Tribunal canadien des droits de la personne

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LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE:

RODNEY CREMONA

le plaignant

- et -

TINA (HUBBERT) RADFORD

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

WARDAIR CANADA INC.

l'intimée

- et -

WORLDWAYS CANADA LTD.

l'intimée DÉCISION DU TRIBUNAL TRIBUNAL: Carl E. Fleck, c.r., président Dudley Campbell, membre Judith Dohnberg, membre

ONT COMPARU:

René Duval Avocat de la Commission canadienne des droits de la personne

Bruce Pollock S. Ducoffe Avocatsde Worldways Canada Ltd.

Ross Ellison K. Smith Avocats de Wardair Canada Inc.

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE: 27 octobre 1989 26, 27 et 28 février 1990, 1er et 2 mars 1990, 26 et 27 avril 1990 Toronto (Ontario)

TRADUCTION

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LES FAITS

Ce tribunal a été mandaté, le 6 octobre 1988 et le 22 février 1989, en application du paragraphe 49(1.1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (version modifiée) (ci-après appelée la Loi), pour examiner deux plaintes fondées sur des faits semblables et qui visent les intimées Worldways Canada Ltd. et Wardair Canada Inc.

Voici la teneur de la plainte datée du 18 juillet 1985 que Tina (Hubbert) Radford a déposée contre Worldways Canada Ltd. :

[TRADUCTION]

J'ai des motifs raisonnables de croire que l'intimée susmentionnée a commis un acte discriminatoire à mon endroit sur le fondement de ma déficience (visuelle) en refusant de m'employer à titre d'agent de bord. J'estime que cet acte est contraire à l'alinéa 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Je soutiens en outre que l'intimée a fixé et appliqué des lignes de conduite ayant pour objet de refuser d'employer des personnes qui ne satisfont pas à ses exigences minimales en matière d'acuité visuelle. Cet acte contrevient, selon moi, à l'alinéa 10a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

J'ai appris que l'intimée sollicitait des candidatures pour le poste d'agent de bord. J'ai satisfait aux exigences fondamentales du poste figurant dans la brochure d'information qui était jointe à la formule de demande d'emploi. J'ai rempli celle-ci et j'ai informé l'intimée par écrit du fait que ma vision non corrigée était de 20/200 pour chaque oeil et ma vision corrigée, de 20/20 pour les deux yeux.

Convoquée à une entrevue, j'ai été informée des exigences minimales en matière d'acuité visuelle (soit 20/50 et 20/80). Je n'ai pas eu droit à une entrevue pour le poste et j'ai donc perdu une possibilité d'emploi.

Voici la teneur de la plainte datée du 6 septembre 1985 que Rodney Cremona a déposée contre Wardair Canada Inc. :

[TRADUCTION]

Je soussigné, Rodney Cremona, estime que Wardair Canada Inc. a commis un acte discriminatoire à mon endroit sur le fondement de ma déficience (visuelle) en me refusant un emploi à titre d'agent de bord. En effet, au mois d'octobre 1984, j'ai appris que l'intimée était à la recherche de candidats pour le poste d'agent de bord. Comme je satisfaisais aux exigences fondamentales, j'ai reçu une formule de demande d'emploi par la poste. J'ai rempli celle-ci en y précisant quelle était mon acuité visuelle et je l'ai retournée à Wardair Canada Inc. le même mois.

Le 19 novembre 1984, l'intimée m'a informé du fait que ma candidature ne pouvait être prise en considération parce que ma

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vision non corrigée était inférieure à 20/80. Or, même si ma vision non corrigée pour chaque oeil est d'environ 20/400, elle est de 20/20 lorsque je porte des verres correcteurs. Je prétends que les lignes de conduite de l'intimée sont contraires aux alinéas 7a) et 10a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Comme les deux plaintes soulèvent pour l'essentiel les mêmes questions de fait et de droit et que les parties y ont consenti, les plaintes ont fait l'objet d'une même audience. Les deux plaignants et les deux intimées ont donc présenté leur preuve sans qu'il ait été nécessaire de tenir des audiences distinctes. Le paragraphe 40(4) de la Loi confère en effet des pouvoirs généraux permettant de traiter des plaintes de cette manière.

Avec le consentement de chacune des parties, les intimées ont présenté une requête préliminaire au tribunal avant que celui-ci ne soit saisi de tout élément de preuve, et cette requête a fait l'objet d'une audience le 27 octobre 1989. Les intimées ont alors prétendu que les plaignants, dont l'acuité visuelle corrigée était, grâce au port de verres correcteurs, de 20/20, n'étaient pas affligés d'une déficience au sens de la Loi ni au sens où on l'entend habituellement dans le langage courant. Pour résumer, comme la vue des plaignants peut être corrigée et atteindre 20/20, ceux-ci ne souffrent d'aucune incapacité et ne sont nullement limités quant aux activités courantes.

Voici le libellé des dispositions de la Loi invoquées dans la requête préliminaire, notamment, en premier lieu, le paragraphe 3(1) qui prévoit les motifs de distinction illicite :

Pour l'application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

art. 7

Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

  1. de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;
  2. de le défavoriser en cours d'emploi.

art. 10

Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite et s'il est susceptible d'annihiler les chances d'emploi ou d'avancement d'un individu ou d'une catégorie d'individus, le fait, pour l'employeur, l'association patronale ou l'organisation syndicale :

  1. de fixer ou d'appliquer des lignes de conduite;

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  2. de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l'engagement, les promotions, la formation, l'apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d'un emploi présent ou éventuel.

art. 15

Ne constituent pas des actes discriminatoires :

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ils découlent d'exigences professionnelles justifiées;

art. 25

Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

déficience Déficience physique ou mentale, qu'elle soit présente ou passée, y compris le défigurement ainsi que la dépendance, présente ou passée, envers l'alcool ou la drogue.

A l'issue des plaidoiries concernant cette requête préliminaire, le tribunal a statué que, aux termes du paragraphe 50(1) de la Loi, il ne pouvait se soustraire à son obligation d'examiner l'objet des plaintes et de donner à tout intéressé la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter des éléments de preuve ainsi que des observations. Par conséquent, l'audience relative à la requête préliminaire a été reportée afin de permettre une audition complète et de donner aux intimées la possibilité de faire valoir leurs arguments quant au bien-fondé de la requête, ce qui a été fait à l'audience suivante.

Le tribunal a siégé de nouveau les 26, 27 et 28 février et les 1er et 2 mars 1990, et les parties ont alors cité des témoins et déposé des pièces constituées de dossiers et de rapports. Après l'audition de tous les témoignages et le dépôt des pièces, les parties ont toutes consenti à ajourner l'audience en vue de la plaidoirie finale, laquelle a eu lieu les 26 et 27 avril 1990.

LES QUESTIONS EN LITIGE

Pour ce qui concerne tant les motifs invoqués à l'appui de la requête préliminaire que les positions adoptées lors de la plaidoirie finale, le tribunal estime devoir trancher les questions suivantes :

  1. Est-ce que l'acuité visuelle non corrigée des plaignants, une fois corrigée pour atteindre 20/20 grâce à des verres correcteurs, constitue une déficience suffisante pour fonder le dépôt d'une plainte en application de la Loi?
  2. Les plaignants se sont-ils acquittés de leur obligation d'établir qu'il s'agit, de prime abord, d'un cas de discrimination au sens des articles 3, 7 et 10 de la Loi?

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  3. En supposant que les plaignants aient établi qu'il s'agit, de prime abord, d'un cas de discrimination, est-ce que les exigences des intimées en matière d'acuité visuelle revêtent un caractère suffisamment raisonnable pour permettre aux intimées de s'acquitter de leur obligation d'établir qu'il s'agit d'exigences professionnelles justifiées au sens de l'alinéa 15a) de la Loi?
  4. Les intimées se sont-elles acquittées de leur obligation d'établir pourquoi elles ne peuvent employer les plaignants sans s'imposer des difficultés excessives?

EXAMEN DE LA PREUVE

PREUVE DES PLAIGNANTS

Dr B.J. MacINNIS

Les plaignants ont cité, à titre de témoin expert, le Dr B.J. MacInnis, spécialiste en santé et en ophtalmologie au travail ainsi qu'en optique et en réfraction. Son curriculum vitae a été déposé sous la cote HR-1, et ses compétences n'ont pas été contestées par les intimées. Il a expliqué que la mesure fondamentale de l'acuité visuelle, exprimée par exemple par 20/20, correspond à une norme internationale reconnue, soit la fraction de Snellen ou l'acuité de Snellen. Cette mesure ne fait qu'établir l'acuité visuelle des gens. Il a ajouté qu'on peut augmenter l'acuité visuelle en ayant recours principalement à des lunettes ou à des verres de contact qui sont constitués de lentilles dures, souples, perméables aux gaz, perméables ou jetables. Il a également mentionné la toute nouvelle technologie de la chirurgie réfractive qui peut être effectués pour modifier la forme de la cornée.

Quant aux verres de contact, il a fait état de leur principal avantage, soit le fait que la vue est corrigée directement à la surface de l'oeil, ce qui rend la vision normale et minimise le grossissement résultant du port de lunettes. Il a en outre précisé que le port de verres de contact donne l'impression d'une vision supérieure et plus près de la vision normale que le port de lunettes.

Le Dr MacInnis a fait référence à une étude clinique intitulée Survey on Eye Comfort in Aircraft: Flight Attendants, dont le texte a été déposé sous la cote HR-2. Réalisée pendant une période de trois mois en 1978, cette étude porte sur 774 agents de bord. Il en ressort qu'il y a relativement peu de différence en ce qui concerne l'aisance chez les personnes qui ne portent ni lunettes ni verres de contact, chez les personnes qui portent des lunettes ou des verres correcteurs et chez les personnes qui portent des lentilles dures ou souples, sauf lorsqu'il s'agit de faire la sieste. En effet, les personnes qui portent des lentilles souples ont légèrement plus de désagréments lorsqu'elles font la sieste. Aucune différence importante n'a été notée entre les quatre catégories en ce qui concerne les symptômes oculaires.

Le témoin expert a par la suite fait référence à l'étude clinique intitulée Low Atmospheric Pressure Effects on Wearing Soft Contact Lenses, déposée sous la cote HR-3. Cette étude a pour objet de déterminer

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si l'altitude et la basse pression atmosphérique ont des effets sur le port de lentilles souples en ce qui a trait à l'acuité visuelle, et d'établir par ailleurs si le port de lentilles souples a des conséquences défavorables sur la réfraction ou la partie interne de l'oeil, spécialement la cornée. Effectués dans un simulateur hypobare, les tests ont permis de conclure qu'à 20 000 et à 30 000 pieds il n'y a aucune modification de l'acuité visuelle, aucune modification de la réfraction, aucune modification importante de la courbure ou des données de kératométrie ni aucune modification microscopique en ce qui concerne les bulles ou la décentration. On a noté cependant, à ces altitudes, une certaine rougeur.

