Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

D.T. 4/99

Décision rendue le 10 novembre 1999

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE

L.R.C., 1985, c. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE :

RITA CONTE

la plaignante

et

ROGERS CABLESYSTEMS LTD.

l’intimé


DÉCISION


TRIBUNAL : J. Grant Sinclair, C.R. Président

ONT COMPARU : Rita Conte, la plaignante en son propre nom

Susan Paish et Lorene Novakowski Avocats de Rogers Cablesystems Ltd.

DATES ET LIEU DE L’AUDIENCE : Du 5 au 9 juillet 1999

Du 12 au 16 juillet 1999

Vancouver (Colombie-Britannique)

TABLE DES MATIÈRES

I. INTRODUCTION

II. EXIGENCES DU POSTE

III. POSITIONS DES PARTIES

IV. ANTÉCÉDENTS PROFESSIONNELS ET MÉDICAUX DE Mme CONTE, AVANT MAI 1995

V. ANTÉCÉDENTS PROFESSIONNELS ET MÉDICAUX DE Mme CONTE, MAI 1995 - NOVEMBRE 1995

VI. DÉCISION DE ROGERS DE METTRE FIN À L’EMPLOI

VII. CE QUE ROGERS SAVAIT AU MOMENT DU LICENCIEMENT

VIII. PREUVES MÉDICALES APRÈS LE LICENCIEMENT

IX. TRAITEMENTS ORTHOPHONIQUES AVANT ET APRÈS LA CHIRURGIE

X. DISCRIMINATION ET EXIGENCE PROFESSIONNELLE JUSTIFIÉE

XI. OBLIGATION D’ACCOMMODEMENT DE ROGERS

XII. ACCOMMODEMENT ET OBLIGATION DE Mme CONTE

XIII. CONCLUSION

I. INTRODUCTION

La plaignante, Rita Conte, a occupé un emploi à temps partiel comme conseillère au service à clientèle pour Rogers Communications Inc. (Rogers), à son Centre d’appel de Burnaby, du 29 mai 1995 au 24 novembre 1995. Durant cette période, Mme Conte poursuivait des études à plein temps en sciences politiques, à l’University of British Columbia. Elle a obtenu son diplôme universitaire en 1996.

Mme Conte avait déjà travaillé comme conseillère pour Rogers, de janvier 1992 à septembre 1994. En 1994, Rogers a décidé de transférer les opérations du Centre d’appel à Toronto et de fermer le Centre d’appel de Burnaby; tous les postes de conseillers et conseillères ont alors été abolis.

Au printemps 1995, Rogers décide de rouvrir le Centre d’appel de Burnaby. Apprenant cela, Mme Conte présente une demande d’emploi et obtient à nouveau un poste de conseillère à temps partiel, débutant le 29 mai 1995. Tous les conseillers et conseillères étaient embauchés pour une période d’essai de six mois, qu’ils aient ou non déjà travaillé pour l’entreprise. De plus, tous les travailleurs nouvellement embauchés devaient suivre une formation de trois semaines, consistant en deux semaines d’enseignement en classe sur le nouveau logiciel et sur les nouvelles politiques et procédures et une semaine de formation pratique au téléphone. Mme Conte a complété la formation, puis a commencé à travailler comme conseillère.

Le 24 novembre 1995, Rogers licencie Mme Conte, en invoquant le fait que Mme Conte souffrait de troubles de la voix permanents et persistants qui l’empêchaient de faire son travail. Cette cessation d’emploi survenait à moins d’une semaine de la fin de sa période d’essai.

Le 17 janvier 1996, Mme Conte dépose une plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne, alléguant qu’elle avait été victime de discrimination fondée sur la déficience, ce qui est contraire à l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

II. EXIGENCES DU POSTE

Le travail de conseillère consiste essentiellement à parler au téléphone pour répondre aux appels des clients. Le conseiller ou la conseillère doit être en mesure de traiter tous les aspects des demandes des clients, et ceci inclut fournir des informations générales, répondre à des questions relatives à facturation, résoudre les problèmes des clients, traiter les nouvelles commandes et faire la promotion et la vente des produits offerts par Rogers. Il ou elle doit également entrer dans l’ordinateur les données relatives au client qui sont communiquées durant un appel. Les employé(e)s à temps partiel doivent travailler au moins 16 heures par semaine, mais peuvent travailler davantage (et même travailler un quart complet de 7,5 heures), selon leur disponibilité et les besoins du Centre d’appel.

Rogers a établi des normes d’emploi particulières pour les conseillers et conseillères du Centre d’appel. Ainsi, le conseiller ou la conseillère doit parler au téléphone, de façon claire et continue, pendant 95 % de la durée prévue de son quart de travail. De plus, il ou elle doit répondre à 80 % des appels des clients, dans les 20 secondes suivant la réception de l’appel au Centre.

Les conseillers et conseillères doivent satisfaire à ces normes de rendement et à d’autres critères d’évaluation et Rogers évalue leur rendement pour s’assurer que ces exigences sont satisfaites. Ces évaluations se font, soit dans le cadre d’une séance d’encadrement en direct au cours de laquelle le chef d’équipe évalue les appels reçus en présence de l’employé, soit par le biais d’enregistrements. Dans ce dernier cas, le chef d’équipe évalue, de façon aléatoire et sans en informer l’employé(e), des appels enregistrés auxquels l’employé(e) a répondu. L’évaluation est notée sur une fiche de contrôle de la qualité du rendement, préparée par le chef d’équipe puis revue avec l’employé(e). Si l’employé(e) ne satisfait pas aux normes de rendement, il ou elle reçoit un encadrement par le chef d’équipe, en vue d’améliorer son rendement. Si, après un certain temps, le rendement au travail ne s’améliore, l’employeur peut mettre fin à l’emploi.

Rogers reconnaît avoir mis fin à l’emploi de Mme Conte pour des motifs non blâmables , signifiant ainsi que Mme Conte pouvait satisfaire aux normes de rendement lorsqu’elle était capable de parler au téléphone. Cependant, de l’avis de Rogers, Mme Conte souffrait de troubles de la voix qui l’empêchaient de travailler comme conseillère sur une base régulière et constante et c’est la raison pour laquelle l’employée a été licenciée.

