Tribunal canadien des droits de la personne

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D. T. 1/98

Décision provisoire rendue le 18 février 1998

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE

L.R.C. 1985, ch. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE :

JOHN MILLS

le plaignant

et

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

et

VIA RAIL CANADA INC.

l'intimée


DÉCISION PROVISOIRE SUR L'OBJECTION PRÉLIMINAIRE


MEMBRES INSTRUCTEURS :

Allen M. Ruben, c.r. président

Hendrika M. Adams membre

Jane Armstrong membre

ONT COMPARU:

Patricia Lawrence avocate de la Commission canadienne des droits de la personne

Lewis Gottheil, TCA-CANADA, représentant le plaignant, John Mills

Dominique Monet avocat de VIA Rail Canada Inc.

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE :

les 16 et 17 décembre 1997

Montréal (Québec)

DÉCISION PROVISOIRE SUR L'OBJECTION PRÉLIMINAIRE

Conformément au jugement rendu le 19 août 1997 par la Section de première instance de la Cour fédérale, le présent tribunal a été constitué en vertu du paragraphe 49(1.1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne afin d'enquêter sur la plainte de John Mills en date du 2 octobre 1992 contre VIA Rail Canada Inc. et de déterminer si l'acte reproché dans la plainte constitue un acte discriminatoire fondé sur la déficience en matière d'emploi aux termes de l'article 7 de la Loi.

Dans la plainte qu'il a déposée auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, M. Mills allègue, entre autres, que VIA Rail a exercé à son endroit une discrimination en cours d'emploi parce qu'elle a refusé de continuer de l'employer en raison d'une déficience (blessure au dos), contrevenant ainsi, selon lui, à l'article 7 de la Loi.

L'article 7 de la Loi se lit comme suit :

Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d'employer ... un individu ...

Le paragraphe 3(l) de la Loi précise que la ...déficience... est un motif de distinction illicite.

La plainte a initialement été instruite en 1995 par un tribunal des droits de la personne qui a rendu une décision en faveur de M. Mills le 16 mai 1996. VIA Rail Canada Inc. a ensuite demandé à la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada de procéder à un contrôle judiciaire qui a entraîné l'annulation de la décision du 16 mai 1996 du tribunal et le renvoi de l'affaire en vue d'une nouvelle audience devant un tribunal différemment constitué.

Au moyen d'un avis de nomination en date du 11 décembre 1997, qui annulait un avis de nomination antérieur en date du 22 août 1997, les soussignés ont été chargés de mener une nouvelle enquête sur la plainte de John Mills.

Lors de la réunion préparatoire tenue le 30 octobre 1997, l'avocat de VIA Rail a informé le tribunal qu'il entendait contester la compétence du Tribunal pour instruire la plainte et rendre une décision, faisant valoir que l'affaire était chose jugée. L'avocat de VIA Rail a informé le tribunal que le Bureau d'arbitrage des chemins de fer canadiens (le Bureau ), siégeant en vertu du Code canadien du travail, a rendu une décision à l'égard d'un grief pour lequel les questions en litige, les faits et les circonstances étaient ...similaires ou identiques à... ceux dont ce tribunal est actuellement saisi.

Le tribunal a convoqué une audience spéciale afin de donner à l'avocat de VIA Rail l'occasion de présenter et de débattre son objection préliminaire tout en donnant aux avocats de M. Mills et de la Commission canadienne des droits de la personne la possibilité de répliquer.

L'avocat de VIA Rail, l'intimée, a fait valoir que ce tribunal n'a pas compétence pour examiner la plainte de M. Mills conformément à la Loi, étant donné que cette plainte porte exactement sur le différend sur lequel un arbitre du Bureau s'est déjà prononcé. Par conséquent, l'affaire est chose jugée et ne peut être soumise à l'examen de ce tribunal, selon VIA Rail.

Aux fins de la présente décision provisoire, ce tribunal a l'intention de se borner à examiner la question de compétence et à déterminer dans quelle mesure l'autorité de la chose jugée limite ou pourrait limiter cette compétence, comme l'a prétendu l'intimée.

L'autorité de la chose jugée

Précisons, pour paraphraser le juge Gonthier dans Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc. et autres (1990) 2 R.C.S., 440, que l'autorité de la chose jugée est régie par des principes visant à éviter la multiplicité des procès et la possibilité de jugements contradictoires. Ces principes réalisent ultimement un objectif d'intérêt public de protection de la sécurité et de la stabilité des rapports sociaux. Sur le plan de l'intérêt privé, l'autorité de la chose jugée protège les droits acquis en faveur des parties, et le principe de la chose jugée évite au défendeur les inconvénients pouvant découler des poursuites multiples. Ce tribunal reconnaît que l'autorité de la chose jugée est un principe fondamental de notre système de droit.

