Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 12/91 Décision rendue le 2 août 1991

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE:

JULIA HUSBAND

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

MINISTERE DE LA DÉFENSE NATIONALE l'intimé

TRIBUNAL: Richard I. Hornung, c.r. Holly C. Beard, c.r. Norma G. McLeod DÉCISION DU TRIBUNAL ONT COMPARU: René Duval, avocat pour la Commission Joseph de Pencier, avocat pour l'intimé

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE: les 31 janvier, 1er février et les 16 et 17 mai, 1990 Winnipeg (Manitoba)

DÉCISION DE LA MAJORITÉ PAR: Holly C. Beard, c.r. (Norma McLeod y souscrit)

DÉCISION DISSIDENTE PAR: Richard I. Hornung, c.r.

TRADUCTION

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I. LA QUESTION

Il s'agit en l'espèce de déterminer si certaines dispositions des normes médicales applicables à l'enrôlement dans les Forces armées canadiennes (appelées ci-après les FAC) constituent des exigences professionnelles justifiées au sens de l'alinéa 15a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, chap. H-6 et de ses modifications (appelée ci-après la LCDP).

II. LA PREUVE

(i) La plaignante

La plaignante, Julia Husband, a obtenu un baccalauréat en musique de la Brandon University en 1981. Depuis, elle a occupé divers emplois : elle a enseigné la musique dans les écoles publiques de même qu'à titre privé, elle a travaillé comme musicienne de concert et a donné, en tant que pigiste, des cours pratiques de musique dans les écoles. C'est en 1981 qu'elle a rencontré un agent de recrutement des FAC pour la première fois et, depuis lors, elle s'est appliquée de façon modérément diligente à obtenir un emploi au sein de la branche musicale de l'armée. Au printemps 1986, apprenant qu'un poste de clarinettiste à pourvoir par enrôlement direct se libérait, elle passa une audition à l'égard de cet instrument. Au début du mois de juin, elle reçut confirmation que les résultats de son audition la qualifiait pour le poste.

Mme Husband fut donc dirigée vers un centre de recrutement où elle remplit une demande d'enrôlement. Elle fut avisée par la suite qu'elle n'avait pas été acceptée parce que sa vision ne répondait pas aux normes minimales requises pour entrer dans les FAC.

Mme Husband soutient dans sa plainte que les FAC ont commis à son endroit un acte discriminatoire fondé sur la déficience visuelle et ont contrevenu aux articles 7 et 10 de la LCDP.

Dans son témoignage, Mme Husband, tout en confirmant qu'elle devait porter des verres correcteurs pour lire la musique ou pour conduire une automobile, a déclaré qu'elle avait toujours pu remplir ses diverses fonctions musicales de façon satisfaisante en portant ces verres, et que cela n'avait jamais constitué un obstacle ou un empêchement à l'accomplissement de ses activités professionnelles ou personnelles (Preuve, vol. 1, p. 30 et 31).

Il ressort des réponses qu'elle a données en contre-interrogatoire que Mme Husband n'a pas poussé très loin son examen de l'aspect militaire que comportait la fonction de musicien au sein des FAC et qu'elle a davantage mis l'accent sur ses aptitudes musicales. La preuve indique également que les sports et les autres activités physiques exigeantes faisaient peu partie du mode de vie de la plaignante et, en particulier, que celle-ci avait une expérience limitée des activités de plein air qui auraient pu la familiariser, même de loin, avec les aspects

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de la vie militaire qui exigeaient davantage au plan physique (Preuve, vol. 1, p. 40-45 et 47-52).

(ii) L'intimé

L'intimé a fait entendre six témoins, tous qualifiés comme témoins experts dans leurs différents domaines de spécialité. Leur témoignage respectif peut se résumer ainsi :

1. Le lieutenant-colonel Tattersall

Le lieutenant-colonel fait partie de l'effectif régulier des FAC depuis 1958. Actuellement, il est à la tête de la Direction de la structure des forces au Quartier général de la Défense nationale à Ottawa. Les parties ont reconnu sa qualité d'expert en ce qui a trait au rôle des FAC et à leur organisation en vue de l'accomplissement de ce rôle et de l'exécution du mandat qu'elles tiennent du gouvernement du Canada.

2. Le capitaine Macknie

Le capitaine s'est lui aussi enrôlé en 1958. Il est à présent officier d'état-major en charge des Structures des groupes professionnels militaires. Les parties ont reconnu sa qualité d'expert à l'égard des corps de métier et des structures professionnelles existant dans les FAC. Son témoignage a porté sur l'attribution des emplois et des tâches et sur leur description au sein de l'armée.

3. Le capitaine Veilleux

Le capitaine est entré dans les FAC en 1954 et y occupe actuellement les fonctions d'officier des normes à l'École des recrues, à St-Jean (Québec). Il veille à ce que les instructeurs appliquent et respectent les normes de formation énoncées dans les Normes de cours et à ce que les candidats (les recrues) y satisfassent. Le capitaine nous a donné abondance de détails sur la rigueur de la formation de base réservée aux militaires du rang des FAC.

4. Le commander Morrison

Le commander s'est engagé en 1952. Il est actuellement surveillant, Musique, soit le musicien occupant le niveau hiérarchique le plus élevé des FAC. Les parties ont reconnu sa qualité d'expert relativement aux musiciens et aux formations musicales de l'armée.

5. Le major Kearns

Le major, qui a embrassé la vie militaire en 1965, est devenu ophtalmologiste en 1983. Il dirige actuellement le service d'ophtalmologie du Centre médical de la Défense nationale. Il est appelé à prodiguer aux membres des FAC et aux autres personnes qui y ont droit les soins ordinaires relevant de sa discipline et, également, à agir en qualité de conseiller en matière de médecine et de chirurgie de l'oeil relativement aux problèmes liés à l'emploi des membres des FAC ainsi qu'à l'enrôlement des aspirants militaires. Les parties ont reconnu sa qualité d'expert en ophtalmologie, particulièrement dans le domaine de l'emploi au sein des FAC et en milieu militaire.

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Le major Kearns a témoigné longuement sur les mécanismes de la vision et sur le fonctionnement de l'oeil ainsi que sur les déficiences visuelles connues sous le nom de myopie et d'hypermétropie. Il s'est attardé en particulier sur la nature de la déficience visuelle de la plaignante, savoir la myopie. Il a expliqué l'aspect mécanique de l'amélioration de la vision des personnes atteintes de myopie au moyen de verres correcteurs et a souligné les défauts de la méthode ou les distorsions visuelles qu'elle cause et a mentionné certains problèmes liés à l'utilisation de différents types de verres correcteurs ou de divers procédés de correction.

Le témoin a en outre présenté brièvement le document intitulé Normes médicales applicables aux Forces canadiennes et en a examiné plus en détail la section relative aux normes d'acuité visuelle. Il a parlé de la norme d'acuité visuelle minimale exigée des recrues, connue sous l'appellation V-4, et a expliqué son rapport avec l'évaluation de la vision au moyen de l'échelle de Snellen et avec les erreurs de réfraction.

Le major Kearns a produit une paire de lunettes pouvant être portée par des personnes dotées d'une acuité visuelle normale et altérant la vision de façon à la rapprocher de la vision non corrigée de la plaignante. Ces verres se sont révélés utiles pour donner une idée du degré de déficience de la plaignante, spécialement avec un éclairage médiocre ou pendant la nuit, mais n'ont pas eu de portée déterminante sur la question à trancher.

6. Le docteur Wilkinson

Le docteur Wilkinson n'appartient pas aux FAC. Il exerce la médecine depuis la fin des années 1950 et, depuis 1972, comme ophtalmologiste. Il s'est intéressé plus particulièrement à la sphère de cette discipline qu'il appelle ophtalmologie du travail et qui, bien qu'elle ne soit pas reconnue comme une spécialité à part entière de l'ophtalmologie au Canada, a obtenu cette accréditation en Europe et aux États-Unis. Le docteur Wilkinson est membre de l'Occupational Ophthalmology Association of America, une ramification de l'American Academy of Ophthalmology. Les parties conviennent de la qualité d'expert du témoin dans le domaine de l'ophtalmologie du travail.

On a remis au docteur Wilkinson de la documentation portant sur les occupations militaires en général et sur les normes médicales appliquées à l'enrôlement, et on lui a demandé de formuler son opinion sur les points en litige en répondant aux questions suivantes :

[TRADUCTION]

1. Les FAC utilisent-elles des normes médicales adéquates en matière d'acuité visuelle, compte tenu des exigences professionnelles applicables aux militaires du rang, musiciens ou non?

Réponse : Ces normes devraient être plus élevées ou plus restrictives.

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2. A quels risques et à quelles conséquences s'exposerait une personne qui ne répondrait pas aux normes d'acuité visuelle appliquées par les FAC et qui perdrait ses lentilles cornéennes ou ses lunettes, dont les lentilles ou lunettes s'obscurciraient ou se délogeraient ou qui éprouverait d'autres problèmes avec celles-ci?

Réponse : Les risques courus sont très importants. La perte de ses lunettes ou de ses lentilles cornéennes pourrait entraîner, pour une personne ayant une vision aussi faible que la plaignante, de très graves conséquences.

3. En tant qu'ophtalmologiste du travail, diriez-vous que les FAC étaient justifiées de refuser Julia Husband?

Réponse : Oui. (Preuve, vol. 4, p. 512-515)

III. LA LOI

Les dispositions législatives pertinentes se retrouvent à la Loi canadienne sur les droits de la personne et à ses modifications, en particulier aux articles suivants :

Article 2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

Paragraphe 3.(1) Pour l'application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

Article 7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

  1. de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;
  2. de le défavoriser en cours d'emploi.

Article 10. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite et s'il est susceptible d'annihiler les chances d'emploi ou d'avancement d'un individu ou d'une catégorie d'individus, le fait, pour l'employeur, l'association patronale ou l'organisation syndicale :

  1. de fixer ou d'appliquer des lignes de conduite;
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  3. de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l'engagement, les promotions, la formation, l'apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d'un emploi présent ou éventuel.