Le témoin expert a ensuite invoqué l'étude intitulée The Suitability of Soft Contact Lenses for Aircrew, déposée sous la cote HR-4. Cette étude est particulièrement importante en ce qu'elle touche à la question en litige. Elle porte sur dix-sept officiers de l'air de la Royal Air Force portant des lentilles souples dans des conditions extrêmes comme l'hypoxémie, la décompression rapide, la respiration sous pression, la vibration, les conditions climatiques extrêmes, la force G et le port prolongé d'un masque à oxygène. Il en résulte que la vision d'une personne qui porte des verres de contact dans des conditions difficiles n'est pas substantiellement différente comparativement aux sujets témoins; il en va de même pour une personne qui porte des lunettes correctrices ou des verres de contact sans se trouver dans des conditions difficiles. L'étude conclut que, du point de vue des facteurs ambiants, les lentilles souples conviennent aux membres de l'équipage.

Il ressort également de cette étude que le principal avantage du port des verres de contact réside dans la compatibilité de ceux-ci avec l'utilisateur du viseur optique dont le dégagement de point d'oeil est limité ainsi que dans leur résistance à l'embuage. Leurs principaux inconvénients sont les écarts de tolérance, l'adhérence au lit cornéen, le caractère inopportun du nettoyage des lentilles en situation de combat et la possibilité de maladies oculaires. L'un des sujets de l'étude a souffert d'une infection ayant entraîné une ulcération cornéenne qui a nécessité une kératoplastie, tandis qu'une autre a souffert d'une ulcération du limbe ayant entraîné une légère opacité de la cornée sans toutefois avoir d'effet sur la vision. On a donc conclu que l'utilisation de lentilles souples devait être réservée aux membres de l'équipage qui en tirent le plus grand avantage.

Selon le Dr MacInnis, l'étude déposée sous la cote HR-4 renferme d'importantes données quant au déplacement des verres de contact lors d'accélérations et de décélérations extrêmes. Il a précisé que les essais ont été effectués jusqu'à concurrence de la force six G, et que le déplacement maximal des lentilles souples a alors été d'environ 1,5 millimètre. Il a ajouté que l'hypoxémie rétinienne causée par la réduction du débit sanguin et les voiles noirs se produisaient avant que le pilote ne perde ses verres de contact.

Réalisée par l'Institute of Aviation Medicine, l'étude portée ensuite à l'attention du tribunal s'intitule Functional Investigation of Corneal Type Contact Lenses; elle a été déposée sous la cote HR-5. Les vingt-deux membres de l'Aviation royale du Canada qui y ont été soumis avaient été choisis pour porter des lentilles cornéennes. Les sujets ont

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été soumis à divers tests dans des conditions extrêmes ainsi qu'à la respiration sous pression au moyen d'un masque à oxygène, à la mise en place puis à l'enlèvement d'un casque à surpression totale de même qu'à des tests effectués dans un caisson hypobare à diverses altitudes allant jusqu'à 27 000 pieds. Il ressort de ces tests que, globalement, exception faite de la baignade, les verres de contact peuvent être portés dans des conditions extrêmes. Il est d'ailleurs recommandé, dans l'étude, afin de prévenir la perte des lentilles lors de la baignade, de garder les yeux fermés lorsque l'eau entre en contact avec le visage. On y précise en outre que la baignade ne comporte que très peu de risques lorsque de telles précautions sont prises.

Le Dr MacInnis s'est dit d'avis qu'une personne devrait avoir une certaine acuité visuelle non corrigée si elle ne porte pas de verres de contact. Il a précisé que, dans l'aviation, l'acuité visuelle non corrigée varie entre 20/200 chez United Airlines et 20/20 chez certaines lignes aériennes sans autre précision. Il ressort également de son témoignage que certaines lignes aériennes permettent le port de lunettes et d'autres, celui des verres de contact. Il est personnellement favorable à une acuité visuelle non corrigée de 20/200, car à ce niveau la vision est assez bonne bien que floue pour l'exécution de tâches à faible distance, tout en assurant suffisamment la sécurité de l'intéressé ainsi que celle des autres membres de l'équipage et des passagers.

Comme le risque de déplacement des lentilles lors du travail en cabine est presque nul, le témoin expert estime qu'aucune norme d'acuité visuelle non corrigée n'est requise à l'égard des agents de bord qui portent des verres de contact. En ce qui concerne le temps d'inactivité imputable aux infections et à la présence de corps étrangers sous les lentilles, il a déclaré que 80 % des personnes visées par diverses études n'en avaient pas connu ou en avaient connu très peu.

Pour ce qui est de la fumée et des incendies à bord des avions, il a exprimé l'opinion que les personnes qui portent des verres de contact ont un certain avantage du fait que la sensation cornéenne est atténuée. Il a d'ailleurs ajouté, à titre accessoire, que les verres de contact servent de dispositif de protection entre l'oeil et le milieu ambiant. Il ressort donc de l'ensemble de son témoignage que la technique liée aux verres de contact a progressé rapidement et que les améliorations réalisées depuis 1978 ont été substantielles.

En contre-interrogatoire, le Dr McInnis a admis que certaines des études révèlent que les personnes qui portent des lentilles souples se plaignent du caractère flou de leur vision plus que les autres sujets. Il a estimé toutefois que l'inconvénient subi n'est pas important, l'écart constaté étant de 20/20 à 20/25. Il faisait alors référence à l'étude déposée sous la cote HR-2. Le témoin expert a par ailleurs admis qu'une norme minimale d'acuité visuelle non corrigée est nécessaire à l'égard des personnes qui portent des verres ou des lunettes, mais non à l'égard de celles qui portent des verres de contact. En ce qui concerne la sécurité, il s'est dit d'avis qu'il n'y a aucun risque que les deux lentilles se déplacent simultanément de sorte qu'aucune norme d'acuité visuelle non corrigée n'est requise à l'égard d'une personne qui ne sera jamais

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dépourvue de ses deux lentilles au cours d'un vol. Il a en outre admis qu'une norme de 20/20 est tout aussi raisonnable qu'une norme de 20/200. Lors du contre-interrogatoire, on lui a cité l'étude sur l'acuité visuelle intitulée Uncorrected Visual Standards for Police Applicants, effectuée par Good et Augsburger. Cette étude recommande essentiellement de n'accorder aucune attention particulière aux personnes qui portent des verres de contact relativement à la norme d'acuité visuelle non corrigée. Elle recommande d'ailleurs à tout service de police qui renonce à l'application de cette norme de s'en remettre à certaines normes ophtalmologiques prônées par la commission de l'American Optometric Association sur les normes ophtalmologiques. La principale source d'inquiétude réside dans le fait que les agents pourraient ne pas porter leurs lentilles tous les jours. Parmi les facteurs retenus pour la formulation de ces recommandations mentionnons les exigences visuelles dans des situations d'importance capitale, la possibilité de contacts physiques lors d'une manifestation de violence et la possibilité du déplacement des lentilles.

Toujours en contre-interrogatoire, on a interrogé le Dr McInnis relativement aux problèmes de sécheresse causés par les conditions atmosphériques à bord de l'avion. A son avis, on peut facilement remédier à cet inconvénient en portant des lentilles très minces qui nécessitent beaucoup moins de larmes que n'importe quel autre type de lentilles cornéennes à port prolongé. Il a par ailleurs ajouté que les lentilles très minces ne sont l'objet, de manière importante, d'aucune ondulation ni d'aucune diminution des propriétés optiques.

Interrogé plus avant sur la terminologie de la décompression explosive, le Dr McInnis a été questionné relativement à l'affaire de l'écrasement d'un 737 d'Aloha Airlines où une partie de la carcasse de l'avion a été arrachée, ce qui a nécessité une baisse d'altitude considérable en quelques secondes. Les intimées ont fait référence à un enregistrement vidéo sur l'écrasement, le rapport connexe étant déposé sous la cote WA-9, onglet 5. Interrogé quant à savoir si les verres de contact auraient tendance ou non à se déplacer dans des circonstances similaires à celles de l'écrasement en question, le Dr McInnis a invoqué le rapport no 626 de l'Institute of Aviation Medicine où il est question d'une décompression rapide de 8 000 à 38 000 pieds et où on en vient à la conclusion que l'acuité visuelle de tous les sujets après la décompression demeure satisfaisante, exception faite de légères diminutions dans deux cas.

Il importe de souligner que, selon le rapport déposé sous la cote WA-9, onglet 5 relatif à l'écrasement du 737 d'Aloha Airlines, à la p. 11, le copilote portait des lentilles cornéennes. Malheureusement, le rapport ne renferme aucune donnée concernant la question du déplacement des lentilles ou la diminution de l'acuité visuelle.

En réinterrogatoire, on a interrogé le Dr McInnis sur les problèmes liés à la fumée de cigarette. A son avis, il n'y a aucune différence à cet égard, notamment en ce qui concerne l'irritation causée par la cigarette, entre les personnes qui portent des verres de contact et celles qui n'en portent pas.

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RODNEY CREMONA

Au moment de l'audience, le plaignant Rodney Cremona était âgé de trente ans. Lors de son témoignage, il a déclaré qu'il avait été informé de la possibilité d'obtenir un emploi chez l'intimée Wardair en se rendant à l'établissement de celle-ci à Toronto. Il avait alors rempli une demande d'emploi où figurait, au verso, une formule devant être remplie par un ophtalmologiste. En octobre 1984, il avait remis la demande, y compris la formule portant la signature de son ophtalmologiste.

Au moment où il a fait la demande d'emploi, le plaignant portait déjà, depuis 1977, des verres de contact, à savoir des lentilles souples hydrophiles à port prolongé. Il ressort de son témoignage que le port de verres de contact ne lui a pas occasionné de problèmes ni de temps d'inactivité au travail.

Il a reçu de l'intimée Wardair une lettre datée du 19 novembre 1984, déposée sous la cote HR-8. Cette lettre l'informe que sa candidature ne peut être retenue parce que sa vision non corrigée est inférieure à la norme fixée par Wardair, soit 20/80. La lettre provient du service de recrutement mais ne porte aucune signature de sorte qu'il est difficile de déterminer qui, le cas échéant, au sein du service du personnel, a examiné la demande et s'est prononcé sur les qualifications du candidat.

