Tribunal canadien des droits de la personne

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D. T. 12/ 83 Décision rendue le 9 novembre 1983

LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE (S. C. 1976- 1977, c. 33)

TRIBUNAL D’APPEL DES DROITS DE LA PERSONNE

Objet : Appel interjeté par la Commission canadienne des droits de la personne, en date du 28 juillet 1982, à l’égard de la décision du tribunal des droits de la personne rendue le 26 juillet 1982, dans l’affaire Denise Marcotte c. Rio Algom Limited.

DÉCISION DU TRIBUNAL D’APPEL

Devant : Nicole Duval- Hesler Jane Banfield Haynes Susan Mackasey Ashley

Ont comparu : Simon Noel, D. Marcotte et la Commission canadienne des droits de la personne
Robert Cosman pour Rio Algom Ltd.

Date de l’audience : le 24 février 1983 - Ottawa (Ontario) >

LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE (S. C. 1976- 1977, c. 33) TRIBUNAL D’APPEL DES DROITS DE LA PERSONNE

DEVANT : Nicole Duval Hesler Jane Banfield Haynes Susan Mackasey Ashley

OBJET : APPEL INTERJETÉ PAR la Commission canadienne des droits de la personne, en date du 28 juillet 1982, à l’égard de la décision du tribunal des droits de la personne rendue le 26 juillet 1982 dans l’affaire Denise Marcotte c. Rio Algom Limited.

> DÉCISION

M. Gordon Fairweather nous a constituées tribunal d’appel, le 13 septembre 1982, conformément au paragraphe 42.1 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, dans le but d’examiner l’appel interjeté par la Commission canadienne des droits de la personne à l’égard de la décision d’un tribunal des droits de la personne composé de M. André Lacroix, C. R., dans l’affaire de Denise Marcotte c. Rio Algom Limited, laquelle décision avait été

rendue le 26 juillet 1982. Il nous faut donc déterminer si l’appel en question est fondé sur une question de droit ou de fait ou sur une question mixte de fait et de droit conformément aux paragraphes 42.1 (4), (5) et (6) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Selon Mme Marcotte, Rio Algom Limited a fait preuve de discrimination fondée sur le sexe en excluant des logements subventionnés les groupes professionnels composés surtout de femmes (pièce C- 1) , ce qui contrevient aux articles 7 et 10 de la Loi. La plaignante et le mis en cause s’entendent sur les faits. Employée de la compagnie Rio Algom d’Elliot Lake depuis 1977, Denise Marcotte travaille comme commis de bureau depuis juillet 1982. Peu après son entrée au service de l’entreprise, elle a présenté une première demande de logement subventionné et a été avisée qu’elle n’y avait pas droit. En qualité de commis- dactylo, elle présenta une nouvelle demande vers le mois d’avril 1980 et fut alors informée que les membres du groupe professionnel auquel elle appartenait n’étaient pas admissibles au programme de logements offert par la compagnie. Elle décida donc de déposer une plainte en vertu de la Loi. La plaignante demeure dans un logement subventionné depuis juin 1980 grâce à l’admissibilité de son conjoint.

> - 2 La politique en matière de logement de Rio Algom est énoncée dans la pièce C- 7 qui dispose notamment ce qui suit :

"En général, il y a des logements pour tous les employés. Toutefois, en raison de la rareté actuelle, la priorité est accordée à certaines catégories d’emploi... Les employés qui possèdent ou louent un logement à Elliot Lake ne sont pas admissibles aux logements de la compagnie. Cette restriction s’applique également aux personnes résidant dans un rayon de quarante (40) milles autour de la ville."

(traduction)

Le manuel n’indique pas quelles catégories d’emploi ont la priorité.

Dans une lettre (pièce C- 5) adressée à la Commission en date du 29 juin 191, M. R. E. Diotte, directeur de l’administration des opérations à Elliot Lake, déclarait ce qui suit :

"... En janvier 1975, la compagnie inaugurait un important programme d’expansion en vertu duquel 2 500 employés devaient s’ajouter à ses effectifs au cours de la période de 1975 à 1983.

Comme il était économiquement impossible de loger tous les nouveaux employés, il a été décidé d’assurer le logement d’environ 80 p. 100 d’entre eux.