Article 15. Ne constituent pas des actes discriminatoires :

  1. les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ils découlent d'exigences professionnelles justifiées;

V. LA JURISPRUDENCE

L'intimé a admis que les normes d'acuité visuelle qu'il applique à l'enrôlement des aspirants militaires et à leur admission à la formation de base constituent, de prime abord, un acte discriminatoire, savoir de la discrimination fondée sur le motif de distinction illicite de la déficience (Preuve, vol. 1, p. 55-56). Il a fait valoir, toutefois, que ces normes sont des exigences professionnelles justifiées au sens où l'entend l'alinéa 15a) de la LCDP et que, par conséquent, elles ne constituent pas un acte discriminatoire.

La Cour suprême du Canada a défini l'expression exigences professionnelles justifiées dans l'affaire La Commission ontarienne des droits de la personne c. La municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202. S'exprimant au nom de la Cour, le juge McIntyre, a donné de l'expression la définition suivante (à la p. 208) :

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général.

Les deux critères auxquels cet extrait renvoie ont été définis comme les critères objectif et subjectif.

Le juge McIntyre a ensuite précisé la définition du volet objectif du critère en en examinant l'application dans le cas d'une occupation donnée (à la p. 210) :

Dans un métier où, comme en l'espèce, l'employeur cherche à justifier la retraite par la sécurité publique, le commissaire enquêteur et la cour doivent, pour décider si on a prouvé l'existence d'une exigence professionnelle réelle, se demander si la preuve fournie justifie la conclusion que les personnes qui ont atteint l'âge de la retraite

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obligatoire présentent un risque d'erreur humaine suffisant pour justifier la mise à la retraite prématurée dans l'intérêt de l'employé, de ses compagnons de travail et du public en général.

La Cour d'appel fédérale a analysé cette dernière phrase dans l'affaire Canadien Pacifique Limitée c. Canada, [1988] 1 C.F. 209. Le juge Marceau l'a citée en la commentant ainsi (à la page 224):

Toutefois, lorsque j'interprète cette phrase compte tenu du contexte, elle me semble viser la preuve qui doit démontrer suffisamment que le risque est réel et ne repose pas sur de simples conjectures. En d'autres termes, l'adjectif suffisant en question se rapporte au caractère réel du risque et non à son degré.

Le juge Pratt est arrivé à la même conclusion que le juge Marceau (à la page 221) :

[...] l'exigence reliée au travail qui, selon la preuve, est raisonnablement nécessaire pour éliminer le danger réel de préjudice grave au grand public doit être considérée comme une exigence professionnelle normale.

Le Tribunal des droits de la personne a appliqué, dans Séguin et Tuskovich c. Gendarmerie royale du Canada (1re inst. 1/84, 4 janvier 1989), l'interprétation que la Cour fédérale a faite de l'arrêt Etobicoke dans l'affaire Canadien Pacifique.

La Cour suprême du Canada vient tout récemment de passer encore une fois en revue, dans Alberta Human Rights Commission c. Central Alberta Dairy Pool (13 septembre 1990, [1990] 2 R.C.S. 489), les décisions qu'elle a déjà rendues sur l'interprétation et l'application de la LCDP. Le juge Wilson, rendant jugement pour la majorité, a spécifiquement énoncé que la décision de la Cour visait à clarifier certaines incohérences des décisions qu'elle avait rendues antérieurement concernant la LCDP de même qu'à proposer quelques jalons utiles à l'application et à l'interprétation de la Loi.

A la page 27 de son jugement, le juge Wilson s'exprime ainsi :

Lorsque, à première vue, une règle établit une distinction fondée sur un motif de discrimination prohibé, sa justification devra reposer sur la validité de son application à tous les membres du groupe touché. En vertu du critère du motif justifiable, il ne peut en effet y avoir d'obligation d'accommodement à l'égard des membres individuels du groupe puisque, comme l'a fait observer le juge McIntyre, cela saperait le fondement même de ce moyen de défense. Ou bien on peut validement établir une règle qui généralise à l'égard des membres d'un groupe ou bien on ne le peut pas. Par leur nature même, les règles qui constituent une discrimination directe imposent un fardeau à tous ceux qui y sont assujettis. Si tant est qu'elles puissent être justifiées, c'est dans leur application générale qu'elles doivent

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l'être. Voilà pourquoi la règle doit être annulée si l'employeur ne réussit pas à démontrer qu'il s'agit d'une EPR [exigence professionnelle réelle].

Je résumerais donc ainsi le droit applicable en l'espèce.

  1. Pour être une exigence professionnelle justifiée, une règle doit satisfaire aux critères objectif et subjectif énoncés dans Etobicoke.
  2. Le critère objectif impose que la preuve démontre que l'employé qui ne satisfait pas à la norme représente un risque d'erreur humaine suffisant pour justifier cette norme dans l'intérêt de l'employé, de ses compagnons de travail et du public en général.
  3. Le risque suffisant d'erreur humaine s'entend d'un risque réel qui ne repose pas sur de simples conjectures. La suffisance se rapporte au caractère réel du risque et non à son degré.
  4. L'accommodement ne constitue pas un élément de l'exigence professionnelle justifiée. Une fois que celle-ci est établie, l'employeur n'assume aucune obligation d'accommodement.

V. L'APPLICATION A L'ESPECE

(i) La nature de l'occupation

Il nous faut, avant d'examiner si l'intimé a prouvé le caractère justifié de ses exigences professionnelles, nous assurer de la nature de l'occupation visée, un élément d'une importance notable en l'espèce. La plaignante soutient qu'il s'agit d'un poste de musicien au sein des FAC et que les normes d'acuité visuelle doivent avoir rapport à la profession de musicien.

La position prise par l'intimé diffère considérablement. Celui- ci expose que le poste visé est un poste de membre régulier des FAC auquel s'appliquent des normes d'enrôlement visant toutes les recrues. Les recrues embrassent, certes, divers métiers et professions, mais ceux-ci sont subordonnés à leur occupation première, l'activité militaire, et n'exemptent pas les recrues de l'application des normes minimales d'enrôlement.

Le lieutenant-colonel Tattersall, présenté comme le témoin expert relativement au rôle et à l'organisation des FAC, a défini ainsi la fonction militaire (Preuve, vol. 1, p. 79) :

[TRADUCTION]

Q. Colonel, outre les fonctions particulières des FAC qui nous ont été décrites, quel est le motif fondamental de l'existence d'une armée?

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R. En fait, l'armée a pour mission primordiale de se battre et de vaincre les ennemis, lorsqu'ils font peser une menace sur le Canada ou sur des intérêts alliés.

Q. Comment l'armée se tient-elle prête à cela?

R. C'est pour être prête que l'armée entretient de façon continue une force régulière et une force de réserve. Ces forces s'entraînent sans arrêt en vue de la guerre. C'est leur mission première. Elles s'entraînent pour tenir leur rôle en temps de guerre, mais à cause de cet entraînement et du sens de l'organisation et de la discipline qu'en retirent les soldats, ceux-ci peuvent remplir beaucoup d'autres fonctions en temps de paix. J'en ai d'ailleurs déjà décrit quelques- unes.

Q. Maintenant, Colonel, les membres des forces régulières sont-ils tous assujettis aux mêmes obligations, [...]

R. Oui.

Q. [...] fonctions et attributions?

R. Oui, Monsieur.

Le lieutenant-colonel nous a cité quelques dispositions de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, chap. N-5, énonçant les obligations imposées aux membres réguliers des FAC :

33(1) La force régulière, ses unités et autres éléments, ainsi que tous ses officiers et hommes sont, en permanence soumis à l'obligation de service légitime.

34(1) Lorsque, dans une déclaration, le gouverneur en conseil a conclu à l'existence ou l'imminence d'une catastrophe présentant un caractère de gravité lui conférant un intérêt national, la force régulière, en tout ou en partie, ou tout officier ou homme de cette force peuvent être obligés de rendre, relativement à une telle situation, les services autorisés par le ministre; leur action est alors assimilée au service militaire.

Le lieutenant-colonel Tattersall a décrit plus en détail la mission des Forces armées (Preuve, vol. 1, p. 72-73) :

[TRADUCTION]

Je crois que la meilleure façon de décrire cela est de recourir à l'évaluation des personnes qui ont étudié notre profession. Elles l'ont qualifiée d'unique, parce qu'il s'agit d'une obligation qui n'est assortie d'aucune restriction. Nous ne pouvons refuser aucune tâche, que nous le voulions ou non. Même si nous savons que nous pouvons nous faire tuer en l'accomplissant et que la probabilité est

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très élevée, nous ne pouvons refuser. Et vous pourrez voir plus loin dans la Loi sur la défense nationale que les peines infligées pour manquement au devoir sont rigoureuses - pouvant même aller jusqu'à l'exécution, parce que votre propre pays peut vous mettre à mort pour acte de lâcheté ou de mutinerie, etc. Je peux bien m'asseoir ici ou dire à mon supérieur : Voyez-vous, je suis officier d'artillerie et c'est cela que je dois faire, mais je ne peux refuser tout ordre licite qu'il me donne à exécuter. Le système militaire peut me permettre de m'en plaindre par la suite, mais je ne puis refuser d'exécuter une tâche licite, et c'est vraiment l'essence même de notre profession, par opposition à la plupart des occupations civiles, qui sont limitées par les attributions de l'emploi. Il s'agit de voir ces attributions; il est possible de refuser ce travail ou cette tâche. Nous ne pouvons pas refuser, quelle que soit l'heure ou le jour, parce que l'obligation est là continuellement, vingt-quatre heures par jour, sept jours par semaine, trois cent soixante-cinq jours par année, tant et aussi longtemps que vous portez l'uniforme.