Le plaignant a poursuivi son témoignage en précisant que, depuis sa demande d'emploi chez Wardair en 1984, il n'avait souffert d'aucune infection oculaire, que le poste qu'il désirait occuper était celui d'agent de bord et qu'au moment de sa demande d'emploi, il exerçait de telles fonctions pour le compte d'une ligne aérienne nationale travaillant de pair avec Egypt Air aux termes d'un contrat d'une durée de six mois. Interrogé minutieusement par Me Duval sur les divers problèmes liés aux facteurs ambiants en avion, le plaignant Rodney Cremona a déclaré que la fumée de cigarette lui causait parfois une légère irritation et que le conditionnement de l'air, qui a pour effet d'abaisser le taux d'humidité dans l'avion, entraînait un léger dessèchement de ses yeux. Toutefois, ni l'irritation ni le dessèchement n'avaient d'effet sur sa vision. En ce qui concerne la question de la sieste, il a précisé que les agents de bord n'étaient pas autorisés à en faire; en outre, la réflexion de la lumière sur l'aile ne lui causait pas de problèmes.

M. Cremona a fourni des détails concernant son entraînement d'agent de bord, en particulier sur les exigences du ministère des Transports suivant lesquelles l'agent de bord doit notamment s'assurer que tous les bagages à main sont bien rangés et que chaque dossier de siège et chaque table-plateau sont en position verticale ou de blocage avant le décollage ou l'atterrissage. Le plaignant n'a jamais eu de difficulté à s'acquitter de ces tâches dont l'exécution se fait par vérification visuelle. Il en va de même lorsqu'il s'agit de s'assurer que personne ne fume avant le décollage ou l'atterrissage, ce qui se fait également par vérification visuelle. Le plaignant a indiqué que chaque agent de bord doit s'occuper d'environ quarante passagers répartis sur environ six à huit rangées.

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Quant à l'équipement qui se trouve à bord de l'avion, l'agent de bord est tenu de procéder à la vérification de l'équipement de secours tels les extincteurs, les bouteilles d'oxygène portatives et le nécessaire de lutte contre l'incendie. Il est seulement tenu de vérifier l'équipement qui se trouve à proximité de sa banquette de décollage ou dans la section qui lui est assignée. Par ailleurs, l'agent de bord doit s'assurer au moyen d'un examen visuel que chaque passager a bouclé sa ceinture de sécurité. La distance en cause lors de ces diverses vérifications est d'au plus trois à cinq pieds. De plus, l'agent de bord doit servir les repas et les boissons et se déplacer dans la cabine pour répondre aux demandes des passagers dont il a la responsabilité. Le plaignant a témoigné qu'il avait reçu un entraînement complexe pour devenir agent de bord, notamment en matière de procédures d'évacuation d'urgence tant sur terre que sur mer, et qu'il avait été formé en matière de lutte contre l'incendie, de premiers soins, de mesures de sécurité à bord de l'avion et de services aux passagers.

Il a ensuite fait état de son entraînement et de son expérience en ce qui concerne les mesures à prendre en cas d'atterrissage d'urgence, y compris la préparation à un atterrissage sur le ventre, les directives aux passagers sur la position à adopter en vue de l'impact et la désignation d'un passager valide pour remplacer l'agent de bord advenant que celui-ci soit blessé ou soit dans l'incapacité d'accomplir ses fonctions pendant l'atterrissage. L'agent de bord donne alors à ce passager des directives sur le fonctionnement de la porte, le gonflage de la glissière d'évacuation et les mesures à prendre advenant qu'une issue soit obstruée, ainsi que sur la manière d'acheminer les passagers vers une autre issue. Les directives sur le mode d'évacuation de l'appareil sont données aux passagers de vive voix.

Le plaignant a fait la description de ses tâches en cas d'atterrissage d'urgence, lesquelles consistent alors à faire en sorte que les passagers puissent utiliser les issues de secours, que la glissière d'évacuation soit gonflée et qu'un passager s'assure que tous les autres sont sortis. Les directives concernant l'évacuation et la manière de franchir l'issue de secours et d'utiliser la glissière d'évacuation sont communiquées de vive voix.

M. Cremona a fait état de l'entraînement qu'il avait reçu en ce qui concerne la décompression, y compris la mise en place du masque à oxygène et le fait de s'attacher au siège le plus près. Il a donné le détail de la procédure à suivre pour maîtriser l'incendie qui se produit en vol, notamment en ce qui concerne la filière hiérarchique à suivre pour donner l'alerte et l'utilisation de l'équipement de sécurité-incendie. Il a ajouté qu'il avait été formé en matière d'évacuation en mer et il a fait état des différences qui existent entre les divers atterrissages d'urgence.

En contre-interrogatoire, le plaignant a déclaré que sa vision non corrigée, sans le port de lentilles, est de 20/400. Il a ajouté qu'il travaillait, au moment de l'audience, au service d'Air Canada et que, pour autant qu'il sache, la norme d'acuité visuelle non corrigée fixée par son employeur est de 20/100. Il a ensuite été interrogé minutieusement sur sa demande d'emploi chez Air Canada, en particulier sur certains renseignements que renferme celle-ci concernant sa vision non corrigée. Il

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a alors admis que, afin d'obtenir l'emploi, il avait faussement indiqué que son acuité visuelle non corrigée était de 20/100 alors qu'elle était en réalité de 20/400. Il a justifié son geste en invoquant la présente affaire soumise au tribunal et le fait que, s'il avait déclaré son acuité visuelle non corrigée réelle, il aurait compromis ses chances d'obtenir un emploi chez Air Canada. Une modification supplémentaire apportée à sa demande d'emploi, qui fait passer son acuité visuelle de 20/100 à 20/20, est cependant demeurée inexpliquée. M. Cremona a soutenu qu'il n'était pas l'auteur de cette modification et qu'il ne s'agissait pas de son écriture. Le tribunal accepte son témoignage à cet égard. Aucun représentant d'Air Canada n'a été appelé à témoigner sur le bien-fondé de ces modifications. Quoi qu'il en soit, la teneur de cette demande d'emploi n'a pas une grande incidence sur les questions que le tribunal doit trancher en l'espèce si ce n'est que l'admission de M. Cremona pourrait atténuer la crédibilité qu'accorde le tribunal à l'ensemble de son témoignage.

Me Ellison a examiné en détail le témoignage de M. Cremona concernant les problèmes que lui ont déjà causés ses lentilles. Celui-ci a admis que le seul problème rencontré a été le déchirement d'une lentille en octobre 1986, ce qui ne s'est pas produit toutefois pendant que le plaignant la portait mais lorsqu'elle se trouvait dans son contenant. Le plaignant a d'ailleurs précisé qu'il avait toujours une paire de lentilles de rechange sur lui. Au moment où l'incident s'est produit, il travaillait chez Air Transat et il pouvait au besoin porter ses lunettes au lieu de ses verres de contact, car son employeur n'avait pas de normes concernant l'acuité visuelle.

TINA (HUBBERT) RADFORD

Lors de son témoignage, la plaignante Tina (Hubbert) Radford a déclaré qu'elle avait fait une demande d'emploi chez Worldways Canada Ltd. en juin 1985, après avoir appris d'une connaissance ou en consultant un journal que l'intimée recrutait du personnel. Elle s'est rendue à l'établissement de l'intimée pour y obtenir une formule de demande d'emploi qu'elle a ensuite remplie puis retournée par la poste. La plaignante offrait alors ses services à titre d'agent de bord. Elle a par ailleurs joint à sa demande d'emploi le rapport de son ophtalmologiste évaluant son acuité visuelle non corrigée à 20/200. Elle porte en effet des lentilles souples depuis 1978.

La plaignante a témoigné en outre qu'elle avait souffert d'une infection oculaire en 1980 et qu'elle avait dû porter des lunettes. Elle a ajouté qu'elle avait été victime d'un accident de la circulation en 1984; elle avait en effet été renversée par une auto au moment où elle traversait la chaussée. Elle portait alors ses verres de contact et, par suite de l'impact, elle avait été projetée par-dessus le capot et s'était retrouvée sur un îlot directionnel. Elle avait momentanément perdu connaissance et, lorsqu'elle avait retrouvé ses esprits, ses lentilles étaient toujours parfaitement en place.

Elle a poursuivi son témoignage en précisant que, après avoir reçu sa demande d'emploi, l'intimée Worldways l'avait convoquée par téléphone à une entrevue. Peu après le début de l'entrevue qui, incidemment, était menée par une femme, celle-ci avait informé la

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plaignante qu'il était inutile de poursuivre étant donné que sa vision non corrigée n'était pas conforme aux exigences de Worldways. Lorsque la plaignante avait demandé pourquoi elle avait été convoquée à une entrevue, on lui avait répondu qu'il devait s'agir d'une erreur. Soulignons que la plaignante n'avait pas d'expérience à titre d'agent de bord. Elle a reçu ultérieurement une lettre type non signée provenant d'une autre personne que celle qui lui avait fait subir l'entrevue, selon laquelle elle ne remplissait pas les exigences de la ligne aérienne en matière d'acuité visuelle.

PREUVE DES INTIMÉES WARDAIR ET WORLDWAYS

PETER BOLTON

L'intimée Wardair a cité comme témoin l'actuel vice-président des services à bord des Lignes aériennes Canadien International, Peter Bolton. Celui-ci a déjà travaillé chez Wardair où il est entré en fonction en 1970 pour y occuper différents postes au sein de l'administration. Son témoignage a porté essentiellement sur le recrutement et l'entraînement des agents de bord et sur les fonctions qui leur sont confiées. Le témoin a par ailleurs précisé que Wardair jouit d'une excellente réputation en ce qui concerne le service et la sécurité et qu'elle figure, à l'échelle internationale, parmi les trois lignes aériennes les mieux cotées, appliquant des normes de sécurité élevées, qui desservent la Grande- Bretagne.

Il a fait état des mesures qui tendent à défier la mort et qui consistent tout simplement à abaisser les normes jusqu'à ce qu'une catastrophe se produise. En ce qui concerne la principale préoccupation de l'agent de bord, il a déclaré qu'elle est d'assurer la sécurité des passagers. Selon lui, la principale responsabilité de l'agent de bord est de maximiser les chances de survie des passagers en cas de catastrophe. Il a ajouté que, en cas d'évacuation au sol à la suite d'un accident aérien, l'agent de bord a alors la responsabilité de l'avion. Selon lui, il y a des survivants dans 95 % des écrasements, de sorte que l'agent de bord doit assurer la sécurité des passagers.

Il a énuméré les diverses mesures de sécurité mentionnées dans la pièce déposée sous la cote WA-4, onglet 4. Il a souligné à cet égard les six principales tâches qui incombent à l'agent de bord en cas d'écrasement. Le tribunal n'entend pas les reprendre une à une, mais il retient qu'elles sont conçues en fonction d'une évacuation en quatre-vingt-dix secondes, comme l'exige le ministère des Transports. Pour résumer, l'acuité visuelle requise pour ces tâches consiste à pouvoir apercevoir l'extrémité inférieure de la glissière gonflable, faire des signaux manuels, chercher les survivants et s'assurer que tous les passagers ont quitté l'avion.

