. Bien que ce ne soit pas directement pertinent, il convient de souligner que la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a fortement appelé à reconsidérer l'arrêt McKinney à la lumière des changements marquants qu'on avait pu observer sur le plan démographique dans l'ensemble du marché du travail. La Cour d'appel de la Colombie-Britannique a souligné que depuis que l'arrêt McKinney a été rendu, au moins deux autres pays, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, ont aboli la retraite obligatoire. Elle a ajouté qu'il était possible que le contexte social et législatif actuel puisse remettre en question l'ampleur de la retenue dont les tribunaux devraient faire preuve envers les décisions prises par les législateurs il y a plus de dix ans.

A. Le contexte factuel et social de la législation en vigueur

[23] Dans l'arrêt Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que l'application du critère de l'arrêt Oakes commande un examen attentif du contexte dans lequel s'inscrit le texte de loi attaqué et que dans les cas où l'examen du texte en cause exige que soient soupesés des intérêts opposés et des questions de politique sociale, le critère de l'arrêt Oakes doit être appliqué avec souplesse, et non de manière formaliste ou mécanique (au paragraphe 85).

[24] En l'espèce, la preuve établit qu'il existe d'importantes différences entre le contexte factuel et social dans lequel l'arrêt McKinney a été rendu et le présent contexte. Ce qui suit est une description du contexte actuel et de ce qui le distingue de celui dans lequel l'arrêt McKinney a été rendu.

[25] En 1990, quand la Cour suprême du Canada a analysé l'alinéa 9a) du Code des droits de la personne de l'Ontario, la retraite obligatoire faisait alors partie de l'organisation même du marché du travail dans notre pays (McKinney, au paragraphe 84). Près de la moitié de toute la main-d'uvre canadienne occupait un emploi assujetti à la retraite obligatoire. L'âge normal de la retraite était alors généralement accepté comme étant 65 ans. La Cour suprême s'inquiétait des ramifications que le fait d'interdire une pratique faisant partie de l'organisation même du marché du travail au Canada était susceptible d'avoir. Elle craignait que l'abolition de la retraite obligatoire n'ait des incidences sur presque tous les aspects de la relation employeur-employé.

[26] En l'espèce, la preuve établit que la retraite obligatoire n'est plus la norme en vigueur, alors que c'était le cas à l'époque où l'arrêt McKinney a été rendu. Au moment de la tenue de l'audience, seules trois provinces autorisaient la retraite obligatoire : la Colombie-Britannique, la Saskatchewan et la Nouvelle-Écosse. En Colombie-Britannique et en Saskatchewan, des projets de loi avaient été déposés devant les législatures provinciales en vue de faire abolir la retraite obligatoire.

[27] Dans tous les autres territoires et provinces au Canada, la retraite obligatoire est soit interdite, soit permise dans la mesure où elle se fonde sur des régimes de retraite ou de pension existants, ou sur des exigences professionnelles justifiées. Par conséquent, la retraite obligatoire ne fait plus partie de l'organisation même du marché du travail au Canada, comme c'était le cas à l'époque où l'arrêt McKinney a été rendu.

[28] En outre, en l'espèce, les témoignages d'expert remettent en question les craintes exprimées par la Cour suprême dans l'arrêt McKinney relativement aux effets négatifs que l'abolition de la retraite obligatoire serait susceptible d'avoir.

[29] Jonathan Kessselman, Ph. D., économiste du travail auprès de l'Université Simon Fraser dans le cadre du programme d'études supérieures de politique publique, a déclaré que l'abolition de la retraite obligatoire n'avait pas sonné le glas des régimes de rémunération différée et de tous les avantages que ces régimes procurent au marché du travail.

[30] La rémunération différée est la pratique qui consiste à payer aux travailleurs un salaire proportionnellement inférieur à leur productivité dans les premières années et supérieur dans les dernières années. En outre, la plupart des régimes de rémunération différée, à l'instar de celui d'Air Canada, procurent des avantages différés, tels que les pensions et les indemnités à la retraite, lesquels augmentent avec l'ancienneté de l'employé.

[31] Les employeurs aussi bien que les employés apprécient le régime de rémunération différée. Il permet aux salaires d'augmenter en fonction de l'âge, alimente la loyauté des employés à la perspective d'indemnités de retraite généreuses et encourage les employeurs à investir dans la formation des travailleurs. En échange de la rémunération différée, les employés peuvent consentir à partir à la retraite à un âge déterminé.

[32] Le professeur Kesselman a expliqué que même en reconnaissant que les régimes de rémunération différée procurent d'importants avantages aux employés et à la direction, il n'est pas essentiel de fixer un âge obligatoire pour la retraite. En effet, la plupart des employés finiront par quitter leur emploi. Quand ils ne sont pas limités par une politique de retraite obligatoire, ils décident quand même de prendre leur retraite autour de 62 ans. Les employeurs peuvent ainsi fournir un régime de rémunération différée et planifier et gérer leurs obligations financières, particulièrement dans le domaine des régimes de pension et autres indemnités, sans que la retraite obligatoire soit nécessaire.

[33] Le professeur Kesselman a ajouté que même en l'absence de retraite obligatoire, les employeurs continuent d'investir dans leurs employés. Rien n'indique qu'on ait mis en place de nouveaux moyens coûteux servant à analyser la performance des travailleurs les plus âgés, afin de repérer ceux qui veulent rester trop longtemps. De même, aucune preuve n'indique que l'abolition de la retraite obligatoire a eu quelque effet que ce soit sur le régime d'ancienneté.

[34] Le professeur Carmichael, économiste du travail auprès de l'Université Queen, a convenu que là où la retraite obligatoire avait été abolie, la rémunération différée, l'ancienneté et les autres aspects positifs du régime d'emploi actuel avaient survécu. Il existe des solutions de rechange à la retraite obligatoire, lesquelles ont pour effet de préserver les avantages du régime actuel.

[35] Une de ces solutions consiste à verser une somme forfaitaire aux employés qui prennent leur retraite à un certain âge afin de les y inciter. Le professeur Carmichael a souligné qu'une telle approche avait été introduite dans les universités québécoises quand la retraite obligatoire avait été abolie au Québec.

[36] Une autre solution consiste à permettre aux parties concernées de renégocier les conditions d'emploi quand l'employé atteint un âge convenu. Il a déclaré que cette solution avait été adoptée avec succès dans certaines universités ontariennes, où les professeurs qui avaient atteint un certain âge avaient convenu de continuer à travailler à titre de professeurs émérites.

[37] Toutefois, le professeur Carmichael ne souscrit pas nécessairement à de telles solutions. L'abolition de la retraite obligatoire permettrait à la génération actuelle de travailleurs âgés de conserver tous les avantages du régime de rémunération différée et de se soustraire à la responsabilité qui va de pair avec ces avantages, soit de les transférer à d'autres quand vient le temps de la retraite.

[38] L'essence même du droit à l'égalité réside dans le fait que nul ne se voit privé de chances pour des raisons étrangères à ses capacités inhérentes. Comme la juge L'Heureux-Dubé l'a déclaré dans l'arrêt McKinney, la retraite obligatoire va à l'encontre de ce droit dans la mesure où elle refuse aux individus la possibilité de continuer à travailler, pour des raisons totalement étrangères à leurs capacités inhérentes. On a souvent remarqué que la perte d'un emploi avait des répercussions négatives sur l'estime de soi et le bien-être d'un individu (voir Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313). Le fait que d'autres employés du milieu de travail éprouvent les mêmes atteintes à leur dignité et perte d'estime de soi en étant contraints à prendre leur retraite n'offre qu'une maigre consolation.