Le paragraphe 34(1) va plus loin et énonce comment le gouvernement peut, à l'occasion de catastrophes, ordonner à la force régulière ou à certains de ses éléments ou de ses effectifs d'exécuter quelque ordre qu'ils peuvent recevoir. Nous n'avons donc même pas le choix de ce que nous faisons en temps de paix. En conséquence, c'est cette obligation sous-jacente - cette obligation illimitée que nous assumons continuellement qui distingue vraiment notre profession, la profession qu'est la vie militaire, de la plupart des autre professions, en ce sens que la peine applicable au refus d'exécuter un ordre licite est probablement aussi rigoureuse que les pires conséquences attachées à l'exécution même de cet ordre.

Plusieurs des témoins militaires experts cités par l'intimé ont repris le thème de la profession de la vie militaire:

[TRADUCTION]

Tous les membres des Forces canadiennes doivent être - pour employer le langage de l'armée - des soldats d'abord et des hommes de métier ensuite (Capitaine Macknie, Preuve, vol. 1, p. 99).

Voilà, nous les militaires occupant des fonctions traditionnelles servons aussi dans des domaines tout à fait inhabituels. Personne n'est cantonné à son occupation. Je ne suis pas qu'un ophtalmologiste. J'ai d'autres formations, j'ai eu d'autres expériences et d'autres types d'emploi.

Personne n'est qu'un musicien. Beaucoup des tâches que les gens sont appelés à remplir sont extrêmement exigeantes du point de vue visuel (Major Kearns, Preuve, vol. 3, p. 422).

Le lieutenant-colonel Tattersall a enfin signalé dans son témoignage que les FAC ont recours à trois catégories de personnes pour remplir leur rôle : la force régulière, la force de réserve et les civils.

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Il a décrit ainsi les différences existant entre chaque catégorie (Preuve, vol. 1, p. 87) :

[TRADUCTION]

Q. Quelles distinctions fondamentales établissez-vous entre les membres portant l'uniforme et les employés civils du ministère?

R. Les civils ne sont pas envoyés au combat. Seul ceux qui portent l'uniforme servent dans ce que nous appelons les unités combattantes opérationnelles. Les civils n'y sont pas versés. Ils servent dans les installations canadiennes, mais ils ne seraient jamais intégrés dans des unités envoyées au combat. C'est la principale distinction.

Les témoins ont amplement traité de la double nature de la carrière militaire, principalement le capitaine Macknie. Il a donné une description relativement détaillée de l'alternance entre l'entraînement militaire, commençant avec dix semaines de formation de base, et la formation professionnelle particulière. Une recrue non qualifiée qui embrasserait la profession musicale mettrait normalement quarante-huit mois pour devenir musicien (Preuve, vol. 1, p. 123). Le commander Morrison a déclaré, dans son témoignage, que les personnes ayant acquis les compétences musicales requises avant d'entrer dans l'armée pourraient terminer leur entraînement militaire et être reconnues comme musiciens en aussi peu qu'un an, même si, habituellement cela prend un peu plus de temps. Ces personnes, toutefois, prennent substantiellement moins de quarante-huit mois pour y parvenir (Preuve, vol. 2, p. 266-268 et 296).

Le thème de la double occupation, militaire et non militaire, des membres réguliers des FAC, ressort de façon manifeste du document intitulé The Military Occupational Structure, qui énonce les particularités des diverses occupations.

Un document intitulé The General Specification Other Ranks décrit les tâches militaires de base que tous les militaires du rang doivent accomplir et les aptitudes militaires qu'ils doivent avoir en plus des fonctions et des aptitudes rattachées à un métier ou à une profession particulière.

[TRADUCTION] Monographie cadre Avant-propos

Introduction

1. La nature de la profession militaire est telle qu'à mesure que le personnel monte en grade, ses possibilités doivent augmenter de façon à faire face aux demandes accrues et aux plus grandes responsabilités. Le perfectionnement professionnel de tous les membres des Forces canadiennes doit tenir compte de cette exigence.

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2. Les membres de la profession militaire sont appelés, au cours de leur carrière, à exercer une grande diversité de tâches qui, bien que spécifiques au domaine militaire, sont communes à tous les membres. Pour accomplir ces tâches avec efficacité, nombre d'entre elles comprenant des fonctions et des responsabilités non reliées au métier, les militaires doivent avoir un niveau de connaissances et d'aptitudes générales militaires correspondant à leur grade. Ces connaissances et aptitudes complètent et renforcent les connaissances et aptitudes acquises au cours de leur formation spécialisée. Cette combinaison d'aptitudes et de connaissances permet au personnel de remplir correctement ses tâches à tous les niveaux et dans toutes les régions où se trouvent les Forces canadiennes.

3. Cette monographie indique les fonctions et les tâches communes remplies par le personnel non officier ainsi que les aptitudes et les connaissances requises. Cette monographie n'indique pas les exigences d'un seul métier ni celles qui, de par leur nature, ne s'appliquent qu'à un seul métier.

PARTIE II Section 1 Monographie cadre

Champ d'application

1. La monographie cadre identifie les responsabilités qui incombent à tout le personnel militaire non officier. Les niveaux d'aptitude et de connaissance mentionnés ici représentent le minimum requis pour accéder à chaque niveau de solde. Ces normes complètent les normes atteintes au cours de la formation professionnelle; il y a donc lieu d'aborder l'étude du présent exposé parallèlement à celle des monographies de métiers ou de spécialités appropriées, contenues dans les documents A-PD-123-002 et A-PD- 123-004.

2. Les responsabilités générales du personnel non officier sont énoncées à l'article 5.01 du chapitre 5 des Ordonnances et règlements royaux des Forces canadiennes. Le personnel non officier des Forces canadiennes est chargé de diverses tâches reliées à l'activité militaire et non militaire. L'exécution de ces tâches exige le recours aux techniques militaires élémentaires et l'application des méthodes militaires, pour prêter assistance à d'autres organismes conformément aux décisions de l'autorité supérieure (Pièce R-3 (Documents de l'intimé - Capitaine Macknie), onglet 11, p. 1-4).

Il ressort de la monographie du métier de musicien que cette occupation inclut les fonctions suivantes (Pièce R-3 (Documents de l'intimé - Capitaine Macknie), onglet 9, p. 1) :

[TRADUCTION]

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2.e. Défense NBC

S'acquitter des fonctions de défense NBC qui lui sont assignées.

f. Exigences d'ordre militaire

Remplir les fonctions d'ordre militaire habituelles

(N.B. NBC est l'abréviation de nucléaire, biologique et chimique.)

Le rôle quotidien du musicien dans les FAC a été décrit à profusion dans les témoignages, en contre-interrogatoire particulièrement.

Comme on pouvait s'y attendre, les musiciens consacrent beaucoup de temps à jouer, à planifier et à préparer les concerts, à voyager, etc, toutes choses rattachées à la fonction de musicien. Les témoignages ont porté sur les exigences militaires qu'ont à remplir les membres des formations musicales de l'armée en temps de paix et sur celles qui leur ont été imposées durant les conflits passés. Les témoins ont expliqué le rôle que jouent actuellement les fanfares pendant les exercices militaires comme ceux de la force de la défense de la base et ont précisé quelles fanfares participaient régulièrement à ces exercices et lesquelles n'y prenaient pas part (Preuve, vol. 2, p. 246-251). Il en ressort, en bout de ligne, que chaque commandant de base décide si les fanfares placées sous son commandement participeront ou non aux exercices (Preuve, vol. 2, p. 239 et 315).

Un autre aspect des obligations militaires des musiciens mérite d'être mentionné. Le commander Morrison a cité des extraits d'un livre intitulé The Harps of War, écrit par W. Ray Stephens. Il s'agit des mémoires d'un musicien militaire qui a servi avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. L'auteur y relate qu'au début de la Seconde Guerre mondiale, l'armée s'est débarrassée de ses fanfares permanentes et a intégré les musiciens dans les forces régulières de combat. Le commander Morrison a signalé que ces fanfares avaient été reformées plus tard au cours de la guerre. Il appert toutefois que, pendant un certain temps, les musiciens n'ont pas servi dans les fanfares mais dans les troupes régulières (Preuve, vol II, p. 235; Pièce R-6 (Documents de l'intimé - Commander G.L. Morrison), onglet 3, p. 5).

Certes, beaucoup de membres des FAC, exerçant le métier de musicien ou de nombreux autres métiers, peuvent accomplir de façon satisfaisante les fonctions quotidiennes rattachées à leur occupation et, peut-être, passer toute leur carrière sans avoir à affronter les crises militaires pour lesquelles ils ont été engagés ou entraînés. Il n'en demeure pas moins que les fonctions militaires de l'armée sont des fonctions capitales. Il est indispensable qu'elles s'exercent avec compétence lorsqu'il est nécessaire d'y faire appel. Un rendement inadéquat, dans de telles circonstances, peut entraîner de graves conséquences, et le risque d'échec militaire ne figure pas au nombre des risques acceptables ou justifiables.

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Dans un pays comme le Canada, qui connaît relativement peu d'agitation interne et qui, jusqu'à tout récemment, n'avait pas été en guerre depuis longtemps, il est tentant de minimiser l'importance des fonctions militaires des FAC et le danger que leur exécution présente pour leurs membres. Les rumeurs de guerre, d'hostilités ou de combats peuvent paraître exagérées, peut-être même tirées par les cheveux. Toutefois, entre l'instruction de la présente espèce et la rédaction des motifs, deux exemples frappants nous ont été donnés de la nécessité d'entretenir une armée et de la maintenir à un niveau de préparation permettant de déployer les troupes sur-le-champ. Le premier de ces exemples concerne le recours à l'armée à l'occasion des troubles de Kahnawake et de Kahnisatake, et le second, la participation des Forces canadiennes dans la guerre du Golfe persique.

L'ensemble de la preuve me convainc que le rôle premier des membres réguliers des FAC est de protéger les intérêts du Canada, de sa population et de ses alliés en employant la force si nécessaire. Il se peut que des militaires aient d'autres fonctions en temps de paix, mais le devoir et l'objectif primordiaux des FAC est de se tenir prêtes pour la guerre. Par conséquent, j'estime que l'exigence professionnelle justifiée invoquée en défense doit se rapporter aux aspects militaires de l'appartenance à la force régulière de l'armée autant qu'à l'occupation de musicien des FAC.