Le document déposé sous la cote WA-4, onglet 5 fait état de la norme relative à la vision non corrigée que Wardair a appliquée de 1967 à 1990. Mentionnons que, en vingt-trois ans, cette norme est passée de 20/40 à 20/100. Par ailleurs, de 1976 à 1981, un agent de bord pouvait porter des verres de contact mais pas des lunettes. A partir de 1981, on a permis le port de lunettes, et la norme est alors passée à 20/100. M. Bolton a été interrogé sur le rapport rédigé par le Dr J. R. Hilliard, déposé sous

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la cote WA-4, onglet 7, qui a fait passer l'acuité visuelle non corrigée à 20/100. De plus, cette modification a permis aux agents de bord de porter des verres de contact ou des lunettes.

On a interrogé M. Bolton quant à la raison pour laquelle il existe une norme d'acuité visuelle non corrigée pour les personnes qui portent des lunettes ou des verres de contact. En ce qui concerne les lunettes, il s'est dit d'avis que la possibilité qu'un agent de bord perde ses lunettes est très grande. Quant aux verres de contact, il n'a fait aucune allusion à la possibilité de leur déplacement en cas d'écrasement, mais il a insisté sur le fait que l'employeur se soucie du temps d'inactivité occasionné par le port de verres de contact. Selon lui, ne pas fixer de normes à l'égard des verres de contact tout en sachant qu'il existe un temps d'inactivité exigerait qu'on s'assure chaque jour que l'employé qui se présente au travail porte ses verres de contact.

En contre-interrogatoire, M. Bolton a admis que le ministère des Transports n'a pas établi d'exigences visuelles à l'égard des agents de bord. Il a ajouté que l'Organisation de l'aviation civile internationale n'a pas non plus d'exigences à l'égard des agents de bord. Il a poursuivi son témoignage en précisant par ailleurs que l'acuité visuelle non corrigée minimale est de 20/200 pour les pilotes et que ceux-ci sont autorisés à porter des verres de contact dans l'exercice de leurs fonctions.

M. Bolton a en outre admis que certaines lignes aériennes n'ont pas d'exigences en matière de vision non corrigée à l'égard des agents de bord. Air Transat, l'ancien employeur de M. Cremona, est au nombre de celles-ci. Quant à la question de procéder à l'évacuation d'un avion en quatre-vingt-dix secondes, M. Bolton a admis qu'il ne s'agit peut-être pas d'une exigence du ministère des Transports mais plutôt d'une norme établie dans l'industrie.

Interrogé sur la procédure de sélection dont a fait l'objet la candidature de M. Cremona, M. Bolton a déclaré que celle-ci a dû être écartée en raison de l'acuité visuelle non corrigée du candidat, soit 20/400, et qu'aucune autre procédure préalable n'est prévue pour l'évaluation de la vision outre ce qui est mentionné dans le document déposé sous la cote WA-3. En d'autres termes, aucune vérification n'est faite, une fois terminé l'examen de la demande d'emploi, pour savoir si le candidat pourrait porter des verres de contact sans problèmes, ni pour vérifier son champ visuel ou sa faculté de distinguer les couleurs. De plus, aucune question ne porte sur le type de dispositif utilisé pour corriger la vue, qu'il s'agisse de lunettes ou de verres de contact. En ce qui concerne le déplacement des lentilles ou des lunettes, M. Bolton a concédé qu'aucun essai n'avait été effectué à ce sujet et qu'il s'en remettait à l'avis d'autrui.

Interrogé directement quant à savoir pourquoi il croyait que l'abaissement des normes d'acuité visuelle non corrigée aurait pour effet d'augmenter les risques courus, M. Bolton n'a pu se reporter à aucune étude concluant à l'accroissement des risques auxquels les passagers seraient exposés.

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A une question du tribunal, M. Bolton a répondu qu'une erreur s'était probablement glissée dans la lettre transmise à M. Cremona en ce qui a trait à la norme minimale alors en vigueur. Cette lettre type fait effectivement mention d'une norme de 20/80 alors que la norme chez Wardair était de 20/100 le 18 novembre 1984.

JIM STEWART

Directeur de l'entraînement des agents de bord chez Wardair, M. Jim Stewart a été appelé à témoigner à la demande de l'intimée Wardair. M. Stewart a occupé le poste d'agent de bord pendant environ dix ans, dont cinq où il a effectivement exercé ses fonctions à bord d'avions. En 1985, il est devenu directeur des services à bord; il a mis au point des programmes d'entraînement pour la ligne aérienne et il anime depuis lors des séminaires conçus pour les agents de bord.

Il ressort de son témoignage que l'entraînement donné vise à préparer l'agent de bord à faire face à des situations imprévues, c'est-à-dire à des situations qui, espère-t-on, ne se présenteront jamais, comme l'évacuation d'un avion en cas d'urgence, l'incendie ainsi que certains services aux passagers.

M. Stewart a fait état de la raison d'être de l'Air Transport Association of Canada (l'ATAC), qui regroupe des membres de l'industrie du transport aérien appartenant aux diverses lignes aériennes canadiennes ainsi que des représentants du ministère des Transports. Cet organisme a pour but de favoriser le consensus quant aux exigences minimales, à l'entraînement, à la sécurité et aux autres normes minimales connexes.

M. Stewart a décrit en détail le programme d'entraînement destiné aux agents de bord, qui figure aux pages 222, 223 et 224 du deuxième volume de la preuve. Mentionnons qu'il a fait état de l'entraînement pratique lié à l'amerrissage forcé ainsi que d'un exercice de sauvetage simulant un amerrissage forcé où les participants se retrouvent entièrement vêtus dans une piscine et où ils se sauvent les uns les autres. On s'exerce également, à cette occasion, à la descente le long des glissières, aux premiers soins, à l'évacuation des passagers, à l'ouverture des portes et à la mise en oeuvre des procédures d'urgence connexes.

M. Stewart a examiné la pièce déposée sous la cote WA-5 et a énuméré les diverses fonctions de l'agent de bord qui requièrent une bonne acuité visuelle en situation d'urgence. Il s'agit en l'occurrence du repérage des issues de secours, de l'installation des glissières, des signaux manuels et de l'évacuation des passagers.

Il a ensuite fait des observations sur les enregistrements vidéo reconstituant plusieurs écrasements d'avions. On lui a ensuite demandé s'il pensait qu'un agent de bord aurait perdu ou non ses lunettes ou ses verres de contact lors de l'un ou l'autre des écrasements reconstitués. Il s'est dit d'avis que l'agent de bord aurait probablement perdu ses lunettes ou ses verres de contact, selon le cas, en raison de la force de l'impact. Pendant la présentation des divers enregistrements vidéo, M. Stewart a en effet insisté sur la nécessité d'une excellente acuité visuelle à l'égard de chacune des situations d'urgence.

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En contre-interrogatoire, M. Stewart a été interrogé sur sa propre acuité visuelle. Lorsqu'il est entré au service de Wardair en 1980, il a subi un examen de la vue, mais celle-ci n'a pas été contrôlée depuis. Selon lui, une fois engagé, l'agent de bord n'a pas à se soumettre à d'autres examens.

M. Stewart a admis que,dans aucun des enregistrements vidéo visionnés, les agents de bord n'utilisaient de signaux manuels.

M. Stewart a en outre concédé que l'ATAC ne fixe aucune norme d'acuité visuelle non corrigée à l'égard des agents de bord. On l'a par ailleurs interrogé sur ses conclusions relatives au déplacement des verres de contact ou à la perte des lunettes en cas d'impact. Il a répondu qu'il avait participé, en Californie, à un exercice de simulation en cabine où on avait eu recours à un simulateur avec système de mouvement. Les secousses étaient importantes, mais il ne portait ni verres de contact ni lunettes.

Ni le témoignage de M. Stewart ni la reconstitution vidéo d'écrasements d'avions n'ont été concluants sur la question du déplacement des verres de contacts ou des lunettes.

ANDREW TRIOLAIRE

Directeur de la sécurité au travail depuis six ans et demi chez Lignes aériennes Canadien International, Andrew Triolaire a témoigné que son service s'occupe de tous les aspects de la sécurité. M. Triolaire a reçu un entraînement de pilote de ligne et d'agent de bord.

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Décrivant l'entraînement permanent de l'agent de bord, M. Triolaire a déclaré que celui-ci doit chaque année suivre un cours sur les procédures d'urgence. Le cours dure une journée et porte sur des situations d'évacuation d'urgence.

M. Triolaire a examiné la pièce WA-9 et, plus particulièrement, le rapport de l'IATA (Association du transport aérien international) sous l'onglet 2. Puis il a passé au crible les rapports portant sur plusieurs écrasements d'avions mais, à nouveau, l'information issue de ces rapports n'a pas vraiment permis de déterminer si les normes d'acuité visuelle de l'intimée sont raisonnables ou nécessaires.

Interrogé relativement à l'infiltration possible de fumée dans la cabine, M. Triolaire a répondu que cela aurait pour effet d'irriter les yeux. Puis, interrogé quant à savoir si son employeur avait jamais fait d'études sur le sujet, il a répondu que la ligne aérienne disposait, aux fins de l'entraînement, d'appareils permettant d'introduire de la fumée non toxique dans le simulateur de cabine afin de simuler une situation où la cabine est enfumée. Or cet essai n'a jamais été effectué pour connaître les effets de la fumée non toxique ou de toute autre fumée en ce qui concerne l'irritation des yeux. Après

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interrogation du témoin sur l'utilisation des retours d'air et des masques anti-fumée, il semble que l'utilisation de ces dispositifs de sécurité par les agents de bord ne soit qu'en voie d'être intégrée à leur entraînement.

En contre-interrogatoire, on a demandé à M. Triolaire s'il existait des normes universelles ou internationales d'acuité visuelle à l'égard des agents de bord. Il a répondu qu'il n'y en a pas et il n'a pu expliquer cette lacune. Il a même témoigné qu'il avait examiné la question exhaustivement en vue de l'audience pour constater que ni l'Organisation de l'aviation civile internationale ni le ministère des Transports du Canada n'avaient étudié la question de l'acuité visuelle des agents de bord. Il a par ailleurs confirmé le fait que l'Air Transport Association of Canada ne recommande pas de fixer des normes d'acuité visuelle à l'intention des agents de bord.