Nous pensions pouvoir recruter les autres parmi les enfants et les conjoints des employés déjà logés, de façon qu’il y ait plus d’un employé par logement.

Nous avons donc essayé de déterminer quels emplois nous

pouvions raisonnablement nous attendre à combler en engageant des gens sur place, sachant que les employés recrutés à l’extérieur de la région s’attendraient à trouver un logement à Elliot Lake.

Les catégories d’emploi que nous avons choisies consistaient en des emplois de bureau ou des emplois ne nécessitant aucune

> - 3 compétence particulière, c’est- à- dire des postes de manoeuvre. Notre raisonnement était essentiellement fondé sur le fait que nous n’aurions pas besoin de commis et de manoeuvres si nous n’engagions pas de mineurs, de mécaniciens et d’ouvriers d’usine."

(traduction)

Comme l’a découvert Mme Marcotte au moment de sa seconde demande de logement en 1980, cette politique d’exclusion fait que 73 p. 100 des employés membres de catégories exclues étaient des femmes. La pièce C- 5, faisait en outre état de ce qui suit à propos des catégories non admissibles :

"... Les catégories suivantes ne sont pas admissibles à un logement subventionné par la compagnie :

Dactylo, commis- dactylo, standardiste, aide- commis, commis intermédiaire, commis de bureau, mécanographe, commis au contrôle des données, préposé à l’introduction des données, secrétaire, ouvrier du jour, ouvrier d’usine.

En outre, toute personne ayant un logement dans un rayon de quarante (40) milles autour d’Elliot Lake n’est pas admissible à un logement subventionné par la compagnie."

(traduction)

Voici les statistiques concernant les titulaires de postes dans chacune de ces catégories, pour les deux sexes :

Catégorie Hommes Femmes Dactylo - 29 Commis- dactylo - 26 Standardiste 1 3 Aide- commis - 2 Commis intermédaire - Commis de bureau 1 8 Mécanographe - 10 Commis au contrôle des données - 2

> - 4 Préposé à l’introduction - 1 des données Secrétaire - 14 Ouvrier du jour 26 4 Ouvrier d’usine 9 -

Selon M. Lacroix, les questions en litige étaient les suivantes : la politique de la compagnie consistant à exclure du programme de logement les catégories d’emploi composées essentiellement de femmes était- elle discriminatoire et, dans l’affirmative, l’employeur avait- il raison de la mettre en oeuvre? Le tribunal a jugé que, d’après les faits, il y avait eu discrimination car l’important n’est pas la visée d’une politique mais bien son résultat.

Après avoir constaté qu’il s’agissait, de prime d’abord, d’un cas de discrimination, le tribunal s’est ensuite demandé si la politique en question était justifiable, concluant par l’affirmative en raison surtout du fait qu’elle était marquée au coin de la neutralité, n’ayant rien à voir avec le rendement au travail, les pratiques d’embauche, les promotions ou les autres conditions de travail (p. 4 de la décision). M. Lacroix a convenu avec le mis en cause que les critères d’exclusion étaient liés à la compétence et au besoin de formation, c’est- à- dire que les catégories exclues étaient formées en grande partie de travailleurs non spécialisés, tandis que les autres regroupaient les travailleurs spécialisés et ceux qui devaient suivre un programme de formation. Quant à savoir ce qui peut justifier qu’un employeur adopte des politiques ou des pratiques susceptibles d’avoir des conséquences discriminatoires, le tribunal a conclu que ces politiques ou pratiques doivent être subjectivement et objectivement raisonnables dans chaque cas, et (que) c’est aux tribunaux qu’il appartient de décider si elles le sont (p. 6 de la décision). Conscient du fait que les politiques de rechange proposées par la Commission ne convenaient pas à la compagnie, le tribunal a conclu que "l’employeur était en droit, du point de vue du bon fonctionnement

> - 5 de son entreprise, de déterminer lesquels de ses employés seraient admissibles au programme de logements", et que a cet égard,.... la politique adoptée par l’employeur était raisonnable, d’un point de vue à la fois subjectif et objectif (p. 6 de la décision).

