Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 4/96 Décision rendue le 4 avril 1996

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, ch. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE: DALJIT S. DHANJAL le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE la Commission

- et -

AIR CANADA l'intimée

DÉCISION DU TRIBUNAL

LE TRIBUNAL Daniel Proulx - Président Jacinthe Théberge - Membre Marie-Claude Landry - Membre

ONT COMPARU: Eddie Taylor et Odette Lalumière, avocats de la Commission canadienne des droits de la personne Guy Delisle, avocat de l'intimée

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE: 14 au 16 décembre 1994 16 au 19 janvier 1995 30 janvier au 2 février 1995 6 au 9 mars 1995 18 au 20 et 26 au 28 avril 1995 26 au 29 juin 1995 Montréal (Québec)

TABLE DES MATIERES

I- LA PLAINTE

II- QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

a) Les règles de procédure et d'administration de la preuve devant le Tribunal

b) La recevabilité de la preuve portant sur la qualité de l'enquête menée par la Commission

c) La recevabilité de la déposition de l'enquêteur de la Commission

III- LA PREUVE

a) Les incidents invoqués par le plaignant

1. L'attitude générale de Guy Goodman

2. Les insultes à connotation raciale ou religieuse de Guy Goodman

3. L'affichage de dessins discriminatoires

4. Les évaluations de rendement du plaignant

5. L'incident du 2 novembre 1989

6. Le congédiement déguisé

b) La preuve de faits similaires

1. L'affichage d'un article de journal annoté pendant l'audience

2. La preuve statistique

IV- LA CRÉDIBILITÉ DES TÉMOINS

a) Le plaignant

b) Les collègues de travail du plaignant

c) Les membres de la direction d'Air Canada

d) Guy Goodman

1. La violation de l'ordonnance d'exclusion des témoins

2. La non-divulgation d'éléments de preuve pertinents par la Commission

V- LE DROIT EN MATIERE DE DISCRIMINATION ET DE HARCELEMENT RACIAL

a) Les notions de discrimination et de harcèlement ..

b) La responsabilité de l'employeur

VI- APPLICATION DU DROIT AUX FAITS

VII- DISPOSITIF

VIII-ADDENDUM : Le rôle du procureur de la Commission devant le Tribunal

Le plaignant, qui n'était pas représenté par avocat, soutient dans cette affaire que l'intimée Air Canada a exercé à son égard de la discrimination en violation des articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (ci-après LCDP) en le harcelant et en le défavorisant en matière d'emploi sur la base de sa race et de sa religion. Selon le plaignant, son superviseur immédiat, Guy Goodman, aurait agi de façon dominatrice à son endroit, l'aurait également injurié en utilisant des termes racistes ou méprisants pour sa religion et l'aurait même frappé, mais la direction d'Air Canada n'aurait rien fait de concret pour remédier à la situation, si ce n'est une lettre d'excuse. Le plaignant estime donc qu'il a été à toutes fins utiles forcé de démissionner, puisqu'il ne pouvait plus supporter ce climat de travail empoisonné et que la direction, au lieu de corriger la situation, l'a forcé à changer de position à la fin de l'année 1989 pour un poste aux responsabilités insignifiantes.

La Commission a appuyé les allégations du plaignant. Elle restreint cependant son argumentation à la discrimination et au harcèlement fondé sur la race. Elle n'a pas prétendu que le plaignant Daljit S. Dhanjal avait été victime de discrimination fondée sur sa religion.

Air Canada soutient pour sa part que le plaignant n'a pas été traité différemment des autres employés. Elle admet que les relations professionnelles entre MM. Dhanjal et Goodman posaient difficulté, mais selon elle, cela était dû à un conflit de personnalité entre les deux hommes ainsi qu'aux conséquences des sévères programmes de compression budgétaire ayant eu cours dans les années 1980. C'est ainsi que le plaignant n'a jamais accepté, selon l'intimée 1 l'abandon, en 1984, de son poste de dessinateur électricien qu'il aimait (celui-ci ayant été éliminé) et qu'il exerçait depuis plus de vingt ans pour exercer une autre fonction, celle de technicien - performance qu'il n'aimait pas, et 2 l'augmentation de sa charge de travail.