Interrogé sur les situations qu'il est possible de simuler en cabine en vue d'éventuelles conditions de vol difficiles, M. Triolaire a répondu qu'on peut créer un milieu enfumé, reproduire le bruit d'un avion en marche et simuler certaines situations qui se présentent lors d'une évacuation d'urgence. Or, on n'a jamais effectué d'essais pour déterminer

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si les lunettes ou les verres de contact peuvent se déplacer facilement dans les conditions créées par un simulateur de cabine. Le témoin a ajouté qu'à la suite de l'écrasement d'un avion à Cincinnati, les principales lignes aériennes ont toutes doté les couloirs d'avion de lumières d'urgence fixées au plancher et intégré l'utilisation du porte-voix à la procédure d'évacuation d'urgence.

M. Triolaire a confirmé que la norme minimale d'acuité visuelle non corrigée fixée par l'Organisation de l'aviation civile internationale à l'égard des pilotes professionnels est de 20/200. Il a ajouté que le ministère des Transports permet aux pilotes de porter des verres de contact. Il s'est dit d'avis que les pilotes doivent s'acquitter de tâches visuelles très compliquées.

En réinterrogatoire, M. Triolaire a déposé que même s'il ne s'est produit aucun accident imputable à l'erreur d'un agent de bord, l'abaissement des normes ne saurait être justifié.

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LYLE GIBSON

L'intimée Worldways a appelé à la barre des témoins le vice- président des services à bord de Worldways, Lyle Gibson. Celui-ci a notamment été responsable des services en cabine, du commissariat de bord, du recrutement et de l'entraînement des agents de bord ainsi que de leurs horaires. Il a précisé que Worldways était essentiellement une entreprise de vols nolisés qui loue des avions aux voyagistes. Les contrats de location prévoient un équipage, une assurance, l'entretien et tous les autres services en cabine connexes.

Selon le témoin, la plupart de leurs vols sont des vols transatlantiques dont la durée moyenne est d'au moins six heures. Il a ajouté que l'affectation d'un agent de bord était d'au plus quinze heures, plus une heure supplémentaire en cas de retard. Dans les cas exceptionnels, la limite absolue est de dix-huit heures.

M. Gibson a souligné que la sécurité était une priorité chez Worldways et il a décrit les divers programmes mis en oeuvre par la ligne aérienne à cet égard. Il a fait état du programme d'entraînement périodique, qui comprend des examens et pour lequel il existe une note de passage. Il a donné le détail du programme d'entraînement des débutants, dont la durée est de cinq semaines et qui comprend divers types d'exercices de sécurité et de procédures d'évacuation d'urgence.

M. Gibson a témoigné que, au moment où il a entrepris la révision du guide sur les situations d'urgence destiné aux agents de bord, il a demandé au ministère des Transports d'examiner les normes établies. Il a ajouté que son adjoint, Umberto DaSilva, avait été invité à Ottawa pour examiner les programmes d'entraînement d'Air Canada, de Canadien International et de Wardair. On ne peut affirmer avec certitude que les normes minimales d'acuité visuelle ont alors été examinées.

Relativement à l'acuité visuelle, M. Gibson a précisé que la norme est passée de 20/50 à 20/100, celle-ci étant en vigueur depuis cinq ans. La norme est fondée sur la recommandation du Dr Carroll, médecin consultant de Worldways depuis au moins 1980. Spécialiste en médecine aéronautique, le Dr Carroll est aujourd'hui décédé. C'est à lui que l'on doit la norme minimale d'acuité visuelle non corrigée de 20/100.

M. Gibson a précisé qu'il n'avait pas renoncé à l'application de la norme pour le recrutement du personnel et qu'il était actuellement à réviser les pratiques de Worldways en ce qui concerne l'examen médical annuel. Pour ce qui est du contrôle périodique de l'acuité visuelle, il reste à déterminer s'il aura lieu tous les trois ans ou tous les cinq ans. Il a confirmé que les agents de bord au service de Worldways peuvent porter des lunettes ou des verres de contact.

En contre-interrogatoire, M. Gibson n'a pu dire quelle avait été la démarche du Dr Carroll pour fixer la norme minimale d'acuité visuelle. Il a ajouté qu'au cours des dix dernières années, Worldways n'avait pas procédé à des essais en vue de réviser la norme minimale d'acuité visuelle non corrigée en fonction des divers facteurs ambiants en cabine. Il a précisé qu'aucun processus de sélection n'était prévu pour un candidat au

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poste d'agent de bord lorsque son acuité visuelle est inférieure à 20/100. En pratique, lorsqu'il est déterminé que l'acuité visuelle du candidat est inférieure à la norme de 20/100, sa candidature est automatiquement écartée sans qu'on ne procède à un autre examen ou à une entrevue.

DR MURRAY McFADDEN

L'intimée Wardair a cité comme témoin expert le Dr Murray McFadden, chirurgien ophtalmologique et ophtalmologiste consultant. Celui- ci est expert en ophtalmologie et enseignant clinique à l'université de la Colombie-Britannique. Les plaignants n'ont aucunement mis en doute ses compétences.

A la demande de Wardair, le Dr McFadden a rédigé un rapport sur les exigences visuelles établies à l'égard des agents de bord. Suivant l'hypothèse à partir de laquelle il devait travailler, la norme de Wardair était de 20/100 et la candidature d'une personne dont l'acuité visuelle non corrigée était de 20/400 avait été rejetée. Lui-même porte des verres de contact, et son acuité visuelle est équivalente à 20/400, soit la vision non corrigée de M. Cremona.

Dans son rapport déposé sous la cote WA-12, onglet 1, le Dr McFadden fait des observations d'ordre général sur la préparation de l'expérience. Il a brouillé ses lunettes pour obtenir divers niveaux d'acuité visuelle, puis il s'est déplacé dans son milieu pour percevoir les problèmes de vision liés à ces niveaux d'acuité visuelle. Il a constaté qu'il est impossible de procéder à des essais en situation d'urgence qui, selon lui, provoqueraient l'écrasement d'un avion. On a déjà fait mention d'une telle situation dans la présente décision relativement aux mesures qui défient la mort. Il va sans dire que de telles mesures sont intrinsèquement peu réalistes et inacceptables. Le Dr McFadden n'a proposé aucune forme d'essai auquel on pourrait avoir recours pour déterminer la tolérance des verres de contact.

Il a décrit la vue en général comme la faculté de voir et d'interpréter ce qui se passe autour de soi. Il a ajouté que la vue a plusieurs composantes, dont la vision centrale qui peut être vérifiée grâce à l'acuité de Snellen; il s'agit de ce qu'on voit lorsqu'on regarde droit devant soi et de ce dont on se sert pour lire. S'ajoute à cela la vision indirecte (ou périphérique).

Le Dr McFadden a expliqué ce que signifie une vision de 20/20 en fonction de l'échelle de Snellen. Le numérateur 20 correspond à la distance à laquelle le test a lieu tandis que le dénominateur correspond à la distance à laquelle une personne normale verrait le même objet. Ainsi, 20/200 correspond à ce qu'une personne dont la vision est normale verrait à une distance de 200 pieds.

Le témoin a précisé, relativement à la détérioration de la vue, qu'entre 95 % et 98 % des adultes ne voient leur acuité visuelle non corrigée se détériorer qu'au moment de la vieillesse où ils sont alors affligés de cataractes par exemple.

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Il a ensuite fait la description de tests de simulation visant des agents de bord dont l'acuité visuelle variait entre 20/20, soit la valeur normale, et 20/400 et plus. Il en est venu à la conclusion que le facteur de risque lié à la sécurité en cas d'évacuation augmente substantiellement si l'acuité visuelle est inférieure à 20/100. Soulignons que les tests ont été effectués dans des situations d'urgence usuelles, en l'absence notamment de fumée, de débris et de personnes hystériques prises de panique.

Pour ce qui concerne le déplacement des lunettes et des verres de contact, le témoin s'est dit d'avis que les lunettes seraient probablement déplacées. Quant aux verres de contact, il a estimé que, advenant une décompression explosive, la personne pourrait être sonnée et perdre ses verres de contact.

Le témoin a par ailleurs fait référence à l'étude du Dr Corboy, produite sous la cote WA-12, onglet 9, qui porte sur ce qu'on appelle le syndrome d'exagération du temps de port. Selon cette étude, certaines personnes sont aux prises avec des problèmes et des infections oculaires peu après le décollage, lors de vols de longue durée, ce que l'auteur impute aux écarts d'altitude et de pression dans la cabine ainsi qu'à la diminution de la quantité d'oxygène. Il a précisé que la partie antérieure de l'oeil a besoin d'oxygène pour fonctionner normalement. Puis il a invoqué l'étude du Dr Eng selon laquelle les personnes qui portent des verres de contact ont plus de désagréments en avion que celles qui n'en portent pas.

Selon le Dr McFadden, la norme d'acuité visuelle non corrigée serait la même pour les personnes qui portent des lunettes que pour celles qui portent des verres de contact en raison de toutes les difficultés que comporte l'utilisation des verres de contact en général et, en particulier, à cause des problèmes liés au port de verres de contact en avion. Il a ajouté qu'il partageait l'avis exprimé à cet égard par le Dr MacInnis, le témoin expert des plaignants.

En contre-interrogatoire, le Dr McFadden a admis que son étude ne tient pas compte de l'âge des sujets, de leur sexe, de leurs maladies oculaires antérieures ni de la raison pour laquelle ils portent des verres de contact. Il a tenu à souligner cependant que tel n'était pas l'objet de son étude.

Relativement au témoignage précédent concernant la détection d'un incendie à bord d'un avion, on a demandé au Dr McFadden si le fait d'apercevoir un halo orangé tenait à l'acuité visuelle. Il a répondu par la négative, car il s'agit plutôt de la perception des couleurs.

Le Dr McFadden a apporté des éclaircissements sur le rapport entre la norme de 20/200 et la cécité au sens de la loi. Selon l'interprétation que donne le tribunal à son témoignage, la cécité au sens de la loi est établie en fonction de la vision corrigée.

Le Dr McFadden a précisé que les pilotes de ligne peuvent porter des verres de contact à la condition d'avoir des lentilles ou des lunettes de rechange.

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Il a ajouté que les lentilles souples offrent parfois une protection contre la fumée. Il a par ailleurs admis que les fonctions qu'exercent par exemple les agents de police comportent des exigences visuelles supplémentaires, notamment lorsqu'il s'agit de se servir d'une arme à feu, de reconnaître un suspect ou de lire le numéro d'une plaque d'immatriculation.

Il a également déclaré que de nombreux athlètes professionnels excellent dans les sports de contact, comme le hockey et le football, tout en portant des verres de contact.

Me Duval a interrogé en détail le Dr McFadden relativement aux résultats globaux des divers tests et études qui font l'objet de la pièce WA-12. Il s'agit, à l'onglet 11, d'une étude sur la formation de bulles sous les lentilles. Il ressort de cette étude que, dans le cas des lentilles souples, on constate la présence de bulles dans 24 % des yeux, mais seulement sur le limbe et avec des séquelles groupées sans intégrité de l'épithélium cornéen.

