Tribunal canadien des droits de la personne

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T492/0998

Décision no 2

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE

L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE :

SHIV CHOPRA

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

MINISTÈRE DE LA SANTÉ NATIONALE ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL

l'intimé


DÉCISION INTÉRIMAIRE RELATIVE À LA RÈGLE DU CHOIX


MEMBRE INSTRUCTEUR :

Athanasios D. Hadjis

ONT COMPARU :

Peter Engelmann
Avocat de la Commission canadienne des droits de la personne

Shiv Chopra
En son propre nom

David A. Migicovsky
Avocat de l'intimé

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE :

les 17 et 18 mai 1999
les 17 et 18 juin 1999
du 5 au 7 juillet 1999
du 13 au 16 septembre 1999
Ottawa (Ontario)

DÉCISION INTÉRIMAIRE

Le 15 septembre 1999, à la clôture de la preuve de la Commission des droits de la personne, l'avocat de l'intimé a déclaré qu'il présenterait une requête en irrecevabilité pour le motif que la Commission et le plaignant n'avaient pas établi une preuve prima facie. On s'est ensuite posé la question à savoir si l'intimé était tenu de décider de ne pas présenter de preuve afin de pouvoir présenter sa requête.

Le plaignant ainsi que les avocats de la Commission et de l'intimé ont fait valoir verbalement leurs arguments. J'ai examiné la jurisprudence à laquelle ils ont fait référence ainsi que les arguments qu'ils ont fait valoir.

La règle du choix

La règle exigeant que le défendeur ou l'intimé soit appelé à faire un choix avant de pouvoir présenter une requête en irrecevabilité ou non-lieu découle des règles de common law qui s'appliquent en matière civile. Dans leur ouvrage intitulé The Law of Evidence in Civil Cases (1), Sopinka, Lederman et Bryant décrivent cette règle en ces termes :

[Traduction] Une fois que le demandeur a fini d'exposer son argumentation, l'avocat(e) de la défense peut, s'il ou elle le désire, présenter une requête en non-lieu pour le motif qu'il n'y a pas de preuve permettant de tirer raisonnablement une conclusion en faveur du demandeur. Le juge d'instance doit ensuite demander à l'avocat(e) de la défense si le défendeur désire présenter une preuve. Si ce dernier décide de ne pas présenter d'autres éléments de preuve, le juge doit alors exercer sa fonction judiciaire afin de déterminer s'il existe des éléments de preuve pouvant convaincre une personne raisonnable du bien-fondé de la cause du demandeur. Il est rare qu'un(e) avocat(e) de la défense décide de ne pas présenter de preuve s'il ou elle possède de tels éléments de preuve, car si le juge rejette la requête en non-lieu, le défendeur est alors dans l'impossibilité de présenter des éléments de preuve pour se défendre contre les allégations du demandeur. Par conséquent, l'avocat(e) de la défense doit être sûr(e), avant de faire un tel choix, que la requête en non-lieu sera accueillie.

Certaines provinces canadiennes ont adopté des règles qui dérogent à ce principe. Par exemple, la règle 30.08 des Nova Scotia Civil Procedure Rules, citée dans McCara v. Nova Scotia (Dept. of Fisheries) (2), s'énonce comme suit :

[Traduction] À la fin de la preuve du demandeur, le défendeur peut, sans qu'on lui demande de décider s'il présentera une preuve, soumettre une requête en irrecevabilité pour le motif qu'aucune preuve reposant sur des faits ou le droit n'a été établie.

La Loi canadienne sur les droits de la personne, les Règles de procédure provisoires du Tribunal canadien des droits de la personne et les Règles de la Cour fédérale du Canada ne comportent aucune disposition similaire. L'avocat de l'intimé a prétendu, entre autres, que la règle du choix en common law ne s'applique pas au Tribunal canadien des droits de la personne et, subsidiairement, que si elle s'applique, j'ai le pouvoir de soustraire l'intimé à son application.

La règle du choix s'applique-t-elle au Tribunal canadien des droits de la personne?

La jurisprudence issue du Tribunal canadien des droits de la personne n'est guère utile à cet égard. Dans des circonstances similaires, certains tribunaux ont exigé que l'intimé fasse un choix (3), tandis que d'autres ne l'ont pas fait (4) ou ont simplement procédé directement à l'audition de la requête en irrecevabilité ou non-lieu parce que le plaignant et la Commission n'avaient pas soulevé la question du choix (5).