Dans cette affaire dont l'audience a été particulièrement longue - plus de 25 jours - compte tenu du fait qu'il n'y avait qu'un seul plaignant et qu'aucune allégation de discrimination systémique ou de lignes de conduite discriminatoires au sens de l'article 10 LDCP n'a été formulée, le Tribunal a entendu 28 témoins.

I- LA PLAINTE

Le texte de la plainte, rédigée et signée par Daljit S. Dhanjal le 10 avril 1990, se lit comme suit:

[TRADUCTION]

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Air Canada m'a traité de façon discriminatoire en me harcelant en raison de ma race et de ma couleur, en contravention de l'alinéa 14c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La société a ainsi contrevenu à l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

J'ai été au service d'Air Canada pendant 26 ans à titre de technicien - Performance. Entre 1986 et 1989, j'ai été victime des actes discriminatoires décrits ci-dessous en raison de ma couleur et du fait que je sois de religion sikh.

De 1986 à 1989, mon superviseur, M. Goodman, a agi de façon dominatrice à mon égard et a, à plusieurs reprises, formulé des remarques discriminatoires. Il a fait des blagues racistes et a insulté les Sikhs en ma présence. Par exemple, en 1986, après l'explosion de l'appareil d'Air India, il a fait le commentaire suivant : Two Sikhs are singing in the penitentiary. One Sikh is sitting here and singing. Je me suis plaint au directeur de l'Ingénierie, mais sans succès.

Le 2 novembre 1989, mon superviseur m'a frappé parce que je n'étais pas d'accord avec lui sur l'endroit où se trouvait un dossier. A la suite de cet incident, on m'a muté dans une autre unité de travail, où on m'a assigné des responsabilités sans importance. Je suis resté dans cette unité jusqu'au 31 décembre 1989.

J'ai déposé des plaintes auprès du directeur de l'Ingénierie opérations, du Service du personnel et de l'Ombudsman d'Air Canada. Je n'ai reçu qu'une lettre d'excuses.

Compte tenu de ces circonstances, j'ai dû prendre ma retraite le 31 décembre 1989, même si, à mon avis, j'étais tout à fait en mesure de continuer à travailler.

Air Canada n'a pas pris les mesures appropriées pour corriger la situation. Je soutiens que la société est entièrement responsable du harcèlement dont j'ai été victime.

II- QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

a) Les règles de procédure et d'administration de la preuve devant le Tribunal

Le Tribunal a été confronté à une situation inhabituelle dans cette affaire. En effet, le procureur de la Commission, Me Taylor, s'est montré très pointilleux sur les formalités techniques tant en matière de procédure que d'administration de la preuve, retardant souvent le déroulement de l'audience par des débats légalistes parfois longs et fastidieux en plus de donner à ce tribunal administratif l'allure d'une cour de justice civile, voire criminelle.

C'est ainsi que le procureur de la Commission a exigé constamment que

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la preuve documentaire soit présentée dans un ordre précis et selon une procédure très stricte et qu'il a soulevé de nombreuses objections sur la façon dont le procureur de l'intimée procédait pour l'identification de sa preuve documentaire.

Me Taylor s'est également objecté avec véhémence à la recevabilité de plusieurs témoignages et éléments de preuve en invoquant la plupart du temps des arrêts appliquant des principes d'administration de la preuve élaborés en droit criminel.

D'entrée de jeu, le Tribunal tient à rappeler que les règles concernant la procédure et l'administration de la preuve devant un tribunal administatif sont tout à fait distinctes des règles développées en droit civil et criminel et que, surtout, elles sont plus souples que ces dernières.

Ainsi, il a été maintes fois reconnu par la Cour fédérale que le Tribunal des droits de la personne, comme tout tribunal administratif, est maître de sa procédure: Fishing Vessel Owner's Association of British Columbia c. Canada, (1985) N.R. 376, p. 381 (C.A.F.); American Airlines c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1989] 2 C.F. 88, p. 95 (C.A.F.); Canada (C.R.T.C.) c. Canada (Tribunal des droits de la personne), (1991) 14 CHRR D/87, par. 12.