(ii) Les normes en vigueur

La norme médicale d'acuité visuelle établie pour l'entrée dans l'armée est V-4. Elle est décrite au Tableau des normes visuelles figurant dans le document intitulé Normes médicales applicables aux Forces canadiennes (Pièce R-10 (Documents de l'intimé - Major Kearns), onglet 5). D'après ces normes, l'acuité visuelle d'une recrue, mesurée pour chaque oeil sans verres correcteurs, est établie à V-4 pour autant que l'erreur de réfraction ne dépasse pas + ou - 7,00 dioptries.

Le major Kearns a décrit de la façon suivante les différentes normes visuelles (Preuve, vol. 3, p. 402 à 404) :

[TRADUCTION]

Afin de déterminer exactement à quelle catégorie visuelle appartient une personne, nous avons besoin de deux séries de renseignements. Il nous faut connaître la vision de chaque oeil sans verres correcteurs et sans correction de même qu'avec correction optique.

Nous avons établi six catégories. Je les explique ainsi aux gens, en employant un langage relativement courant : les personnes qui obtiennent la cote V-1 ont une vue parfaitement normale, pour ce qui est de la lecture du tableau, et n'ont pas besoin, en temps normal, de correction optique pour l'améliorer. Leur vision est normale.

La cote V-2 est donnée aux personnes qui ont une vision raisonnable sans porter leurs verres correcteurs et qui pourraient probablement

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satisfaire aux normes minimales de conduite s'ils n'avaient pas leurs lunettes avec eux, mais qui ont une vision normale avec correction.

La catégorie V-3 est relativement vaste. Il s'agit en fait des personnes qui ne répondent pas aux normes de la catégorie V-1 ou V-2, qui ont une vue non corrigée plutôt faible, mais dont la vision corrigée est bonne. Sans correction, toutefois, la faiblesse de leur vision est telle qu'ils ne pourront pas exécuter nombre de tâches militaires habituelles sans porter des lunettes. Ils seront incapables de conduire et ils ne pourront pas manipuler correctement des armes sans leurs lunettes.

Les personnes de la catégorie V-3 sont celles qui ne peuvent fonctionner, dans la vie quotidienne, sans porter de lunettes.

La catégorie V-4 comprend les personnes qui ont - en fait elle s'applique à deux groupes, et cela entraîne une certaine confusion. Mais pour les fins qui nous occupent ici, l'aspect de cette catégorie qui nous intéresse a trait aux personnes dont l'acuité visuelle, sans correction, ne satisfait pas à la norme 20/400, de telle sorte que nous ne pouvons pas mesurer avec précision leur degré de vision, et qui ne présentent pas d'erreur de réfraction de + ou - 7,00 dioptries.

La catégorie V-5 est réservée à certains membres que leurs résultats ne permettent pas de classer dans les catégories supérieures mais qui, selon l'opinion d'un ophtalmologiste, peuvent encore accomplir leurs tâches de façon satisfaisante avec le degré de vision qu'ils ont.

La catégorie V-6 est attribuée aux candidats qui ne satisfont pas aux normes de la catégorie V-4 ou aux membres en service dont le degré de vision est devenu inférieur à celui qui, à notre avis, est nécessaire à l'accomplissement de leurs tâches militaires.

La norme d'enrôlement V-4 est une norme inférieure à celle qui est exigée à l'égard de certaines occupations au sein de l'armée (c.-à-d. celle de pilote). Le major Kearns a expliqué pourquoi dans son témoignage (Preuve, vol. 3, à la p. 408) :

[TRADUCTION]

Nous avons établi une norme d'enrôlement de façon à nous assurer que les personnes qui se présentent seront capables de remplir la plupart des tâches militaires susceptibles de leur être imposées pendant leur carrière. Ces personnes satisferont également aux normes nécessaires pour passer avec succès et en sécurité à travers les rigueurs de l'entraînement et, en particulier, de la formation de base.

Le major Kearns et le docteur Wilkinson ont tous deux expliqué les limites fonctionnelles que présentent les personnes dont l'erreur de réfraction dépasse - 7,00 dioptries. Ce degré d'erreur entraîne

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l'attribution de la cote V-6 aux candidats demandant leur incorporation dans l'armée, ce qui leur en interdit l'accès.

[TRADUCTION] Cette vision est pire que celle des personnes légalement réputées aveugles, à 20/200 ou 6/60. A mon avis, il --- ce niveau de vision fait qu'elle serait certainement capable de discerner des changements significatifs de couleurs, de clarté, d'obscurité, comme la direction des fenêtres, le mouvement serait plus facile à percevoir que le détail. Il s'agit de quelque chose dont nous n'avons pas terriblement conscience. Mais, par exemple, si quelqu'un se tenait parfaitement immobile, à vingt pieds, il se pourrait fort bien qu'elle ne s'aperçoive pas de sa présence. Si la personne bougeait, elle saurait immédiatement qu'il y a quelqu'un.

Il lui serait probablement possible d'identifier une personne à environ deux ou trois pieds. Et c'est pour cela qu'à mon avis, elle serait certainement incapable d'utiliser une arme (Preuve, vol. 4, p. 527 et 528).

Elle aurait probablement du mal à trouver ses lunettes si elle les échappait; pas sur le plancher, mais en terrain boisé ou dans l'eau ou quelque chose, il lui serait difficile de les retrouver. Retrouver une lentille cornéenne serait très difficile. C'est pourquoi j'estime, compte tenu des renseignements qui m'ont été donnés sur le genre de tâches qu'elle aurait à accomplir, qu'elle serait en mesure de les remplir avec ses lunettes. Par contre, la perte de celles-ci aurait des conséquences désastreuses (Preuve, vol. 4, p. 529).

Et j'en suis venu à la conclusion qu'il existait, à la base, trois niveaux d'aptitude en cas de perte de lunettes. Le premier permet de remplir la plupart de ses tâches, malgré la perte, bien qu'il puisse y avoir certaines restrictions à l'égard de quelques-unes. Ensuite, pour les personnes dont la vision se situe encore entre 20/40 et 20/200, il existe une zone de perte graduelle d'aptitude à accomplir son travail, mais ces personnes sont encore capables de prendre soin d'elles-mêmes.

Selon moi, quelqu'un à qui il ne reste qu'une vision de 20/200 ne serait pas vraiment capable de continuer à faire ce travail, mais cette personne pourrait se sortir de cette situation. Tandis que ceux dont la vision est inférieure à 20/200 arrivent à un niveau où ils ne savent plus dans quelle direction ils vont. Un autre officier doit être désigné pour laisser le groupe et ramener ces personnes. L'unité perd donc davantage, parce qu'elle perd les services de deux personnes au lieu d'une.

Donc, nous avons trois niveaux : un où la personne est capable de poursuivre ses activités de façon productive, un autre où elle cesse d'être productive mais où elle peut prendre soin d'elle-même et un troisième où, non seulement la personne cesse d'être productive et de

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pouvoir prendre soin d'elle-même, mais où elle devient un fardeau. Quelqu'un doit la sortir de là (Preuve, vol. 4, p. 532-533).

Souvent, les gens qui n'ont pas une bonne vision n'ont pas vraiment conscience qu'ils ne perçoivent pas certains indices. En situation de danger, lorsqu'il y a incendie ou lorsqu'on pénètre dans un territoire occupé par l'ennemi ou dans n'importe quelle situation semblable, il faut se servir de toutes sortes de petits indices, des mouvements, des différences subtiles, des couleurs. Dans ces situations, il est difficile de quantifier, mais, de toute évidence, meilleure est votre vision, mieux vous pourrez accomplir vos tâches et avec le moins de danger (Preuve, vol. 4, p. 574).

Je suis convaincue que les FAC doivent établir des normes minimales quelconques d'acuité visuelle. Il tombe sous le sens qu'une personne aveugle ne peut faire un soldat fonctionnel. Parce que l'acuité visuelle est un continuum allant de la vision normale à la cécité, il est inévitable que la norme retenue comporte, dans une certaine marge, un certain degré d'arbitraire, tout comme les limites de vitesse, à l'intérieur d'une marge de sécurité particulière. Je n'en estime pas moins nécessaire que l'armée applique des normes minimales d'acuité visuelle à l'égard des recrues.

Les FAC ont retenu comme norme minimale d'acuité visuelle pour les recrues l'erreur de réfraction ne dépassant pas + ou -7 dioptries. L'acuité visuelle des personnes présentant ce degré d'erreur de réfraction n'atteint pas 20/400 (sans le port de verres correcteurs, elles sont donc considérées aveugles aux termes de la loi), mais elle peut être corrigée de façon que la vision corrigée du meilleur oeil ne soit pas inférieure à 20/30. Je trouve très généreuse cette norme qui permet l'enrôlement de personnes à l'aptitude visuelle limite avant correction - c'est-à-dire de ceux qui peuvent n'être pas fonctionnels dans leur travail sans leurs verres correcteurs, mais qui sont probablement en mesure de prendre soin d'eux-mêmes lorsqu'il s'agit de quitter sans aide ou presque une zone de conflit.

Je considère donc raisonnable le degré d'acuité visuelle sans correction appliqué par les FAC comme norme minimale d'enrôlement et j'estime qu'il est nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail militaire sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail ou le public en général.

(iii) Les verres correcteurs

Il a été reconnu qu'à 20/30 (D) et à 20/25 (G), la vision corrigée de la plaignante était bonne (Preuve, vol. 3, p. 416), et la preuve a démontré que celle-ci avait porté avec succès des lentilles cornéennes pendant plusieurs années. La question essentielle à trancher est donc celle de savoir s'il existe un risque que la plaignante (ou toute autre recrue) perde ses verres de correction ou soit forcée de les enlever ou d'interrompre ses activités pour les nettoyer ou les ajuster et si ce

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risque est suffisant pour obliger les Forces armées à fixer la norme visuelle d'enrôlement en rapport avec l'acuité visuelle non corrigée plutôt qu'en rapport avec l'acuité visuelle corrigée.