Nous avons pris connaissance de la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Bhinder, décision que l’appelante n’a toutefois pas invoquée étant donné qu’elle avait été rendue peu après la fin des plaidoyers. Il s’agit plus précisément de l’affaire de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. la Commission canadienne des droits de la personne et K. S. Bhinder (A- 543- 81, rendue le 13 avril 1983). La cour a examiné les questions liées directement à cette affaire ainsi que les conclusions du tribunal de première instance, à savoir : la discrimination indirecte ou les conséquences préjudiciables sont- elles visées par les articles 7 ou 10 de la Loi, et qu’est- ce qui constitue une justification valide de politiques ou de pratiques qui produisent de la discrimination ? Nous nous sentons donc obligées d’en discuter. Les trois juges qui ont statué sur cette affaire étaient d’avis que l’article 7 de la Loi ne vise que la discrimination directe, à l’exclusion des cas de discrimination ne comportant ni intention discriminatoire ni traitement. De plus, la majorité a conclu (le juge LeDain différant d’opinion en partie) que l’article 10 ne visait pas non plus la discrimination indirecte

et qu’en l’absence de dispositions explicites il n’y a pas lieu de supposer que la Loi à cet effet, interdit ce type de comportement.

Le juge LeDain, à la page 21 de sa décision, a énoncé comme suit l’opinion collective de la cour à l’égard de l’article 7 :

"Selon moi, l’article 7 ne vise que la discrimination directe, à savoir la discrimination avec l’intention de discriminer (sic), ou le traitement défavorable infligé avec ou sans intention pour un motif de distinction illicite. Cet article n’englobe donc pas les cas de discrimination ne comportant ni intention de discriminer (sic) ni traitement défavorable."

> - 6 Dans le cas qui nous intéresse, rien n’indique que la politique en matière de logement de la compagnie avait pour but de faire de la discrimination à l’égard des femmes. Par ailleurs, s’il y a eu traitement défavorable, il était fondé non pas sur le sexe, mais bien sur la catégorie d’emploi. Les hommes tout autant que les femmes pouvaient être exclus (et l’étaient effectivement) s’ils occupaient des postes appartenant aux catégories exclues. Selon les critères établis par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Bhinder, cela ne constitue pas un traitement discriminatoire en vertu de l’article 7.

Sauf révérence, nous ne sommes pas convaincues que la décision rendue dans l’affaire Bhinder, qui est d’ailleurs en instance d’appel (la Cour suprême du Canada a donné l’autorisation d’interjeter appel le 6 juin 1983), doive à ce moment- ci être considérée comme une interprétation définitive de l’article 7, ni même de l’article 10. Dans un nombre assez important de décisions concernant l’interprétation de textes législatifs semblables, on a eu tendance à favoriser une interprétation plus libérale fondée sur la règle du méfait. Le juge LeDain en invoque plusieurs dans son jugement partiellement dissident, la plus notable étant peut- être celle visant l’Attorney General for Alberta and Gares (67 D. L. R. 3rd series 635), dans laquelle le juge McDonald de la Cour suprême de l’Alberta a fait une déclaration souvent citée depuis :

"... même en l’absence d’intention (présente ou passée) d’effectuer une distinction fondée sur le sexe, la plainte est fondée. Ce sont les conséquences de la discrimination qui sont interdites et non pas l’intention d’effectuer une distinction".

(traduction)

William Black a fait des observations sur la question dans le Canadian Human Rights Reporter (Volume 1, 1980, C- 17), sous le titre From Intent to Effect : New Standard in Human Rights (De l’intention à l’effet nouvelles normes pour les droits de la personne). De l’avis de M. Black, "Au cours des dernières années, on a eu nettement tendance tout d’abord à modifier

> - 7 et ensuite à éliminer les exigences relatives à l’intention."

(traduction) Au terme d’une analyse des décisions récentes, il conclut :

"La position adoptée dans les décisions récentes est conforme aux objets des lois sur les droits de la personne, lesquels consistent à favoriser l’égalité des chances et à éliminer les barrières qui se dressent devant les groupes défavorisés. Il est donc logique de juger les comportements en fonction de leurs conséquences plutôt que de leurs motifs car une politique discriminatoire n’est pas moins nuisible du fait que ses conséquences n’étaient pas voulues".