La Cour d'appel fédérale a également statué clairement sur l'autonomie des tribunaux admistratifs en matière d'administration de la preuve. Ainsi, dans Canada c. Mills, (1985) 60 N.R. 4, elle s'exprimait de façon non équivoque ceci:

[TRADUCTION]

Contrairement à ce qu'a présumé le juge-arbitre en chef, les conseils arbitraux, à l'instar des autres tribunaux administratifs, ne sont pas liés par les règles de preuve strictes qui s'appliquent devant les tribunaux criminels ou civils et, par conséquent, ils peuvent recevoir et retenir la preuve par ouï-dire. (p.5)

Lord Diplock, de la Cour d'appel du Royaume-Uni, a expliqué clairement et de façon convaincante les raisons qui ont conduit la jurisprudence anglaise à reconnaître l'autonomie des tribunaux administratifs en matière de preuve, sous réserve des règles de justice naturelle. Voici ce qu'il disait dans l'arrêt Regina c. Deputy Industrial Injuries Commissioner, [1965] 1 Q.B. 456, p. 488:

[TRADUCTION]

Pour des raisons historiques, en raison de la crainte que les jurys profanes soient incapables de différencier la valeur probante des différentes méthodes de preuve, les tribunaux de common law ont admis seulement ce que les juges considéraient alors comme la meilleure preuve. Ils ont ainsi exclu une grande quantité d'éléments de preuve qui, selon le bon sens, auraient aidé le juge des faits à en arriver à la conclusion qui s'imposait. [...] Ces règles techniques de preuve ne

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sont pas comprises dans les règles de justice naturelle.

En conséquence, il est clair que les règles techniques d'exclusion de certains éléments de preuve, développées notamment en droit criminel dans le contexte du procès par jury, sont inapplicables devant un tribunal administratif comme le Tribunal des droits de la personne. En effet, celui-ci, comme l'a reconnu la Cour suprême du Canada dans Canada c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554 possède une expertise supérieure dans l'évaluation des faits (et U.C.-B. c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353,) en matière de discrimination.

En outre, ce principe de l'inapplication des règles techniques d'exclusion de la preuve des cours de justice ordinaires a été reconnue de façon expresse par le Parlement. L'alinéa 50(2)c) LCDP stipule en effet ce qui suit:

(2) Pour la tenue de ses audiences, le tribunal a le pouvoir:

a) ... b) ... c) de recevoir des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu'il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire.

Le Parlement a donc indiqué de façon un peu plus claire que le Tribunal des droits de la personne n'est pas tenu de se conformer aux règles d'admissibilité de la preuve développées par les tribunaux judiciaires de juridiction civile ou criminelle. Cela s'explique par la mission fondamentale qui lui a été confiée: connaître de manière rapide et efficace tous les faits permettant de débusquer la discrimination et réparer le préjudice causé à ceux qui en sont victimes, plutôt que de punir les responsables: O'Malley c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, p. 547; Robichaud c. La Reine, [1987] 2 R.C.S. 84, p. 94.

Par conséquent, à part les contraintes posées par la Constitution du Canada elle-même et les principes de justice fondamentale énoncés par la jurisprudence en droit administratif, seule une disposition législative expressément applicable au Tribunal des droits de la personne, comme le par. 50(3) LCDP, peut déroger au principe d'admissibilité de la preuve énoncé à l'al. 50(2)c) LCDP. Cet alinéa, il n'est peut-être pas inutile de le rappeler, est en effet enchâssé dans une loi quasi constitutionnelle, c'est-à-dire une loi qui jouit d'une supériorité de principe sur la common law et sur toute autre norme législative ou réglementaire fédérale.

Si, donc, comme cela est manifeste, le Tribunal des droits de la personne s'est vu reconnaître tant par la jurisprudence que par le législateur un régime distinct et autonome d'administration de la preuve, il s'ensuit qu'une attitude légaliste et formaliste n'a pas sa place devant ce Tribunal. Ce qui compte dans la plupart des cas, ce n'est pas tant la recevabilité d'un témoignage que sa pertinence. Le Parlement a fait de ce

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Tribunal un organisme quasi judiciaire d'experts sur l'évaluation de la crédibilité de la preuve et c'est là-dessus que doit porter son enquête.

