Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 14/91 Décision rendue le 5 septembre 1991

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE (S.C. 1976-77, c 33 et ses modifications)

TRIBUNAL D'APPEL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE:

FORCES ARMÉES CANADIENNES

Appelante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

Commission

- et -

JACQUES BOUCHARD

Intimé

DÉCISION DU TRIBUNAL D'APPEL

Roger Doyon - Président Jacinthe Théberge - Membre Joanne Cowan-McGuigan - Membre

ONT COMPARU: René Duval pour la commission Richard Morneau pour l'appelante

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE: Les 29 et 30 avril 1991, Québec

TRIBUNAL D'APPEL: Roger Doyon

INTRODUCTION

La présente cause fait référence à l'appel interjeté par les Forces Armées Canadiennes (ci-après désignée comme l'appelante) dune décision du Tribunal des droits de la personne rendue le 1er (premier) octobre 1990.

MOTIFS D'APPEL

L'appelante fonde son appel sur les motifs suivants:

  1. En ce que le Tribunal a omis de tenir compte d'importants éléments de preuve ayant trait aux conséquences entraînées par la condition physique du plaignant;
  2. en ce que le Tribunal a manifestement erré dans son appréciation de la preuve quant aux exigences reliées à l'exécution de taches militaires auxquelles sont soumis les membres des Forces armées canadiennes;
  3. en ce que le Tribunal a erré dans son appréciation des éléments que devait démontrer le plaignant pour justifier sa plainte:
  4. en ce que le Tribunal a erré dans son appréciation des éléments que devait établir l'intimé pour faire rejeter la plainte du plaignant;
  5. en ce que le Tribunal a erré en droit dans son appréciation de ce que constitue une preuve prima facie, à l'effet que la restriction imposée au plaignant l'a été avec la conviction sincère qu'elle visait à assurer la bonne exécution du travail en question, dune manière raisonnablement diligente, sûre et économique;
  6. en ce que le Tribunal a excédé sa juridiction en accordant au plaignant tous les remèdes accordés.

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LA LOI

Les dispositions pertinentes relatives à l'appel dune décision d'un Tribunal des droits de la personne composé de moins de trois (3) membres se retrouvent aux articles 55 et 56 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (L.R. [1985] Chap. H-6) qui énoncent ce qui suit:

55. La Commission ou les parties peuvent interjeter appel de la décision ou de l'ordonnance rendue par un tribunal de moins de trois membres en signifiant l'avis prescrit par décret du gouverneur en conseil aux personnes qui ont reçu l'avis prévu au paragraphe 50(l), dans les trente jours du prononcé de la décision ou de l'ordonnance, 1976-77, ch. 33, art. 42.1.

56.(1) En cas d'appel, le président du Comité du tribunal des droits de la personne constitue un tribunal d'appel composé de trois membres de ce Comité, A 1'exclusion de ceux qui ont rendu la décision ou l'ordonnance visée par l'appel.

(2) Sous réserve des autres dispositions du présent article, les tribunaux d'appel sont constitués comme les tribunaux prévus a l'article 49 et sont investis des mêmes pouvoirs; leurs membres ont droit A la rémunération et aux indemnités prévues au paragraphe 49(4).

(3) Le tribunal d'appel peut entendre les appels fondés sur des questions de droit ou de fait ou des questions mixtes de droit et de fait.

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(4) Le tribunal d'appel entend l'appel en se basant sur le dossier du tribunal dont la décision ou l'ordonnance fait l'objet de l'appel et sur les observations des parties intéressées; mais il peut, s'il l'estime indispensable à la bonne administration de la justice, recevoir de nouveaux éléments de preuve ou entendre des témoignages.

Le tribunal d'appel qui statue sur les appels prévus à l'article 55 peut soit les rejeter, soit y faire droit et substituer ses décisions ou ordonnances à celles faisant l'objet des appels.

L.R. (1985), ch. H-6, art. 56; L.R. (1985), ch. 31 (1er suppl.), art. 67.11

(5)

CONSTITUTION D'UN TRIBUNAL D'APPEL DES DROITS DE LA PERSONNE

En vertu du paragraphe 56.(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, je constitue, par la présente, un tribunal d'appel des droits de la personne formé de Roger Doyon, président, de la Ville St- Georges Est, dans la province de Québec, Jacinthe Théberge, de la Ville de Aylmer, dans la province de Québec et Joanne Cowan-McGuigan, de ville de Kings County, dans la province du Nouveau-Brunswick, en vue d'examiner l'appel interjeté par les Forces armées canadiennes le 25 octobre 1990, de la décision rendue par le tribunal des droits de la personne le ler octobre 1990, dans l'affaire Jacques Bouchard contre les forces armées canadiennes.