Le major Kearns et le docteur Wilkinson ont tous deux témoigné sur les risques reliés à l'utilisation de verres correcteurs et les ont décrits de la façon suivante :

[TRADUCTION]

(i) Les lunettes

Quiconque porte des verres peut certainement avoir une bonne idée de la plupart des problèmes qu'entraîne le port de lunettes. Les lunettes sont gênantes dans beaucoup d'activités, particulièrement dans la pratique de sports. Elles vous tombent du visage. Elles risquent d'être endommagées lorsque vous fournissez de rudes efforts, quels qu'ils soient. Elles se voilent lorsqu'il pleut. Elles s'embuent. Elles se couvrent de givre lorsque vous passez d'un endroit chaud à un endroit froid. Elles se salissent. Elles s'égratignent.

Dans les activités militaires, l'un des principaux désavantages des lunettes est que le fait de les porter compromet, dans une certaine mesure, l'utilisation de certaines pièces d'équipement, des dispositifs de protection la plupart du temps, quoique dans certains cas il puisse s'agir de matériel opérationnel.

Toutefois, si l'on s'en tient au matériel protecteur et, en particulier, au respirateur ou, pour employer l'expression la plus courante, au masque à gaz, une paire de lunettes traditionnelles compromet l'étanchéité latérale du masque. Or, le principe essentiel du respirateur est de protéger contre tout élément présent dans le milieu environnant (Preuve, vol. 3, p. 368 et 369).

Nous employons des gens --- nous leur demandons d'accomplir de nombreuses activités physiques où il devient nettement très encombrant de porter des lunettes. On peut perdre ses lunettes, le plus souvent elles peuvent se déloger sans qu'on les perde complètement, mais il n'est pas rare de se les faire arracher du visage. En sautant de l'arrière d'un véhicule, en marchant en forêt, ou en manipulant certaines pièces d'équipement que les soldats sont appelés à manipuler, souvent avec un éclairage insuffisant, à la noirceur par exemple, à la nuit tombante ou à l'aube (Preuve, vol. 3, p. 370).

(i) Les lunettes de type militaire

L'armée s'est attaquée au problème en concevant une paire de lunettes pouvant être utilisées avec le respirateur. Elles sont de construction raisonnablement robuste, se portent plus près du

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visage et sont munies d'une mince courroie de nylon qui suit le contour du côté de la tête sur les tempes et se termine par un anneau, un anneau en forme de D qui s'ajuste autour de l'oreille, afin de donner aux gens une bonne vision tout en minimisant le risque de perte d'étanchéité du respirateur.

Pour diverses raisons, ces lunettes ne sont pas particulièrement confortables. La plupart des gens ne les portent que s'ils y sont absolument contraints; ils n'aiment pas avoir les oreilles prises dans un anneau tout le temps, cela devient inconfortable.

De par mon expérience, personnelle et autre, je me suis rendu compte que beaucoup de gens, parce qu'ils ont suivi l'entraînement à la guerre chimique, ont tendance à ne pas porter leurs lunettes car ils savent qu'ils ne vont employer leur respirateur que pendant une courte période, et ils préfèrent, en quelque sorte, mal voir pendant quinze minutes plutôt que de s'encombrer de ces lunettes (Preuve, vol. 3, p. 369).

(iii) Les lentilles cornéennes

Q. Vous avez mentionné les problèmes d'hygiène reliés aux lentilles. Vous vouliez, je suppose, parler du nettoyage des lentilles et de toutes ces solutions que les gens utilisent?

R. Dans le milieu où vivent les gens et qui, en campagne, veut dire la poussière et la saleté, la vie à même le sol parfois, la vie dans un trou, ce sont loin d'être des situations idéales pour le port de lentilles cornéennes (Preuve, vol. 3, p. 456).

--- mais il existe souvent des troubles médicaux où il est contre-indiqué de porter des lentilles cornéennes. Ils peuvent être de nature temporaire ou permanente (Preuve, vol. 3, p. 457).

Le problème avec les lentilles cornéennes est que si vous avez les yeux irrités avant de mettre le masque, alors une fois que vous l'avez mis et que vos yeux sont irrités et que vous portez des lentilles cornéennes, alors vous êtes dans une situation considérablement pire que si vous les aviez installées nettes (Preuve, vol. 4, p. 553).

Bien, en contexte industriel, il existe des risques particuliers et des risques assez généraux. Le public en général n'est pas exposé à des chaleurs intenses, à des atmosphères sèches, à des volées de particules, à de grandes densités de poussière et à des situations inhabituelles. Ce genre d'exposition, pour la plupart des gens, ne se produit qu'en milieu industriel. Mais les principes derrière les problèmes s'appliquent à ces situations, je crois. Vous pouvez aussi considérer cela pertinent si vous

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vous trouvez dans le désert ou dans une situation semblable et que vous avez affaire à la poussière (Preuve, vol. 4, p. 581 et 582).

Le capitaine Veilleux a décrit les rigueurs du camp de formation de base, a signalé certaines activités qui comportaient le danger de perte des verres correcteurs et a expliqué en quoi il était nécessaire de voir raisonnablement bien pour être fonctionnel.

Il est vrai que le port de verres correcteurs peut souvent compenser la faiblesse de l'acuité visuelle. Chacun des trois types de verres correcteurs - les lunettes, les lentilles cornéennes et les lunettes de type militaire - aide les gens qui n'ont pas une bonne vision dans des circonstances différentes. Si les membres des FAC avaient facilement accès aux trois types de verres correcteurs, s'ils avaient le temps de se servir d'un type ou de l'autre selon les circonstances et d'en changer quand elles changent, il se pourrait alors qu'il ne soit pas trop risqué d'accepter dans l'armée des recrues ayant une faible acuité visuelle non corrigée, mais à qui il est possible, au moyen de verres correcteurs, de donner une acuité visuelle acceptable. Le fait est, cependant, que chaque type de correction sert dans des circonstances différentes, que des types sont particulièrement inefficaces dans certaines circonstances et que ceux qui doivent avoir recours aux verres correcteurs vont fort probablement se trouver, à l'occasion, dans des situations où leur type de verres correcteurs sera inadéquat.

Le récent conflit du Golfe persique nous donne un exemple réel de ces difficultés. Je suis portée à penser que quiconque aurait à exécuter une tâche d'ordre militaire ou professionnel dans le désert par temps venteux ne voudrait pas avoir à porter de lentilles cornéennes, à cause de la probabilité élevée que de la poussière ou de la saleté se loge derrière. Toutefois, les lentilles constitueraient le type de correction le plus approprié au port prolongé du masque à gaz, puisque les lunettes ordinaires compromettent l'étanchéité du masque et que les lunettes de type militaire sont inconfortables lorsqu'elles sont portées longtemps. Malheureusement, il est peu probable qu'un soldat ait suffisamment de temps pour enlever ses lunettes et installer ses lentilles cornéennes avant de mettre son masque à gaz et ses autres vêtements de protection lorsque les sirènes retentissent pour avertir de porter les masques. On peut donc voir que, dans le contexte récent du Golfe persique, une recrue qui aurait eu besoin de verres correcteurs pour être fonctionnelle aurait probablement été inefficace dans des opérations se déroulant dans le désert et nécessitant le port du masque à gaz et de vêtements protecteurs.

Il faut, par conséquent, se demander si les membres des FAC peuvent toujours avoir accès sans délai au type approprié de verres correcteurs (ou ces derniers se trouvent-ils au fond du sac à dos, au baraquement ou au camp?) et si les recrues et les militaires en service ont toujours le temps de changer de verres correcteurs dans une situation d'urgence.

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Je suis convaincu que le genre d'activités auxquelles donne lieu la vie militaire comporte un risque suffisant de perte ou de bris de verres correcteurs et d'autres problèmes liés au port de ceux-ci, pour qu'il soit raisonnable et nécessaire d'établir une norme visuelle d'enrôlement qui soit liée à la vision non corrigée.

(iv) L'examen individuel

Dans plusieurs affaires, les tribunaux ont abordé la question du recours à l'examen individuel par opposition à l'application d'une norme discriminatoire. La plaignante, dans son argumentation, a relevé le défaut de l'intimé d'établir qu'il n'était pas pratique de procéder à l'examen de ses aptitudes professionnelles plutôt que de rejeter sa candidature par application d'une norme générale d'enrôlement.

La question de l'examen individuel s'est posée dans des affaires de discrimination fondée sur l'âge - c.-à-d., dans Etobicoke, dans Ville de Saskatoon c. Saskatchewan Human Rights Commission, [1989] 2 R.C.S. 1297 et dans Air Canada c. Carson, [1985] 1 C.F. 209 (C.A.). En matière de discrimination fondée sur l'âge, les employeurs ont soutenu que certains - mais pas nécessairement tous - les employés qui atteignent l'âge visé cessent d'avoir un fonctionnement adéquat et que, par conséquent, il faut exclure du travail toutes les personnes ayant atteint cet âge. Les employés, de leur côté, ont fait valoir que, parce que cette incapacité n'était pas le fait de toutes les personnes de cet âge, ils devraient avoir droit à un examen individuel de leur situation de façon que seuls ceux qui présentent une incapacité réelle soient exclus du travail. Dans une telle situation, il y a lieu de demander un examen individuel visant à déterminer si un employé donné présente effectivement une incapacité.

En l'espèce, la plaignante a eu droit à un examen individuel et celui-ci a déterminé que la vision non corrigée de celle-ci était inférieure aux normes acceptables. En fait, la vision non corrigée de Mme Husband la place dans la catégorie des personnes considérées légalement comme aveugles. L'examen individuel de Mme Husband a également porté sur ses aptitudes professionnelles, et celles-ci ont été jugées acceptables (Preuve, vol. 1, p. 29, vol. 2, p. 269).