C'est ainsi que, à titre d'exemple, la preuve par ouï-dire est admise devant ce Tribunal, sous réserve de l'évaluation de sa valeur probante, bien qu'elle soit irrecevable devant les tribunaux judiciaires: Canada c. Mills, précité. La jurisprudence a en outre reconnu que la règle de la meilleure preuve ne s'applique pas devant un tribunal administratif: La Reine c. Deputy Industrial, précité. Encore que, dans le contexte d'une procédure quasi judiciaire impliquant un lis inter partes, l'équité procédurale exige que de telles preuves ne soient reçues que si la partie adverse a l'occasion non seulement de les réfuter, mais d'en tester la valeur probante par contre-interrogatoire: Cashin c. Radio-Canada, [1984] 2 C.F. 209 (C.A.) et Mills, précité. Voir aussi: Y. Ouellette, Aspects de la procédure et de la preuve devant les tribunaux administratifs, (1986) 16 R.D.U.S. 819-865.

Il faut donc rejeter sans trop hésiter les objections techniques diverses fondées sur le droit criminel ou le droit civil en général et qui faussent le processus simple, souple et efficace qu'a voulu instituer le législateur en mettant sur pied ce Tribunal. Cette attitude est plus souvent l'apanage des avocats de pratique privée représentant l'intimé, non habitués à agir devant un tribunal administratif et rassurés par le formalisme et la rigidité de règles techniques de preuve connues et appliquées par habitude. Toutefois, en l'espèce, c'est l'avocat de la Commission, dont la fonction est d'agir uniquement devant ce Tribunal, qui s'est comporté comme s'il s'agissait d'une cour de justice. Il est donc moins facile de lui trouver une excuse valable.

Pour s'assurer que les audiences se poursuivent sans interruption inutile ou inappropriée, le Tribunal dispose d'un outil efficace: dans le doute, il lui suffit de prendre les objections sous réserve et de poursuivre l'enquête, quitte à reporter à plus tard l'audition des plaidoiries. Pour ce faire, il faut d'abord rejeter sans hésiter, comme nous avons dû le faire du reste, les objections selon lesquelles le Tribunal n'aurait pas ce pouvoir et qu'il serait soi-disant dans l'obligation de trancher une question d'admissibilité d'une déposition avant même de la recevoir.

Bref, la règle d'or en ce qui concerne la recevabilité d'une preuve pourrait être formulée comme suit: toute preuve pertinente ou susceptible de l'être et qui, selon les règles de l'équité procédurale et de la justice fondamentale élaborées en droit administratif, ne porte pas indûment préjudice à la partie adverse, est recevable par un tribunal des droits de la personne comme le permet expressément l'al. 50(2)c) LCDP, sous réserve de sa décision finale quant au poids à lui accorder dans les circonstances.

Pertinence et équité sont donc les deux éléments-clés dans le régime autonome d'administration de la preuve de ce Tribunal par ailleurs pleinement maître de sa procédure. En outre, même si sa pertinence n'est pas claire au moment où est soulevée l'objection fondée sur ce motif, une

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preuve est recevable lorsque le Tribunal est d'avis qu'elle est potentiellement pertinente. En d'autres termes, dans le doute, le Tribunal peut trancher en faveur de sa recevabilité.

Cette position se justifie d'abord par le mandat confié au Tribunal et qui consiste à prendre connaissance de tous les faits pouvant l'aider à évaluer la crédibilité des témoins et à tirer des conclusions de fait sur les actes de discrimination allégués. Elle se justifie également par le libellé de l'art. 50 LCDP qui stipule que le Tribunal doit donner aux parties la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter [...] des éléments de preuve ainsi que leurs observations.

Plusieurs objections ont donc été soulevées sur la base de l'irrecevabilité de certaines dépositions ou de certains éléments de preuve. Nous allons disposer immédiatement, à partir des principes énoncés ci-dessus, d'un certain nombre de ces objections. Toutefois, comme on pourra le constater, les objections à la recevabilité de certaines dépositions seront traitées plus loin, lors de l'examen de la preuve comme tel.

b) La recevabilité de la preuve portant sur la qualité de l'enquête menée par la Commission

Au début des audiences, c'est-à-dire lors de la présentation de son exposé introductif, le procureur de l'intimée, Me Delisle, a indiqué qu'il avait l'intention de présenter une preuve démontrant que l'enquête avait été menée de façon inacceptable dans cette affaire et qu'elle avait été tintée de préjugés de la part de l'enquêteur de la Commission. Ce qui, selon lui, explique pourquoi des procédures ont été inutilement intentées devant ce Tribunal.