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Le tribunal d'appel aura à déterminer si l'appel doit être accueilli ou rejeté sur une question de droit ou de fait ou une question mixte de droit ou de fait, aux termes des paragraphes 56.(3), (4) et (5) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Fait A Toronto, ce 23e jour de novembre 1990.

(S) Sidney N. Lederman, Q.C. Président, Human Rights Tribunal Panel Président, Comité du tribunal des droits de la personne.

LA PLAINTE

Le caporal Jacques Bouchard a formulé, le 8 novembre 1984, la plainte suivante:

"En septembre 1972, je suis engagé comme cuisiner (cook 861) dans les Forces armées canadiennes. Depuis 1973, j'ai des problèmes de calculs rénaux et urinaires qui occasionnent un gain de poids et une élévation de ma pression sanguine. Cela ne m'a cependant pas empêché de servir sur des navires et dans les unités de champs. En août 1983, alors que j'exerce mon métier de cuisinier au Détachement Débert à la Base de Halifax, Nouvelle-écosse, je suis opéré pour des pierres aux reins. Ma santé s'améliore et grace A une diète appropriée, ma pression et mon poids baisse.

Cependant, dû à certaines politiques du Ministère de la Défense Nationale, parce qu'on estime que mon problème de pierres aux reins est chronique, ma catégorie médicale est baissée au niveau G4 03. Le 2 février 1984, le Ministère

5 de la Défense Nationale décide de me libérer du service militaire, libération effective le 27 août 1984, en invoquant que ma catégorie médicale G4-03 est au-dessous des normes médicales minimales pour le corps de métier auquel j'appartiens et pour tous les autres corps de métier dans l'armée.

Pourtant, je suis qualifié pour accomplir mon travail de cuisinier de façon satisfaisante et mon problème médical n'affecte en rien mon rendement au travail.

Je crois donc que le Ministère de la Défense Nationale, en fixant et en appliquant des lignes de conduite basées sur des distinctions de déficience physique, agit de façon discriminatoire a mon endroit et à l'endroit de tous les autres individus qui sont dans les mêmes conditions que moi (maladies rénales), et, qu'en refusant de continuer de m'employer pour ce même motif de distinction, il contrevient aux articles 7 et 10 de la Loi canadienne des droits de la personne.

Fait A Ville La Baie, le 8 novembre 1984.

(S) Jacques Bouchard Signaturant

(S) Mme Denise Bouchard Témoin de la signature"

LES FAITS

Monsieur Jacques Bouchard s'entrée dans les Forces armées canadiennes comme soldat en septembre 1972. Après avoir passé les examens médicaux requis, M. Bouchard est classifié quant a la cote médicale, G202. Il effectue son entraînement militaire à Saint-Jean d'Iberville au cours de la fin de l'année 1972 et au début de L'année 1973. Pendant cette même année, il se retrouve à la base des Forces armées canadiennes à Borden, en Ontario, pour y suivre un cours de cuisinier.

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En octobre 1973, pendant son séjour à Borden, M. Bouchard est victime dune colique néphrétique nécessitant son hospitalisation au Royal Victoria Hospital de Barrie, Ontario. Une pyélo-endoveineuse révélé une lithiase rénale gauche localisée dans le bas de l'uretère gauche qui conduit à une extraction par panier laquelle provoque une infection urinaire.

Transféré à la base militaire de Gagetown, Nouveau-Brunswick, il exerce pendant trois (3) ans le métier de cuisinier et participe aux activités militaires au Field Ambulance I qui sera éventuellement remplacé par Combat Arm School. La base militaire de Gagetown, à laquelle il appartient, est une base opérationnelle de terre des Forces armées canadiennes.

En août 1973, M. Bouchard est à nouveau victime d'une colique néphrétique. Une pyélo-endoveineuse révélé la présence d'un calcul rénal droit qui passe spontanément. Une line pyélo-endoveineuse de contrôle démontre la présence d'un second calcul rénal droit.