Selon l'étude déposée sous la cote WA-12, onglet 13, la modification de l'ajustement des verres de contact dépend davantage de la diminution du taux d'humidité dans la cabine que de la diminution de la pression atmosphérique. On y recommande de pousser la recherche et de comparer l'incidence du faible taux d'humidité dans les avions sur les personnes qui portent des verres de contact et celles qui n'en portent pas, et de procéder à des tests relativement à des facteurs ambiants comme le conditionnement de l'air et la fumée de cigarette.

Une étude concernant les effets de l'hypoxémie sur les personnes qui portent des verres de contact a été déposée sous la cote WA-12, onglet 14. Une partie de l'étude porte sur dix sujets placés dans un milieu non pressurisé comme s'ils étaient à bord d'un avion de combat réacté. Il semble qu'aucun des dix sujets n'ait subi une modification de la vision ni senti d'inconfort en raison de la basse pression atmosphérique. Le Dr McFadden a admis que les conditions simulées aux fins de cette étude, soit celles d'un avion de combat réacté, sont plus rigoureuses que celles auxquelles un agent de bord est exposé.

Voici un extrait de l'étude Flynn, déposée sous la cote WA-12, onglet 14, p. 48 :

[TRADUCTION]

L'absence de détérioration de la vue et de symptômes importants imputables au port de verres de contact souples dans des conditions de basse pression atmosphérique, auxquelles s'ajoute la sécheresse de l'air, comme c'est le cas dans la présente étude, permet de conclure que l'on peut porter des verres de contact à bord d'un avion.

Le Dr McFadden s'est dit d'accord avec cette conclusion et a confirmé le fait que nombre de personnes portent des verres de contact souples pendant les heures de vol. Il a par ailleurs fait référence à l'étude déposée sous la cote WA-12, onglet 15, dont il a déjà été question dans la présente décision et qui s'intitule The Flight Acceptability of Soft Contact Lenses: An Environmental Trial.

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Tel qu'il a été mentionné précédemment, les sujets ont été soumis, dans cette étude, à des conditions rigoureuses comparables à celles dans lesquelles évolue l'équipage d'un avion militaire. L'étude conclut que le rendement visuel des membres de l'équipage qui portent des verres de contact ne diffère pas sensiblement de celui des membres de l'équipage qui portent des verres correcteurs. Le Dr McFadden a cependant souligné qu'il craint la possibilité d'une infection oculaire grave qui pourrait nécessiter le recours à la chirurgie pour remédier au problème.

DR ARTHUR KEENEY

Cité comme témoin par l'intimée Worldways, le Dr Arthur Keeney est un éminent expert en ophtalmologie dont les compétences n'ont pas été mises en doute par les plaignants. Il s'est dit favorable à l'établissement d'une norme d'acuité visuelle non corrigée à l'égard des agents de bord. Selon lui, les agents de bord sont en effet appelés à exercer leurs fonctions dans des situations d'urgence à la fois diverses et imprévisibles et ils doivent être en mesure de reconnaître les boutons d'appel et les voyants lumineux ainsi que de saisir le message que ceux-ci transmettent pendant l'évacuation de l'avion. Il a par ailleurs énuméré les étapes de l'évacuation qui, selon lui, requièrent une bonne acuité visuelle. Il estime qu'une norme de 20/100 est une norme généreuse à l'égard des aspirants agents de bord.

Selon ce témoin expert, les lunettes ne sauraient se substituer à une norme minimale d'acuité visuelle, car la possibilité que les lunettes tombent pendant le travail de l'agent de bord est trop grande. Il estime en effet que l'agent de bord doit être en mesure de faire face aux situations d'urgence sans l'aide de lunettes.

En raison des nombreux problèmes liés aux verres de contact, il croit en outre que les personnes qui en portent devraient être tenues de respecter une norme minimale d'acuité visuelle. Parmi ces problèmes, il a mentionné l'infection, la déshydratation, l'irritation causée par les changements d'altitude. Il a ajouté que certaines personnes ne peuvent porter des verres de contact en raison de leur type psychologique, tandis que d'autres en sont empêchées par la trop grande sensibilité de leur cornée qui ne tolère pas la présence d'une lentille.

Il a en outre exprimé l'opinion qu'une personne qui porte des lentilles connaît toujours un certain temps d'inactivité.

Le Dr Keeney est l'auteur de l'étude déposée sous la cote WO-6, qui traite de graves problèmes médicaux oculaires comme les ulcères et les infections de la cornée. Il a d'ailleurs décrit un trouble où la pupille se dilate au point d'être plus étendue que la partie de la lentille qui effectue la mise au point. Il se produit alors un phénomène qu'il a décrit comme une vision trouble ou un éblouissement transitoire et qu'il appelle des parachutes. Il a de plus fait état de la vision trouble causée par la déshydratation ou qui se produit lors du remplacement des lentilles par des lunettes. La durée de cet état transitoire varie entre cinq à dix minutes et deux à trois heures. L'acuité visuelle est alors considérablement compromise. Selon le Dr Keeney, on peut perdre ses verres de contact au cours d'une activité physique qui exige d'avoir un regard

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fixe ou qui comporte un mouvement brusque. De plus, les lentilles dures sont plus susceptibles de se déplacer que les lentilles souples.

En contre-interrogatoire, le Dr Keeney a admis que la Federal Aviation Administration, qui régit les agents de bord des États-Unis, ne fixe aucune norme ou exigence d'acuité visuelle à l'égard des agents de bord. Les pilotes professionnels doivent respecter une norme minimale d'acuité visuelle de 20/200, mais ils sont autorisés à porter des verres de contact. De fait, le témoin expert a précisé que certains pilotes américains exercent leurs fonctions avec un seul oeil. Il estime cependant que les pilotes n'ont pas à se déplacer autant que les agents de bord. Il a par ailleurs admis que le taux d'humidité est le même dans le poste de pilotage et dans la cabine des passagers.

ROBERTO DASILVA

Le dernier témoin appelé à la barre par l'intimée Worldways, Roberto DaSilva, travaille au service de celle-ci depuis huit ans. Ancien directeur des services à bord, M. DaSilva est actuellement directeur du recrutement et de l'entraînement. Ses fonctions consistent en l'entraînement d'agents de bord compétents afin de satisfaire aux exigences du ministère des Transports.

Lorsque le témoin est entré en fonction chez Worldways, il devait subir chaque année un examen médical qui portait sur ses aptitudes physiques et qui était effectué par le Dr Caroll. Cette pratique n'a plus cours à l'égard des agents de bord et, par suite du décès du Dr Caroll, elle fait actuellement l'objet d'une révision. Dans le cadre de cette révision, Worldways a consulté d'autres lignes aériennes concernant les examens médicaux annuels auxquels sont soumis les agents de bord. Elle a alors constaté qu'elle était probablement la seule à exiger de ceux-ci qu'ils subissent un examen annuel portant sur leurs aptitudes physiques.

Il a décrit en détail le processus de recrutement, notamment la manière dont s'effectue la sélection des candidats en fonction de critères comme les aptitudes linguistiques, l'expérience en matière de premiers soins, etc. Deux entrevues supplémentaires ainsi qu'un examen médical ont ensuite lieu.

M. DaSilva a également décrit de façon exhaustive le programme d'entraînement de cinq semaines conçu pour les agents de bord et qui s'apparente, même dans les détails, au programme dont a fait état le représentant de l'intimée Wardair. Ce programme englobe habituellement les services aux passagers, la sécurité, l'évacuation des passagers et les premiers soins.

Le témoin s'est attardé plus particulièrement sur les exercices effectués en simulant une décompression et il a décrit l'entraînement donné à l'agent de bord pour faire face à une telle situation. Il a précisé que, suivant les directives du ministère des Transports, l'agent de bord doit, en cas de décompression, se servir du premier masque qui lui tombe sous la main et s'attacher à un siège. Il a également précisé comment on entraîne les agents de bord grâce à des exercices d'amerrissage forcé simulé dans une piscine. Il a ajouté que les participants ne sont pas autorisés à

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porter des lunettes et qu'on n'a encore jamais envisagé la possibilité qu'ils puissent porter des verres de contact. Enfin, il a décrit en détail les mesures à prendre dans la cabine afin de maximiser les chances de survie des passagers lors de l'impact.

CONCLUSIONS DE FAIT ET DE DROIT

La première question que soulève la présente affaire, telle qu'elle a été mentionnée précédemment, est la suivante :

a) Est-ce que l'acuité visuelle non corrigée des plaignants, une fois corrigée pour atteindre 20/20 grâce à des verres correcteurs, constitue une déficience suffisante pour fonder le dépôt d'une plainte en application de la Loi?

Le fait que les deux plaignants aient présenté une demande d'emploi chez les intimées et qu'ils aient essuyé un refus parce qu'ils ne satisfaisaient pas aux exigences d'acuité visuelle des intimées, n'est pas contesté. Les lettres transmises aux plaignants par les intimées confirmant le fait que ceux-ci n'ont pas satisfait aux exigences d'acuité visuelle respectives des intimées, ont été versées au dossier du tribunal.

Les intimées ont soulevé devant le tribunal l'argument suivant. Étant donné que les plaignants ne s'estiment pas handicapés dans le cours de leurs activités quotidiennes, l'acuité visuelle qui peut être corrigée pour atteindre 20/20 ne constitue donc pas une déficience suffisante pour fonder une plainte, en raison de l'esprit de la Loi. Compte tenu de la jurisprudence actuelle, le tribunal a beaucoup de mal à établir le bien- fondé de l'argument soulevé par les intimées à cet égard.

Le tribunal se réfère en premier lieu à la décision Foreman et autres c. Via Rail Canada Inc. où le tribunal d'enquête a statué que l'omission de satisfaire aux exigences d'ordre visuel de l'employeur était incontestablement une déficience au sens de la Loi. Dans cette affaire, l'acuité visuelle de chacun des demandeurs était bien inférieure à la norme établie par Via Rail. Voici un extrait de la décision, à la page 12 :

Il est notoire que les faits de cette cause constituent des considérations fondées sur un handicap physique en matière d'emploi, au sens de l'article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Cette décision a ultérieurement été confirmée par la Cour d'appel fédérale le 14 décembre 1981.

Dans l'affaire Séguin et autre c. La Gendarmerie royale du Canada, la GRC a refusé à chacun des deux demandeurs un emploi de gendarme spécial (garde stationnaire) parce que leur acuité visuelle non corrigée n'était pas conforme aux normes établies par elle. La vision corrigée de chacun d'eux était de 20/20 pour chaque oeil. Dans cette affaire, les intimées ont admis que les plaignants souffraient d'une déficience et qu'ils avaient établi, de prime abord, l'existence d'un acte discriminatoire.