III. POSITIONS DES PARTIES

Mme Conte reconnaît avoir éprouvé à l’occasion des problèmes de la voix, mais ceux-ci n’étaient que temporaires et, durant la majeure partie du temps passé chez Rogers, elle a été en mesure de faire son travail efficacement. Durant les très rares occasions où elle fut incapable de faire son travail, Rogers aurait dû l’accommoder en l’affectant à des fonctions prévoyant un usage moins intensif de la voix ou lui accorder une absence autorisée pour lui permettre de reposer sa voix. De son côté, Rogers considère que Mme Conte était une employée à l’essai, cette période d’essai ayant justement pour but de permettre aux deux parties d’évaluer la relation de travail. Du point de vue de Rogers, un emploi continu ne pouvait être offert à Mme Conte en raison de ses problèmes de voix persistants et l’employée a été licenciée durant sa période d’essai.

IV. ANTÉCÉDENTS PROFESSIONNELS ET MÉDICAUX DE Mme CONTE AVANT MAI 1995

Comme nous l’avons indiqué précédemment, Mme Conte avait déjà travaillé pour Rogers comme conseillère au service à la clientèle, de janvier 1992 à septembre 1994. Durant cette période, Mme Conte avait été en mesure de faire son travail, sauf à une occasion où il lui fut impossible de travailler à cause d’une perte totale de la voix – cet incident s’est produit durant la semaine du 17 au 24 août 1994.

Le 17 août 1994, Mme Conte a consulté son médecin de famille, le Dr Gorfinkel, au sujet de ses problèmes de voix. Dans ses notes cliniques, le Dr Gorfinkel a indiqué que Mme Conte souffrait d’un enrouement exacerbé et elle lui a recommandé de consulter le Dr Maloney, une oto-rhino-laryngologiste (spécialiste des troubles des yeux, du nez et de la gorge). Plus tôt cette même année, en mai 1994, le Dr Gorfinkel avait remarqué que Mme Conte souffrait d’un mal de gorge et d’un enrouement et qu’elle toussait toujours. Ses notes cliniques indiquaient également une surutilisation de la voix, consécutive au travail chez Rogers.

Mme Conte a déposé une demande d’indemnisation auprès de la Commission des accidents du travail datée du 2 octobre 1994. Dans sa demande, Mme Conte indiquait que ses problèmes d’aphonie avaient commencé le 15 avril 1994. Elle déclarait également que ces problèmes n’étaient pas dus à une seule cause principale, mais que son travail exigeait qu’elle parle huit heures par jour, ce qui exerçait une tension sur ses cordes vocales et avait causé l’affaiblissement de sa voix. Le Dr Gorfinkel a présenté un premier rapport médical (Physician’s First Report) à la Commission daté du 17 août 1994; dans ce rapport, le Dr Gorfinkel posait le diagnostic médical suivant : enrouement croissant, surutilisation de la voix et possibilité de nodules des cordes vocales. Elle indiquait également que Mme Conte pouvait reprendre le travail, mais dans des fonctions ne requérant pas l’utilisation de sa voix.

De son côté, Rogers a déposé un rapport d’accident de l’employeur (Employer’s Report of Injury), daté du 18 août 1994 et signé par le superviseur de Mme Conte. Dans ce rapport, Rogers indiquait que la maladie avait été déclarée pour la première fois le 17 août 1994 et que Mme Conte se plaignait d’irritation de la gorge depuis trois mois.

En mars 1995, la Commission des accidents du travail a accepté la demande d’indemnisation présentée par Mme Conte, jugeant que les nodules vocaux étaient reliés à une surutilisation de sa voix au travail. Ultérieurement (au moment de l’examen d’une deuxième demande d’indemnisation de la part de Mme Conte, en 1995), la Commission a renversé sa décision, concluant que les nodules des cordes vocales n’étaient pas reliés au travail, mais qu’ils étaient dus plutôt à des conditions préexistantes.

Le 24 août 1994, Mme Conte a consulté le Dr Maloney qui a déclaré que Mme Conte souffrait de dysphonie (troubles de la phonation) depuis au moins quatre mois. Son diagnostic indiquait la présence de nodules des cordes vocales, un léger reflux et une laryngite. Elle a prescrit un régime et des médicaments anti-reflux. Le Dr Maloney a également recommandé à Mme Conte de subir d’autres évaluations et des traitements d’orthophonie à la Voice Clinic, du Vancouver General Hospital.

Mme Conte a ensuite été examinée par les Dr Morrison, Mme Rammage et le Dr Bosch, le 25 octobre 1994, à la Voice Clinic. Le Dr Morrison est oto-rhino-laryngologiste depuis plus de 20 ans, chef de la Division d’oto-rhino-laryngologie de l’University of British Columbiaet directeur de la Pacific Voice Clinic, au Vancouver General Hospital. Mme Rammage est orthophoniste et coadministrateur de la Clinique avec le Dr Morrison. Enfin, le Dr Bosch est spécialisé dans le traitement des maladies des yeux, du nez et de la gorge. Dans leur compte rendu du 4 novembre 1994, les médecins ont indiqué que Mme Conte avait observé pour la première fois ses problèmes de voix en avril 1994. Elle croyait que la grande utilisation de sa voix dans l’exercice de son travail comme conseillère avait contribué à ces problèmes. Elle a été mise à pied en septembre et ses problèmes de voix ont diminué. Selon l’avis des médecins, Mme Conte souffrait de nodules des cordes vocales dus à un certain nombre de facteurs, identifiés par le Dr Morrison comme étant liés à la technique d’utilisation de la voix, au comportement, à une surutilisation de la voix et à un reflux gastro-oesophagien. Les médecins ont alors recommandé un traitement anti-reflux et des traitements d’orthophonie.

Au printemps de 1995, Mme Conte s’est inscrite au programme offert par la Voice Clinic. Ce programme prévoit dix séances hebdomadaires de groupe, chaque séance se voulant une suite à la séance hebdomadaire précédente. Un participant peut manquer une séance et se rattraper la semaines suivante; cependant, il lui est impossible de se reprendre si le participant s’absente pendant plus de la moitié des séances. Mme Conte a assisté à quatre des dix séances, soit la première, la troisième, la quatrième et la huitième.

Une fois le programme terminé, le participant est invité à une séance de suivi ayant pour but d’évaluer ses techniques d’utilisation de la voix et, au besoin, de fixer une autre séance de recyclage. Seuls les participants ayant terminé le programme sont inscrits sur la liste de suivi; lorsque l’évaluation est terminée, un rapport est envoyé au médecin traitant du participant. Comme Mme Conte n’a pas terminé le programme, elle n’a pas reçu d’évaluation.