À la page 448 de l'arrêt Rocois, le juge Gonthier énonce les trois conditions de base à remplir pour qu'il y ait chose jugée, à savoir l'identité de parties, d'objet et de cause. Il est évident selon la jurisprudence que le fait que l'une des trois conditions ne soit pas remplie suffit pour que l'autorité de la chose jugée ne puisse être invoquée comme moyen de défense ou comme justification d'une objection préliminaire valable.

Afin qu'il puisse faire droit à l'objection préliminaire de l'intimée, ce tribunal doit être persuadé que l'arbitre du Bureau, lorsqu'il est parvenu à sa décision, était en présence des mêmes parties et que l'objet et la cause de la plainte sur laquelle il s'est penché étaient les mêmes qu'en l'espèce.

Arbitrage du Bureau

L'arbitrage du Bureau, qui représente le dernier palier de la procédure de règlement des griefs, est régi par le Code canadien du travail de même que par la convention collective qui lie les parties. L'arbitre de griefs n'a pas compétence pour se pencher sur des éléments d'un différend qui ne sont pas à proprement parler régis par les conditions de la convention collective. Le principal objectif du Code canadien du travail est de fournir le contexte et les mécanismes nécessaires à de libres négociations collectives et au règlement positif des différends.

L'arbitrage du Bureau est le mécanisme de règlement des conflits du travail dans les chemins de fer. Les parties à l'arbitrage étaient les parties à la convention collective, soit l'employeur, VIA Rail, et le syndicat, la Fraternité canadienne des cheminots, employés des transports et autres ouvriers.

Il est important de noter que ni M. Mills lui-même ni la Commission canadienne des droits de la personne n'était partie à l'audience d'arbitrage devant le Bureau.

L'arbitre du Bureau devait trancher un différend entre les parties. Dans la pièce V-5 déposée en preuve par l'intimée, le différend en question est défini comme suit :

[Traduction]

La Société (VIA Rail Canada Inc.) refuse à M. Mills l'accès à l'emploi en vertu de la convention no 2 (la convention collective ), ce qui est considéré injuste et discriminatoire et va à l'encontre de l'article 24 de la convention no 2 et de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Tribunal des droits de la personne

Le principal trait distinctif entre le tribunal des droits de la personne et le Bureau est le fait que l'audience du tribunal est une enquête tandis que l'arbitrage du Bureau est un mécanisme de règlement des différends. Conformément à l'article 50 de la Loi, le tribunal a pour tâche d'enquêter sur une plainte fondée sur un motif de distinction illicite et, s'il juge que la plainte en question est légitime, d'indemniser la victime des actes discriminatoires. Le tribunal a recours à un mécanisme d'enquête pour déterminer s'il y a eu discrimination et, le cas échéant, éliminer les pratiques discriminatoires. Le rôle du tribunal s'inscrit dans une optique de redressement.

En l'espèce, le tribunal est saisie d'une plainte portée par M. Mills contre l'intimée, VIA Rail. Dans la pièce HR1 déposée en preuve par la Commission, la plainte est définie en ces termes :

[Traduction]

Je (John Mills) suis victime de discrimination dans l'emploi parce que l'intimée refuse de continuer de m'employer à cause de ma déficience (blessure au dos), ce qui contrevient à l'article 7 de la LCDP.

Il convient de noter que les parties à cette enquête sont John Mills, la Commission et VIA Rail. La Fraternité canadienne des cheminots, employés des transports et autres ouvriers ne figure pas parmi les parties.

Identité de cause

En ce qui concerne l'identité de cause, le juge Gonthier affirme à la page 455 de l'arrêt Rocois :

D'une part, il est clair qu'un ensemble de faits ne saurait en soi constituer une cause d'action. C'est la qualification juridique qu'on lui donne qui le transforme, le cas échéant, en un fait générateur d'obligations. Le fait détaché du domaine des obligations juridiques n'est pas significatif en soi et ne saurait constituer une cause; il ne devient fait juridique qu'en vertu d'une qualification qu'on lui attribue à la lumière d'une règle de droit. Le même ensemble de faits peut très bien se voir attribuer plusieurs qualifications donnant lieu à des causes parfaitement distinctes. Par exemple, le même geste peut être qualifié de meurtre dans une affaire et de faute civile dans une autre.