La question de l'examen de la capacité de la plaignante à fonctionner dans un contexte militaire, compte tenu de sa déficience, est problématique. De toute évidence, la plaignante ne peut fonctionner dans un tel milieu sans verres correcteurs. En fait, elle ne peut être fonctionnelle dans le milieu musical non plus sans verres correcteurs, puisqu'elle a reconnu qu'il lui fallait de tels verres pour lire la musique. Le hasard joue autant sinon davantage que la capacité en ce qui concerne la possibilité que la plaignante perde ses verres correcteurs, dans une certaine situation, et devienne ainsi non fonctionnelle, et pour cela, il ne saurait y avoir d'examen efficace.

La formation de base vise à inculquer aux recrues les aptitudes militaires fondamentales, et sa valeur en tant qu'instrument d'évaluation du rendement d'une personne dans une situation réelle d'urgence ou de

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guerre n'est probablement pas très élevée. Je souscris aux observations qu'a formulées John Laskin à la page 46 des motifs de la décision qu'il a rendue dans l'affaire Galbraith c. Les Forces armées canadiennes (le 26 juin 1989) :

Pour la même raison, c'est-à-dire le fait que les risque et les tensions de la vie militaire ne peuvent être reproduits, je suis convaincu que les Forces armées canadiennes ont justifié l'exclusion à caractère général appliquée aux individus qui se voient attribuer une cote médicale inférieure à G2 O2 du fait qu'ils ont subi une résection de l'estomac ou de l'intestin. Je suis quelque peu sceptique en ce qui a trait à l'argument selon lequel, compte tenu du nombre de recrues potentielles pris en considération chaque année, il serait impossible d'effectuer une évaluation individuelle. Je suis d'avis que de telles évaluations seraient inappropriées en raison de la difficulté, voire de l'impossibilité, de reproduire les conditions qui existent sur le terrain. Même s'il est vrai que ces conditions sont reproduites autant que faire se peut au cours des exercices tenus en temps de paix, même dans ce cas il existe, à mon avis, une différence considérable. La manière dont une personne réagira physiquement en temps de guerre ne pourra être constatée que dans une telle situation.

La suggestion du Dr Ross concernant un moyen par lequel les aptitudes d'individus tel M. Galbraith pourraient être mises à l'essai ne serait à mon avis ni suffisante ni précise.

Cela me persuade que la méthode d'évaluation consistant à faire passer à la plaignante l'épreuve de la formation de base ne permettrait pas efficacement de percevoir si sa déficience particulière l'empêcherait ou non d'accomplir ses tâches militaires de façon efficace et économique, sans se mettre elle-même en danger et sans mettre en danger ses compagnons de travail ou le public en général.

(v) Exemption de l'application des normes

Les normes médicales des FAC renferment une disposition intitulée Exemption relative aux normes d'enrôlement (Pièce R-10 (Documents de l'intimé - Major John Kearns), onglet 5, p. 4) qui est ainsi libellée : Certains candidats aux Forces canadiennes peuvent posséder des qualités particulières, notamment une certaine expérience ou compétence dans la pratique d'un métier ou d'une profession qui rend leur enrôlement tout à fait souhaitable. L'administration peut, dans ces cas, autoriser une exception aux normes d'enrôlement. On peut alors attribuer à l'emploi postulé la catégorie médicale qui figure à l'annexe D.

Dans son témoignage, le major Kearns a affirmé que, pour autant qu'il le sache, aucune exemption n'avait jamais été accordée (Preuve, vol. 3, p. 431). Il a signalé qu'il avait déjà évalué une recrue, une avocate dont la cote était V-6, mais qu'il ne savait pas si elle avait été acceptée (Preuve, vol. 3, p. 433, et 439-441). Aucun élément de preuve n'autorise à penser que cette disposition ait déjà été appliquée et n'en indique les circonstances. Je ne suis donc pas disposée à conclure que parce les FAC

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ont la possibilité d'exempter quelqu'un de la norme, elles doivent abolir celle-ci. Il est possible que les FAC aient pu (mais nous n'en sommes pas certains) exempter la plaignante de l'application de la norme d'enrôlement relative à l'acuité visuelle. Mais en agissant ainsi, les FAC auraient consenti un accommodement à la plaignante, et la loi ne leur impose aucune obligation de cette nature dans la mesure où la norme de l'acuité visuelle non corrigée constitue une exigence professionnelle justifiée.

(vi) La norme V-5

On peut lire, dans les exigences particulières applicables aux musiciens (Pièce R-3 (Documents de l'intimé - capitaine Macknie), onglet 9, p. 2) :

[TRADUCTION]

Il faut souligner que les normes médicales indiquées ci-dessus s'appliquent à une première affectation au métier. La possibilité de maintenir les spécialistes déclassés dans leur métier, en raison de leur mérite, sera soumise à un comité de révision médicale des carrières, conformément à l'OAFC 34-26.

La disposition qui précède nous fait nous demander si l'armée doit nécessairement appliquer la norme V-4 aux recrues quand elle peut garder dans ses rangs les membres réguliers dont la vue tombe sous ce niveau. Il a été reconnu que si la plaignante avait joui d'une meilleure vue et avait obtenu la cote V-4 autorisant son incorporation dans l'armée, et que sa vue s'était détériorée par la suite pour atteindre son niveau actuel, elle aurait très vraisemblablement été classée dans la catégorie V- 5 et aurait pu demeurer dans les Forces armées (Preuve, vol. 3, p. 49).

Le major Kearns a expliqué ainsi les motifs de cette apparente anomalie (Preuve, vol. 3, p. 410) :

Bien, en ce qui concerne les normes visuelles, il n'est pas rare que pendant la durée de leur carrière militaire, il y ait des modifications chez les sujets appartenant à une catégorie. La majorité des recrues entrent dans les Forces armées vers la fin de leur adolescence, soit à un stade encore passablement dynamique en ce qui concerne l'apparition des erreurs de réfraction.

La majorité des erreurs de réfraction, particulièrement chez les myopes, apparaissent, en règle générale, avant vingt-cinq ans. Lorsque vous fixez effectivement un point limite, disons - 7,00 dioptries ou 20/400 ou un autre point, vous pouvez recruter --- et les gens qui satisfont tout juste à la norme à un certain moment n'y répondront plus si d'autres changements se produisent. Il s'agit de changements normaux qui apparaissent par suite du vieillissement, même chez l'adolescent.

Ainsi, beaucoup de ces personnes vont cheminer jusqu'à la catégorie suivante. Il s'agit d'un phénomène très répandu.

--- Mais la même chose peut se produire à l'égard de toute autre catégorie déterminée par des points limites. Beaucoup de ces cas

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frisent ces points limites. Dans de tels cas, généralement, nous donnons le bénéfice du doute, et attribuons la catégorie inférieure. Pour eux, cela ne prend pas un gros changement pour avoir --- pour ne pas être capables --- pour ne pas tomber dans le groupe limite et accéder à la catégorie inférieure.

J'accepte le raisonnement des FAC sur cette question. J'estime qu'elles ont réussi à atteindre un point d'équilibre raisonnable en établissant une norme d'enrôlement faisant en sorte que leurs recrues soient au moins capables de prendre soin d'elles-mêmes sans leurs verres correcteurs, même si elles ne peuvent plus accomplir leurs fonctions militaires, tout en composant avec la réalité humaine voulant que la vision de presque tous leurs membres se dégradera au cours de leur carrière militaire.

L'avocat de la Commission a fait ressortir, en interrogeant le major Kearns et le docteur Wilkinson, qu'une erreur de réfraction de - 7,00 dioptries (un résultat légèrement supérieur à celui de la plaignante) ne constituerait pas un obstacle à l'enrôlement, mais qu'une personne ayant un tel résultat n'aurait pas un rendement significativement supérieur à celui de la plaignante dans l'accomplissement de ses fonctions militaires (Preuve, vol. 3, p. 451; Preuve, vol. 4, p. 567).

Le fait est que la vision se dégrade de façon continue. Il n'existe pas de point exact qui départage la vision acceptable et inacceptable. Quelque niveau que retiennent les Forces armées pour l'établissement de leur norme, il y aura toujours quelqu'un juste en deça, dont la vision n'est pas significativement pire que celle des gens qui se trouvent juste au-dessus, pour faire valoir qu'il n'y a pas lieu de l'exclure parce que, à toutes fins utiles, il peut fonctionner aussi bien que ces derniers. Cela ne veut pas dire, toutefois, qu'il ne doive pas y avoir de norme. La réalité est telle qu'il faut, au minimum, qu'une recrue soit capable de prendre soin d'elle-même si elle perd ses verres correcteurs. Ainsi, même si elle ne peut plus apporter sa contribution à l'opération militaire, elle ne devient quand même pas un fardeau.

Encore une fois, j'estime que la norme choisie par les FAC représente un compromis raisonnable permettant l'admission d'un nombre maximal de recrues potentielles tout en maintenant un niveau minimum de capacité fonctionnelle qui évite de compromettre inutilement la sécurité de la personne visée, de ses compagnons de travail et du public.

VII. CONCLUSION

La possibilité que les FAC n'aient pas établi de bonne foi les normes médicales existantes en rapport avec l'acuité visuelle requise pour l'enrôlement n'a jamais été soulevée. J'estime, considérant la preuve, que l'intimé a toujours agi honnêtement et de bonne foi, avec la conviction sincère que la restriction était imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente,

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sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers visant des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code. En d'autres mots, l'intimé satisfait au critère subjectif exposé dans l'affaire Etobicoke.

Ce qu'il convient principalement de déterminer en l'espèce, c'est si les normes médicales relatives à l'acuité visuelle applicables à l'enrôlement dans les FAC satisfont au critère objectif énoncé dans Etobicoke. Dans mon examen de la preuve, j'ai passé de nombreuses heures à lire et à relire les quatre volumes rassemblant les éléments de preuve, les volumes réunissant les pièces de même que la jurisprudence afin de comprendre le rôle et l'objectif de l'armée, ce qu'on attend des recrues, les tâches professionnelles et militaires des musiciens et comment celles- ci s'insèrent dans les opérations de l'armée. Après une analyse minutieuse, j'en suis venue aux conclusions suivantes.