(traduction)

A la page 3 de la décision Bhinder, le juge Heald fonde son interprétation de l’article 10 sur une comparaison entre celui- ci et l’article 703 du Title VII de l’American Civil Rights Act de 1964. Il dit ne pas être d’avis que l’article 10 puisse être interprété comme interdisant la discrimination non intentionnelle parce que l’on n’y trouve pas l’expression or otherwise adversely affect (ou d’une façon générale, de nuire). Tout d’abord, et sauf révérence, on peut remettre en question la validité du fait d’interpréter une loi canadienne en fonction d’une loi américaine. D’ailleurs, dans la même décision Bhinder, le juge Kelly désapprouve la grande importance accordée par le tribunal de première instance à la jurisprudence et aux pratiques adoptées dans des juridictions autres que le Canada (au niveau fédéral) en ne tenant pas compte dans certains cas de différences qui existent entre les textes législatifs canadiens et ceux d’autres pays (page 2). Puis, à la page 3, le juge Kelly souligne que "dans l’exercice de ses fonctions judiciaires ou quasi- judiciaires, le tribunal... doit limiter son examen aux mots qu’ont utilisés le Parlement et la Commission pour exprimer leurs intentions respectives. En guise de corollaire, il nous semble inopportun, pour interpréter, par exemple l’article 10, de chercher s’il n’y manquerait pas des éléments qui se trouvent dans les textes législatives américains et de déduire de l’absence d’expressions semblables dans la loi canadienne que le Parlement

> - 8 a dû avoir en vue le contraire de ce qui existe dans un autre système judiciaire.

En second lieu, nous ne voyons pas comment il est possible de conclure qu’il soit question d’intention dans l’expression d’une manière susceptible d’annihiler que l’on retrouve à l’article 10. A notre avis, le mot annihiler, en lui- même, comporte l’idée d’effet et non pas d’intention. Nous partageons là- dessus l’opinion exprimée par le juge LeDain à la page 22 de son jugement dissident :

"Il est vrai que les mots ou d’une façon générale, de nuire (traduction) apparaissent également dans cette disposition et que les commentateurs leur ont accordé une certaine importance dans l’explication de la décision... mais, à mon avis, ils n’ajoutent rien, aux fins de la présente espèce, à ce qu’expriment déjà les mots d’une manière susceptible d’annihiler... J’abonde dans le même sens pour ce qui est des mots pour motif (...) illicite à l’article 10 qui,

relativement aux conséquences, signifient en raison d’un motif de distinction illicite."

Il nous semble opportun de mentionner ici l’article 11 de la Loi d’interprétation (S. R. C. 1970, c. I- 23) :

"Chaque texte législatif est sensé réparateur et doit s’interpréter de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de ses objets."

Toutes les dispositions de la Loi doivent donc être interprétées à la lumière de son objet énoncé à l’article 2 et consistant, à notre avis, à assurer l’égalité des chances pour tous et à éliminer la discrimination, intentionnelle ou non. Comme la bonne foi est toujours tenue pour acquise, il devient extrêmement difficile de prouver l’intention de perpétrer un acte discriminatoire. Selon nous, le fait d’imposer un tel fardeau au plaignant rendrait l’objet explicite de la Loi pratiquement irréalisable.

> - 9 Un texte célèbre illustre le fonctionnement de la règle du méfait :

"Toutes les lois doivent être interprétées par les tribunaux de manière à donner effet à l’intention exprimée par les mots employés dans la loi. Toutefois, il ne suffit pas d’examiner le sens de ces mots dans l’abstrait; il faut chercher à découvrir l’intention exprimée par leur emploi dans la loi relativement à une question particulière et aux fins de l’objet de cette même loi. Les tribunaux ont donc l’importante responsabilité de déterminer le but dans lequel la loi semble avoir été adoptée"

(traduction)

(Lord Blackburn, dans l’affaire Bradlaugh v. Clark (1883), 8 App. Cas. 354, à la page 372, cité par Anglin, J. C. C. dans l’affaire Hirsch et al. v. P. S. B. of Schools Com’rs of Montreal et al (1926 2 D. L. R. 8, à la page 23, 1926, S. C. R. 246 à la page 266)

Sauf révérence encore une fois, nous avons de la difficulté à concilier la décision Bhinder avec l’alinéa 41( 3) a) de la Loi, qui stipule que l’auteur de l’acte discriminatoire peut être condamné à verser une indemnité à la victime s’il a agit de propos délibéré. Pourquoi le législateur limiterait- il le versement d’indemnités aux cas où l’intention a été prouvée s’il faut en faire la preuve dans tous les cas ?