V. ANTÉCÉDENTS PROFESSIONNELS ET MÉDICAUX DE Mme CONTE ENTRE MAI 1995 ET NOVEMBRE 1995

En février 1995, Mme Conte, alors étudiante à temps plein à l’University of British Columbia, téléphone à Laura Stark qu’elle connaissait comme étant la directrice du Centre d’appel. Elle prend rendez-vous pour déjeuner avec Mme Stark, avec qui elle veut discuter d’un projet pour un de ses cours.

Mme Conte et Mme Stark se rencontrent pour le déjeuner au Centre d’appel pour parler du projet et elles discutent pendant environ une heure et demie. Durant le déjeuner, Mme Stark s’informe de l’état de la voix de Mme Conte, sachant que cette dernière avait eu des problèmes en août 1994. Mme Conte informe alors Mme Stark qu’elle suivait des traitements d’orthophonie, que sa voix allait bien et qu’elle prenait des mesures pour résoudre son problème de reflux, notamment en suivant un régime alimentaire particulier.

Plus tard au printemps, Mme Conte apprend la réouverture du Centre d’appel. Elle téléphone à Laura Stark et dit être intéressée à travailler de nouveau comme conseillère. Mme Stark lui demande si le travail de conseillère est vraiment un travail qui lui convient, étant donné ses problèmes de voix antérieurs. Mme Conte lui répond qu’elle n’a pas souffert de laryngite ou de perte de la voix depuis août et qu’elle pouvait travailler comme conseillère.

Au moment de la réouverture du Centre d’appel, toutes les personnes ayant présenté une demande d’emploi pour un poste de conseiller ont été interviewées. Lors de l’interview, Mme Conte a été interrogée sur divers aspects, notamment sur son expérience antérieure comme conseillère, sa flexibilité en termes d’heures de travail et sa disponibilité le soir et la fin de semaine. Elle a aussi été évaluée sur sa capacité de répondre aux appels des clients, de résoudre les problèmes et de faire la promotion des produits de Rogers. Les intervieweurs lui ont demandé si elle pensait pouvoir exercer les fonctions de conseillère et elle leur a donné l’assurance qu’elle le pouvait. Au moment de l’interview, Mme Conte avait des nodules vocaux, mais elle n’en a pas informé les intervieweurs, parce que ses cordes vocales ne présentaient pas d’inflammation, qu’elle ne souffrait pas de laryngite, qu’elle pouvait parler clairement et qu’elle croyait pouvoir faire le travail.

En ce qui a trait à sa disponibilité, Mme Conte a informé les intervieweurs qu’elle était inscrite à des cours d’été du 3 au 20 juillet et du 22 juillet au 12 août et qu’elle ne pourrait donc travailler que pendant des périodes limitées, de trois à quatre heures par quart de travail, le soir et la fin de semaine, et qu’elle devait être informée de son horaire une semaine à l’avance. Ces exigences ont été notées sur les fiches d’interview.

Mme Conte n’a pas dit aux intervieweurs qu’elle comptait prendre congé durant la semaine suivant la fin de la formation, soit du 17 au 24 juin; ces vacances avaient été prévues de manière provisoire en novembre 1994.

Mme Conte a pris congé cette semaine-là. Les parties ne s’entendent pas quant à savoir si Mme Conte a pris congé pour des vacances ou pour faire reposer sa voix. Durant son témoignage, Mme Conte a déclaré avoir obtenu l’autorisation du coordonnateur des horaires de travail chez Rogers. De son côté, Mme Stark a témoigné qu’il était très inhabituel d’autoriser des vacances, en particulier pour un employé à temps partiel à l’essai, si tôt après la fin de la période de formation et avant le début de l’emploi. J’en conclus que Mme Conte était en vacances.

Mme Conte a commencé sa formation le 29 mai 1995. Durant les deux premières semaines, l’accent a été mis sur l’apprentissage du nouveau logiciel. Il y a eu aussi des exposés en groupe et des simulations requérant un certain usage de la voix. Durant la troisième semaine, les conseillers et conseillères en formation se sont exercés à répondre à des appels des clients.

Un certain nombre de personnes qui participaient au programme de formation avec Mme Conte ont témoigné que cette dernière avait eu des problèmes avec sa voix, que sa voix était rauque et qu’elle devait souvent s’éclaircir la voix. Sa voix n’était pas constante et il arrivait parfois que Mme Conte perde temporairement la voix. Un des moniteurs ayant constaté que Mme Conte avait des problèmes avec sa voix lui a demandé si quelque chose n’allait pas. Il a aussi remarqué que l’état de la voix de Mme Conte s’était aggravé durant le stage de formation et que sa voix était souvent cassée et rauque.

Le stage de formation a pris fin le 16 juin 1995. La veille, Mme Conte a été en formation pendant 5,5 heures, au lieu des 7,5 heures habituelles, s’absentant pour aller consulter le Dr Morrison. Dans son compte rendu daté du 26 juin 1995, le Dr Morrison a indiqué que Mme Conte avait suivi des traitements orthophoniques en février 1995 et que sa voix semblait alors s’être grandement améliorée. Depuis quelques semaines, toutefois, Mme Conte se plaignait de sécheresse et de douleur dans la gorge; elle avait aussi une inflammation des nodules vocaux et ses symptômes de reflux s’étaient aggravés du fait qu’elle ne suivait pas son traitement.

Les feuilles de temps de Mme Conte indiquent que celle-ci a travaillé à temps plein (7,5 heures) pendant cinq jours, durant la semaine du 26 au 30 juin. Par la suite, du 4 au 21 juillet, elle n’a travaillé que 3,5 heures par jour et, du 24 juillet au 12 août, pendant quatre heures -- cet horaire réduit coïncidant avec sa disponibilité moindre du fait qu’elle suivait des cours d’été. À partir de la mi-août, Mme Conte a travaillé à temps plein, cinq jours par semaine, jusqu’au 4 septembre, date à laquelle ont repris ses cours universitaires. Elle a alors réduit ses heures de travail à quatre. Vers la fin de septembre, Mme Conte a modifié son horaire de travail, de manière à travailler 7,5 heures une journée et 4 heures la journée suivante, et elle a maintenu cet horaire jusqu’au 24 octobre; c’est alors qu’elle a souffert d’une perte totale de la voix. Mme Conte n’est pas retournée travailler comme conseillère chez Rogers après le 24 octobre 1995.

Il apparaît clairement que, plus Mme Conte utilisait sa voix, plus elle avait des problèmes. Entre septembre 1994 et mai 1995, Mme Conte n’a pas travaillé comme conseillère et, bien qu’elle ait ressenti à l’occasion quelques problèmes d’enrouement ou de maux de gorge durant cette période, elle n’a pas souffert d’aphonie.