  1. Il est nécessaire de prévoir une norme visuelle d'enrôlement dans les FAC fondée sur la vision non corrigée.
  2. L'absence d'une telle norme augmenterait les risques courus par les membres individuellement, par leurs collègues et par le public.
  3. Il existe un lien évident entre la norme visuelle fondée sur la vision non corrigée appliquée par les FAC et la capacité de la recrue de prendre soin d'elle-même dans l'accomplissement de ses fonctions sans se mettre indûment en danger ou sans mettre indûment ses collègues ou le public en danger.
  4. La norme visuelle fondée sur la vision non corrigée retenue pour l'enrôlement dans les FAC est raisonnable.

En conséquence, je conclus également que la norme visuelle minimale d'enrôlement est raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mise en danger de l'employée, de ses compagnons de travail et du public en général. Autrement dit, je suis d'avis que les FAC ont également satisfait au critère objectif énoncé dans Etobicoke.

Je conclus donc que l'intimé a établi que la norme visuelle d'enrôlement, bien qu'elle constitue de la discrimination fondée sur la déficience, est une exigence professionnelle justifiée et ne constitue donc pas un acte discriminatoire au sens de la LCDP.

FAIT le 14e jour de mai 1991.

Holly C. Beard, c.r.

Norma G. McLeod LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

TRIBUNAL : Richard I. Hornung, c.r. Holly C. Beard Norma G. McLeod

ENTRE :

JULIA HUSBAND

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE la Commission

- et -

MINISTERE DE LA DÉFENSE NATIONALE l'intimé

DISSIDENCE

RICHARD I. HORNUNG, C.R.

I.

La plaignante soutient que les Forces armées canadiennes (les FAC) ont exercé une discrimination à son endroit et ont ainsi contrevenu aux art. 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la Loi), en refusant de l'intégrer aux FAC en raison de sa déficience visuelle. Pour sa part, l'intimé rétorque que ses normes d'acuité visuelle constituent des exigences professionnelles justifiées au sens de l'alinéa 15a) de la Loi.

II.

La plaignante est une musicienne extrêmement douée. Elle répond aux exigences musicales des FAC à l'égard de quatre instruments, soit la clarinette, la flûte, le basson et le saxophone baryton. Depuis 1981, elle fait des demandes d'emploi et passe des auditions pour devenir musicienne au sein des FAC, mais, jusqu'en 1986, aucun poste n'a été vacant.

En 1986, la plaignante a fait une demande d'enrôlement direct dans les FAC pour occuper le poste de clarinettiste. Un poste doté par enrôlement direct est un poste pour lequel le candidat est appelé à exercer des fonctions précises. Les exigences établies à l'égard des musiciens engagés

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par voie d'enrôlement direct sont limitées. Ceux-ci doivent avoir des compétences reconnues et ils sont directement enrôlés dans un programme musical de trois ans, et non de cinq ans. On juge d'abord le candidat en fonction de ses aptitudes musicales, puis, moyennant recommandation, on lui fait une offre de recrutement. Après le recrutement, les FAC exigent toutefois du candidat qu'il se soumette à l'entraînement de base comme toutes les autres recrues.

La plaignante a rempli toutes les exigences musicales rattachées au poste doté par enrôlement direct. Or, des examens médicaux ont révélé qu'elle ne répondait pas aux exigences physiques des FAC en raison de son acuité visuelle, ce dont elle a été informée en septembre 1986. Pourtant, elle avait déjà subi d'autres examens médicaux et c'était la première fois que la question de sa déficience visuelle était soulevée.

Bref, l'acuité visuelle corrigée de la plaignante comporte une réfraction de -8,38 et -8,00 dioptries. Or, la réfraction maximum admise par les FAC pour l'enrôlement d'un musicien est de + ou -7 dioptries, ce qui correspond, dans les normes médicales des FAC, à V4.

Voici un extrait de la pièce déposée sous la cote R-3 (onglet 9), énumérant les exigences particulières qui s'appliquent aux musiciens :

[TRADUCTION]

EXIGENCES PARTICULIERES

5.b. Normes médicales. Les normes médicales établies pour les Forces canadiennes sont régies par l'A-MD-154- 000/FP-000. Les normes minimales applicables à une première affectation au métier de musicien sont indiquées ci-dessous à titre de renseignement seulement. V CV H G O A 43 3 3 3 5

Nota : Il faut souligner que les normes médicales indiquées ci- dessus s'appliquent à une première affectation au métier. La possibilité de maintenir les spécialistes déclassés dans leur métier, en raison de leur mérite, sera soumise à un comité de révision médicale des carrières, conformément à l'OAFC 34-26.

c. Qualifications préalables. Doit avoir des compétences et des aptitudes musicales.

L'explication relative à cette exigence figure dans la pièce déposée sous la cote R-10 (onglet 5), à la p. 3-1 :

CHAPITRE 3 INTERPRÉTATION DES NORMES MÉDICALES

1. Les recrues doivent répondre à une certaine norme pour être admissibles au plus vaste éventail de métiers. Le plus grand

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dénominateur commun serait trop restrictif, tandis que le plus petit dénominateur commun entraînerait l'enrôlement de trop de recrues dont les possibilités d'emploi sont limitées. Étant donné qu'on veut maintenir les normes médicales dans les Forces canadiennes à un niveau supérieur et qu'il est inévitable que la catégorie de beaucoup de militaires en service doit être réduite au cours de leur carrière, il importe que la norme médicale exigée des recrues soit élevée. C'est pourquoi la catégorie médicale généralement exigée à l'enrôlement dans les Forces canadiennes est la suivante : V CV H G O A 43 2 2 2 5

Suivant les lignes directrices officielles des FAC, les normes dont les pièces susmentionnées font état doivent être respectées par toutes les recrues, sauf renonciation. Chaque membre doit remplir ces exigences physiques minimales et se soumettre avec succès à l'entraînement de base, quel que soit le poste pour lequel il s'enrôle ou est recruté. Selon les FAC, même si la plaignante peut bien s'acquitter des fonctions de musicien, sa déficience visuelle est telle qu'elle est incapable de réussir à l'entraînement de base ou de participer convenablement, par la suite, à des exercices militaires si cela était nécessaire.

III.

Voici les dispositions applicables de la Loi :

3.(1) Pour l'application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

  1. de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;
  2. de le défavoriser en cours d'emploi.

10. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite et s'il est susceptible d'annihiler les chances d'emploi ou d'avancement d'un individu ou d'une catégorie d'individus, le fait, pour l'employeur, l'association patronale ou l'organisation syndicale :

  1. de fixer ou d'appliquer des lignes de conduite;
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  3. de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l'engagement, les promotions, la formation, l'apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d'un emploi présent ou éventuel.

15. Ne constituent pas des actes discriminatoires :

  1. les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ils découlent d'exigences professionnelles justifiées;

IV.

Le droit applicable en matière d'exigences professionnelles justifiées (EPJ) a été établi par la Cour suprême du Canada dans une série d'arrêts dont le premier est La Commission ontarienne des droits de la personne c. La municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, où la Cour suprême a statué ce qui suit à la page 208 :

Lorsqu'un plaignant établit devant une commission d'enquête qu'il est, de prime abord, victime de discrimination, en l'espèce que la retraite obligatoire à soixante ans est une condition de travail, il a droit à un redressement en l'absence de justification de la part de l'employeur. La seule justification que peut invoquer l'employeur en l'espèce est la preuve, dont le fardeau lui incombe, que la retraite obligatoire est une exigence professionnelle réelle de l'emploi en question. La preuve, à mon avis, doit être faite conformément à la règle normale de la preuve en matière civile, c'est-à-dire suivant la prépondérance des probabilités.

Après la présentation des éléments de preuve de la plaignante, l'avocat de l'intimé a concédé qu'un cas prima facie de discrimination avait été établi suivant les art. 7 et 10 de la Loi et qu'il incombait aux FAC de prouver, selon la prépondérance des probabilités, l'existence d'une exigence professionnelle justifiée.

Pour s'acquitter de cette obligation, l'employeur doit respecter à la fois le critère subjectif et le critère objectif énoncés dans l'arrêt Etobicoke aux pages 208 et 209 :

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer

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l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général.

La réponse à la seconde question dépend en l'espèce, comme dans tous les cas, de l'examen de la preuve et de la nature de l'emploi concerné.

Le critère subjectif porte sur la sincérité de la croyance de l'employeur selon laquelle l'exigence est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail. Je conclus sans hésitation que les FAC ont imposé leurs normes médicales honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction était imposée afin que leurs membres puissent s'acquitter adéquatement de leurs fonctions.

Néanmoins, les FAC doivent également remplir le critère objectif en établissant que, outre leur conviction sincère à cet effet, l'exigence professionnelle incriminée est raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail.

En règle générale, une EPJ s'applique à tous les membres d'un groupe donné et elle est d'application générale pour ce qui est de la sécurité de l'ensemble du personnel. Ainsi, de par sa nature même, l'EPJ ne saurait s'appliquer de manière individuelle. Le juge McIntyre fait d'ailleurs remarquer ce qui suit dans K.S. Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561, à la p. 588:

La Loi parle d'exigence professionnelle. Cela doit s'entendre d'une exigence de la profession, non d'une exigence limitée à un individu. Elle doit s'appliquer à tous les membres du groupe d'employés concerné, car c'est une exigence d'application générale concernant la sécurité des employés. Les employés doivent se conformer à cette exigence pour occuper leur poste. [TRADUCTION] Elle n'est pas, en soi, susceptible d'application individuelle.