À la page 456, le juge Gonthier déclare :

Bien entendu, l'existence de deux règles de droit applicables à un ensemble de faits engendre en pratique une dualité de causes dans la majorité des situations parce que des règles distinctes commandent généralement des qualifications juridiques différentes. Mais ce n'est pas le fait qu'il y ait deux règles applicables qui est en soit déterminant; c'est la dualité des qualifications juridiques qui peuvent en découler.

Par conséquent, il incombe à VIA Rail d'établir que le tribunal doit se pencher sur le même principe juridique que celui que l'arbitre du Bureau a examiné. Avec respect, nous ne sommes pas d'avis que les deux instances se penchent sur le même principe juridique. La tâche de l'arbitre du Bureau consistait à déterminer si les dispositions de la convention collective avaient été appliquées et à faire observer celles-ci. Le paragraphe 57(l) du Code canadien du travail se lit comme suit :

Est obligatoire dans la convention collective la présence d'une clause prévoyant le mode - par l'arbitrage ou toute autre voie - de règlement définitif, sans arrêt de travail, des désaccords qui pourraient survenir entre les parties ou les employés qu'elle régit, quant à son interprétation, son application ou sa prétendue violation.

Selon le paragraphe 50(l) de la Loi, le rôle du tribunal des droits de la personne consiste à faire enquête sur une plainte présentée en vertu de la Loi et à déterminer si la plainte en question est fondée. Par conséquent, les deux tâches ne sont pas les mêmes. L'une consiste à déterminer si VIA Rail s'est conformée aux dispositions de la convention collective tandis que l'autre est de déterminer si VIA Rail a commis un acte discriminatoire et si le plaignant a établi le bien-fondé de la plainte qu'il a déposée aux termes de la Loi.

[...] On doit conclure à l'identité de cause lorsque la substance de l'un et l'autre des textes produit, par le même principe juridique, un effet identique sur les droits et obligations des parties. (Rocois, précitée, p. 458.)

Invoquant l'arrêt St. Anne Nackawic Pulp and Paper Co. Ltd. c. Section locale 219 du Syndicat canadien des travailleurs du papier, [1986] 1 R.C.S. 704, VIA Rail a fait valoir que l'arbitre du Bureau avait le [TRADUCTION] ...droit d'appliquer la Loi canadienne sur les droits de la personne contre VIA Rail, M. Mills et son syndicat . (Transcription, vol. 2, page 30, ligne 20).

Plus particulièrement, l'intimée cite la remarque du juge Estey selon laquelle l'arbitre a le pouvoir de se pencher sur une question donnée, dès lors qu'elle est abordée dans une convention collective, et que c'est le processus d'arbitrage, et non la cour, qui représente le mécanisme approprié de règlement des différends qui relèvent de la convention collective.

En outre, l'intimée cite l'annexe 7 de la pièce V-2, soit une lettre annexée à la convention collective, qui a pour objet de composer avec les employés qui sont atteints d'une déficience physique en cours d'emploi.

Nous sommes d'accord avec l'intimée pour dire que l'arrêt St. Anne explore la question de la compétence exclusive de l'arbitre pour examiner les éléments relevant de la convention collective; cependant, nous sommes d'avis que l'annexe 7 de la pièce V-2 n'incorpore pas la Loi à la convention collective. La lettre renforce simplement un principe implicite de toutes les conventions collectives, à savoir que l'employé qui a été absent légitimement du travail en raison d'une maladie, d'une blessure ou d'une autre déficience médicale a le droit, en règle générale, de retourner au travail lorsqu'il est médicalement apte à le faire. (Pièce V-5, p. 6)

Nous sommes d'avis que non seulement l'arbitre du Bureau n'a pas traité en substance des questions inhérentes aux présumées contraventions à la Loi, mais aussi qu'il n'avait par ailleurs pas compétence pour le faire, la convention collective étant muette là-dessus.

Dans l'affaire Shawna Dennis v. Family and Children's Services of London and Middlesex (1990), 12 C.H.R.R. D/285, le tribunal a débattu de questions similaires à celles dont nous sommes saisis. Nous faisons nôtre le raisonnement qu'il a énoncé au paragraphe 18, où il précise que :

[Traduction]

... les arguments de l'avocat de la Commission l'ont convaincu que même si tous les éléments avaient été réunis, cette doctrine ne pourrait être invoquée pour suspendre des procédures en matière de droits de la personne en raison de l'existence de décisions arbitrales antérieures. Il existe d'énormes différences entre les systèmes du point de vue de la raison d'être, du rôle et de la procédure. Le fait qu'une décision ait été rendue par l'un d'eux ne devrait pas empêcher d'engager des procédures dans l'autre.