Lorsqu’elle est retournée travailler pour Rogers, Mme Conte a éprouvé de plus en plus de problèmes avec sa voix durant le stage de formation, pendant lequel elle a eu à faire un usage modéré de sa voix. Le fait d’avoir abandonné son traitement anti-reflux a peut-être contribué à ces problèmes de voix durant sa formation.

Mme Conte a pris une semaine de vacances avant de commencer à travailler et, pendant les quelques semaines qui ont suivi, elle n’a essentiellement travaillé que quelques heures par jour, pendant qu’elle suivait des cours d’été. Ce n’est que lorsqu’elle a augmenté ses heures de travail qu’elle a commencé à éprouver de nouveau des problèmes plus sérieux avec sa voix, et ces troubles ont mené à une perte totale de la voix.

Ce profil ressort également de l’évaluation de Mme Conte, laquelle fut évaluée le 5 juillet 1995 puis à nouveau le 16 août. Ces deux évaluations ont été faites dans le cadre de séances d’encadrement en direct et, dans les deux cas, les évaluations ont été positives, malgré certains aspects à améliorer.

Le 25 octobre 1995, Tess Wong, chef d’équipe de Mme Conte, a procédé à une évaluation du rendement au moyen enregistrements. Durant une telle évaluation, le chef d’équipe écoute des appels enregistrés auxquels l’employé(e) a répondu; cette technique diffère de la séance d’évaluation en direct où le chef d’équipe s’assoit à côté de l’employé(e) et évalue sa performance pendant qu’il ou elle répond aux appels des clients. Durant l’évaluation d’une séance enregistrée, l’employé(e) n’obtient pas une aussi bonne note que lors d’une évaluation en direct, car l’enregistrement se fait au hasard et que l’employé(e) ne sait pas qu’il ou elle fait l’objet d’une évaluation.

Mme Wong a évalué la performance de Mme Conte le 23 octobre, la veille de son aphonie. Mme Wong a conclu que les résultats de Mme Conte étaient bien inférieurs à la moyenne, en particulier pour une employée ayant l’expérience de Mme Conte. Le lendemain, Mme Wong a discuté avec Mme Conte de sa performance, en particulier du fait que Mme Conte n’avait fait aucun effort pour vendre les produits de Rogers durant les appels avec les clients. Mme Conte a répondu qu’elle avait de graves problèmes avec sa voix et qu’elle n’avait pas voulu prolonger les appels. Mme Wong lui a alors conseillé de consulter son médecin et Mme Conte lui a répondu qu’elle l’avait vu récemment.

En fait, Mme Conte avait consulté le Dr Gorfinkel le 5 août 1995 et le médecin avait alors constaté que l’enrouement s’était aggravé et que Mme Conte souffrait d’une inflammation des nodules vocaux. Elle lui a recommandé de prendre rendez-vous avec le Dr Morrison. Mme Conte a vu le Dr Morrison le 20 septembre 1995. Dans sa lettre de suivi au Dr Gorfinkel, le Dr Morrison indiquait que Mme Conte avait souffert d’une bronchite quatre semaines auparavant et qu’elle avait perdu la voix quelques semaines plus tard. Ses nodules vocaux étaient relativement gros et elle suivait peu son traitement anti-reflux, en grande partie à cause du coût. Le Dr Morrison a prescrit un autre médicament anti-reflux et recommandé à Mme Conte de faire plus attention à son régime alimentaire.

Mme Wong a parlé à Mme Conte par téléphone après le 24 octobre 1995. Elle lui a demandé comment allaient ses problèmes de voix et comment elle se portait. Mme Conte lui a indiqué que son médecin l’obligeait à prolonger son absence. Mme Wong a demandé à Mme Conte de lui faire parvenir un avis de son médecin, concernant son état et son pronostic. Mme Conte a fait parvenir à Mme Wong deux avis signés par Dr Petrovic, le premier daté du 8 novembre 1995 et le deuxième, du 17 novembre 1995. Mme Conte s’est rendue elle-même porter ces avis au Centre d’appel et elle les a laissés sur le bureau de Mme Wong, mais sans voir Mme Wong. Dans le premier avis, le Dr Gorfinkel indiquait que Mme Conte ne pouvait toujours pas utiliser sa voix pendant de longues périodes sans éprouver de la douleur, et qu’elle avait besoin d’une autre semaine pour reposer sa voix. Dans le deuxième avis, le Dr Gorfinkel indiquait que Mme Conte souffrait d’une affection de la voix due à une surutilisation et qu’elle ne pouvait pas travailler si son travail exigeait exclusivement l’utilisation de sa voix. Le médecin n’indiquait aucun pronostic quant au moment où Mme Conte pourrait reprendre son travail. Mme Wong a envoyé ces avis au service des ressources humaines; Mme Conte n’a pas fourni d’autre pronostic médical à Rogers.

Le 2 novembre 1995, Mme Conte a déposé un avis d’accident à la Commission des accidents du travail, dans lequel elle indiquait que sa maladie était due au fait qu’elle devait parler au téléphone pendant de longues périodes de temps et que ceci exerçait un stress sur son larynx et avait causé une laryngite.

Le même jour, le Dr Petrovic a déposé un rapport d’évolution de l’état de santé (Physician’s Progress Report), indiquant que Mme Conte avait de la difficulté à parler, une voix rauque et des nodules vocaux. Elle devait faire reposer sa voix et consulter de nouveau le Dr Morrison; elle ne pouvait pas reprendre le travail avant sept à treize jours.

Le Dr Petrovic a déposé un deuxième rapport d’évolution (Physician’s Progress Report) le 8 novembre 1995, puis un troisième, le 17 novembre 1995. Dans ces rapports, le médecin réitérait la nature de l’affection et du traitement indiqués dans les rapports antérieurs et indiquait dans les deux cas que Mme Conte pouvait reprendre le travail, mais qu’elle ne devait pas utiliser sa voix.

VI. DÉCISION DE ROGERS DE METTRE FIN À L’EMPLOI

En novembre 1995, Mme Wong informe Laura Stark, directrice du Centre d’appel, des problèmes de voix de Mme Conte et du fait que ses résultats d’évaluation étaient sous la moyenne. Elle informe également Mme Stark que Mme Conte lui avait fourni deux avis médicaux et que, dans le deuxième, le médecin de Mme Conte avait prolongé le congé de Mme Conte sans toutefois préciser à quel moment cette dernière pourrait reprendre le travail. Mme Wong ajoute que Mme Conte l’avait informée qu’elle tentait d’améliorer son état par des traitements d’orthophonie et qu’elle aurait peut-être besoin d’une chirurgie.