Me Taylor, le procureur principal de la Commission, s'est objecté vigoureusement à la présentation d'une telle preuve. Selon lui, le Tribunal n'a aucune compétence pour recevoir des éléments de preuve, tirer des conclusions de fait ou ordonner un redressement concernant la qualité de l'enquête menée par la Commission. La qualité de cette enquête et le respect par l'enquêteur de la Commission des règles de justice naturelle sont des questions qui ne peuvent être soulevées, a-t-il plaidé jurisprudence à l'appui, que devant la Cour fédérale au moment opportun.

Nous avons donné raison à la Commission sur ce point dans une décision que nous avons rendue par écrit le 30 janvier 1995 et qu'il est utile de reproduire ici:

Le Tribunal est d'accord avec le procureur de la Commission lorsqu'il affirme que la compétence du Tribunal est confinée à celle qui lui est conférée par la Loi canadienne sur les droits de la personne, aux articles 49, 50 et 53 notamment.

En vertu du par. 50(1), Le tribunal [...] examine l'objet de la

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plainte pour laquelle il a été constitué [...]

Le par. 53(1) se lit comme suit: A l'issue de son enquête, le tribunal rejette la plainte qu'il juge non fondée.

En conséquence, le Tribunal estime que la qualité de l'enquête menée par la Commission n'est pas de sa juridiction et qu'il ne peut en tirer aucune conclusion de fait. Il s'agit d'une question distincte qui relève d'une autre instance. L'intimée n'est donc pas autorisée à assigner des témoins afin de leur permettre de témoigner sur la façon dont la Commission a mené son enquête.

Devant ce Tribunal, la question n'est pas de savoir si la Commission a mené son enquête correctement, complètement et sans préjugés, ni de savoir si la Commission a respecté les règles de justice naturelle. Il s'agit uniquement de savoir si, dans les faits, la plainte est fondée.

Ceci dit, le Tribunal est d'accord avec Me Delisle pour dire que, dans la mesure où la preuve est présentée dans le but d'aider le Tribunal à décider du bien-fondé de la plainte, il lui est possible d'assigner tous les témoins qu'il juge utiles, y compris l'enquêteur de la Commission, afin de recueillir leur déposition ayant trait aux faits pertinents à cette plainte.

En conséquence, les témoins assignés par les deux parties ne pourront être interrogés et contre-interrogés par les avocats que sur le bien- fondé de la plainte. Étant considérées non pertinentes, les questions portant sur la façon dont la Commission a mené son enquête ne seront pas autorisées.

c) La recevabilité de la déposition de l'enquêteur de la Commission

Par la suite, le procureur de l'intimée a assigné M. Jacques Lapommeray, l'enquêteur de la Commission dans cette affaire. S'appuyant sur notre décision du 30 janvier 1995, Me Taylor s'est opposé à cet interrogatoire. Selon lui, toute question posée à l'enquêteur porte forcément sur la qualité de son enquête et sur sa propre crédibilité, éléments de preuve qui ont été jugés inadmissibles par le Tribunal.

Le Tribunal a d'abord rejeté l'objection au motif que, comme il l'a précisé dans sa décision du 30 janvier 1995, le procureur de l'intimée est autorisé à assigner tous les témoins qu'il juge utiles, y compris l'enquêteur de la Commission, afin de recueillir leur déposition ayant trait aux faits pertinents à cette plainte. Cette décision impliquait, par sa nature même, que toute question adressée à l'enquêteur n'est pas nécessairement liée à sa crédibilité ou à la qualité de son enquête.

De fait, Me Delisle a assigné M. Lapommeray dans le seul but de permettre au Tribunal d'évaluer la crédibilité du plaignant, un élément

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hautement pertinent dans une plainte de harcèlement comme celle-ci. Toutefois, comme certaines questions de Me Delisle portaient sur la formation du témoin et pouvaient être interprétées comme remettant en cause sa propre crédibilité et la qualité de son enquête, le Tribunal a pris les objections répétées de Me Taylor sous réserve.