[39] La reconnaissance de l'importance du droit d'être protégé de la discrimination fondée sur l'âge a considérablement évolué depuis que l'arrêt McKinney a été rendu. Les employés peuvent toujours, par l'entremise de leur agent négociateur, accepter la retraite obligatoire. Bien que cela puisse atténuer dans une certaine mesure les répercussions de la retraite obligatoire sur le droit à l'égalité, la retraite obligatoire n'en demeure pas moins une entrave à ce droit.

[40] Dans les arrêts Meiorin et Grismer, qu'elle a récemment rendus, la Cour suprême du Canada a mis l'accent sur l'importance de l'évaluation et de l'accommodement des capacités et des besoins individuels au cas par cas. Sous un tel jour, l'alinéa 15(1)c) semble quelque peu bancal. Il permet aux parties de conclure une entente faisant fi du droit d'être protégé de la discrimination fondée sur l'âge en se réclamant d'une norme étrangère aux capacités et aux besoins individuels.

[41] Le professeur Kesselman a affirmé que depuis que l'arrêt McKinney a été rendu, les conditions économiques et sociales au Canada ont changé considérablement. Les prévisions indiquent que d'ici 2010, au moins 70 % de l'augmentation nette de la population en âge de travailler depuis 2000 concernera la tranche des 55 à 64 ans, et que d'ici 2020, la totalité de l'augmentation nette sera observée dans cette tranche.

[42] En outre, l'augmentation de la population âgée de 65 et plus est en voie de s'accélérer rapidement. En même temps, l'état de santé des personnes âgées s'améliore tandis que les exigences physiques de la plupart des emplois diminuent. Les gens sont en mesure de travailler plus longtemps, et nombreux sont ceux qui le doivent pour des raisons financières. Le fait que les gens passent plus de temps à étudier avant d'entrer sur le marché du travail fait en sorte qu'ils commencent, en moyenne, à travailler plus tard dans leur vie.

[43] De plus, l'économie canadienne, tout comme d'autres, fait face à des pénuries de compétences et de main-d'uvre. C'est un problème qui prend de l'ampleur chaque année tandis que la main-d'uvre vieillissante n'est pas remplacée par un nombre suffisant de jeunes travailleurs. Le professeur Kesselman est d'avis qu'à la lumière de ces changements démographiques, plutôt que d'avoir recours à la retraite obligatoire, il faudrait chercher des manières de prolonger la durée de la vie active.

B. Les objectifs de la législation sont-ils urgents et réels?

[44] La première étape du critère de l'arrêt Oakes exige que l'objectif de la législation en cause soit clairement formulé. La Cour fédérale a conclu que l'alinéa 15(1)c) de la LCDP visait à prendre en considération les négociations d'ententes de retraite obligatoire entre les employeurs et les employés, notamment à l'occasion des négociations collectives (Vilven et Kelly, au paragraphe 247).

[45] À la lumière des considérations susmentionnées, peut-on affirmer que l'objectif visant à autoriser la négociation de la retraite obligatoire en milieu de travail demeure urgent et réel? Il existe d'autres choix que la retraite obligatoire, en vigueur ailleurs, qui préservent efficacement les avantages du régime actuel sans aller à l'encontre d'un droit garanti par la Constitution. Dès lors, comment l'objectif visant à permettre la liberté contractuelle dans ce domaine peut-il être assez important pour permettre de passer outre un tel droit?

[46] Les intimés ont fait valoir qu'il fallait faire preuve de retenue dans des situations comme celle en l'espèce, où la législation vise à atteindre un compromis face aux demandes conflictuelles de différents groupes. Le gouvernement devrait disposer d'une certaine latitude pour formuler des objectifs légitimes fondés sur des preuves en matière de sciences humaines qui n'étaient pas totalement concluantes (RJR-MacDonald, au paragraphe 104; Irwin Toy, à la page 990).

[47] Toutefois, la preuve en matière de sciences humaines relative à la retraite obligatoire n'est plus aussi peu concluante qu'elle l'était quand l'arrêt McKinney a été rendu. Les experts qui ont déposé en l'espèce ont convenu que le lien qui existait entre la retraite obligatoire et les avantages qui lui étaient traditionnellement associés n'est pas aussi solide qu'on l'avait longtemps cru. Nul ne conteste le fait que là où la retraite obligatoire a été abolie, les régimes de rémunération différée, l'ancienneté et les autres régimes d'avantages sociaux ont survécu.

[48] En outre, il est maintenant clair que la main-d'uvre vieillit et que nombreux sont ceux qui éprouvent le besoin et le désir de travailler après l'âge obligatoire de la retraite. Ainsi, on pourrait prétendre que le fait de prévenir la discrimination fondée sur l'âge, plutôt que de l'autoriser après l'âge normal de la retraite, constitue désormais un besoin urgent et réel pour la société.

[49] Compte tenu du fait que les avantages associés à la retraite obligatoire peuvent être obtenus sans la retraite obligatoire, il est difficile de saisir comment le fait de permettre de la négocier en milieu de travail est si important qu'il justifie la violation des droits à l'égalité que la Cour fédérale a précisés dans la présente affaire.

[50] À la lumière de l'analyse susmentionnée, le Tribunal a conclu qu'il n'était plus possible de dire que l'objectif visant à laisser la retraite obligatoire se négocier en milieu de travail était suffisamment urgent et réel pour justifier la violation des droits à l'égalité.

(i) La proportionnalité

[51] Même en supposant que l'objectif de l'alinéa 15(1)c) reste urgent et réel, la question suivante est de savoir si les moyens choisis pour atteindre cet objectif sont proportionnels.

[52] Dans l'analyse de la proportionnalité, la première étape consiste à étudier si les moyens retenus par le gouvernement favorisent logiquement la réalisation des objectifs du législateur (RJR-MacDonald, au paragraphe 82; Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l'Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211, à la page 291).

[53] À première vue, le fait de prémunir les régimes d'emploi autorisant la négociation de la retraite obligatoire des plaintes relatives à la discrimination fondée sur l'âge semble favoriser logiquement le maintien de tels régimes. On évite ainsi de devoir faire face à un obstacle juridique important, soit une plainte pour discrimination fondée sur l'âge, à la conclusion des ententes relatives à la retraite obligatoire.

[54] Toutefois, une des anomalies de la règle de l'âge normal de la retraite, comme l'a souligné la Cour fédérale dans la décision Vilven, réside dans le fait qu'un acteur dominant de l'industrie, comme Air Canada, peut fixer l'âge obligatoire de la retraite pour l'ensemble de l'industrie. Par conséquent, les employés de plus petites entreprises au sein de l'industrie, qui n'ont pas négocié de manière à obtenir des salaires plus importants et des indemnités de retraite en échange de la retraite obligatoire, peuvent quand même se retrouver soumis à l'âge obligatoire de la retraite que l'acteur dominant de l'industrie a fixé. Par exemple, Jazz Airlines pourrait tirer parti de l'âge normal de la retraite défini par Air Canada et imposer à ses pilotes la retraite obligatoire à l'âge de 60 ans.

[55] Une autre lacune du lien rationnel prétendu vient du fait qu'il est tenu pour acquis que l'âge normal de la retraite fera l'objet de négociations en milieu de travail, menées par le ou les acteurs dominants de l'industrie. Or, l'alinéa 15(1)c) n'exige en aucune manière qu'il y ait négociation, seulement que les départs à la retraite se fassent à l'âge normal.

[56] Le critère de l'âge normal de la retraite n'est pas, par conséquent, rationnellement lié à l'objectif visant à prendre en compte la retraite obligatoire négociée. Il permet d'imposer la retraite obligatoire aux travailleurs sans négociation, dès lors que l'âge de la retraite correspond à la norme prévalant dans l'industrie.