Quelque temps après, Mme Stark demande à Mme Wong de contacter Mme Conte et de lui demander d’assister à une rencontre au Centre d’appel, le 24 novembre 1995. Mme Stark, Mme Conte et Diana Rose étaient présentes à cette rencontre; Mme Rose est conseillère en ressources humaines chez Rogers et son rôle est d’appuyer et de conseiller le Centre d’appel. Durant cette rencontre, Mme Stark a informé Mme Conte de son licenciement et elle lui a remis une lettre de cessation d’emploi datée du 24 novembre 1995. Mme Stark a informé Mme Conte que, compte tenu de la nature de sa maladie et du fait qu’il s’agissait de la récurrence d’une ancienne affection, Rogers n’avait d’autre choix que de mettre un terme à son emploi; la lettre de cessation d’emploi reprenait les mêmes arguments. La capacité de parler au téléphone était un aspect essentiel du travail de conseillère et Mme Conte était incapable de le faire.

Lors de la rencontre du 24 novembre 1995, il n’a nullement été question de la possibilité pour Mme Conte de reprendre le travail ou du moment où cela pourrait se faire. Mme Stark a agi ainsi, dit-elle, car cette réunion avait pour but d’informer l’employée de la fin de son emploi; son rôle n’était pas de s’informer de l’état de Mme Conte ou son pronostic, ceci relevant du chef d’équipe, de la conseillère en ressources humaines et de Mme Conte. Et, même si Mme Conte n’avait souffert d’une perte totale de la voix qu’une seule fois depuis le 29 mai, Mme Stark avait tenu compte de l’ensemble de la situation, celle d’une personne ayant manifesté des problèmes continus de la voix durant les plusieurs contacts qu’elle avait eus avec elle. Mme Conte avait éprouvé des problèmes de voix en 1994; en février 1995, lors d’un déjeuner, Mme Conte avait déclaré à Mme Stark ne plus avoir de problèmes. Lorsque, par la suite, Mme Conte a appelé Mme Stark au sujet de la réouverture du Centre d’appel, elle a donné l’assurance à Mme Stark qu’elle pouvait travailler comme conseillère. Or Mme Conte a éprouvé des problèmes de voix durant le stage de formation, puis a complètement perdu la voix en octobre 1995. Selon Mme Stark, Mme Conte a été embauchée parce qu’elle avait donné l’assurance que ses problèmes de voix étaient réglés, une affirmation que Mme Stark a pris au pied de la lettre. En fait, il n’en était rien. Il est clair que Mme Stark n’était pas disposée à en faire davantage pour Mme Conte.

VII. CE QUE ROGERS SAVAIT AU MOMENT DU LICENCIEMENT

Quelque temps après le 25 octobre 1995, Mme Rose a parlé à Mme Conte au téléphone. Mme Conte l’avait appelée pour obtenir des précisions sur sa demande d’indemnisation pour accident du travail. Durant cet appel, Mme Rose ne s’est pas informée de l’état de la voix de Mme Conte ni de son pronostic, et Mme Conte n’a fourni aucune information en ce sens.

Mme Stark a été informée pour la première fois des problèmes de voix de Mme Conte lorsque Mme Wong l’a contactée à l’automne pour l’informer de la faible performance de Mme Conte durant la séance d’évaluation. Elle a alors indiqué à Mme Stark que Mme Conte avait des problèmes de voix qui se reflétaient dans sa manière de répondre aux appels des clients. Mme Stark a aussi appris que Mme Conte était absente du travail et qu’elle n’avait pas repris à travailler.

En novembre 1995, Mme Stark a eu divers entretiens avec Diana Rose, pour déterminer si un emploi continu devait être offert à Mme Conte. Il a alors été décidé que Rogers mettrait fin à l’emploi de Mme Conte avant la fin de sa période d’essai.

Au moment de prendre sa décision, Mme Stark savait que Mme Conte avait présenté une demande d’indemnisation pour accident du travail en août 1994 pour perte de la voix et que cette demande avait été acceptée en mars 1995. Elle avait été surprise d’apprendre que la demande avait été acceptée, car elle ne croyait pas que l’environnement au Centre d’appel ait pu causer les problèmes de Mme Conte, à moins qu’il n’y ait eu d’autres facteurs préexistants. Diana Rose l’a également informée que Mme Conte avait présenté une deuxième demande d’indemnisation, en novembre 1995.

Mme Stark a aussi appris de Mme Wong que Mme Conte avait éprouvé des problèmes de voix durant le stage de formation et que Mme Conte avait pris congé à la fin du stage, vraisemblablement pour faire reposer sa voix.

Mme Stark n’a pas vu les deux avis envoyés par le Dr Gorfinkel, en novembre, ceci parce que tout renseignement médical fourni par un employé est considéré confidentiel et va directement au service des ressources humaines. Mme Rose a vu et examiné les deux demandes d’indemnisation pour accident du travail présentées par Mme Conte, ainsi que les deux avis médicaux du Dr Gorfinkel en novembre. Elle n’a pas vu les rapports d’évolution (Physician’s Progress Report), car ceux-ci ne sont habituellement pas remis à l’employeur. De même, ni elle ni personne d’autre chez Rogers n’a obtenu les lettres du Dr Morrison ou les notes cliniques du médecin de famille de Mme Conte.

Selon l’examen fait par Mme Rose du dossier d’emploi de Mme Conte, les problèmes de voix de cette dernière étaient persistants et chroniques. Mme Rose ne savait pas que Mme Conte était susceptible d’entreprendre des traitements d’orthophonie ou que le médecin de Mme Conte envisageait une chirurgie pour traiter ses nodules.

Mme Rose a consulté les notes du Dr Gorfinkel de novembre mais, à son avis, il n’y était pas indiqué à quel moment Mme Conte retournerait au travail. Si elle avait su que l’état de Mme Conte était temporaire, elle aurait soulevé ce point durant les entretiens au cours desquels il a été question de la poursuite de l’emploi de Mme Conte.

VIII. PREUVES MÉDICALES APRÈS LE LICENCIEMENT

Je me réfère d’abord au témoignage du Dr Morrison, qui a été cité comme témoin expert par Mme Conte et qui a témoigné sur ses consultations avec Mme Conte, avant et après son licenciement par Rogers.