Devant être muté à Alert le 3 décembre 1974, M. Bouchard consulte un interniste et une pyélo-endoveineuse est pratiquée le 22 octobre 1974 laquelle révélé une situation normale. Malheureusement, le 7 novembre 1974, une colique néphrétique se produit et, à la suite de deux (2) pyélo- endoveineuses pratiquées les 8 et 10 novembre 1974, on découvre la présence d'un calcul situé dans l'uretère droite et on procéde avec sucés à une exérèse par panier le 14 novembre 1974. Sa cote médicale est modifiée à G403.

Jusqu'en janvier 1975, M. Bouchard demeure avec un malaise au flanc droit pour lequel des consultations et divers examens de contrôle ont lieu. Ses problèmes de santé l'ont évidemment empêché d'obtenir sa mutation à Alert.

Au cours de l'été 1975, plus précisément en juillet et août 1975, M. Bouchard est revu par un médecin interne pour diverses investigations reliées à son malaise au flanc droit à l'Hôpital d'Oromocto.

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M. Bouchard est transféré a l'Hôpital d'Halifax pour des raisons non reliées avec ses problèmes rénaux. L'interniste de l'Hôpital d'Oromocto profite de l'occasion pour obtenir une opinion relative à la condition rénale de M. Bouchard. On objective alors le calcium tout juste à la limite supérieure à la normale et le calcium urinaire élevé.

Le 30 octobre 1975, il est revu en consultation à l'Hôpital d'Halifax où l'on constate que son problème de la lithiase rénale est réglé. Ses limitations deviennent temporaires pour une période de six (6) mois de sorte qu'en mai 1976, on retire toute restriction. Sa libération prévue en septembre 1976 est annulée et sa catégorie médicale est ajustée sans aucune restriction soit G202.

Le 8 juin 1976, M. Bouchard est admis à l'Hôpital d'Oromocto puis transféré à l'Hôpital d'Halifax.

Toujours en 1976, M. Bouchard est transféré sur un navire militaire, le HMCS Saguenay, où il exerce son métier de cuisinier et participe aux activités militaires pendant deux (2) ans.

Du navire HMCS Saguenay, il passe à la base militaire de Bagotville au 433 ETAC, une unité de CF5, où il effectue son métier de cuisinier pendant deux (2) ans à titre de superviseur. Il est appelé successivement à deux (2) exercices en Norvège soit avec le 433 ETAC et le 434 de Coldlake et il agit comme cuisinier.

Pendant son séjour à Bagotville, soit le 11 juin 1981, le caporal Bouchard se rend à l'Hôpital de la base militaire de Bagotville pour une colique néphrétique. Une pyéloendoveineuse est demandée à l'Hôpital de Valcartier et elle révélé l'absence de calcul et d'obstruction.

Le caporal Bouchard est muté de Bagotville au Mont Apica dans les Laurentides à une station semi-isolée des Forces armées canadiennes. Il agit à cet endroit comme superviseur

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du personnel de la cuisine à titre de second en charge. Du mont Apica, M. Bouchard est muté, en avril 1983, à une station de communications des Forces armées canadiennes à Debert, Nouvelle-écosse, où il agit comme responsable en second de la cuisine et du personnel civil. Ce fut sa dernière affectation avant sa libération, sauf pour les deux (2) mois précédant celle-ci où il fut muté à la Base d'Halifax.

Lors de son passage à débert, le caporal Bouchard rencontre, le 3 août 1983, un adjoint alors qu'il se plaint de maux de dos et qu'il urine du sang. On le référé à l'Hôpital d'Halifax. Suite a une pyélo-endoveineuse, on découvre la présence d'un calcul rénal dont on procédé à l'extraction par chirurgie le 18 août 1983.

Le 12 septembre 1983, le Dr. Chalmers procédé à une modification de catégorie médicale du caporal Bouchard qui passe de G202 à G203. Tel qu'il appert à la pièce produite sous la cote CHRC-5, le 26 octobre 1983, le commandeur Smith modifie de G2 à G4 la catégorie médicale du caporal Bouchard et il référé le cas au C.M.R.B. (Conseil médical de révision des carrières) afin qu'une décision soit prise.

Le 2 février 1984, le C.M.R.B. décidait que le caporal Bouchard était libéré des Forces armées canadiennes, libération effective le 27 août 1984.

Les motifs de cette libération apparaissent à la lettre que lui adressait le général G.C.E. Thériault, le 30 janvier 1985, suite au grief qu'il avait formulé contre les Forces armées canadiennes.