(ii) L'atteinte minimale

[57] La question suivante est de savoir si l'alinéa 15(1)c) porte atteinte au droit à la protection égale plus qu'il n'est raisonnablement nécessaire pour réaliser son objectif, soit le fait de permettre que les modalités de la retraite obligatoire soient définies en milieu de travail. La jurisprudence donne à entendre qu'il faut faire preuve de déférence à l'égard du législateur dans l'application du critère de l'arrêt Oakes en présence de droits et d'intérêts opposés (McKinney, à la page 305; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, au paragraphe 86; Association of Justices of the Peace et al. c. Ontario (Attorney General) (2008), 92 O.R. (3d) 16, au paragraphe 142).

[58] Comme la Cour suprême du Canada l'a déclaré dans l'arrêt RJR-MacDonald, une loi satisfera aux exigences du critère de l'atteinte minimale si elle se situe à l'intérieur d'une gamme de mesures raisonnables (au paragraphe 160). Même en offrant une gamme de mesures raisonnables, on ne satisfait pas à ce volet du critère en proposant un exemption pour la retraite obligatoire correspondant à l'âge normal de la retraite au sein de l'industrie.

[59] Il est possible de considérer des options beaucoup moins intrusives. Par exemple, comme c'est le cas ailleurs, une option consisterait à autoriser les ententes relatives à la retraite obligatoire qui constituent des exigences professionnelles justifiées au sens de l'alinéa 15(1)a) et du paragraphe 15(2) de la LCDP.

[60] Dans l'arrêt McKinney, la majorité a examiné l'option de l'exigence professionnelle justifiée, mais sans conclure qu'il s'agissait d'une solution préférable. Le juge La Forest a déclaré que dans les milieux de travail régis par une politique de retraite obligatoire, l'accommodement des individus ne constituait pas nécessairement une priorité. L'objectif de dispositions telles que l'alinéa 9a) de l'ancien Code des droits de la personne de l'Ontario était de permettre aux parties à un contrat de travail d'accepter la retraite obligatoire. Cet objectif suppose implicitement que, dans le contexte de négociations collectives, les accommodements individuels ne seront pas toujours possibles, voire même souhaitables.

[61] Le juge La Forest a ajouté qu'on ne pouvait pas s'attendre à ce que le législateur décide quelles industries devraient avoir le droit de maintenir leurs politiques de retraite obligatoire en se réclamant d'exigences professionnelles justifiées. Il n'était pas non plus évident à la majorité que la CCDP était l'organe le plus adéquat pour tirer pareille conclusion.

[62] Les craintes relatives à l'application du critère de l'exigence professionnelle justifiée à la retraite obligatoire n'ont pas empêché d'autres entités, tant au Canada qu'à l'étranger, d'adopter cette méthode pour justifier la retraite obligatoire. Dans la majorité des provinces canadiennes, en Alberta, en Nouvelle-Écosse, au Nouveau-Brunswick, à l'Île-du-Prince-Édouard, au Québec, au Manitoba et en Ontario, la retraite obligatoire est interdite à moins qu'il ne s'agisse d'une exigence professionnelle justifiée. De même, en Australie, en Nouvelle-Zélande et aux États-Unis, la retraite obligatoire n'est autorisée que s'il est avéré qu'il s'agit d'une exigence professionnelle justifiée.

[63] En outre, on peut prétendre que les craintes exprimées par le juge La Forest relativement aux accommodements individuels dans le contexte d'une négociation collective n'ont plus le poids qu'elles avaient, à la lumière de l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Meiorin, arrêt dans lequel la Cour suprême a souligné l'importance d'évaluer et de tenir compte des facteurs relatifs aux compétences uniques, à la valeur propre et à la dignité des individus, tant qu'il n'en résulte pas de contrainte excessive (Meiorin, aux paragraphes 62 et 63). La reconnaissance du principe de l'égalité des individus doit être incorporée aux normes du milieu de travail. Ces exigences s'appliquent également aux milieux de travail syndiqués.

[64] Il se peut toutefois qu'il existe des moyens moins intrusifs d'accomplir les objectifs de l'alinéa 15(1)c), moyens qui tiendraient compte des craintes exprimées dans l'arrêt McKinney, voulant que le critère de l'exigence professionnelle justifiée soit inadéquat parce qu'il n'est pas toujours possible d'accommoder les besoins individuels dans le contexte d'une négociation collective. Comme l'arbitre l'a souligné dans la décision CKY-TV, il se peut très bien qu'il existe des situations de travail particulières, pour lesquelles il est possible de démontrer que la retraite obligatoire est essentielle pour sauvegarder un ensemble de droits et d'avantages négociés (au paragraphe 218). Une nouvelle version de l'alinéa 15(1)c) élaborée avec prudence, limitant les exceptions à ce genre de circonstances, pourrait satisfaire à ce volet du critère découlant de l'article premier de la Charte.

(iii) La proportionnalité entre les effets et les objectifs de la législation

[65] Dans l'analyse de la proportionnalité, l'étape finale exige du Tribunal qu'il évalue les effets négatifs de la violation des droits à la lumière des avantages associés aux objectifs de la législation. La question de ces avantages vus à la lumière de l'objectif de la législation a été étudiée en détail ci-dessus et peut être résumée de la façon suivante.

[66] Le fait de permettre la négociation de la retraite obligatoire en milieu de travail procure une importante monnaie d'échange aux syndicats et aux employés pour négocier un certain nombre d'avantages importants, y compris la rémunération différée, la répartition équitable des bénéfices et les occasions d'avancement professionnel. La retraite obligatoire permet aux employeurs de prévoir l'ampleur du roulement du personnel dans le milieu de travail, de gérer la masse salariale et de planifier leurs obligations financières.

[67] Toutefois, la preuve indique clairement que le fait de priver de la protection accordée par la LCDP les gens qui atteignent l'âge normal de la retraite produit des effets très nuisibles. Les deux experts ont convenu que les ententes de retraite obligatoire étaient difficiles pour les personnes ayant besoin de travailler, pour quelque raison que ce soit, après l'âge normal de la retraite. Les personnes qui ont commencé à travailler sur le tard ou qui se sont retirées ponctuellement du marché du travail font face à de lourdes difficultés quand elles sont contraintes à prendre leur retraite. Ces travailleurs n'ont pas eu le temps d'accumuler des prestations de retraite suffisantes et peuvent avoir à assumer un lourd fardeau s'ils sont contraints à prendre leur retraite à un certain âge. Le professeur Carmichael a déclaré que ce groupe était majoritairement constitué de femmes sorties du marché du travail au cours des premières années de leur carrière afin d'élever leurs enfants et d'immigrants arrivés au Canada à un âge relativement avancé. Ces personnes se trouvent de nouveau propulsées sur le marché du travail après avoir été contraintes à prendre leur retraite.

[68] Le professeur Kesselman a affirmé que même dans les provinces qui interdisent la discrimination fondée sur l'âge après 65 ans, les personnes âgées ont beaucoup de mal à trouver des emplois faisant pleinement appel à leurs compétences et à leur expérience. Le temps passé à trouver du travail après avoir été mis à pied est bien plus long pour les travailleurs âgés de 55 à 64 ans que pour les plus jeunes, et ce désavantage touche également les travailleurs dont l'emploi a pris fin à 65 ans du fait d'une politique de retraite obligatoire. Les gens touchés s'en ressentent fortement, tant sur le plan personnel que financier.