La première consultation qu’a eue le Dr Morrison avec Mme Conte après son licenciement a eu lieu le 13 décembre 1995. Dans son compte rendu, le Dr Morrison a indiqué que Mme Conte éprouvait toujours beaucoup de problèmes avec sa voix et qu’elle ne travaillait plus depuis six semaines. Selon lui, la présence combinée de nodules vocaux, d’un raclement de la gorge, d’une tension musculaire et d’un reflux gastro-oesophagien, chez cette personne dont le travail exigeait une grande utilisation de la voix, avaient eu pour effet de provoquer une incapacité vocale importante. Le Dr Morrison a recommandé que la patiente subisse d’autres tests sur le reflux et a proposé que Mme Conte trouve un autre emploi qui ne serait pas aussi exigeant pour ses cordes vocales. Un traitement chirurgical devrait aussi être envisagé.

Après une consultation avec Mme Conte, le 24 janvier 1996, le Dr Morrison a indiqué que les tests confirmaient un reflux gastro-oesophagien. Il a recommandé que Mme Conte suive d’autres traitements orthophoniques et proposé le 26 avril 1996 comme date possible pour une chirurgie des nodules vocaux. Mme Conte a consenti à la chirurgie, et celle-ci a été pratiquée le 17 mai 1996.

Le 29 mai 1996, le Dr Morrison a indiqué que les cordes vocales de Mme Conte cicatrisaient bien et que cette dernière devait commencer un traitement orthophonique post-chirurgical et continuer son traitement anti-reflux. Ce fut la dernière consultation avec le Dr Morrison.

Durant l’audience, le Dr Morrison a témoigné que, même si les nodules avaient été enlevés et que la cicatrisation était bonne, la chirurgie n’avait résolu qu’une partie des problèmes vocaux. Les facteurs sous-jacents, qui avaient contribué à la formation des nodules, en l’occurrence la technique d’utilisation de la voix, la surutilisation de la voix et le reflux, étaient toujours présents. Le risque de problèmes futurs n’était donc pas écarté.

Le Dr Morrison a déclaré que le problème de reflux chez Mme Conte pouvait être maîtrisé par des traitements, mais qu’il ne pouvait être éliminé. En ce qui a trait à la surutilisation de la voix, ce problème était relié, pour autant qu’il le sache, à l’emploi de Mme Conte chez Rogers.

Sur ce dernier point, on a demandé au Dr Morrison si Mme Conte devrait retourner travailler chez Rogers comme conseillère. Il a répondu que cela dépendait de l’importance qu’elle accordait à exercer ce travail. Les troubles de la voix de Mme Conte ne mettaient pas sa vie en danger; cependant, connaissant ses problèmes techniques au niveau de la voix et son problème de reflux, il était fort probable que Mme Conte éprouve à nouveau des problèmes de voix. Il serait sûrement plus avisé pour elle de chercher un emploi non exigeant pour la voix. Il lui conseillait d’éviter les emplois où elle aurait à parler pendant de longues périodes, sans avoir la possibilité de faire plusieurs pauses.

IX. TRAITEMENTS ORTHOPHONIQUES AVANT ET APRÈS LA CHIRURGIE

Avant et après sa chirurgie, Mme Conte a suivi quelques traitements orthophoniques avec Paula Coughlan, orthophoniste à la Voice Clinic de l’University of British Columbia, sur la recommandation du Dr Morrison.

Mme Coughlan a vu Mme Conte pour la première fois le 3 avril 1996, pour un traitement préopératoire. Le but de ces séances était d’enseigner à Mme Conte certains exercices visant à faciliter le rétablissement post-chirurgical. Dans ses notes cliniques, Mme Coughlan a indiqué que Mme Conte exécutait les exercices assez bien et qu’elle croyait que Mme Conte avait appris certains de ces exercices durant ses traitements d’orthophonie antérieurs.

Après la chirurgie, Mme Conte a assisté à des séances avec Mme Coughlan le 17 juin, le 24 juin, le 10 juillet et le 14 août 1996. Ces séances consistaient essentiellement à passer en revue et à pratiquer avec Mme Conte des exercices pour la voix, que Mme Conte devait refaire à la maison. Dans ses notes cliniques sur la séance du 10 juillet, Mme Coughlan a indiqué qu’il y avait eu amélioration de la voix, mais qu’une certaine fatigue était encore présente et elle a proposé à Mme Conte d’autres exercices à faire à la maison. Durant la séance du 14 août, une revue de tous les exercices appris jusqu’à maintenant a été fait.

Mme Conte n’est pas retournée à la clinique après le 14 août 1996. Elle avait un rendez-vous prévu le 9 septembre 1996, mais ne s’est pas présentée. La clinique a tenté de fixer un autre rendez-vous, mais sans succès.

X. DISCRIMINATION ET EXIGENCE PROFESSIONNELLE JUSTIFIÉE

L’employeur a mis fin à l’emploi de Mme Conte parce que celle-ci ne pouvait faire son travail de conseillère. Selon Rogers, Mme Conte ne pouvait faire le travail à cause de ses problèmes vocaux continus et persistants. Mme Conte a été licenciée à cause d’une incapacité vocale. Rogers ne le conteste pas. À mon avis, Mme Conte a établi une preuve prima facie de discrimination.

En vertu de la norme d’emploi établie par Rogers, un conseiller ou une conseillère doit parler de façon claire et continue, pendant 95 % de son quart de travail. Comme j’ai conclu qu’il y avait pratique discriminatoire prima facie, il appartient maintenant à Rogers d’établir que cette norme est une exigence professionnelle justifiée.

Rogers a plaidé au départ que la norme d’emploi n’était pas discriminatoire. Ou, s’il y avait eu discrimination, qu’il s’agissait de discrimination directe car la norme d’emploi était une exigence professionnelle justifiée et donc que l’obligation d’accommodement ne s’appliquait pas. Je ne suis pas de cet avis. Cette norme, bien qu’en apparence neutre, a un effet discriminatoire sur les personnes atteintes d’une incapacité de la voix. Il y a donc discrimination par suite d’un effet préjudiciable, avec tout ce que cela implique. Qui plus est, dans une récente décision rendue dans la cause Colombie-Britannique (Public Service Employee’s Relations Commission) c. BCGSEU (Meiorin), la Cour suprême du Canada a supprimé la distinction entre discrimination directe et discrimination par suite d’un effet préjudiciable.