Cette question a été abordée plus en détail dans plusieurs décisions des organismes provinciaux d'arbitrage des droits de la personne. Dans Nimako v. CN Hotels (6), la commission d'enquête de l'Ontario a rendu une décision provisoire; en l'occurrence, les circonstances étaient similaires à celles entourant l'affaire dont je suis saisi. La commission, après avoir qualifié les procédures instituées en vertu du Code des droits de la personne de l'Ontario comme étant essentiellement à caractère civil, a conclu qu'une commission d'enquête devait suivre la pratique consistant à soumettre l'intimé à un choix avant qu'il puisse présenter une requête en irrecevabilité, à moins qu'il soit injuste ou incommode de procéder ainsi en raison de circonstances particulières. L'arbitre a soutenu que l'intimé en l'occurrence était tenu de décider de ne pas présenter de preuve s'il entendait soumettre une requête en non-lieu.

Bien que d'autres commissions d'enquête ontariennes aient rendu, après la décision Nimako, des décisions dans lesquelles elles ont soutenu que l'intimé n'était pas tenu de décider de ne pas présenter de preuve, elles ont convenu que la décision dépendait dans chaque cas des circonstances particulières en l'espèce (7).

Dans Nimako, la commission d'enquête a énoncé les motifs qui sont probablement les plus convaincants pour justifier la pratique de soumettre les intimés à un choix dans le cas des plaintes relatives aux droits de la personne (8) :

[Traduction] À cet égard, il est important de se rappeler que ce n'est qu'après avoir terminé l'audition de toute la cause qu'un tribunal est en mesure d'évaluer la preuve et de prendre une décision, et il se peut que les témoignages présentés en faveur du défendeur (ou de l'accusé) fassent pencher la balance en sa défaveur. En ce qui concerne les difficultés que les plaignants éprouvent à obtenir tous les renseignements pertinents pour établir la discrimination, il est fort probable que des difficultés de ce genre se posent plus souvent dans le cas des audiences tenues en vertu du Code des droits de la personne que dans le cadre des actions civiles en général. Contrairement aux procédures criminelles, qui opposent l'État à un individu qui est passible d'une sanction criminelle et qui doit être trouvé coupable hors de tout doute raisonnable, une action civile implique de résoudre des intérêts personnels contradictoires en fonction de la prépondérance des probabilités. Dans ce contexte, il ne semble que juste que le défendeur doive se prononcer quant à l'opportunité de clore l'affaire après que le demandeur a présenté sa preuve, l'empêchant ainsi d'avoir accès à des éléments de preuve qui auraient peut-être établi le bien-fondé de ses arguments, ou d'appeler des témoins au risque d'aider la cause du demandeur. Autrement, le défendeur semblerait dire au tribunal : Je veux que vous tranchiez cette affaire sans entendre toute la preuve, dont certains éléments pourraient être utiles au demandeur, mais seulement si vous vous prononcez en ma faveur et rejetez, ce faisant, l'action; si vous n'êtes pas disposé à le faire sur la foi de la preuve présentée par le demandeur, alors je veux que vous différiez votre décision jusqu'à ce que ma preuve ait été entendue, même si certains éléments pourraient aider la cause du demandeur. Si cette attitude voulant que pile je gagne, face je ne perds pas semble inconvenante dans une action civile, elle semble encore moins acceptable dans le cadre d'une audience devant une commission d'enquête comme la nôtre.

Je trouve cet argument particulièrement probant dans le contexte d'une allégation de discrimination au travail comme c'est le cas en l'espèce. Très souvent, dans de telles affaires, le plaignant peut être victime d'un comportement discriminatoire de la part de représentants de l'employeur, comportement qu'il n'est peut-être pas en mesure de prouver directement. Dans les exposés qu'il a soumis au Tribunal, M. Chopra a décrit ce type de comportement en l'espèce comme une Traduction discrimination de la part de la direction, derrière des portes closes (boardroom discrimination). Le plaignant et la Commission doivent donc souvent dans ces cas-là recourir à une preuve circonstancielle pour prouver leurs allégations. Certains éléments de cette preuve circonstancielle peuvent en fait être établis en faisant témoigner certains témoins de l'intimé. Par conséquent, il ne conviendrait pas dans le cas d'une présumée violation de la Loi canadienne sur les droits de la personne qu'on refuse au plaignant le redressement auquel il a droit parce qu'il n'a pas été en mesure d'établir ses allégations à ce stade des procédures, alors que le tribunal n'a pas eu le loisir d'entendre toute la preuve, particulièrement lorsque la Commission ou le plaignant n'a pas eu accès à certains éléments.