Le 30 janvier 1985

M. J.J. Bouchard

DEMANDE DE REDRESSEMENT DE GRIEF

  1. J'ai examiné récemment avec beaucoup d'attention votre demande de redressement de grief. J'en suis arrivé à une décision dont je vous donnerai ci-dessous les motifs.
  2. 9

  3. Votre rendement et vos activités à un endroit fixe ne font pas problème. Cependant, la mobilité est un facteur clé dans les Forces armées et les membres doivent se classer dans des catégories médicales qui ne restreignent pas cette mobilité. La décision de vous renvoyer a été prise en fonction des nécessités du service et des limitations d'emploi liées à votre état de santé. L'on vous a attribué la cote géographique 4 (04) et professionnelle 3 (03) en raison de votre urolithiase chronique. Vos rapports médicaux font état de fréquents problèmes de calculs rénaux, ainsi que l'hypertension et d'obésité. Vous avez les limitations G4 - inapte au service en mer et en campagne, au service de la Force d'urgence des Nations Unies et a des affectations dans des postes isolés sur le plan médical; 03 - inapte a accomplir un travail ardu sur de longues périodes; vous devez vous entraîner physiquement a votre propre rythme;
  4. Le directeur, Service de santé (Soins) du quartier-général de la Défense Nationale a examiné attentivement votre dossier médical. Compte tenu de votre principal problème de santé, a savoir vos calculs rénaux récurrents qui limitent considérablement votre aptitude au travail en ce sens que, dès que survient une attaque, vous avez besoins de soins médicaux immédiats, nous estimons que la cote médicale qui vous a été attribuée (G4 03) est correcte. La décision de renvoyer un militaire bien formé qui a servi loyalement dans les Forces armées ne se prend pas de gaieté de coeur et, dans votre cas, elle n'a été prise définitivement qu'après des examens médicaux et professionnels longs et approfondis.
  5. J'en suis arrivé à la conclusion que vous n'aviez pas été traité injustement ni privé du redressement que vous cherchiez. Je regrette de ne pas être en mesure de vous donner une réponse plus favorable et je vous souhaite tous les sucés possibles dans vos entreprises futures.

G.C.E. Thériault, général.

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LA PREUVE

Il ressort clairement, de la preuve soumise au Tribunal de première instance, que le caporal Bouchard souffrait de pierres récurrentes aux reins (lithiase rénale) comme le démontre son dossier médical que le commandeur Taillon a produit sous la cote R-8 et longuement commenté dans son témoignage. Au surplus, le témoignage du colonel Jacques H. Roy, médecin, en arrive à la même conclusion.

Le Dr. Roy a expliqué au Tribunal que les Forces armées canadiennes se sont dotées d'un système de classification appelé: Normes médicales applicables aux Forces armées canadiennes qui détermine les aptitudes dune personne à servir au sein des Forces armées canadiennes (A.M.D-154-000) du cahier des documents du Colonel Roy produit sous la cote R-11).

Pour appliquer ce système, on utilise une cote nommée médicale laquelle établit la condition du militaire en fonction de l'emploi envisagé dans les Forces armées canadiennes.

Le système comprend une cote alphabétique G pour le facteur géographique et la lettre O pour le facteur professionnel.

La cote débute par L'année de naissance du sujet et se compose ensuite de six (6) éléments (p. 507)

  1. V pour acuité visuelle;
  2. CV pour acuité de perception chromatique;
  3. H pour acuité auditive;
  4. G pour facteur géographique:
  5. 0 pour facteurs professionnels;
  6. A pour aptitude au vol

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Le facteur géographique (G) se divise en trois (3) sous-facteurs:

  1. Climat;
  2. logement et conditions de vie;
  3. disponibilité de soins médicaux.

La cote alphabétique est assortie dune cote numérique de 1 à 6; 1 pour l'excellence et 6 pour la médiocrité.

A l'entrée dans les Forces armées canadiennes, la cote médicale est généralement G202, comme ce fut le cas pour M. Bouchard lors de son enrôlement.

Cependant, au cours de sa carrière, l'état de santé d'un militaire peut se détériorer, de sorte que sa cote médicale peut être modifiée. Elle sera en premier lieu modifier (G4) de façon temporaire (T6) afin de permettre une évaluation médicale plus approfondie. Si les résultats s'avèrent non concluants, la cote médicale antérieure sera rétablie. Il en fut ainsi au cours de la carrière du caporal Bouchard dont la libération prévue pour le 7 mai 1976 fut annulée et sa cote médicale a été rétablie de G4(T6)02 a celle de G202.