[69] Le professeur Carmichael a déclaré que plutôt que de supprimer la liberté de négocier la retraite obligatoire, des programmes pourraient être conçus de manière à indemniser ces groupes pour le préjudice financier subi du fait de la retraite obligatoire. Toutefois, il est douteux qu'un soutien financier puisse offrir un niveau suffisant de sécurité du revenu, sans compter qu'un tel soutien ne remédie pas à la perte de dignité et de fierté découlant du fait d'être sans emploi, mais pourrait même exacerber le problème. L'alinéa 15(1)c) prive ces personnes de recours légaux pour faire réparer le préjudice subi du fait d'avoir été contraintes à prendre leur retraite à l'âge normal; elles sont privées de la protection d'une loi quasi constitutionnelle.

[70] Le Tribunal est d'avis que les effets négatifs de la violation, soit le fait de priver les individus de la protection de la LCDP, sont plus grands que les avantages associés à l'alinéa 15(1)c). À titre d'observation finale, un des aspects sans doute les plus dérangeants de la disposition est celui que la Cour fédérale a été la première à souligner, dans la décision Vilven : elle permet aux employeurs d'agir de manière discriminatoire à l'égard de leurs employés sur le fondement de l'âge, tant et aussi longtemps que cette discrimination est généralisée dans l'industrie.

[71] Pour ces motifs, le Tribunal conclut que les intimées ne se sont pas déchargées du fardeau qui leur incombait en vertu de l'article premier de la Charte. L'alinéa 15(1)c) de la LCDP ne constitue pas une limite raisonnable aux droits à l'égalité des plaignants prévus au paragraphe 15(1) de la Charte. Par conséquent, le Tribunal refuse de l'appliquer aux faits en l'espèce.

III. AIR CANADA ET L'APAC ONT-ELLES DÉMONTRÉ L'EXISTENCE D'EXIGENCES PROFESSIONNELLES JUSTIFIÉES - L'ALINÉA 15(1)a) ET LE PARAGRAPHE 15(2) DE LA LCDP?

[72] Les intimées, Air Canada et l'APAC, font valoir que les dispositions de la convention collective portant sur la retraite obligatoire, lesquelles exigeaient de MM. Vilven et. Kelly qu'ils prennent leur retraite à 60 ans, sont une exigence professionnelle justifiée au sens de l'alinéa 15(1)a) de la LCDP. Ainsi, en appliquant une telle politique, ni Air Canada ni l'APAC ne se sont rendues coupables d'acte discriminatoire.

[73] Pour se prévaloir de l'argument de l'exigence professionnelle justifiée, les intimées doivent satisfaire aux trois conditions énoncées par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Meiorin.

[74] Premièrement, il faut que la disposition portant sur la retraite obligatoire ait un lien rationnel avec les fonctions du poste occupé. Deuxièmement, il faut que cette disposition ait été adoptée de bonne foi, et qu'on l'ait crue sincèrement nécessaire pour atteindre un objectif légitime relié aux fonctions du poste.

[75] Et troisièmement, il faut que la disposition en cause soit raisonnablement nécessaire à l'accomplissement de cet objectif légitime. À cet égard, il faut démontrer qu'il est impossible d'accommoder chaque employé ayant les mêmes caractéristiques que le plaignant sans imposer une contrainte excessive à l'employeur ou au syndicat.

[76] Toutefois, la Cour suprême du Canada a récemment clarifié la troisième condition énoncée dans l'arrêt Meiorin, en déclarant que l'utilisation du mot impossible posait un problème d'interprétation. Pour établir l'existence d'une contrainte excessive, il n'est pas nécessaire de prouver qu'il est impossible d'accommoder un employé qui ne répond pas à la norme. Il faut plutôt prouver que l'accommodement produira immanquablement une contrainte excessive, laquelle peut prendre autant de formes qu'il y a de circonstances différentes (Hydro-Québec c. Syndicat des employées de techniques professionnelles et de bureau d'Hydro-Québec, section locale 2000 (SCFP-FTQ), 2008 CSC 43).

[77] Dans l'arrêt Meiorin, la Cour suprême du Canada a fourni certaines indications sur la question de l'accommodement quand elle a déclaré que les tribunaux devraient être sensibles aux différentes façons d'accommoder les compétences individuelles. Les questions susceptibles d'être soulevées dans le cadre d'une telle analyse sont les suivantes :

Existe-t-il différentes façons d'effectuer le travail tout en accomplissant l'objectif légitime de l'employeur?

L'employeur a-t-il étudié d'autres approches dont les effets ne sont pas discriminatoires?

Si d'autres normes ont été étudiées et qu'il a été conclu qu'elles pouvaient permettre d'atteindre les objectifs de l'employeur, pourquoi n'ont-elles pas été instaurées (Meiorin, aux paragraphes 64 et 65)?

[78] Pour l'établissement de l'existence d'une contrainte excessive, se pose également la question de savoir si le Tribunal peut faire plus qu'étudier les contraintes en matière de coûts, de santé et de sécurité énoncées au paragraphe 15(2) de la LCDP. Dans l'arrêt Meiorin, la Cour suprême du Canada a affirmé que les facteurs dont il fallait tenir compte pour décider si l'accommodement en cause imposait une contrainte excessive ne sont pas consacrés, à moins qu'ils ne soient expressément inclus ou exclus par la loi (au paragraphe 63).

[79] Le Tribunal est parvenu à une conclusion similaire dans la décision Brown c. Commission de la capitale nationale, [2006] D.C.D.P. n° 26, en concluant que la LCDP n'excluait pas expressément les facteurs énoncés dans la décision Dairy Pool. Le Tribunal a adopté le raisonnement voulant que le paragraphe 15(2) ne signifie pas que les contraintes de coûts, de santé et de sécurité soient les seules dont il faille tenir compte pour décider si on est en présence d'une contrainte excessive.

[80] L'arrêt Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l'Hôpital général de Montréal, 2007 CSC 4, appuie également l'idée que la liste des contraintes énoncées au paragraphe 15(2) n'est pas exhaustive, la Cour suprême ayant souligné qu'il fallait prendre en considération les facteurs appuyant l'existence d'une contrainte excessive en faisant preuve de souplesse et de bon sens.

[81] La Cour a évoqué les coûts de l'accommodement possible, la moralité et le roulement du personnel, les interférences avec les droits des autres employés et la rupture de la convention collective comme autant d'exemples des autres facteurs susceptibles d'être pris en considération (au paragraphe 15).

[82] Les plaignants et la CCDP ne contestent pas le fait que les deux premières conditions ont été remplies, c'est-à-dire que l'adoption de la règle de la retraite obligatoire avait un lien rationnel avec les fonctions du poste occupé, et que cela a été fait de bonne foi, en croyant cela nécessaire pour atteindre un objectif légitime relié aux fonctions du poste.

[83] En l'espèce, la vraie question en litige porte sur la troisième condition définie dans l'arrêt Meiorin, soit la question de savoir s'il est possible d'accommoder les plaignants sans imposer une contrainte excessive aux intimées.

[84] Une partie importante de la réparation que MM. Vilven et Kelly cherchent tous deux à obtenir est un accommodement qui leur permettrait de réintégrer les postes qu'ils occuperaient s'ils n'avaient pas dû prendre leur retraite à 60 ans. Une telle mesure impliquerait de leur accorder des avantages qui tiendraient compte de toute leur ancienneté et de leur permettre de piloter de gros porteurs dans l'espace aérien étranger, comme c'était le cas au moment de leur départ à la retraite.