Le jugement dans cette cause a été rendu après que les parties eurent terminé la présentation des éléments de preuve et des exposés dans l’examen de la présente plainte. Compte tenu de la pertinence de cette décision, j’ai demandé aux parties de présenter d’autres arguments, ce qu’elles ont fait.

Dans Meiorin, la Cour suprême du Canada a adopté une approche unifiée pour caractériser la discrimination. De plus, la Cour a essentiellement reformulé la loi relative à l’exigence professionnelle justifiée, cette loi ayant été élaborée par la Cour suprême, depuis O’Malley, Central Alberta Dairy Pool jusqu’à Chambly.

Dans Meiorin, la Cour suprême du Canada définit un critère en trois étapes pour déterminer si une norme d’emploi constitue une exigence professionnelle justifiée. Premièrement, la norme doit être établie dans un but ayant un lien rationnel avec le rendement au travail. Deuxièmement, la norme doit être adoptée par l’employeur de bonne foi et avec la conviction sincère que la norme est essentielle à l’atteinte du but lié à l’emploi. Troisièmement, l’employeur doit faire la preuve que la norme est raisonnablement nécessaire pour atteindre le but lié à l’emploi. Dans ce dernier cas, pour que la norme soit raisonnement nécessaire, l’employeur doit faire la preuve qu’il lui est impossible d’accommoder l’employé sans subir de contrainte excessive.

Selon la description de travail pour les conseillers et conseillères permanents et à temps partiel à l’emploi du Centre d’appel, ces employés doivent répondre aux demandes d’information et d’aide des clients d’une manière professionnelle, instructive et rapide.

Les normes d’emploi sont des normes facultatives qui ont été élaborées par l’Association canadienne de télévision par câble, pour tenter de dissiper la perception du public selon laquelle les entreprises de câblodistribution n’offrent pas un bon service à la clientèle et se soucient peu de leurs clients. L’appel reçu au Centre d’appel est souvent le premier contact qu’a le client avec Rogers. Si le client est mis en attente pendant une certaine période de temps, ceci ne fera que renforcer sa perception négative à l’égard de l’entreprise. Les normes d’emploi ont été établies afin d’assurer l’affectation d’un nombre suffisant de conseillers et conseillères pour offrir un service téléphonique optimal.

Mme Conte conteste la norme des 95 % du temps passé au téléphone. Elle ne conteste pas le but de cette norme, mais allègue plutôt que Rogers n’a pas fait la preuve que le niveau de service à la clientèle diminuerait s’il y avait réduction du pourcentage de temps passé au téléphone.

Je n’accepte pas cet argument. La situation n’est pas la même que dans Meiorin, où Mme Meiorin était capable de faire son travail, même si elle ne répondait pas aux exigences relatives à la capacité cardiorespiratoire. Dans le cas présent, le travail consiste essentiellement à parler au téléphone. Si, comme le propose Mme Conte, le pourcentage de temps passé au téléphone était réduit, disons à 50 %, que ferait l’employé pendant le reste de son quart de travail? Ceci ne ferait-il pas en sorte que le conseiller ou la conseillère ne travaillerait que la moitié du temps, tout en étant payé(e) pour un quart de travail complet? Si Mme Conte estimait que parler pendant un quart de travail complet était trop, elle avait la possibilité de réduire ses heures de travail et ainsi de réduire le stress exercé sur sa voix. De toute évidence, si Mme Conte voulait contester la norme des 95 %, elle devait aussi contester la norme selon laquelle l’employé(e) devait parler au téléphone, ce qu’elle n’a pas fait.

J’estime que ces normes d’emploi ont été adoptées par Rogers dans un but ayant un lien rationnel avec l’emploi. En ce qui concerne le deuxième critère, il va de soi que Rogers a adopté ces normes de bonne foi, en croyant sincèrement qu’elles étaient nécessaires à l’exécution du travail.

XI. OBLIGATION D’ACCOMMODEMENT DE ROGERS

De nombreux éléments présentés en preuve montrent que Rogers accommode les employés qui souffrent d’un handicap physique. Ainsi, un poste de travail modifié est offert aux conseillers et conseillères souffrant d’une déficience auditive. De même, les employés ayant une déficience visuelle disposent d’écrans grossissants, et des lignes blanches sont peintes sur le sol pour leur permettre d’atteindre leur poste de travail en toute sécurité. Rogers offre aussi des postes de travail modifiés et des accès pour les personnes non ambulatoires et accommode les employés en leur offrant des horaires de travail flexibles et en prolongeant la période d’essai ou en autorisant des congés de maladie. Un certain nombre d’exemples ont été présentés en preuve, où Rogers a accordé des congés de maladie prolongés à des conseillers et conseillères du Centre d’appel, travaillant à temps partiel et à temps plein.

De façon générale, la politique de Rogers est la suivante : si le problème médical est temporaire et que l’employé(e) est en mesure de fournir un pronostic quant à la date probable de son retour au travail, Rogers tentera de l’accommoder. Dans le cas de Mme Conte, Rogers ne savait pas que son état était temporaire et croyait qu’il s’agissait d’un problème permanent.

Dans Renaud, le juge Sopinka a statué qu’il fallait plus que des efforts négligeables de la part de l’employeur pour satisfaire à l’obligation d’accommodement. De plus, cette obligation ne se limite pas au seul fait de déterminer si l’employé peut faire son travail actuel. Comme la responsabilité du lieu de travail incombe à l’employeur, c’est lui qui doit amorcer le processus d’accommodement. L’employeur est tenu, tout au moins, de procéder à un examen de l’état actuel de l’employé, de son pronostic de guérison et de sa capacité d’exercer d’autres fonctions.

Rogers est très loin d’avoir satisfait à cette obligation. Ni Tess Wong, chef d’équipe de Mme Conte, ni Mme Rose, conseillère en ressources humaines, n’a contacté Mme Conte pour connaître son état ou son pronostic. Il ne suffit pas pour Rogers d’alléguer que les renseignements médicaux d’un employé sont confidentiels et que l’entreprise ne peut obliger l’employé à divulguer ces informations. Lorsqu’un conseiller ou une conseillère s’absente du travail pendant plus de trois jours, Rogers exige la présentation d’un certificat médical précisant la nature de la maladie et la date probable de retour au travail. Mmes Wong et Rose ont toutes deux parlé à Mme Conte au téléphone, après que celle-ci a perdu la voix et a dû s’absenter du travail. Durant ces conversations, ni l’une ni l’autre ne s’est informée de l’état de Mme Conte.