Lorsque la cote médicale est celle de G4, le document A-MD150-000 la décrit comme suit:

G4: Restrictions quant au climat et aux postes isolés - Besoin d'une caserne ou de locaux équivalents et disponibilités des services d'un médecin - Cette cote est attribuée: A) à ceux qui ont besoin d'un climat tempéré et qui sont jugés inaptes a une affectation dans un poste isolé sur le plan médical en raison d'une déficience établie médicalement et B) ont un état de santé pouvant mener à des complications ou qui souffrent d'une incapacité physique qui les incommodent légérement de façon continue. Ces personnes doivent demeurer dans une caserne ou dans un logement familial et avoir les

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services d'un médecin à leur portée. On les juge inaptes au service en mer, à des affectations dans des postes isolés sur le plan médical ainsi qu'au service dans la Force d'urgence des Nations-Unies.

Pour exercer le métier de cuisiner 861, comme le faisait le caporal Bouchard, la cote médicale minimum est G303 (annexe 6 - document OAFC 34-30 du cahier de documents R-11).

Ce document mentionne également à la page 7-16, article 20, que dans le cas de maladies rénales [protéinurie non orthostatique, glomérulonéphrite, néphrocalcinose, lithiase rénale, syndrome néphrotique, néphrite interstitielle chronique récidivante, maladies rénales métaboliques, tuberculose, maladie du tissu conjonctif] la cote G4 s'impose.

La preuve révèle que lorsque la cote médicale d'un militaire est abaissée, intervient alors le Conseil médical de révision des carrières (CMRB) dont le rôle est de décider si les restrictions qui découlent de changement de cote médicale peuvent conduire à un changement de métier, de lieu ou d'emploi ou a la libération.

La catégorie médicale du caporal Bouchard ayant été baissée à G403, son cas a été soumis au Conseil médical de révision de carrière qui a statué que la libération du caporal Bouchard s'imposait pour des motifs d'ordre médical, vu qu'il souffre de lithiases rénales récidivantes, déficiences qui l'empêchent d'exercer les fonctions de cuisinier.

Le témoignage du commandeur Young a permis de connaître les rôles et objectifs des Forces armées canadiennes, tant au Canada qu'à l'étranger.

L'adjudant Pierre Lemire, lui-même cuisinier dans les Forces armées canadiennes, a expliqué les fonctions inhérentes à la carrière militaire et au métier de cuisinier.

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Le rôle premier d'une personne qui s'engage dans l'armée est celui d'être un soldat, ce que reconnaît M. Bouchard (p. 34). Il choisit la carrière militaire d'abord pour défendre son pays. Comme il doit d'abord être un soldat, il reçoit une formation lui permettant de remplir ses responsabilités de soldat, même s'il exécute une fonction de cuisinier dans l'armée. Par conséquent, même s'il exerce le métier de cuisinier, il est d'abord un soldat qui doit, en tout temps, être capable d'accomplir des fonctions militaires dans toutes les conditions qu'exige l'exercice de son métier de soldat et souvent pour des périodes très longues.

S'il se trouve sur un bateau, il est appelé, en plus de nourrir les membres de l'équipage, à effectuer des postes de garde sur le pont, à assurer les premiers soins. II peut être appelé à combattre un incendie sur le navire.

Lorsqu'il est affecté à une base militaire terrestre, le militaire doit être en mesure d'assurer la défense de la base. S'il se trouve sur le champ, en outre de préparer les repas, le cuisinier doit conduire des camions, transporter de lourdes caisses, soulever des poids excessifs. Son travail de cuisinier l'oblige à un travail de quatorze à dix-huit heures par jour. Au surplus, il doit effectuer le travail militaire de sentinelle.

LE DROIT

Après avoir identifié la pertinence de l'application des articles 3 et 7 de la Loi canadienne sur les Droits de la personne, le Tribunal de première instance en est venu à la conclusion que le caporal Bouchard avait été libéré des Forces armées pour un motif de distinction illicite et qu'il avait été victime d'un acte discriminatoire.

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Toutefois, en application de l'article 15 de cette même loi, le Tribunal de première instance s'est interrogé à savoir si la libération du caporal Bouchard des Forces armées canadiennes découlait d'une exigence professionnelle justifiée laquelle aurait pour effet d'exclure l'acte discriminatoire.