[85] Air Canada fait valoir qu'elle ne peut le faire sans se voir imposer une contrainte excessive. Cela s'explique par les contraintes imposées par les normes de l'OACI. En preuve, Air Canada a déclaré que le fait de pouvoir légalement piloter un avion dans l'espace aérien étranger faisait partie intégrante des fonctions d'un pilote chez Air Canada. Environ la moitié des vols d'Air Canada impliquent de survoler l'espace aérien étranger. Au total, 86 % des vols nationaux d'Air Canada impliquent de survoler les États-Unis.

[86] Sur les 14 % de vols intérieurs restants, qui n'impliquent pas de survoler les États-Unis, près de 25 % exigent de devoir éventuellement atterrir dans des aéroports américains, et ce, pour des impératifs de sécurité ou pour faire face aux conditions météorologiques.

[87] En vertu des normes de l'OACI qui étaient en vigueur avant novembre 2006, les commandants âgés de plus de 60 ans n'avaient pas le droit de piloter un avion dans l'espace aérien international. Il n'y avait pas de limite d'âge maximale pour les premiers officiers. Depuis novembre 2006, les commandants âgés de moins de 65 ans peuvent piloter des avions dans l'espace aérien international, à condition qu'il y ait un autre pilote dans le poste de pilotage qui soit âgé de moins de 60 ans (la règle de l'OACI).

[88] Air Canada fait valoir qu'avant novembre 2006, elle ne pouvait accommoder les commandants âgés de plus de 60 ans sur les vols internationaux sans supporter des fardeaux financiers importants et subir des interruptions dans ses opérations.

[89] La position de l'APAC à l'égard de la question de la contrainte excessive découle de l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, dans lequel la Cour suprême s'est précisément penchée sur la question de la contrainte excessive imposée à un syndicat et à ses membres.

[90] Dans cet arrêt, la Cour a déclaré que la première chose à considérer relativement aux mesures d'accommodement n'était pas, comme c'est le cas avec l'employeur, l'interruption des activités du syndicat ou les dépenses à assumer, mais plutôt l'effet sur les autres employés. L'obligation d'accommodement ne devrait pas avoir pour effet de substituer la discrimination à l'égard d'autres employés à celle dont le plaignant a souffert. L'existence d'une contrainte excessive sera souvent établie par la preuve que l'adoption des mesures d'accommodement proposées causera un préjudice à d'autres employés (Renaud, au paragraphe 38).

[91] Pour étayer sa position voulant que le retrait de la disposition portant sur la retraite obligatoire imposerait une contrainte excessive à ses membres, l'APAC renvoie aux considérations susmentionnées. L'APAC prétend que ce retrait limiterait le nombre de postes ouverts aux pilotes âgés de moins de 60 ans. Cela amoindrirait leur ancienneté. Cela interférerait avec la capacité des jeunes pilotes à planifier le moment de leur retraite et les revenus dont ils disposeront. Par contrecoup, cela aurait un effet négatif sur le moral des pilotes.

Les normes de l'OACI avant novembre 2006

[92] Il est clair qu'avant novembre 2006, les normes de l'OACI ne s'opposaient pas à ce que M. Vilven pilote un avion dans l'espace international à titre de premier officier. Air Canada n'a présenté aucune preuve selon laquelle y autoriser M. Vilven aurait représenté pour elle une contrainte excessive.

[93] Pour sa part, M. Kelly, pendant cette même période, aurait pu continuer de piloter des avions dans l'espace aérien international, non pas en tant que capitaine-commandant de bord, mais à titre de premier officier. Air Canada n'a pas envisagé de lui offrir pareil accommodement. L'APAC n'a pas non plus fait d'efforts en vue d'obtenir un accommodement pour les deux plaignants. Les deux intimées ont simplement suivi et appliqué les dispositions de la convention collective.

[94] Pour ces motifs, le Tribunal conclut que les intimées se sont rendues coupables de discrimination fondée sur l'âge à l'égard de MM. Vilven et Kelly pendant la période en cause, et qu'elles n'ont pas justifié leur conduite en se réclamant de l'existence d'une exigence professionnelle justifiée.

Les normes de l'OACI après novembre 2006

[95] En ce qui concerne les normes de l'OACI après novembre 2006, la capacité d'Air Canada à accommoder les plaignants apparaît plus problématique. Air Canada est d'avis que, compte tenu de la règle de l'OACI, elle n'est pas en mesure de produire un horaire permettant aux pilotes âgés de plus de 60 ans de piloter des avions dans l'espace aérien international sans que cela lui impose une contrainte excessive, que ce soit sur le plan de ses opérations ou de sa santé financière.

[96] À cet égard, Air Canada s'est essentiellement fondée sur le témoignage du commandant Steven Duke. Le commandant Duke a commencé à travailler pour Air Canada en janvier 1997. Depuis 2006, il y occupe un poste de gestion des opérations en vol, poste pour lequel il détient la certification Six Sigma Black Belt. Six Sigma est un procédé d'amélioration des opérations adopté par Air Canada il y a environ quatre ans. Des employés sont affectés à chaque direction générale avec le titre de Black Belt (ceinture noire), ce qui signifie qu'ils sont reconnus comme étant des experts du processus d'amélioration des opérations.

[97] Le commandant Duke a acquis la plus grande partie de son expérience de vol auprès d'Air Canada en tant que commandant d'un jet régional CRJ. Il a également travaillé pour le département de la formation en tant qu'instructeur de vol principal, instructeur en chef et gestionnaire de vol sur cet appareil. En tant que gestionnaire de vol, il était responsable des opérations quotidiennes et de la supervision des 150 pilotes en poste à Toronto. Le commandant Duke occupe des postes permanents de gestion chez Air Canada depuis environ huit ans.

[98] La preuve apportée par le commandant Duke a consisté en 74 diapositives qu'il a commentées. Ses déclarations ont été regroupées sous les intitulés généraux suivants :

Le contexte

La structure du groupe des pilotes chez Air Canada

L'analyse et le processus d'appel d'offres du comité directeur de composition des équipages

L'effet de l'élimination de la retraite obligatoire à 60 ans

Première question : L'incapacité d'Air Canada à permettre à des commandants âgés de plus de 65 ans de piloter dans l'espace aérien international.

Deuxième question : L'incapacité d'Air Canada à permettre à des commandants âgés de plus de 65 ans de piloter dans l'espace aérien national.

Troisième question : La capacité très limitée d'Air Canada d'accommoder les commandants et les premiers officiers âgés de 60 ans.

Quatrième question : L'élimination de la capacité à prévoir l'embauche et les besoins de formation ainsi que l'augmentation des risques opérationnels.

[99] Sous le premier intitulé était présentée de l'information de nature descriptive. Ce sont les questions soulevées sous le second intitulé, L'effet de l'élimination de la retraite obligatoire à 60 ans, qui portent expressément sur la question de l'exigence professionnelle justifiée.

[100] En ce qui concerne la première question, le Tribunal a convenu qu'en raison des normes actuelles de l'OACI, Air Canada ne peut confier à des commandants de bord âgés de plus de 65 ans la charge de piloter des avions dans l'espace aérien international parce que cela empêcherait Air Canada d'opérer une grande partie de ses vols internationaux.

[101] En ce qui concerne la deuxième question, comme il a été susmentionné, aussi bien M. Vilven que M. Kelly ont déclaré, au cours de leur déposition et dans leurs conclusions finales, qu'ils souhaitaient réintégrer leurs postes respectifs auprès d'Air Canada en tant que premier officier et commandant de bord d'avions gros porteur sur des vols internationaux. Il est donc inutile d'aborder la question des vols nationaux.