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Les faits en cause dans l'affaire Schaepsmeyer c. Wardair Canada (1975) Ltée sont particulièrement pertinents en ce qui a trait aux questions en litige dans la présente espèce. En voici le résumé. Wardair avait pour pratique, avant juin 1981, d'empêcher les agents de bord de remédier à leurs déficiences visuelles en portant des lunettes. Agente de bord, Mme Schaepsmeyer souffrait d'une déficience visuelle l'obligeant à porter des lentilles ou des verres correcteurs. En août 1980, après avoir déchiré une lentille, elle a informé Wardair qu'elle devrait porter ses lunettes. Son employeur l'a alors suspendue.

Le 7 juin 1981, Wardair a modifié sa pratique et a permis aux agents de bord de porter des lunettes; elle a accepté d'indemniser Mme Schaepsmeyer.

Dans cette affaire, le tribunal a tiré la conclusion suivante :

En se fondant sur cet exposé des faits, le tribunal juge que la suspension de Mlle Schaepsmeyer constituait un acte discriminatoire en matière d'emploi, basé sur son handicap physique, acte qui allait à l'encontre des dispositions de la Loi sur les droits de la personne.

Pour autant que sache le tribunal, la décision Schaepsmeyer n'a pas été portée en appel. Il importe en l'espèce de souligner que le tribunal a jugé, dans cette affaire, que le défaut visuel nécessitant une correction constituait un handicap physique et que les circonstances de la mise en disponibilité de la plaignante équivalaient à un acte discriminatoire contraire à la Loi.

Le tribunal estime en outre qu'il est désormais bien établi en droit que la perception qu'a le plaignant de son handicap physique ne doit pas être prise en considération. Le tribunal a d'ailleurs clairement énoncé, dans l'affaire Brideau c. Air Canada, au paragraphe 11411, les facteurs dont il convient de tenir compte :

Avant de trancher cette question, le tribunal tient à rappeler et à souligner ce principe que: c'est la perception qu'a l'employeur de la condition physique du futur employé qu'il faut considérer et non l'handicap physique lui-même.

Ce principe a également été appliqué dans Foucault c. Chemins de fer nationaux du Canada ainsi que dans Biggs and Cole v. Charles Hudson.

Dans la décision Biggs and Cole, on a fait référence à l'affaire Doe vs. New York Hospital où la commission des droits de la personne de New York a statué ce qui suit :

[TRADUCTION]

Les tribunaux ont à maintes reprises jugé que les personnes qui sont considérées à tort comme souffrant d'un handicap physique doivent être tenues pour des personnes handicapées même si les dispositions législatives ne le prévoient pas expressément, car elles sont victimes des mêmes comportements illégaux que les personnes qui sont réellement affligées d'un handicap physique... ce serait aller à l'encontre de l'intention du législateur et de l'objet de la loi sur les droits de la personne que de refuser la protection de la

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loi aux personnes qui font l'objet de discrimination parce que les parties intimées les considèrent comme handicapées...

Partant, le tribunal conclut sans hésitation que la déficience des plaignants au chapitre de l'acuité visuelle constitue une déficience au sens de la Loi.

b) Les plaignants se sont-ils acquittés de leur obligation d'établir qu'il s'agit, de prime abord, d'un cas de discrimination au sens des articles 3, 7 et 10 de la Loi?

Tel qu'il a été mentionné précédemment, le tribunal conclut, en ce qui concerne les faits, qu'on a refusé un emploi aux deux plaignants en raison de leur acuité visuelle déficiente. Ce fait n'est d'ailleurs pas sérieusement contesté en l'espèce. Le juge McIntyre a confirmé, dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne et O'Malley c. Simpsons-Sears Ltd. et autres, [1985] 2 R.C.S. 536, p. 558, qu'il incombe aux plaignants de prouver, jusqu'à preuve du contraire, qu'il y a discrimination. Le tribunal accepte la preuve présentée par les plaignants et conclut ce qui suit :

  1. En juin 1985, la plaignante Radford a fait une demande d'emploi auprès de l'intimée Worldways et elle a dûment rempli une formule à cet effet, y joignant une attestation de son ophtalmologiste concernant son acuité visuelle. On lui a accordé une entrevue qui a pris fin lorsqu'on a constaté qu'elle ne satisfaisait pas aux exigences d'acuité visuelle de Worldways.
  2. En octobre 1984, le plaignant Cremona a fait une demande d'emploi auprès de l'intimée Worldways et il a joint à sa formule une attestation de son ophtalmologiste concernant son acuité visuelle. On ne lui a pas accordé d'entrevue et il n'a été appelé à participer à aucune autre forme d'examen de sélection.
  3. Le tribunal conclut, en ce qui a trait aux faits, qu'aucun des plaignants n'a été appelé à participer à une autre forme d'examen de sélection.
  4. Dans chaque cas, l'employeur pressenti a transmis au plaignant une lettre type non signée indiquant qu'on ne pouvait retenir sa candidature parce qu'il ne remplissait pas les exigences en matière d'acuité visuelle. Chacune de ces lettres a été versée au dossier du tribunal.
  5. Le tribunal conclut que les deux plaignants ont dûment rédigé et déposé une plainte en application de la Loi.
  6. Le tribunal juge que les plaignants se sont déchargés de leur fardeau de preuve et qu'ils ont établi, de prime abord, que les intimées ont toutes deux commis un acte discriminatoire.

c) Le tribunal doit répondre en troisième lieu à la question suivante :

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En supposant que les plaignants aient établi qu'il s'agit, de prime abord, d'un cas de discrimination, est-ce que les exigences des intimées en matière d'acuité visuelle revêtent un caractère suffisamment raisonnable pour permettre aux intimées de s'acquitter de leur obligation d'établir qu'il s'agit d'exigences professionnelles justifiées au sens de l'alinéa 15a) de la Loi?

Il s'agit en l'occurrence du principal argument soulevé en défense par les intimées. L'ensemble de la preuve, tant les témoignages oraux que la preuve documentaire, présentée par celles-ci tend effectivement à établir que c'est le cas. Le juge McIntyre a sans conteste énoncé clairement, dans Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, la démarche à suivre et la règle de droit à appliquer en ce qui concerne la preuve d'une exigence professionnelle justifiée (p. 208) :

Lorsqu'un plaignant établit devant une commission d'enquête qu'il est, de prime abord, victime de discrimination, en l'espèce que la retraite obligatoire à soixante ans est une condition de travail, il a droit à un redressement en l'absence de justification de la part de l'employeur. La seule justification que peut invoquer l'employeur en l'espèce est la preuve, dont le fardeau lui incombe, que la retraite obligatoire est une exigence professionnelle réelle de l'emploi en question. La preuve, à mon avis, doit être faite conformément à la règle normale de la preuve en matière civile, c'est-à-dire suivant la prépondérance des probabilités.

La Cour doit examiner deux questions. En premier lieu, qu'est-ce qu'une exigence professionnelle réelle au sens du par. 4(6) du Code et, en second lieu, l'employeur a-t-il démontré que les dispositions relatives à la retraite obligatoire qui font l'objet de la plainte peuvent être ainsi qualifiées? A mon avis, les positions adoptées respectivement par les professeurs Dunlop et McKay en la matière ne diffèrent pas sensiblement et je ne vois aucune objection sérieuse à leur description de l'élément subjectif du critère qui doit être appliqué pour répondre à la première question. Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général.

Il ajoute à la page 210 :

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Dans un métier où, comme en l'espèce, l'employeur cherche à justifier la retraite par la sécurité publique, le commissaire enquêteur et la cour doivent, pour décider si on a prouvé l'existence d'une exigence professionnelle réelle, se demander si la preuve fournie justifie la conclusion que les personnes qui ont atteint l'âge de la retraite obligatoire présentent un risque d'erreur humaine suffisant pour justifier la mise à la retraite prématurée dans l'intérêt de l'employé, de ses compagnons de travail et du public en général.

Il ressort des faits de la présente affaire qu'au moment de leurs demandes d'emploi, les deux plaignants étaient habitués à porter des verres de contact. Les intimées ne contestent pas le fait que l'acuité visuelle corrigée des plaignants est de 20/20 grâce au port de lunettes ou de verres de contact. En ce qui concerne M. Cremona, il avait bien sûr de l'expérience comme agent de bord et, au moment de l'audience, il occupait ce poste chez Air Canada. Après examen des faits, le tribunal tient pour acquis que les deux plaignants portaient des verres de contact depuis longtemps sans connaître de temps d'inactivité important. Le tribunal juge en outre que M. Cremona, au cours de sa période d'emploi à titre d'agent de bord, a été en mesure de remplir adéquatement ses fonctions en conformité avec les normes des lignes aériennes en cause. L'intimée Wardair n'a présenté aucune preuve tendant à réfuter de quelque manière le témoignage de M. Cremona quant à sa connaissance des normes de sécurité et des procédures d'évacuation ni quant au fait que celui-ci a réussi tous les tests requis et a exercé ses fonctions d'agent de bord adéquatement et ce, de manière quotidienne. Nous acceptons le témoignage de M. Cremona voulant que celui-ci n'ait pas rencontré de difficultés importantes dans l'exercice de ses fonctions d'agent de bord.

Le principal argument qu'ont fait valoir les intimées a consisté à faire la preuve que les normes incriminées sont raisonnablement nécessaires pour assurer l'exécution efficace et sûre du travail sans compromettre la sécurité du public en général. Les deux intimées ont témoigné qu'elles privilégient la sécurité et qu'elles ont des normes très élevées à cet égard.

Il ne fait aucun doute pour tous les témoins experts appelés à la barre par les plaignants et par les intimées que l'industrie aérienne au Canada et aux États-Unis n'établit aucune norme minimale d'acuité visuelle à l'égard des agents de bord. En outre, aucun des organismes de réglementation compétents tels que le ministère des Transports, l'Air Transport Association of Canada (l'ATAC), l'Organisation de l'aviation civile internationale (l'OACI) et la Federal Aviation Agency aux États- Unis, ne fixe de quelque manière des normes minimales d'acuité visuelle à l'égard des agents de bord. Il s'agit pourtant des principaux organismes de réglementation mis sur pied pour faire en sorte que l'industrie aérienne adopte et fasse respecter des normes adéquates pour assurer la sécurité des usagers du transport aérien en général. Il ressort en effet clairement du témoignage de MM. Bolton, Stewart, Triolaire, Gibson et DaSilva que les normes de sécurité liées à la sécurité aérienne et à l'évacuation d'urgence sont établies par le ministère des Transports et soumises à l'approbation de celui-ci. Le tribunal en vient à la conclusion que, en ce qui concerne les faits, aux États-Unis et au Canada, les normes minimales d'acuité

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visuelle pour les agents de bord ont été soit oubliées, soit jugées trop peu importantes relativement à la sécurité du public en général.