On peut également faire valoir que ce type d’interprétation réparatrice générale est implicite dans la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Ontario Human Rights Commission et al v. Borough of Etobicoke (132 D. L. R. (3d) 1982, pp. 14 à 24). La Cour a en effet jugé qu’une exigence professionnelle pouvait être discriminatoire même si en l’imposant, on croyait sincèrement qu’elle était justifiée. Elle a donc décidé que le terme normale, que l’on retrouve à l’alinéa 14a) de la Loi, se rapporte non seulement à une norme objective, et, par conséquent,

que la discrimination peut exister sans intention préméditée. Ne pourrait- on pas suivre Un raisonnement semblable dans l’interprétation des articles 7 et 10 ?

> - 10 Nous partageons l’avis de M. Black, cité plus haut, selon lequel le Parlement avait l’intention d’éliminer les barrières qui se dressent devant les groupes défavorises (traduction), que ces barrières aient été érigées à cet effet ou non.

Bien des types de discrimination non intentionnelle fondée sur des stéréotypes vieux jeu ou sur des préjugés enracinés concernant les aptitudes des femmes ou des handicapés, par exemple, pourraient persister sans remise en question à cause de la difficulté d’application de la norme très stricte établie dans la décision Bhinder. Nous sommes d’avis que la norme en question ne répond pas à l’intention du législateur.

Nous avons examiné cette question à fond parce que nous estimons que si l’appel est rejeté, il faut bien préciser que ce n’est pas parce que l’appelant n’a pas réussi à faire la preuve de l’intention d’établir une distinction.

Nous devons maintenant nous pencher sur la question de la justification de la politique de l’employeur dans l’affaire qui nous intéresse. La Cour suprême du Canada, dans l’affaire Ontario Human Rights Commission et al v. Borough of Etobicoke, mentionnée plus haut, a exposé les critères subjectif et objectif à appliquer. Le tribunal de première instance les a appliqués en l’espèce à la page 6 de sa décision :

"Selon les décisions invoquées, ces politiques ou pratiques doivent être subjectivement et objectivement raisonnables dans chaque cas, et c’est aux tribunaux qu’il appartient de décider si elles le sont.

Dans le cas qui nous occupe, la politique ou pratique adoptée par l’employeur semble raisonnable et équitable à prime abord, étant donné qu’elle indique clairement aux employés les critères qui régissent le programme de logements de l’employeur. Celui- ci maintient que la sélection était fondée sur le degré de compétence et de formation exigé des employés. Il a adopté la

> - 11 politique la mieux adaptée à ses besoins (c’est- à- dire qu’il devait offrir des logements afin d’attirer des travailleurs spécialisés)."

Comme il n’y a pas matière à désaccord avec les conclusions du tribunal de première instance à ce sujet, l’appel est rejeté.

Le 11 octobre 1983

> - 12 Opinion concordante de S. Ashley Si je souscris à la décision définitive rendue en l’espèce par les autres membres du tribunal, c’est pour des raisons différentes. En résumé, je suis d’avis que la politique de la compagnie Rio Algom Limited concernant la fourniture de logements subventionnés à ses employés a donné lieu à de la discrimination à l’égard de Denise Marcotte. Toutefois, je me sens liée par la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire CN c. Bhinder (susmentionnée), selon laquelle il ne peut y avoir d’acte discriminatoire aux termes des articles 7 ou 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne qu’en cas d’intention discriminatoire ou de traitement défavorable fondé sur un motif de distinction illicite. Comme il n’y a eu ni intention discriminatoire ni traitement défavorable fondé sur un motif de distinction illicite, l’appel doit être rejeté.