[102] En ce qui a trait à la troisième question, le commandant Duke a témoigné qu'Air Canada ne pouvait accommoder qu'un nombre très limité de pilotes potentiellement restreints (les pilotes potentiellement restreints sont les pilotes âgés de plus de 60 ans et de moins de 65 ans ainsi que les premiers officiers âgés de plus de 60 ans, qui seraient soumis à la règles de l'OACI) avant que le calendrier de vol ne devienne ingérable.

[103] Le commandant Duke a présenté des preuves démographiques selon lesquelles, en novembre 2006, 85 % (47/55) des commandants d'Air Canada basés à Vancouver qui pilotaient des A-340 étaient âgés de 55 ans et plus. Pour ce qui est des pilotes d'A-340 basés à Toronto, 78 % (98/126) étaient âgés de 55 et plus.

[104] Si la retraite obligatoire à 60 ans était abolie, dans un délai de cinq ans, 85 % des commandants d'A-340 basés à Vancouver seraient potentiellement restreints, tout comme 78 % des commandants d'A-340 basés à Toronto.

[105] En ce qui a trait aux avions B-767 d'Air Canada volant dans l'espace aérien international, les données démographiques disponibles en novembre 2006 révélaient que 70 % (105/150) des commandants de B-767 basés à Vancouver étaient âgés de 55 ou plus, tout comme 53 % (98/186) des commandants de B-767 basés à Toronto. Ces commandants seront eux aussi potentiellement restreints d'ici cinq ans.

[106] En ce qui concerne les premiers officiers d'A-340 basés à Vancouver, en novembre 2006, 12/73, soit 17 % d'entre eux, étaient âgés de 55 ou plus. Les statistiques concernant les premiers officiers basés à Toronto n'étaient pas disponibles.

[107] Le commandant Duke a également produit les données démographiques de novembre 2006 concernant l'ensemble des pilotes d'Air Canada. Ces données révélaient qu'Air Canada employait 1408 commandants, 1505 premiers officiers et 168 pilotes de relève. Parmi eux, 11 commandants et quatre premiers officiers fêtaient leur soixantième anniversaire ce mois-là.

[108] Le commandant Duke a alors fait la projection de ces données démographiques sur l'année 2011, en supposant qu'il n'y ait aucun départ à la retraite. Les 11 commandants susmentionnés seraient alors restreints parce qu'ils auraient plus de 65 ans. Parmi les autres pilotes, 583 seraient alors potentiellement restreints, soit 483 capitaines, 91 premiers officiers et neuf pilotes de relève. D'ici 2016, advenant que personne ne prenne sa retraite, on compterait 505 commandants, 279 premiers officiers et 14 pilotes de relève dans la catégorie potentiellement restreints.

[109] Ces projections partent de la prémisse voulant que tous les pilotes décident de continuer à travailler pour Air Canada et soient en état de le faire sur les plans médical et opérationnel. Il s'agit bien entendu d'un facteur inconnu, étant donné qu'on exige de tous les pilotes qu'ils prennent leur retraite à 60 ans.

[110] Le commandant Duke a alors posé la question suivante : quel est le nombre de pilotes potentiellement restreints qu'Air Canada peut accommoder? Pour y répondre, il a mené deux expériences, la première pour les commandants et les premiers officiers d'A-340 basés à Vancouver, et la seconde pour les commandants et les premiers officiers d'A-340 basés à Toronto.

[111] L'expérience portant sur les pilotes de Vancouver partait du principe qu'en janvier 2007, 10 % des commandants et des premiers officiers d'A-340 basés à Vancouver étaient potentiellement restreints du fait de leur âge, de telle sorte qu'ils ne pouvaient pas voler ensemble comme membres d'une équipe composée de deux pilotes.

[112] Le commandant Duke a déclaré que cette expérience avait produit une solution. Toutefois, l'ancienneté d'un certain nombre de premiers officiers n'était pas respectée. Plusieurs premiers officiers à qui on avait attribué des créneaux horaires fondés sur l'ancienneté se voyaient alors attribuer des horaires mensuels de nettement moins bonne qualité, ce qui incluait le fait d'être inscrit sur la liste de relève.

[113] Le commandant Duke a souligné que tout cela soulevait deux craintes pour Air Canada. Premièrement, les pilotes de relève reçoivent un montant minimal garanti tous les mois, et ce, même s'ils ne pilotent pas. Plus important encore, il est possible que les pilotes potentiellement restreints ne puissent pas servir de pilotes de réserve.

[114] Par exemple, si un premier officier a pris un congé de maladie ou ne peut piloter pour quelque raison que ce soit, un premier officier de relève potentiellement restreint ne peut le remplacer si le commandant du vol international est lui-même âgé de plus de 60 ans. Ainsi, une forte incertitude planerait sur la disponibilité de la relève.

[115] Dans la deuxième phase de l'expérience portant sur les pilotes basés à Vancouver, les chiffres ont été augmentés à 20 % pour les commandants potentiellement restreints et à 11 % pour les premiers officiers potentiellement restreints. Aucune solution n'était alors envisageable. Aucun horaire de vol ne pouvait être généré.

[116] Le commandant Duke a déclaré que quand le nombre de pilotes potentiellement restreints dépassait ce seuil, Air Canada était placée devant une alternative : examiner la liste établie en fonction de l'ancienneté afin de trouver un premier officier non restreint ou engager un autre pilote âgé de moins de 60 ans, au plein salaire, pour occuper le poste de premier officier d'A-340. Dans les deux cas, il se pourrait qu'on fasse fi de l'ancienneté.

[117] D'après le commandant Duke, l'ancienneté est une disposition essentielle de la convention collective aux yeux de l'APAC. Il a émis l'hypothèse voulant que le fait pour Air Canada de ne pas tenir compte des droits acquis en fonction de l'ancienneté puisse la mener à devoir interrompre ses opérations.

[118] En outre, il faudrait tenir compte des coûts associés à l'embauche d'un pilote additionnel au plein salaire d'un premier officier d'A-340 tout en continuant de rémunérer les pilotes âgés de plus de 60 ans inscrits sur la liste de relève, mais aux services desquels on ne peut faire appel.

[119] En ce qui concerne les pilotes d'A-340 basés à Toronto, le commandant Duke a mené son expérience avec différents nombres de commandants et de premiers officiers potentiellement restreints. Son expérience a révélé deux choses : premièrement, aucune solution n'est possible pour tout pourcentage de commandants potentiellement restreints supérieur à 30 % et de premiers officiers potentiellement restreints supérieur à 30 %, et deuxièmement, aucune solution n'est envisageable pour quelque pourcentage de commandants potentiellement restreints supérieur à 20 % pour un pourcentage de premiers officiers potentiellement restreints supérieur à 40 %.

[120] Dans le premier cas, Air Canada devrait embaucher au moins un pilote additionnel au plein salaire pour le même poste, tout en continuant de payer les pilotes âgés de plus de 60 ans, pilotes aux services desquels elle ne pourrait faire appel.

[121] Dans le second cas, chaque augmentation du pourcentage de pilotes potentiellement restreints ferait en sorte que les premiers officiers reçoivent un horaire de vol mensuel nettement moins intéressant.

[122] Le Tribunal est d'avis que ce témoignage ne démontre pas l'existence d'une contrainte excessive pour Air Canada. L'expérience portant sur les pilotes basés à Vancouver se fonde sur les données démographiques de janvier 2007. Il n'y a aucune preuve pour étayer le nombre exact de pilotes restreints formant le groupe de 10 %. Si on se fie aux statistiques de novembre 2006 pour les pilotes d'A-340 basés à Vancouver, il semblerait qu'il s'agisse de cinq capitaines et de deux premiers officiers.