Pour répondre à cette question, le Tribunal de première instance à appliqué les principes émis par la Cour Suprême du Canada dans l'arrêt La Commission ontarienne des droits de la personne c. La Municipalité d'Etobicoke, à la page 208).

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question dune manière raisonnablement diligente, sure et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller a l'encontre de ceux du Code.

L'exigence doit donc répondre au critère subjectif. Sur ce point, le Tribunal est d'avis qu'avec tout le respect pour l'opinion contraire, le Tribunal de première instance a erré dans l'appréciation de la preuve soumise.

La Commission canadienne des droits de la personne a démontré prima facie que le caporal Bouchard a été libéré des Forces armées canadiennes en raison dune déficience physique, ce que reconnaît l'appelante.

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Quelle est la nature de cette déficience physique? Le dossier médical du caporal Bouchard et le témoignage du commandeur Taillon, médecin interniste, démontrent que celui-ci souffrait de pierres récidivantes aux reins (lithiase rénale). Ce constat met en branle tout le processus des normes médicales applicables aux Forces armées canadiennes qui prévoient que la lithiase rénale exige l'imposition dune catégorie médicale G4, laquelle crée des restrictions pour le militaire qui y est assujetti.

Le document intitulé Avis de changement de catégorie médicale ou de restriction médicale ou formule CF 2088 produit sous R-8 ne comporte aucune ambiguïté. En effet, la catégorie médicale établie par le Dr. Chalmers à G203 le 12 septembre 1983 a été inscrite à la dactylographie.

Sur cette même formule, apparaissent également les remarques écrites à la main du médecin-chef de commandement, le commandeur J.D. Smith, en date du 26 octobre 1983, qui indique, par une note manuscrite, la cote G4 et visiblement les mêmes restrictions que celles mentionnées à la catégorie G4 des normes médicales applicables aux Forces armées canadiennes. Par conséquent, les ratures au rapport du Dr. Chalmers sont sans importance.

En prenant connaissance du dossier médical du caporal Bouchard, la lithiase rénale dictait l'obligation d'imposer la catégorie G4 et les restrictions qui s'ensuivent conformément aux normes médicales applicables aux Forces armées canadiennes.

Le commandeur Smith se conformait ainsi aux exigences du Conseil médical de révision des carrières qui imposent au médecin-chef du commandement de faire en sorte que les observations qu'il a notées a la partie III de la formule CF 2088 soient aussi catégoriques que possible en ce qui concerne le pronostic et les restrictions quant au genre et au lieu de travail du militaire.

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De plus, le colonel Jacques H.Roy, médecin et directeur du directorat des services des soins au bureau du médecin-chef à la défense nationale corrobore la décision du commandeur Smith.

Le colonel Roy définit sa fonction comme suit: (Pages 500 à 558)

R- Je suis par délégation du médecin-chef des Forces canadiennes le médecin numéro 1 des Forces canadiennes. Je suis responsable d'application des standards médicaux à l'entrée pour les recrues des Forces canadiennes et l'assignation d'une cote médicale dont on a parlé beaucoup à date, de la conservation de cette cote médicale où les changements, selon la situation médicale des individus durant leur carrière ... C'est a moi par délégation du médecin-chef de confirmer les changements de cotes médicales qui sont recommandés par les médecins de la base sur la recommandation des experts médicaux.

Ayant pris connaissance du dossier médical du caporal Bouchard, le caporal Roy confirme le bien-fondé de la cote G4 imposée au caporal Bouchard (Pages 558 et 559).

R- Disons qu'il n'y a aucun doute dans mon esprit que la catégorie est la catégorie la plus appropriée pour le cas pertinent en question. Définitivement, cet individu-là requérait la présence de soins médicaux donnés par un médecin, il fallait absolument que ce soit disponible. Définitivement, cet individu ne devait pas aller en mer à cause de ce qui vous a été expliqué à l'occasion, on ne peut pas transborder le patient d'un destroyer sur lequel on n'a pas de médecin au bateau support sur lequel un médecin est attaché.

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L'autre chose aussi, définitivement un cas dans le genre de l'ex-caporal- chef Bouchard ne devrait pas aller dans des endroits qui sont dans un climat torride comme nos différents endroits pour les Nations-Unies.

Définitivement, ce serait dangereux pour lui de se déshydrater ou d'avoir des entérites qui occasionneraient le déshydratement.