Les intimées ont fait valoir que le seul fait que les normes minimales ne fassent l'objet d'aucune réglementation ne justifie pas l'établissement de normes. Selon le témoignage des experts médicaux appelés à la barre par les intimées, le Dr McFadden et le Dr Keeney, 20/100 constitue une norme raisonnable pour les agents de bord. Il appert toutefois des éléments de preuve présentés que la norme minimale d'acuité visuelle pour les pilotes de ligne est de 20/200 aux États-Unis et au Canada. En fait, le Dr Keeney a témoigné que certains pilotes de ligne professionnels exercent leurs fonctions avec un seul oeil. L'acuité visuelle non corrigée de Tina (Hubbert) Radford est de 20/200, de sorte qu'elle satisfait aux normes qui s'appliquent aux pilotes de ligne canadiens mais non à celles établies par les intimées pour les agents de bord.

Il importe de souligner que les pilotes de ligne professionnels sont tenus de subir chaque année au moins un examen médical qui porte notamment sur leur acuité visuelle. A l'heure actuelle, les intimées n'exigent pas de leurs agents de bord qu'ils subissent un examen chaque année quant à leur acuité visuelle. Le tribunal ne peut que conclure que les normes d'acuité visuelle constituent un facteur de sécurité important lorsqu'il s'agit de recruter un agent de bord, mais que ce facteur perd toute importance lorsqu'il s'agit de garder un employé à son service. En effet, appelé à témoigner par Wardair, M. Stewart a déclaré qu'il avait travaillé au service de Wardair à titre d'agent de bord pendant plus de dix ans sans qu'il n'ait été soumis de nouveau à un examen de son acuité visuelle.

Il semble acquis que la technique liée à l'utilisation des lentilles souples, plus particulièrement, a fait de grands progrès au cours de la dernière décennie. Suivant le témoignage des plaignants, l'un et l'autre portent des verres de contact sans problèmes. D'ailleurs, Mme Radford a témoigné que ses verres de contact étaient demeurés bien en place lorsqu'elle avait été heurtée par une auto en traversant la rue et projetée sur un îlot directionnel. M. Cremona a, quant à lui, déclaré qu'il n'éprouve pas de difficultés à porter des verres de contact et que le port de ceux-ci ne lui occasionne pas de temps d'inactivité important.

Pour établir le caractère raisonnable de leurs normes minimales, les intimées ont chacune présenté des éléments de preuve dans le but de prouver :

  1. leur préoccupation liée à la sécurité advenant le déplacement des lunettes ou des verres de contact;
  2. leur préoccupation quant à la sécurité du public en général advenant un écrasement d'avion qui entraîne le déplacement des lunettes ou des verres de contact d'un agent de bord qui ne satisfait pas à leurs normes minimales;
  3. le temps d'inactivité lié à l'utilisation de verres de contact compte tenu des facteurs ambiants dans un avion en cours de vol.

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Le tribunal estime, compte tenu de la prépondérance des probabilités, que la preuve relative au déplacement éventuel des lunettes et, en particulier, des verres de contact, est insuffisante pour justifier les normes minimales d'acuité visuelle des intimées. Il semble en effet que les études déposées par les plaignants et les intimées, notamment celle déposée sous la cote HR-4, tendent à réfuter la théorie voulant que les verres de contact se déplacent facilement dans des conditions extrêmes. De plus, il ressort d'un témoignage que des athlètes qui portent des verres de contact excellent dans les sports de contact comme le football et le hockey.

Même si on y insiste beaucoup sur la nécessité d'assurer la sécurité dans l'industrie du transport aérien, les reconstitutions d'écrasements d'avions sur cassettes vidéo apportent peu de faits à l'appui du risque de déplacement des verres de contact. Dans le cas de l'écrasement de l'avion d'Aloha Airlines, l'un des agents de bord portait des verres de contact. Les intimées demandent au tribunal de tenir pour acquis que l'écrasement d'un avion peut entraîner le déplacement des verres de contact et que s'il ne satisfait pas aux normes minimales d'acuité visuelle, l'agent de bord mettra en danger la sécurité des passagers en cas d'évacuation. Le tribunal estime que la preuve n'est pas concluante, compte tenu de la prépondérance des probabilités, de sorte qu'il ne peut tirer pareille conclusion. Il ressort des preuves documentaires que, dans une cabine d'avion, à différentes pressions atmosphériques, les verres de contact ne causent pas de troubles visuels importants ni ne sont nécessairement sensibles à la fumée, au conditionnement de l'air ou au manque d'oxygène.

A partir des faits relatifs à l'existence d'une exigence professionnelle justifiée, le tribunal tire les conclusions suivantes :

  1. aucune réglementation ne fixe de normes minimales d'acuité visuelle à l'égard des agents de bord;
  2. la seule norme minimale d'acuité visuelle qui soit pertinente en l'espèce et qui soit établie par le ministère des Transports est celle fixée à l'égard des pilotes de ligne, soit une vision non corrigée de 20/200;
  3. les plaignants Radford et Cremona portent tous deux des verres de contact sans éprouver de difficultés à cet égard; M. Cremona jouit d'une expérience de travail concluante à titre d'agent de bord;
  4. compte tenu de la prépondérance des probabilités, les éléments de preuve présentés ne permettent pas de conclure qu'il est justifié d'interdire le port des verres de contact en raison de leur déplacement éventuel ou en raison de la sécurité et des facteurs ambiants.

Après avoir examiné tous les éléments de preuve et compte tenu de la prépondérance des probabilités, le tribunal juge que les intimées ne se sont pas déchargées du fardeau d'établir que leurs normes minimales d'acuité visuelle constituent une exigence professionnelle justifiée au sens de l'alinéa 15a) de la Loi.

Il reste encore une autre question à trancher relativement à l'existence d'une exigence professionnelle justifiée, à savoir si les

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intimées se sont acquittées de l'obligation de prouver qu'elles n'ont pu composer avec les plaignants sans s'imposer de contraintes excessives.

La Cour suprême du Canada a bien établi, dans bon nombre d'arrêts, que cette obligation s'ajoute aux autres et qu'elle incombe à l'employeur intimé qui cherche à prouver l'existence d'une exigence professionnelle justifiée au sens de l'alinéa 15a) de la Loi.

Dans Commission des droits de la personne du Québec c. Ville de Brossard et Line Laurin, [1988] 2 R.C.S. 279, le juge Beetz précise quels sont les critères à retenir :

(2) La règle est-elle bien conçue de manière que l'exigence quant à l'aptitude ou à la qualité puisse être remplie sans que les personnes assujetties à la règle ne se voient imposer un fardeau excessif? Cela nous permet d'examiner le caractère raisonnable des moyens choisis par l'employeur pour vérifier si l'on satisfait à cette exigence dans le cas de l'emploi en question.

Par ailleurs, dans Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Saskatoon (Ville), [1989] 2 R.C.S. 1297, la Cour suprême s'exprime ainsi :

Quoiqu'il ne soit pas absolument nécessaire de faire subir des tests à chaque employé, il se peut que l'employeur ne parvienne pas à s'acquitter de l'obligation qui lui incombe de prouver le caractère raisonnable de l'exigence s'il ne fournit pas une réponse satisfaisante à la question de savoir pourquoi il ne lui a pas été possible de traiter individuellement les employés, notamment en administrant des tests à chacun d'eux. S'il existe une solution pratique autre que l'adoption d'une règle discriminatoire, on peut conclure que l'employeur a agi d'une manière déraisonnable en n'adoptant pas cette autre solution.

En outre, dans Commission des droits de la personne de l'Alberta c. Central Alberta Dairy Pool et autres (jugement rendu le 13 septembre 1990), le juge Sopinka conclut :

L'employeur qui veut se prévaloir d'une règle générale ayant pour effet d'établir une discrimination fondée sur la religion doit démontrer qu'il a considéré les répercussions de cette règle sur les pratiques religieuses de ceux à qui elle s'applique, et qu'il n'existait aucune solution raisonnable qui ne lui aurait imposé des contraintes excessives. Ce qui est raisonnable dans ces circonstances est une question de fait. Si l'employeur n'arrive pas à expliquer pourquoi il ne peut composer individuellement avec ses employés, sans contrainte excessive pour lui, on conclura ordinairement qu'il ne s'est pas acquitté de son obligation d'accommodement et que l'EPR n'a pas été établie.

Puis, à la page 12, il ajoute :

Comme on l'a dit plus haut, l'employeur doit établir qu'il ne lui était pas possible de composer avec l'appelant sans s'imposer des contraintes excessives.

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En l'occurrence, pour M. Cremona, le processus de sélection a pris fin au stade de la demande d'emploi chez Wardair. Quant à Mme Radford, on l'a convoquée à une entrevue qui a pris fin prématurément, lorsqu'on a pris connaissance des données relatives à son acuité visuelle. Il ressort de la preuve présentée par les deux intimées que la candidature des plaignants n'a pas été sérieusement prise en considération une fois que l'on a constaté que ceux-ci ne satisfaisaient pas aux normes d'acuité visuelle, ce dont ils ont été informés par écrit. Rien n'indique que des mesures particulières d'adaptation ont été prises à l'égard de l'un ou l'autre des plaignants, qu'il s'agisse de tests, d'entrevues, d'examens médicaux ou d'autres mesures de sélection individuelles. Suivant les arrêts de la Cour suprême du Canada que le tribunal a pris en considération, il incombe aux intimées de convaincre le tribunal qu'elles n'ont pu composer avec les plaignants sans s'imposer de contraintes excessives. Or, après examen de la preuve, rien ne permet de conclure qu'elles se sont acquittées de quelque manière de cette obligation.

Par conséquent, le tribunal conclut que les plaignants ont réussi à prouver l'existence d'une discrimination tandis que les intimées ont échoué à s'acquitter de leur obligation aux termes de l'alinéa 15a) de la Loi, tel qu'il a été mentionné précédemment. Un tribunal doit par ailleurs se prononcer sur les redressements nécessaires. Tous les avocats ont convenu, au début de l'audience, que le tribunal examinerait la preuve relative à la discrimination et que, si l'existence de celle-ci était établie, une audience aurait lieu pour arrêter les redressements requis. Compte tenu de la décision du tribunal et du stade où en sont les procédures engagées, l'affaire est renvoyée au Greffe pour qu'une date d'audience soit fixée.

Fait le 20ième jour de mars 1991.

Carl E. Fleck, c.r., président

Dudley Campbell, membre

Judith Dohnberg, membre

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