[123] Toutefois, les résultats de l'expérience font état d'une [traduction] solution obtenue. D'après le commandant Duke, il serait possible d'accommoder tous les commandants et certains premiers officiers. Mais [traduction] un grand nombre de premiers officiers en subiraient les conséquences en se voyant attribuer des horaires de vol mensuels [traduction] nettement moins intéressants, ou en étant placés sur la liste de relève.

[124] Malheureusement, le capitaine Duke n'a fourni aucune preuve relative à la façon dont il était parvenu à ces conclusions, ou même aux horaires générés par son expérience.

[125] Ce qui est plus important encore, le Tribunal ne dispose d'aucun élément de preuve relatif à la définition d'un horaire de vol nettement moins intéressant ou à la raison pour laquelle il en serait ainsi. En outre, rien dans l'expérience n'indique ce qu'il faut entendre par un grand nombre à l'égard du nombre de premiers officiers qui se verraient attribuer un horaire de vol moins intéressant.

[126] De même, rien n'établit le coût potentiel que représenterait pour Air Canada le fait d'engager au moins un autre pilote tout en continuant de rémunérer les pilotes de relève aux services desquels elle ne peut recourir.

[127] Quand l'expérience passe à 20 % de commandants et à 11 % de premiers officiers, il semble qu'aucune solution ne soit possible, autrement dit qu'aucun horaire de vol ne puisse être produit, et ce, pour n'importe quel pilote. Une fois encore, ce résultat n'est accompagné d'aucune explication.

[128] Ces mêmes observations s'appliquent aux deux phases de l'expérience ayant porté sur les pilotes d'A-340 basés à Toronto.

[129] Le témoignage du commandant Duke au sujet de la quatrième question, soit la capacité d'Air Canada à prévoir l'embauche et la formation si l'âge de la retraite était porté à 65 ans, voire éliminé, consiste à dire qu'Air Canada devrait faire face à des départs à la retraite inattendus, parce que rien n'oblige les pilotes à prévenir leur employeur de leur départ à la retraite.

[130] Il a déclaré que l'organisation de l'horaire et la formation d'un pilote prenaient trois mois, et qu'Air Canada aurait besoin que les pilotes qui prévoient de prendre leur retraite lui donnent un préavis minimal de trois mois. Le commandant Duke a toutefois convenu que si le Tribunal ordonnait aux pilotes de donner au moins un an de préavis pour leur départ à la retraite, la question ne se poserait pas.

IV. L'ÉLIMINATION DE LA RETRAITE OBLIGATOIRE IMPOSERAIT-ELLE UNE CONTRAINTE EXCESSIVE À L'APAC?

[131] L'APAC et Air Canada ont convenu d'incorporer la règle de la retraite à 60 ans dans la convention collective. Par conséquent, l'APAC partage avec Air Canada, la responsabilité d'accommoder les employés touchés (Renaud, au paragraphe 26).

[132] L'APAC a fait valoir que le fait d'accommoder les pilotes âgés de plus de 60 ans imposerait des coûts importants et déraisonnables aux pilotes âgés de moins de 60 ans. L'APAC a notamment prétendu que les pilotes âgés de plus de 60 ans cherchaient à priver les plus jeunes pilotes de leur droit d'accès aux postes les mieux payés chez Air Canada. Cet écart de salaire se chiffre en dizaines de milliers de dollars. La négation de ce droit interférerait avec la capacité des jeunes pilotes à planifier leur retraite.

[133] La preuve n'appuie pas la conclusion voulant que les jeunes pilotes seraient privés de leur droit d'accéder aux postes les mieux payés chez Air Canada. La preuve établit plutôt que si la retraite obligatoire était abolie, la progression de carrière des jeunes pilotes s'en trouverait vraisemblablement retardée, et non bloquée.

[134] Le professeur Kesselman a déclaré, à la lumière de ses recherches, que là où la retraite obligatoire est interdite, environ de 3 à 10 % des travailleurs choisissent de travailler après 65 ans. Si on appliquait ce pourcentage à la main-d'uvre d'Air Canada, en tenant pour acquis que chaque individu concerné choisirait de travailler trois ans de plus, il faudrait ajouter en moyenne entre un et quatre mois à la durée de la vie active des pilotes d'Air Canada. Par conséquent, les perspectives de promotion des jeunes pilotes s'en trouveraient retardées d'autant.

[135] Ce retard dans la progression de carrière se trouverait contrebalancé par le fait que les jeunes pilotes auraient la liberté, après 60 ans, de continuer à travailler aussi longtemps qu'ils en éprouveraient le besoin ou le désir.

[136] Le professeur Kesselman a ajouté qu'il suffirait de quelques années pour connaître avec passablement de précision l'âge moyen auquel les pilotes prennent leur retraite. En outre, le fait d'exiger des pilotes qu'ils annoncent leur date de départ à la retraite à l'avance affinerait cette connaissance et donnerait aux pilotes la possibilité de planifier leur retraite.

[137] Pour ces raisons, le professeur Kesselman était d'avis que si la retraite obligatoire était abolie, les répercussions sur les perspectives de promotion et la capacité des pilotes à planifier leur retraite seraient minimes.

[138] Le professeur Carmichael n'était pas de cet avis. Il pensait que si la retraite obligatoire était supprimée, et étant donné qu'il était très gratifiant d'être pilote chez Air Canada, dans tous les sens du terme, un plus grand pourcentage de pilotes resterait en poste après 60 ans. Il en résulterait un plus grand retard dans le cheminement de carrière des jeunes pilotes. Toutefois, il n'a pas pu préciser avec exactitude l'ampleur que ce retard pourrait avoir. À cet égard, le fardeau de la preuve incombe à l'APAC.

[139] Un retard dans le cheminement de carrière signifierait également un retard dans les augmentations de salaire. Si la règle du départ à la retraite à 60 ans était supprimée, ce ne serait pas, contrairement à ce que l'APAC a déclaré, comme si les pilotes âgés de plus de 60 ans venaient voler de l'argent dans les poches des jeunes pilotes. C'est plutôt que ces derniers devraient attendre plus longtemps pour obtenir les augmentations souhaitées.

[140] L'APAC n'a pas donné à entendre que le retard causé dans le cheminement de carrière et les augmentations des salaires des jeunes pilotes porterait gravement atteinte aux droits de ceux-ci. Même si ce retard était le double de celui qu'a calculé le professeur Kesselman, il est difficile d'imaginer comment il pourrait constituer une atteinte grave aux droits d'autres employés. En outre, considérant qu'il y a d'autres moyens de savoir les dates de fin de carrière des pilotes, lesquels permettent une planification adéquate, le Tribunal conclut que le fait d'accommoder les pilotes âgés de plus de 60 ans ne constituerait pas non plus une telle atteinte.

[141] En outre, comme le juge La Forest l'a souligné dans l'arrêt McKinney, le fait de contraindre les travailleur âgés à prendre leur retraite pour laisser la place aux jeunes est discriminatoire puisqu'il suppose que la prolongation de l'emploi de certains individus est moins importante pour ceux-ci et de moins grande valeur pour la société en général que l'emploi d'autres individus pour la seule raison de l'âge (McKinney, à la page 303).

[142] Même si cette déclaration a été faite dans le contexte de l'analyse constitutionnelle de la retraite obligatoire, elle est pertinente en l'espèce. Dans l'arrêt Renaud, la Cour suprême a affirmé que les objections formulées par les employés à l'égard de l'accommodement fourni à un de leurs collègues, fondées sur des attitudes incompatibles avec les droits de la personne, n'étaient pas pertinentes.