Et, finalement, je pense bien que ça pourrait mettre sa vie, santé ou la vie des autres de l'exposer dans des endroits sa vie a lui en santé et celle des autres.

Q- En santé.

R- Sa vie en danger, excusez, et la sécurité des autres de le mettre dans des endroits isolés de l'affecter à des endroits isolés comme à Alert ou d'autres stations isolées.

La preuve faite en première instance n'était donc entachée d'aucune ambiguïté.

De plus, la preuve révèle qu'au moment de choisir une carrière dans les forces armées, un cuisinier doit être en mesure de réaliser toutes les occupations d'un militaire, qu'elles se situent sur terre, ou sur mer. Le cuisinier, en plus de remplir la tache de nourrir les troupes, doit également être en mesure d'accomplir les tâches militaires n'importe où et dans toutes les conditions climatiques ou i se trouve.

Par conséquent, l'intimée a donc satisfait au critère subjectif émis par la Cour Suprême dans L'arrêt d'Etobicoke en ce que la restriction imposée par l'intimée découle d'une décision honnête, prise de bonne foi et avec la conviction sincère qu'elle est décrétée avec le souci d'assurer la bonne exécution du travail dune manière raisonnablement diligente, sure et économique.

La Cour Suprême, dans L'arrêt d'Etobicoke, énonce que l'exigence doit satisfaire également au critère objectif. (à la page 208).

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Elle doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général.

Relativement au critère objectif de l'exigence, une preuve abondante a été soumise.

Le commandeur Taillon, médecin interniste, a éclairé le Tribunal sur cette maladie qu'on nomme lithiase rénale dont le symptôme central est la colique néphrétique qui provoque une douleur insupportable.

"C'est tellement sévère, cette douleur, qu'on doit administrer au patient des analgésiques puissants, voire même des narcotiques, c'est-à-dire de la mépérisidine que l'on connaît mieux sous le nom de démérol, et très souvent la morphine est utilisée pour soulager les patients qui présentent une colique néphrétique".

(Commandeur Taillon page 369).

"Pendant l'épisode de colique néphrétique, hors de tout doute, madame la Présidente, et ce peu importe la profession ou le métier de l'individu comme tel, il est invalide".

(Commandeur TailIon, page 370).

La colique néphrétique est fréquemment la cause de vomissements, de déshydratation. Elle signifie la présence d'un calcul qui peut causer de l'obstruction et empêcher l'excrétion de l'urine, ce qui conduira à l'infection.

La présence dune colique néphrétique exige des facilités médicales minimales et un département de radiologie pour être en mesure d'exercer une pyélo-endoveineuse permettant de faire l'évaluation et de situer le calcul dans l'arbre urinaire.

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Le commandeur Taillon a également expliqué que la lithiase rénale est récidivante.

"Il faut toutefois savoir que c'est le caractère de la maladie de la lithiase rénale de récidiver".

(Commandeur Taillon, page 400).

Il est impossible de prédire à quel moment une lithiase rénale peut se produire.

La preuve démontre également que la lithiase rénale exige des soins hospitaliers immédiats et la présence d'équipements médicaux permettant d'évaluer la situation afin de procéder à une intervention chirurgicale sans délai, sinon le patient pourrait perdre la vie.

Par conséquent, la lithiase rénale récurrente empêché celui qui en est atteint d'exercer un travail dans un endroit où il n'y a pas d'hôpitaux tels les navires, les bases militaires semi-isolées et lors d'exercices militaires qui s'effectuent loin des centre hospitaliers, sans prendre le risque de mettre sa vie en danger.

De plus, la preuve démontre, par les témoignages du caporal Loesh et du commandeur Taillon, que le militaire susceptible de subir une lithiase rénale peut mettre également en danger les membres des Forces armées canadiennes.

Il ressort de l'ensemble de la preuve que l'intimée a démontré le critère subjectif énoncé dans l'arrêt La Commission ontarienne des droits de la personne c. La Municipalité d'Etobicoke.

Par conséquent, les Forces armées canadiennes ont démontré, à la satisfaction du Tribunal, selon la balance des probabilités, que l'exigence qu'un militaire qui exerce le métier de cuisinier au sein des Forces armées canadiennes ne soit pas atteint de lithiase rénale constitue une exigence professionnelle justifiée au sens de l'alinéa 15 a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

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Une fois établie que l'existence dune exigence professionnelle justifiée ne constitue pas un acte discriminatoire, qu'en est-il de l'obligation d'accommodement?