De même, le tribunal a été saisi de questions similaires dans l'affaire Edwin Erickson c. Canadian Pacific Express and Transport Ltd. (1987), 8 C. H. R. R. D/3942. Une fois de plus, nous souscrivons au raisonnement énoncé par le tribunal, qui affirme à la page D/3946 ce qui suit :

[Traduction]

Je ne suis pas d'accord pour dire que la question sur laquelle l'arbitre devait se prononcer en l'occurrence était la même que celle dont ce tribunal est saisi. Il est vrai, comme l'a fait remarquer l'avocat, que la question dont il s'agit est la même, à savoir le (... mal de dos ... ) du plaignant. Cependant, la question demeure entière car il doit y avoir, à mon avis, non seulement identité d'objet au sens matériel mais aussi identité d'objet au sens juridique.

Le tribunal poursuit :

[Traduction]

Quelle que soit la décision rendue en arbitrage, il faut que la même question soit soulevée dans cette instance.

Tout comme le tribunal dans Erickson, nous concluons sans hésitation que la question sur laquelle ce tribunal doit se prononcer est la même que celle qui a été tranchée par l'arbitre du Bureau.

Aux yeux de ce tribunal, il est évident que :

[d]eux textes de loi qui relèvent de principes juridiques différents ne peuvent engendrer des causes identiques puisque l'élément retenu comme fait générateur de responsabilité sera nécessairement différent; la qualification juridique de l'ensemble factuel sera différente dans la même mesure. (Rocois précitée, p. 456)

En outre, un arrêt récent de la Cour suprême du Canada, qui souligne que la législation sur les droits de la personne revêt un caractère quasi constitutionnel et a priorité en cas de décisions contradictoires des tribunaux, nous conforte dans notre opinion. Dans BC Tel c. Shaw Cable Systems (C.-B.) Ltd. (1995) 183 N.R. 184, la juge L'Heureux-Dubé a énoncé à la page 218 le critère à appliquer en cas de conflit de compétence (page 218) :

Elles devraient, premièrement, examiner l'objectif législatif qui sous-tend la création de chacun des tribunaux administratifs. Plus l'objectif d'un tribunal est important, plus il est probable que le gouvernement aurait souhaité que la décision de ce tribunal l'emporte sur celle d'un autre. Par exemple, les lois sur les droits de la personne sont considérées comme étant quasi constitutionnelles. Par conséquent, tous autres facteurs étant égaux, les décisions des tribunaux des droits de la personne auraient en général priorité sur les décisions contradictoires fondées sur des régimes administratifs moins fondamentaux.

En résumé, VIA Rail n'a pas réussi à nous convaincre que l'arbitre du Bureau avait compétence pour instruire la plainte en vertu de la Loi. Premièrement, comme l'arbitre n'avait pas compétence pour instruire une plainte aux termes de la Loi, l'argument de la chose jugée ne tient pas. Deuxièmement, VIA Rail n'a pas réussi non plus à établir l'identité de cause, l'un des trois éléments nécessaires pour prouver qu'il s'agit d'une chose jugée. À notre avis, la cause de la plainte soumise à l'arbitre et la cause de l'affaire dont ce tribunal est saisi ne sont pas les mêmes. Les principes juridiques qui sous-tendent les questions soumises à l'arbitre et celles dont ce tribunal est saisi ne sont pas identiques; par conséquent, l'argument de la chose jugée ne tient pas. Troisièmement, ce tribunal est d'avis qu'en cas de conflit ou de contradiction avec d'autres types de lois, les lois sur les droits de la personne l'emportent et que, par conséquent, on ne peut invoquer l'autorité de la chose jugée dans de tels cas pour empêcher qu'un tribunal des droits de la personne dûment constitué puisse procéder à son enquête. En conclusion, ce tribunal juge qu'il a compétence pour procéder à l'enquête sur la plainte pour laquelle il a été constitué.

Signé à Fredericton, au Nouveau-Brunswick, le 11 février 1998.


ALLEN M. RUBEN, c.r.

Président

Signé à Halifax, en Nouvelle-Écosse, le 16 février 1998.


HENDRIKA M ADAMS

Membre

Signé à Guelph, en Ontario, le 13 février 1998.


S. JANE F. ARMSTRONG

Membre

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