Toutefois, il ressort d'arrêts récents que, même si l'application individuelle d'une EPJ est exclue, l'employeur peut échouer à établir l'existence d'une EPJ s'il ne peut fournir une réponse satisfaisante à la question de savoir pourquoi il ne lui a pas été possible de traiter individuellement les employés. Dans l'affaire Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Saskatoon (Ville), [1989] 2 R.C.S. 1297, (1990) 1 W.W.R. 481, le juge Sopinka déclare ce qui suit à la page 1313:

Quoiqu'il ne soit pas absolument nécessaire de faire subir des tests à chaque employé, il se peut que l'employeur ne parvienne pas à s'acquitter de l'obligation qui lui incombe de prouver le caractère raisonnable de l'exigence s'il ne fournit pas une réponse satisfaisante à la question de savoir pourquoi il ne lui a pas été possible de traiter individuellement les employés, notamment en administrant des tests à chacun d'eux. S'il existe une solution pratique autre que l'adoption d'une règle

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discriminatoire, on peut conclure que l'employeur a agi d'une manière déraisonnable en n'adoptant pas cette autre solution.

Dans Alberta Human Rights Commission c. Central Alberta Dairy Pool et Commission canadienne des droits de la personne et autres, [1990] 2 R.C.S. 489, le juge Sopinka précise ce point de vue à la p. 526 de sa décision concourante :

Bien que l'arrêt Bhinder écarte l'application individuelle de l'EPN, la jurisprudence postérieure de notre Cour laisse clairement entendre qu'un employeur peut se trouver incapable d'établir une défense fondée sur une EPN s'il ne parvient pas à expliquer de façon acceptable pourquoi il ne lui était pas possible de traiter ses employés de façon individuelle. Dans l'arrêt Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279, le juge Beetz a énoncé ce qui suit comme étant le second des deux critères applicables à l'établissement d'une EPN, à la p. 312 :

(2) La règle est-elle bien conçue de manière que l'exigence quant à l'aptitude ou à la qualité puisse être remplie sans que les personnes assujetties à la règle ne se voient imposer un fardeau excessif? Cela nous permet d'examiner le caractère raisonnable des moyens choisis par l'employeur pour vérifier si l'on satisfait à cette exigence dans le cas de l'emploi en question.

L'employeur peut donc échouer à établir le caractère raisonnable d'une EPJ s'il ne convainc pas le tribunal qu'il était impossible de composer avec les employés individuellement ou qu'il en aurait résulté une contrainte excessive.

Je suis d'avis que l'employeur n'a pas à prouver qu'il n'a pu composer avec chacun de ses employés compte tenu des faits propres à chaque cas, sinon la défense de l'EPJ n'aurait plus d'objet. Suivant l'interprétation que je donne aux jugements de a Cour suprême rendus dans Ville de Saskatoon et Central Alberta Dairy Pool, l'employeur doit établir qu'il ne pouvait, sans qu'il n'en résulte une contrainte peu réaliste, composer avec toutes les personnes qui posent leur candidature à un poste et qui sont affligées de la déficience en cause. Il se peut fort bien que, dans un cas précis, l'employeur puisse composer avec une personne en particulier, spécialement au sein d'un organisme d'envergure comme les FAC. Il ne peut cependant s'agir du critère applicable, lequel consiste à savoir si l'employeur peut raisonnablement, sans qu'il n'en résulte de contrainte excessive, prendre des mesures d'accommodement à l'égard de personnes affligées d'une même déficience et se trouvant dans les mêmes circonstances, qui ne peuvent remplir l'EPJ d'ordre physique.

Les FAC pourraient, en l'espèce, s'acquitter de leur obligation en convainquant le tribunal qu'elles ne pouvaient, dans les faits, composer

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avec des recrues ayant une acuité visuelle V4, enrôlées directement comme musiciens, sans qu'il n'en résulte, de manière générale, une contrainte excessive pour l'organisme. L'omission de l'employeur de s'acquitter de cette obligation serait l'un des aspects dont la commission a tenu compte pour déterminer si l'EPJ imposée était raisonnable dans les circonstances.

V.

L'intimé soutient que même si la plaignante pouvait s'acquitter des fonctions de musicienne une fois intégrée aux FAC, elle devait néanmoins se soumettre aux rigueurs de l'entraînement de base comme n'importe quelle autre recrue. Il ajoute que, à cause de sa déficience visuelle correspondant à V4, la plaignante constituerait un danger pour elle-même, les autres employés et, en raison des obligations des FAC, le public.

Selon l'intimé, la plaignante n'est pas en mesure, à cause de sa déficience visuelle, de réussir à l'entraînement de base et ce, à deux chapitres : premièrement, elle ne pourrait, en raison de ses verres, participer convenablement à l'exercice exigeant le port du masque à gaz et, deuxièmement, ses verres pourraient tomber pendant l'exercice ou l'entraînement, de sorte qu'elle ne pourrait plus voir et constituerait alors un danger pour elle-même et ses collègues.

L'hypothèse sur laquelle se fondent les préoccupations de l'intimé ne s'appuie nullement sur les données de la preuve. En effet, la plaignante utilise des verres de contact qui, selon la preuve, peuvent être portés pendant l'entraînement sans que, semble-t-il, il n'en résulte de difficulté, en particulier lors des exercices exigeant le port du masque à gaz. La possibilité de perdre les deux lentilles est infime. De plus, de nombreux membres des FAC portent des verres spéciaux qui leur sont distribués par leur employeur aux fins des exercices. Ces verres sont conçus pour résister aux rigueurs de l'entraînement et, tout particulièrement, pour que leur utilisation ne gêne pas le déroulement des exercices exigeant le port du masque à gaz. Compte tenu de ce qui précède, le doute soulevé quant à la capacité de la plaignante de naviguer advenant la chute de ses verres pendant les exercices me semble exagéré, et l'intimé ne tient pas compte du fait qu'un certain nombre de membres des FAC portent des verres et s'exposent aux mêmes problèmes.

L'intimé fait valoir avec véhémence que l'EPJ concernant les normes physiques est absolument nécessaire du fait que tous les membres des FAC peuvent, au besoin, être appelés à prendre part aux combats. A l'appui de son argument, l'intimé invoque le par. 33(1) de la Loi sur la Défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N-5, dont voici le libellé :

La force régulière, ses unités et autres éléments, ainsi que tous ses officiers et hommes, sont en permanence soumis à l'obligation de service légitime.

En extrapolant, il s'ensuivrait en somme que tous les membres des FAC devraient toujours être prêts au combat. Partant, l'exigence professionnelle physique que les FAC ont établie à l'égard des recrues doit s'appliquer à tous. Or, pareille application universelle de l'EPJ aurait pour conséquence déraisonnable d'écarter des membres en service

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indépendamment de leurs aptitudes et de leurs compétences parce qu'ils ne répondent pas aux exigences physiques minimales. En fait, les FAC ont, à juste titre et en toute logique, composé avec les membres en service ne répondant pas à ces exigences et ont fait en sorte que les compétences de ceux-ci ne soient pas perdues.

Par ailleurs, l'intimé a adopté des lignes directrices précises concernant l'Exemption relative aux normes d'enrôlement dont fait mention la pièce déposée sous la cote R-10; en voici le libellé:

Exemption relative aux normes d'enrôlement

2. Certains candidats aux Forces canadiennes peuvent posséder des qualités particulières, notamment une certaine expérience ou compétence dans la pratique d'un métier ou d'une profession qui rend leur enrôlement tout à fait souhaitable. L'administration peut, dans ces cas, autoriser une exception aux normes d'enrôlement. On peut alors attribuer à l'emploi postulé la catégorie médicale qui figure à l'annexe D.

Il ressort des éléments de preuve présentés que les FAC ont exempté de l'application des normes d'enrôlement certaines personnes dont elles souhaitaient retenir les services. Or, aucune explication satisfaisante n'a été fournie, à mon sens, quant au refus d'accorder une exemption en l'espèce.

Je concède que la décision de l'employeur d'établir une exigence professionnelle doit, dans une certaine mesure, être respectée. Après tout, l'employeur investit souvent des sommes importantes, et nul n'est plus en mesure de déterminer les exigences professionnelles d'un poste que celui qui a la responsabilité de diriger les activités de l'entreprise d'une manière adéquate et efficace. Or, cette prérogative de la direction est désormais limitée par la Loi, et celle-ci exige de l'employeur qu'il prouve que l'exigence professionnelle qui a pour effet d'exercer une discrimination fondée sur un motif illicite aux termes de la Loi, est vraiment nécessaire pour que l'employé puisse s'acquitter de ses fonctions.

Je suis d'avis que l'EPJ incriminée découle d'attitudes de longue date et de traditions bien enracinées dans la mentalité militaire. Elle n'est pas justifiée au sens de l'al. 15a) de la Loi parce qu'elle n'a aucun lien avec les compétences véritables requises de nos jours de la part des musiciens oeuvrant au sein des FAC. Selon moi, les FAC ne comptent pas sérieusement exiger de leurs musiciens qu'ils s'acquittent des fonctions qui servent en l'espèce à justifier l'exigence professionnelle en cause. Il n'existe aucun fondement rationnel au fait d'exiger d'un musicien qu'il remplisse les exigences professionnelles que les FAC invoquent pour refuser à la plaignante un emploi de musicienne.

Enfin, il semble que les FAC soient dotées d'une procédure d'évaluation correspondant à l'entraînement de base. Le critère de l'accommodement mentionné précédemment permet aux FAC d'établir ses normes sans exercer de discrimination injustifiée à l'endroit des personnes qui ne peuvent s'y

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conformer et sans s'obliger à appliquer rigoureusement ces normes ou à y renoncer. Aucun élément de preuve ne tend à établir que les FAC ont tenté de composer avec la plaignante en l'intégrant au processus d'entraînement de base ni qu'un tel accommodement ne pourrait intervenir sans qu'il n'en résulte une contrainte excessive.

Pour conclure, je suis d'avis que l'application de la norme V4 à l'endroit de la plaignante n'est pas, dans les circonstances de la présente espèce, raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique de ses fonctions de musicienne.

En conséquence, pour les motifs susmentionnés, je statue que l'exigence professionnelle justifiée que constitue l'acuité visuelle V4 à l'égard de la plaignante n'est pas une exigence professionnelle raisonnable dans les circonstances.

Je dois donc, malgré tout le respect que je dois à mes collègues, exprimer ma dissidence vis-à-vis de la décision majoritaire.

Le mai 1991

Le président, R.I. Hornung, c.r.

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