[143] Les objections formulées par les jeunes pilotes à l'égard des accommodements fournis aux pilotes âgés sont fondées sur l'idée que les jeunes pilotes ne seront pas en mesure de profiter des avantages conférés par l'ancienneté si les pilotes âgés ne sont pas contraints à prendre leur retraite. Cette objection ne repose sur aucune preuve, et elle n'est pas non plus conforme aux principes relatifs aux droits de la personne affirmés dans l'arrêt Renaud.

[144] Dans les circonstances de l'espèce, insister sur le fait que la préservation absolue de l'ancienneté d'un jeune pilote a priorité sur le fait de continuer d'employer des collègues âgés revient a porter un jugement de valeur uniquement fondé sur l'âge, et par conséquent arbitraire, au sujet de la valeur relative qu'a pour la société le travail accompli par chaque groupe d'âge. Ainsi qu'au sujet de la valeur de l'emploi pour chaque groupe d'âge.

[145] L'APAC a aussi fait valoir que si la retraite obligatoire était supprimée, Air Canada n'aurait d'autre choix que de mettre en place la règle de l'OACI. Elle a soutenu que l'instauration de cette règle limiterait les postes disponibles aux pilotes âgés de moins de 60 ans, étant donné que les capitaines âgés de plus de 60 ans ne pourront pas faire équipe avec les premiers officiers âgés de plus de 60 ans.

[146] Par conséquent, les droits acquis à l'ancienneté des pilotes âgés de moins de 60 ans se retrouveraient davantage dilués tandis que les droits acquis à l'ancienneté des pilotes âgés de plus de 60 ans prendraient leur pleine mesure. Cela aurait des effets importants sur le moral des pilotes.

[147] Chez Air Canada, l'ancienneté est la clé de voûte de la convention collective; elle détermine le lieu d'affectation, l'équipement, le salaire et l'horaire attribués à un pilote. Le refus de respecter le régime de l'ancienneté chez Air Canada reviendrait à porter une atteinte réelle aux droits des employés, selon les allégations de l'APAC.

[148] Même en supposant que la règle de l'OACI produirait de telles conséquences (ce qui n'a pas été prouvé), le commandant Duke a convenu qu'il n'avait envisagé aucune autre solution à l'énigme que celles qu'avaient produites les deux expériences qu'il avait menées.

[149] Toutefois, il peut y avoir des solutions aux problèmes d'horaire susceptibles de découler de la mise en place de la règle de l'OACI. Par exemple, il se pourrait qu'au lieu de demander aux premiers officiers âgés de moins de 60 ans d'accommoder les commandants âgés de plus de 60 ans, les intimées conviennent qu'en cas de conflit d'horaire, elles demanderont aux commandants âgés de plus de 60 ans de poser leur candidature à d'autres postes où on pourrait les accommoder.

[150] Ce serait semblable à ce qu'a fait Air Canada Jazz pour accommoder les commandants âgés de plus de 60 ans quand les restrictions de l'OACI en place avant novembre 2006 empêchaient ceux-ci de piloter des avions dans l'espace aérien international. Les commandants âgés de 60 ans devaient demander un créneau horaire mensuel ne comprenant que des vols nationaux. Un commandant âgé de 60 ans qui n'était pas en mesure d'obtenir un créneau horaire seulement constitué de vols nationaux se voyait attribuer un créneau de relève. Si après six mois, un commandant âgé de plus de 60 ans ne pouvait obtenir un créneau constitué uniquement de vols nationaux, on lui demandait de choisir dans une liste d'options particulières ou, à la discrétion de la société, de laisser les choses en l'état.

[151] Les types d'arrangements conclus par Air Canada Jazz en vue d'accommoder les commandants âgés de plus de 60 ans se situent dans le droit fil du témoignage du professeur Carmichael. Celui-ci a déclaré que la retraite obligatoire n'était pas la seule manière de protéger l'ancienneté et le régime de rémunération différée. Au lieu de contraindre les travailleurs à prendre leur retraite à un certain âge, les parties peuvent convenir qu'à partir d'un certain âge, les conditions d'emploi changeront.

[152] Finalement, l'APAC a soutenu que l'élimination de la disposition de la convention collective prévoyant la retraite à 60 ans exigerait de l'APAC et d'Air Canada qu'elles renégocient d'importants aspects de cette convention. Ce niveau de perturbation et la perspective d'une inévitable interférence avec les droits des autres employés correspondent parfaitement à la notion de contrainte excessive.

[153] Il revient aux intimées de prouver qu'une nouvelle négociation de la convention collective constituerait une contrainte excessive. Il ne suffit pas de se contenter de l'affirmer. Au contraire, le témoignage du commandant Duke donne à penser qu'avec une certaine dose de coopération, on pourrait changer les règles du milieu de travail.

[154] Comme il l'a déclaré : [traduction] Nous nous trouvons dans l'antichambre d'un nouveau monde et c'est tous ensemble que nous devons y entrer, alors nous devons faire en sorte que tout le monde y trouve son compte. On peut présumer qu'à titre de cointimée, et si elle y est invitée par la décision du Tribunal, Air Canada serait motivée à coopérer dans le cadre de ce processus.

V. CONCLUSION

[155] Le Tribunal conclut que les intimées ne sont pas parvenues à se décharger du fardeau qui leur incombait en vertu de l'article premier de la Charte. L'alinéa 15(1)c) de la LCDP ne constitue pas une limite raisonnable aux droits garantis aux plaignants par le paragraphe 15(1) de la Charte. Par conséquent, en l'espèce, nous refusons d'appliquer l'alinéa 15(1)c) aux faits.

[156] The Tribunal conclut également que les intimées n'ont pas prouvé que la disposition de la convention collective portant sur la retraite obligatoire était une exigence professionnelle justifiée au sens de l'alinéa 15(1)a) et du paragraphe 15(2) de la LCDP.

[157] Pour ces motifs, le Tribunal conclut que les plaintes de MM. Vilven et Kelly sont fondées.

VI. LES RÉPARATIONS

[158] Les plaignants demandent qu'on leur accorde un certain nombre de réparations, parmi lesquelles leur réintégration, la restauration de leur ancienneté et de leurs états de service et des indemnités pour perte de revenu ainsi que pour les pertes liées à leur régime de pension et d'avantages sociaux. La CCDP demande une ordonnance d'interdiction ainsi qu'une révision importante des politiques concernant la retraite obligatoire qui régissent le milieu de travail des intimées.

[159] Ces demandes de réparation impliquent des réajustements considérables au régime actuel du milieu de travail, et pour les accueillir, le Tribunal devra disposer de bien plus d'informations que celles qui lui ont été présentées.

[160] Par conséquent, il sera nécessaire de fournir d'autres preuves et observations en tenant compte de la présente décision. Un calendrier sera établi après consultation des parties. Le Tribunal reste saisi du dossier aux fins des réparations.

Signé par
J. Grant Sinclair, Président
Signé par
Karen A. Jensen, Membre

OTTAWA (Ontario)
Le 28 août 2009

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T1176/5806, T1177/5906 & T1079/6005

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Robert Neil Kelly c. Air Canada et l'Association des pilotes d'Air Canada et George Vilven c. Air Canada

DATE DE LA DÉCISION
DU TRIBUNAL :

Le 28 août 2009

ONT COMPARU :

Robert Neil Kelly

Pour lui même

George Vilven

Pour lui même

Daniel Pagowski

Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Maryse Tremblay
Fread Headon

Pour l'intimée

Bruce Laughton, Q.C.

Pour l'Association des pilotes d'Air Canada

Raymond D. Hall

Pour Fly Past 60 Coalition

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