L'arrêt Alberta Human Rights Commission c. Central Alberta Dairy Pool et autres (1990 - 2 R.C.S., page 489), tranche la question. L'obligation d'accommodement s'impose uniquement dans le cas de discrimination indirecte. La preuve démontre, à la satisfaction du Tribunal, que lorsque les Forces armées canadiennes imposent que la personne atteinte de lithiase rénale n'est pas en mesure de remplir les fonctions militaires, elle imposent une règle qui se veut une discrimination directe car il s'agit d'une norme qui s'applique à toutes les personnes atteintes de lithiase rénale.

Toutefois, une fois la régle établie par les Forces armées canadiennes, il y a lieu de s'interroger sur la possibilité d'une autre alternative que la régle imposée, de trouver une autre solution afin de permettre qu'une personne atteinte de lithiase rénale puisse poursuivre sa carrière dans les Forces armées canadiennes. La Cour Suprême du Canada, dans L'arrêt La Ville de Saskatoon c. La Saskatchewan Human Rights Commission s'exprime ainsi (1989, 2 RCS, page 1297:

"S'il existe une solution pratique, autre que l'adoption dune régle discriminatoire, on peut conclure que l'employeur a agi dune manière déraisonnable en n'adoptant pas cette autre solution".

La solution pratique ne serait-elle pas de soumettre le Caporal Bouchard à des évaluations individuelles pour démontrer que la lithiase rénale ne l'empêchera pas d'exécuter ses fonctions sans danger pour lui-même et ceux qui l'entourent?

Dans l'affaire David Galbraith c. Canadian Armed Forces (C.H.R., volume 10, décision 960), on lit au paragraphe 45827:

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Il est possible pour un employeur de justifier et d'appliquer une politique à caractère general au lieu dune politique d'examen individuel mais seulement dans les cas où il est établi qu'il est impossible de retenir cette dernière solution (Voir par exemple DeJager c. Ministère de la Défense nationale (1986), 7 CHRR.D/3508 à la page D/3517 et Rodger, supra, a la page D-2905.

Dans l'affaire Rodger, le Tribunal a conclu que l'employeur qui veut utiliser l'absence d'évaluations individuelles doit faire valoir que de telles évaluations sont inacceptables et que, dune manière générale, les risques de défaillance sont suffisamment connus pour justifier l'imposition de la restriction globale."

Le commandeur Taillon se prononce sur l'imprévisibilité de la lithiase rénale (page 401):

"C'est malheureusement tout à fait imprévisible, madame la Présidente. Il y a des gens - j'en ai parlé un peu plus tôt - qui peuvent être porteurs de lithiase rénale sans présenter de colique néphrétique; ça peut se présenter sous forme d'hématurie, de sang dans les urines, et on ne peut pas prévoir si cette pierre éventuellement causera ou ne causera pas d'obstructions amenant la colique néphrétique. Le patient ayant déjà fait des épisodes de lithiase rénale et qui n'en a plus, on ne peut pas prévoir non plus s'il en reformera d'autres ou pas. C'est la nature de la maladie malheureusement".

La preuve démontre que l'imposition de tests individuels est, en l'espèce, impossible et qu'au surplus la colique néphrétique emporte une douleur telle que celui qui la subit ne sera pas en mesure d'assurer une exécution efficace de son travail.

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CONCLUSION

Le paragraphe 56(5) de la Loi canadienne sur les droits de la personne se lit comme suit:

"Le tribunal d'appel qui statue sur les appels prévus a l'article 55 peut soit les rejeter, soit y faire droit et substituer ses décisions ou ordonnances a celles faisant l'objet des appels."

EN CONSEQUENCE le Tribunal d'appel:

Accueille l'appel formulé par les Forces armés canadiennes;

modifie maintenant l'ordonnance de Pierrette Sinclair rendue le premier (1er) octobre 1990 et rejette la plainte formulée par le Caporal Jacques Bouchard a la Commission canadienne des droits de la personne suite à la libération des Forces armées canadiennes le 27 août 1984.

SIGNE ET FAIT à Ville St-Georges le 21 juin 1991

ROGER DOYON Président

SIGNE à East-Riverside Country, N.B., le 28 juin 1991

JOANNE COWAN-MCGUIGAN Membre

JACINTHE THEBERGE Membre SIGNE a Hull, le 16 juillet

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