Il est également évident, à la lumière des éléments de preuve présentés, que Rogers n’a pas cherché à déterminer s’il y avait un autre travail que Mme Conte pourrait faire, que ce soit au moment où Rogers a été informé des problèmes de voix de Mme Conte ou au moment où Rogers a décidé de mettre fin à son emploi.

Lors de l’audience, Mme Conte a témoigné qu’il y avait un certain nombre d’emplois au Centre d’appel ou d’emplois connexes pour lesquels elle aurait pu être qualifiée. En contre-preuve, Rogers a mis en doute la capacité de Mme Conte d’assumer ces autres fonctions. J’estime qu’il ne suffit pour Rogers d’attendre que Mme Conte propose une solution, puis de soutenir lors de l’audition de la plainte qu’elle n’était pas qualifiée pour aucun de ces autres emplois.

Au moment de déterminer si Rogers s’est acquitté de son obligation d’accommoder Mme Conte, la question pertinente à examiner est la suivante : au moment de décider de mettre fin à l’emploi de Mme Conte, Rogers a-t-il fait les recherches nécessaires pour déterminer la nature de son incapacité, quel était son pronostic, quels accommodements étaient nécessaires et s’il y avait d’autres fonctions que Mme Conte pouvait assumer. Il est clair que Rogers n’a entrepris aucune de ces démarches.

XII. ACCOMMODEMENT ET OBLIGATION DE Mme CONTE

Dans Renaud, le juge Sopinka insiste sur le fait que l’accommodement n’est pas l’obligation d’une seule partie. L’obligation n’incombe pas uniquement à l’employeur, mais aussi au plaignant qui doit apporter son aide. Le plaignant n’a pas à proposer ou à introduire la solution, mais il doit faire sa part. En conséquence, il faut aussi tenir compte de la conduite de Mme Conte.

La conduite de Mme Conte n’est certainement pas au-dessus de tout examen. Les éléments présentés en preuve contiennent un certain nombre d’exemples où Mme Conte n’a pas été franche et ouverte avec Rogers, en particulier concernant son état et ses limites dans l’exercice du travail de conseillère.

Lorsque Mme Conte a téléphoné à Mme Stark au sujet de la réouverture du Centre d’appel, elle a dit à Mme Stark qu’elle suivait des traitements orthophoniques et des traitements pour ses symptômes de reflux. En fait, elle a commencé un traitement orthophonique mais ne l’a pas terminé et, comme l’indiquent les notes cliniques du Dr Morrison, elle suivait peu son traitement anti-reflux.

De plus, alors que Mme Conte a été très précise lorsqu’elle a informé les intervieweurs de sa disponibilité pour le travail, elle a omis de les informer de son intention de prendre des vacances après le stage de formation. Elle n’en a pas informé non plus son superviseur ou quiconque au service des ressources humaines. On en déduit qu’elle savait qu’elle n’aurait pas eu l’autorisation, si elle avait informé ces personnes.

Mme Conte a consulté son médecin de famille à plusieurs reprises, en octobre et novembre 1995, avant son licenciement. Son médecin a rempli les rapports d’évolution (Physician’s Progress Report) pour la Commission des accidents du travail. Dans tous ces rapports, le médecin a indiqué que Mme Conte ne pouvait reprendre le travail que si elle n’avait pas à utiliser sa voix. Or Mme Conte n’a pas informé Rogers de ce pronostic, ni de l’incertitude quant à la date de son retour au travail.

Il est également curieux que Mme Conte n’ait pas contacté Mme Stark pour obtenir un autre travail. Elle n’avait pas hésité à solliciter l’aide de Mme Stark pour son projet, ni à appeler Mme Stark au sujet de la réouverture du Centre d’appel. Cependant, lorsqu’elle a demandé à être assignée à d’autres fonctions, Mme Conte a contacté deux personnes du Centre d’appel qui n’avaient pas l’autorité nécessaire pour lui offrir un autre travail. Elle n’a pas informé non plus le service des ressources humaines de son désir d’occuper un autre emploi, ni de sa disponibilité ou de ses aptitudes pour exercer d’autres fonctions.

XIII. CONCLUSION

J’en conclus que Rogers n’a pas satisfait à son obligation d’accommodement et donc que Rogers n’a pas fait la preuve d’une exigence professionnelle justifiée. J’en conclus également que la conduite de Mme Conte n’excuse pas le défaut de Rogers d’accommoder Mme Conte. En conséquence, je déclare la plainte fondée.

En raison de l’insuffisance de l’information que possédait l’entreprise au sujet du pronostic de Mme Conte au moment de son licenciement, Rogers a pris certains risques en rendant la décision qu’il a prise le 24 novembre 1995. Cependant, à la lumière des données médicales qui ont été présentées par les deux parties durant l’audience, en particulier les données médicales consécutives au licenciement, j’en conclus que Rogers a vu juste en déterminant que Mme Conte ne serait pas en mesure de reprendre son travail comme conseillère dans un avenir prévisible, et peut-être jamais. Je ne passerai pas ces preuves en revue une nouvelle fois. Qu’il suffise de dire que Mme Conte a continué d’éprouver de graves problèmes de voix, au moins jusqu’à sa chirurgie, en mai 1996.

De plus, ses médecins lui ont régulièrement indiqué qu’elle ne pouvait pas, ou ne devait pas, retourner au travail si elle devait utiliser sa voix. Après la chirurgie, le Dr Morrison a déclaré qu’à son avis les problèmes de voix de Mme Conte pouvaient revenir et qu’elle ferait mieux de chercher un emploi ne requérant pas l’usage de sa voix.

Lors de l’audience, il est devenu apparent qu’il n’y avait pas suffisamment de temps pour entendre la preuve et les plaidoyers sur la question de la réparation, si la plainte s’avérait fondée. Je juge que Rogers a eu recours à une pratique discriminatoire. Il est donc nécessaire d’entendre la preuve, s’il y a lieu, et les exposés des parties sur la question de la réparation. Le Tribunal contactera les parties pour convenir d’une date pour l’audience.

Dans la préparation de leur preuve et de leurs exposées, les parties doivent tenir compte de mes deux conclusions concernant les preuves médicales, à savoir que Mme Conte ne devrait pas retourner travailler comme conseillère chez Rogers et qu’il était très peu probable qu’elle puisse reprendre le travail dans un avenir assez rapproché. Les parties doivent également tenir compte de mes conclusions au sujet de la conduite de Mme Conte. Je conserve autorité sur la question de la réparation.

DATÉE à Ottawa (Ontario) ce 5e jour de novembre 1999.

J. GRANT SINCLAIR

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.