L'avocat de l'intimé a soutenu que, compte tenu du degré de divulgation qu'exigent les Règles de procédure provisoires du Tribunal canadien des droits de la personne, ainsi que des vastes pouvoirs d'enquête de la Commission, il est peu probable que la présentation de la preuve de l'intimé puisse donner lieu à la production d'éléments utiles dont le plaignant et la Commission n'étaient pas au courant et que les parties n'avaient pas été en mesure de faire valoir avant la clôture de leur argumentation respective. Cependant, peu importe la quantité de renseignements que le plaignant ou la Commission peut recueillir, il n'en demeure pas moins que certains faits peuvent être obtenus ou démontrés uniquement en contre-interrogeant les témoins de l'intimé. L'idée voulant que le plaignant ou la Commission puisse décider de faire témoigner, lors du témoignage en chef, les personnes dont les intérêts sont opposés n'est pas une solution appropriée à ce problème, car elle obligerait les parties à présenter ce qui constitue essentiellement la preuve de l'intimé tout en les privant de l'occasion de contre-interroger les témoins sur cette preuve.

L'intimé a également soutenu que, dans Nimako, la commission d'enquête a omis de tenir compte de la distinction au niveau du fardeau de la preuve entre les affaires relatives aux droits de la personne et les affaires civiles, où on applique la règle de common law consistant à soumettre le défendeur à un choix. D'habitude, le plaignant qui allègue avoir été victime de discrimination dans l'embauchage doit prouver qu'il était compétent pour l'emploi convoité, qu'il n'a pas été embauché et que le poste a été attribué subséquemment à une personne qui n'était pas plus compétente mais qui ne présentait pas le trait distinctif qui le caractérisait (9). À ce moment, il incombe à l'intimé de fournir une explication, après quoi il appartient au plaignant de démontrer que l'explication en question n'est qu'un prétexte.

L'avocat de l'intimé s'est basé sur la position adoptée par la commission d'enquête de la Nouvelle-Écosse dans McCara v. Nova Scotia Department of Fisheries et al. (10), pour faire une distinction entre les affaires civiles et les affaires intéressant les droits de la personne en ce qui touche la question du choix :

[Traduction] Dans une instance civile, le fardeau de la preuve (prépondérance des probabilités) incombe au demandeur tout au cours des procédures. Cependant, dans les affaires intéressant les droits de la personne, où comme nous l'avons vu le fardeau de la preuve incombe toujours au plaignant, ce fardeau est transféré à l'intimé une fois que la preuve prima facie a été établie. Il semblerait injuste de priver l'intimé de l'occasion de présenter ses arguments dans les cas où on a déterminé à la suite d'une requête en non-lieu qu'une preuve prima facie a été établie. Tel qu'indiqué précédemment, le seuil pour établir une preuve prima facie est très peu élevé et ce n'est que dans des cas rares et exceptionnels que ce seuil ne serait pas atteint. En plus d"être injuste pour l'intimé, l'exercice d'un choix empêcherait la présentation d'une requête en non-lieu, le risque étant trop élevé.

Cependant, la préoccupation exprimée dans Nimako (11) demeure. Bien que le plaignant doive établir une preuve prima facie de la façon décrite dans Shakes v. Rex Pak Limited (12), cette preuve doit être établie selon la règle de la prépondérance des probabilités en tenant compte de tous les éléments dont le tribunal a été saisi. Cela signifie que certains éléments de la preuve prima facie que le plaignant doit établir peuvent être prouvés grâce à la preuve produite par l'intimé.

Par ailleurs, l'avocat de l'intimé a soutenu que la preuve prima facie, qui, dans le cas d'une requête en non-lieu, implique que le défendeur fasse la démonstration que ladite plainte n'a pas été établie, n'est pas soumise à la norme de la prépondérance des probabilités, mais plutôt à une norme beacuoup moins élevée. Dans Gerin et al v. I.M.P. Group Limited et al (13), la commission d'enquête de la Nouvelle-Écosse examine ce point en détail (page D/452) :

[Traduction] Plus précisément, je ne crois pas qu'il soit nécessaire ni souhaitable, dans le cas d'une requête en non-lieu, que la commission évalue la preuve. S'il y a certains éléments probants qu'un juge des faits raisonnable pourrait croire et accepter pour établir la plainte alléguée, une preuve prima facie a alors été établie et la requête doit être rejetée. Comme la preuve n'a fait l'objet à ce stade-ci d'aucune évaluation finale, on peut conclure que les plaignants auront gain de cause si la preuve est close à ce moment-ci, c.-à-d. si les intimés ne présentent pas de preuve. L'évaluation définitive de la preuve du plaignant doit être faite qu'une fois que l'ensemble de la preuve a été déposée. Par conséquent, si la requête en non-lieu est rejetée, les intimés doivent décider s'ils entendent présenter une preuve et, le cas échéant, laquelle, sans avoir eu l'occasion de connaître l'opinion de la commission quant à la qualité de la preuve présentée par les plaignants.