Avant l’affaire Bhinder, la question de l’intention n’était pas pertinente dans la mesure où l’acte avait eu des conséquences discriminatoires. Les arguments en faveur de cette affirmation sont énoncés dans le corps de la décision, et d’autres causes à l’appui sont mentionnées dans la décision rendue par le tribunal dans l’affaire Bhinder. Ainsi, de nombreux actes neutres en soi mais qui avaient eu des conséquences défavorables pour certains groupes de personnes protégées en vertu de la Loi étaient considérées comme discriminatoires. Dans l’affaire qui nous occupe, le tribunal a jugé que la politique du mis en cause était justifiable étant donné que les motifs d’exclusion étaient les compétences et le besoin de formation, c’est- à- dire que les catégories d’emploi exclues étaient composées en grande partie d’ouvriers non spécialisés, tandis que les catégories admissibles étaient composées principalement d’ouvriers spécialisés. Il n’en demeure pas moins que la plupart (73 %) des ouvriers non spécialisés étaient des femmes, et que la plupart des ouvriers spécialisés étaient des hommes.

> - 13 Le tribunal, ayant jugé qu’il s’agissait apparemment d’un cas de discrimination, a ensuite décidé que la politique de l’employeur était justifiée du point de vue du bon fonctionnement de son entreprise. A mon avis, ce bon fonctionnement se ramenait, au bout du compte, à une question d’économie puisque le fait d’offrir des logements aux femmes admissibles ne l’aurait pas nécessairement empêché d’atteindre son objectif qui était d’attirer des travailleurs spécialisés à Elliot Lake. Selon la pièce C- 5 :

"... Nous pensions pouvoir recruter les autres parmi les enfants et les conjoints, des employés déjà logés, de façon qu’il y ait plus d’un employé par logement.."

(traduction)

Cette déclaration semble fondée sur le stéréotype selon lequel le mari est le chef de famille, sa femme ne touchant qu’un salaire

d’appoint, n’y a en fait que très peu de femmes spécialisées qui sont elles- mêmes admissibles à un logement subventionné. Le mis en cause n’était pas prêt à justifier la répartition des logements par un facteur de distance (quiconque aurait résidé dans un certain rayon autour du lieu de travail n’aurait pas eu droit à un logement) ou en fonction des besoins. En supposant que toutes les secrétaires, les dactylos, les mécanographes et les autres employées faisant partie de catégories exclues seraient liées par le mariage ou la filiation à une personne admissible à un logement, le mis en cause a enlevé aux femmes qui n’étaient pas dans cette situation la possibilité de travailler pour Rio Algom. Bien qu’en réalité la plupart des femmes bénéficient effectivement d’un logement de la compagnie grâce à leur mari ou à leur père, il reste que seul un petit nombre de personnes faisant partie des catégories exclues demandent un logement en leur propre nom, et que le besoin ou la distance seraient peut- être des critères plus justifiables pour déterminer l’admissibilité aux logements.

J’en conclus, d’après la loi et les preuves soumises, que les raisons avancées par le mis en cause pour justifier sa politique en matière de logement, laquelle a eu des conséquences

> - 14 défavorables pour la plaignante, étaient insuffisantes. Bien que neutre en soi, cette politique a été cause d’un traitement discriminatoire à l’égard des femmes. Cependant, la compagnie n’avait pas l’intention de faire de la discrimination, et puisque sa politique était fondée sur la classification des employés, il n’y a eu aucun traitement défavorable fondé sur un motif de distinction illicite, malgré le fait que les plus durement touchées étaient les femmes, un groupe protégé en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

La décision par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Bhinder a eu pour effet de légitimer les actes discriminatoires sous le cas desquels il est impossible de prouver qu’il y a eu intention malveillante ou traitement défavorable fondé sur un motif de distinction illicite. En d’autres mots, les politiques non fondées sur le sexe qui donnent néanmoins lieu à un traitement défavorable ne sont plus interdites par la Loi. Je souscris sans réserve aux déclarations faites aux pages _____ de la présente décision, où sont exposés les problèmes soulevés par la décision Bhinder. Toutefois, j’estime que nous sommes liées par cette décision jusqu’à ce qu’elle soit infirmée par la Cour suprême du Canada, le cas échéant.

En résumé, compte tenu du jugement rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire CN c. Bhinder, j’estime que le mis en cause n’a exercé aucune discrimination parce qu’il n’avait pas l’intention d’agir en ce sens et qu’il n’a pas réservé à la plaignante de traitement défavorable fondé sur un motif de distinction illicite. J’opte donc pour le rejet de l’appel.

Le 18 octobre 1983 S. Ashley

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