Par conséquent, on évite que l'intimé sonde le terrain et détermine dans quelle mesure il a bien répondu à la plainte jusqu'alors, puisque le tribunal qui l'instruit n'est pas tenu d'évaluer la preuve du plaignant. Comme l'explique Sara Blake dans Administrative Law in Canada (14) :

[Traduction] S'il existe une certaine preuve (si faible soit-elle) à l'appui de la cause, une preuve prima facie a été établie. On ne tient pas compte à ce stade de la crédibilité des témoins et du poids de la preuve.

Pour étayer davantage cet argument, l'avocat de l'intimé a indiqué que si je n'exige pas de faire un choix et que je rejette ensuite la requête en irrecevabilité de l'intimé, je ne devrais pas fournir de motifs. De cette façon, l'intimé n'aurait pas la chance de connaître mon opinion relativement à la preuve de l'autre partie (15).

Cependant, ce raisonnement ne tient pas compte de certains facteurs importants. D'abord, on a apparemment tenu compte du fait que la norme de preuve est peu élevée lorsqu'on a établi le principe du choix en common law, comme l'expliquent Sopinka, Lederman et Bryant :

[Traduction] Le juge d'instance, en remplissant cette fonction, ne décide pas si la preuve est crédible. Il doit plutôt décider si la preuve, dans la mesure oû on ne vient pas les contredire, est de nature à convaincre une personne raisonnable. Le juge doit déterminer si un arbitre raisonnable des faits pourrait se prononcer en faveur du demandeur s'il estime que les témoignages présentés jusqu'à ce stade des procédures sont crédibles. Le juge ne détermine pas si l'arbitre des faits devrait retenir la preuve, mais bien si la conclusion que le demandeur cherche à obtenir en sa faveur pourrait être tirée à partir de la preuve présentée, dans la mesure où l'arbitre décide de la retenir (16).

Ensuite, il peut être illusoire de croire que l'arbitre puisse éviter d'évaluer de quelque façon la preuve lorsqu'il se penche sur la requête. Cela peut également influencer la façon dont il reçoit la preuve de l'intimé en cas de rejet de la requête de non-lieu. Enfin, les parties en cause prendront vraisemblablement des décisions stratégiques relativement à la présentation de leur preuve, et il serait peut-être injuste de permettre qu'une partie, l'intimé, bénéficie de la moindre indication de l'arbitre quant à la façon dont l'affaire se déroule.

Malgré les efforts que peuvent faire les arbitres pour éviter d'évaluer la crédibilité de la preuve lorsqu'ils se prononcent sur des requêtes en non-lieu, ils pourraient sans le savoir fournir de bonnes indications à l'intimé relativement à son angle d'approche. Par exemple, dans Gerin (17) et Tomen (18), bien que les commissions d'enquête aient clairement admis que la norme de preuve à ce stade est très peu élevée, elles se sont livrées à une vaste analyse de la preuve du plaignant. De telles analyses détaillées ne peuvent qu'aider les intimés à déterminer l'approche à adopter et leur permettent de se concentrer sur les meilleurs éléments de la preuve du plaignant. Cela serait injuste pour le plaignant et la Commission.

L'incidence de l'établissement d'une règle voulant que l'intimé ait le droit de présenter sa requête en non-lieu, sans que soit compromis pour autant son droit de présenter une preuve en cas de rejet de cette requête, constitue un autre élément à considérer, qui préoccupe particulièrement la Commission au dire de son avocat. Une telle règle risquerait d'augmenter le nombre de requêtes en non-lieu qui entraînent une suspension de l'audition de la preuve et possiblement un ajournement de l'audience en attendant que le tribunal examine la preuve et prépare sa décision au sujet de la requête. Elle pourrait se traduire par une prolongation des délais dans le cadre de ce qui a généralement été un très long processus entre la date du dépôt de la plainte et son audition sur le fond.

L'avocat de l'intimé a répliqué que les intimés ont toujours eu le loisir de présenter des requêtes en non-lieu et qu'il n'existe pas d'indications selon lesquelles il y aurait eu des abus par le passé. Cependant, jusqu'à maintenant, le Tribunal canadien des droits de la personne n'a rendu aucune décision indiquant de façon définitive que l'intimé n'est pas tenu de faire un choix. En fait, l'intimé a dû faire un choix dans les décisions relativement récentes (Dokis (19) et Parker (20) ). Si on devait décider en l'espèce d'établir une règle à l'effet contraire, cela pourrait amener les intimés à s'intéresser davantage à la possibilité d'opter pour une requête en non-lieu sans risque.

Par conséquent, je conclus que la règle du choix en common law s'applique à notre Tribunal mais que les parties peuvent, d'une part, renoncer à son application, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, et que, d'autre part, si les circonstances le justifient, le Tribunal peut soustraire l'intimé à l'application de cette règle.

Préjudice causé à chacune des parties : établissement d'un équilibre

D'après les décisions issues de deux courants de jurisprudence qui m'ont été citées par les parties, un tribunal peut déterminer si les circonstances entourant l'affaire justifient de déroger à la règle de common law habituelle obligeant l'intimé à décider de ne pas présenter de preuve avant que soit entendue sa requête en irrecevabilité.

Dans Potocnik, affaire dans laquelle elle a finalement soutenu que l'intimé ne devrait pas être appelé à faire un choix, la commission d'enquête de l'Ontario affirme ce qui suit :

Traduction Il s'agit ici de déterminer comment établir un équilibre entre, d'une part, le préjudice que je pourrais causer au plaignant et à la Commission en entendant et en jugeant à ce stade-ci des procédures une requête en irrecevabilité, et, d'autre part, l'injustice qu'entraînerait la poursuite d'une audience si, en fait, la Ville [l'intimée] pouvait prouver qu'il n'y a pas assez de preuve pour continuer (21).

La principale crainte du plaignant et de la Commission en l'espèce concerne la possibilité que j'aille de l'avant et statue sur le bien-fondé de la plainte avant d'avoir pu entendre l'ensemble de la preuve, y compris celle de l'intimé. Comme je l'ai déjà indiqué, j'estime qu'il s'agit là d'un aspect important dans les affaires relatives aux droits de la personne. La Commission s'inquiète également de la possibilité que si je déclare qu'il n'est pas nécessaire de faire un choix, Traduction les vannes seront ouvertes et les requêtes en non-lieu deviendront une chose normale dans la plupart des affaires entendues par le Tribunal canadien des droits de la personne. Toutefois, si les dérogations à la règle générale de common law se limitent à des cas exceptionnels et sont justifiées par les circonstances, cette dernière préoccupation n'est guère pertinente.

Examinons maintenant la situation de l'intimé. Quelle sera l'injustice s'il est obligé de continuer de participer à l'audience alors qu'il aurait peut-être pu établir qu'il n'y a pas suffisamment de preuve pour continuer?

L'intimé soutient qu'on épargnera beaucoup de temps si la requête en non-lieu est accueillie. Il est difficile de prévoir la durée exacte d'une audience, mais il semble que l'examen des témoins de l'intimé nécessitera au moins cinq autres jours, bien que l'intimé ait prétendu que l'audience pourrait durer encore plus longtemps si l'on devait citer à témoigner jusqu'à dix autres témoins.

Bien que cette période puisse à première vue paraître longue, il ne faut pas oublier le contexte entourant cette affaire. L'audience a débuté le 5 septembre 1995 et semble avoir duré au total neuf jours. La décision du premier tribunal a fait l'objet d'un contrôle à la Cour fédérale, qui a ordonné, le 6 avril 1998, que l'audience reprenne afin de permettre à la Commission de présenter d'autres éléments de preuve de nature statistique. Par conséquent, l'audience en l'espèce s'est échelonnée sur une longue période (plus de quatre ans), bien que le nombre réel de jours d'audience devant le Tribunal, durant la première phase ou pendant la phase en cours, ait été d'environ vingt-trois (23). Certains jours d'audience ont été consacrés à l'analyse des questions de procédure; ces jours-là, aucun élément de preuve n'a été présenté. Par conséquent, il semblerait que le nombre de jours d'audience à venir en l'espèce ne dépassera pas le nombre de jours d'audience tenus jusqu'à maintenant.

De toute évidence, la durée de l'audience a des répercussions sur son coût. L'avocat de l'intimé a soutenu que les jours d'audience supplémentaires qu'on pourrait consacrer inutilement à l'audition du reste de l'affaire seront coûteux et qu'on ne doit pas oublier que la Commission et l'intimé financent leur activité à même les deniers publics. Dans Potocnik (22), la commission d'enquête de l'Ontario a fait valoir cet élément important dans sa décision de ne pas obliger l'intimée, la Ville de Thunder Bay, à faire un choix. Cependant, dans l'affaire en question, l'intimée a fait remarquer que le secteur public était soumis à l'époque à des pressions financières considérables. En l'espèce, ni l'intimé ni la Commission n'ont indiqué être soumis à d'importantes restrictions financières qui pourraient se traduire par un fardeau indu si l'affaire devait se poursuivre.

Quoi qu'il en soit, je ne crois pas que la question du coût devrait être considérée comme un facteur important pour trancher la question du choix en l'absence de circonstances spéciales. Dans l'affaire Nimako, la commission d'enquête a formulé la remarque suivante :

[Traduction] Il y a toujours certaines dépenses qu'on pourrait éviter. Préparer une défense entraîne toujours certaines dépenses, qu'il s'agisse d'actions civiles ou d'audiences de commissions comme la nôtre. Si c'était là le critère à appliquer pour déterminer s'il est opportun, pour des raisons d'équité, de soustraire l'intimé à l'obligation de faire un choix, la règle immuable à laquelle il est fait référence, ainsi que l'allégation que la pratique en matière civile est injuste, referaient surface (23) .

À mon avis, il n'existe pas en l'espèce de circonstances spéciales qui justifient de considérer l'évitement des coûts comme un facteur à considérer pour trancher la question dont j'ai été saisi.

De même, je ne crois pas que la durée prévue de l'audience justifie qu'on soustraie l'intimé à l'obligation de faire un choix. Il n'y a pas de preuve, eu égard au laps de temps qui s'est écoulé entre le dépôt de la plainte et aujourd'hui, que le prolongement de l'intance pendant quelques mois causerait à l'intimé un important préjudice.

Pour ces motifs, j'estime donc que l'intimé peut présenter sa requête en irrecevabilité à la condition qu'il décide de ne pas présenter de preuve, à défaut de quoi il ne pourra débattre sa requête à ce moment-ci et ne pourra le faire qu'après avoir présenté sa preuve.

Signé à Montréal, le 7e jour d'octobre 1999.


ATHANASIOS D. HADJIS

1. J. Sopinka, S. Lederman, A. Bryant, The Law of Evidence in Canada, (Toronto : Butterworths, 1991), pp. 131 et 132.

2. Commission d'enquête de la Nouvelle-Écosse, 9 novembre 1993, 26 C.H.R.R. D/87.

3. Dokis c. Bande indienne de Dokis, [1995] no 15; Parker c. Hudson Bay Mining Smelting Co. Ltd., (22 septembre 1993) (décision provisoire du T.C.D.P., T-323-3792).

4. Foucault c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (30 juillet 1981) (T.C.D.P., D.T. 8-81).

5. Cassan c. Hudson Bay Mining and Smelting Co. Ltd. (21 mars 1985) (T.C.D.P., D.T. 1/85); Goyette c. Voyageur Colonial Limitée (21 mai 1997) (T.C.D.P.).

6. Nimako v. C.N. Hotels, (1985) 6 C.H.R.R. D/2894.

7. Potocnik v. Thunder Bay (Ville), [1996] O.H.R.B.I.D., No. 16; Tomen v. Ontario Teacher's Federation (No. 3), (1989) 11 C.H.R.R. D/23.

8. Supra, note 6, page D/2896.

9. Shakes v. Rex Pak Limited, (1982) 3 C.H.R.R. D/1001; Israeli c. Commission canadienne des droits de la personne, (1983) 4. C.H.R.R. D/1616; Basi c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, (1988) 9 C.H.R.R. D/5029.

10. (1993) 26 C.H.R.R. D/87.

11. Supra, note 6.

12. Supra, note 9.

13. (1994) 24 C.H.R.R. D/449.

14. S. Blake, Administrative Law in Canada, (Toronto : Butterworth's, 1992), pp. 42 et 43.

15. Potocnik, supra, note 7.

16. Supra, note 1.

17. Supra, note 13.

18. Supra, note 7.

19. Supra, note 3.

20. Supra, note 3.

21. Supra, note 7.

22. Supra, note 7.

23. Supra, note 6, page D/2897.

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