Comme l'avait promis Me Delisle, il s'est agi de questions préliminaires et secondaires. L'interrogatoire a porté essentiellement sur les détails de la déposition que M. Lapommeray a reçue du plaignant au cours de son enquête et de ses contradictions avec le témoignage que le plaignant a livré devant ce Tribunal. L'interrogatoire a donc porté sur la crédibilité de M. Dhanjal, une question dont la pertinence n'est pas contestée.

L'ensemble du témoignage de M. Lapommeray est donc jugé entièrement recevable et pertinent. Par conséquent, les objections de Me Taylor ne sont retenues qu'à l'égard des quelques questions préliminaires qui ont été posées à ce témoin sur sa formation et dont le Tribunal ne tiendra pas compte dans sa décision.

III- LA PREUVE

Daljit S. Dhanjal est né à Bengal en Inde le 12 mars 1937. Il était donc âgé de 57 ans au début des audiences et de 52 ans lorsqu'il a quitté Air Canada. Il a fait ses études universitaires en Inde puis il a travaillé pour la Direction générale des Postes à New Delhi à titre de dessinateur mécanicien pendant environ six ans. Par la suite, il a travaillé sur des avions militaires pour les Forces armées indiennes.

M. Dhanjal est arrivé au Canada le 1er avril 1963 et comme il est de religion Sikh, il portait alors la barbe et le turban. Dès son arrivée, M. Dhanjal a posé sa candidature à Air Canada et le 19 avril 1963 il y est embauché à titre de dessinateur mécanicien dans le département d'Ingénierie. M. Dhanjal n'est cepandant pas ingénieur et n'a pas de formation dans ce domaine. Sa formation et son expertise sont ceux de sa fonction de dessinateur mécanicien.

Au début des années 1970, M. Dhanjal décide de se couper la barbe et de cesser de porter le turban. Entre 1963 et 1985, ses évaluations de rendement sont très bonnes. De plus, il affirme avoir obtenu en 1982 et en 1985 le premier prix au concours des meilleures suggestions des employés. Cette affirmation est toutefois contestée par l'intimée. Il appert en effet que les prix remportés par M. Dhanjal étaient pour le département d'Ingénierie seulement, un des plus petits départements à Air Canada, et non pour l'ensemble de la société.

Les parties reconnaissent par ailleurs que ce n'est que vers 1985, soit lorsque que Guy Goodman est devenu le supérieur immédiat du plaignant, que les problèmes ayant donné naissance à cette cause ont commencé. Encore que l'intimée présentera des témoins afin de démontrer que M. Dhanjal, en

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raison de sa personnalité difficile, avait des problèmes de relations professionnelles avec ses collègues de travail ou ses supérieurs antérieurement à 1985 et que ces problèmes n'ont fait que s'aggraver au contact de Guy Goodman entre 1985 et 1989.

Le plaignant prétend avoir été victime de discrimination et de harcèlement racial et religieux en rapport avec six catégories de comportement imputées soit à son superviseur immédiat, soit à la direction d'Air Canada. Ces catégories, que nous examinerons successivement, sont les suivantes: 1) l'attitude générale de Guy Goodman; 2) les insultes à connotation raciale ou religieuse de Guy Goodman; 3) l'affichage de dessins discriminatoires 4) ses évaluations de rendement; 5) l'incident du 2 novembre 1989; 6) son congédiement déguisé. Nous aborderons ces six rubriques successivement.

La Commission a également présenté une preuve de faits similaires consistant, d'une part, en l'affichage chez Air Canada d'une découpure de journal annotée de façon discriminatoire pendant l'audience et, d'autre part, en une preuve statistique démontrant la sous-représentation des employés appartenant à des minorités visibles chez l'intimée. Nous examinerons cette preuve tant du point de vue de sa recevabilité que de sa pertinence.

a) Les incidents invoqués par le plaignant

1. L'attitude générale de Guy Goodman

Selon le plaignant, son superviseur immédiat, qui était Guy Goodman entre 1984 et 1989, avait à son endroit une attitude arrogante, autoritaire, colonialiste et harcelante. Il le critiquait continuellement, le traitait avec mépris en utilisant un langage discrimatoire et était toujours sur son dos, le pourchassant jusque dans les pauses-cafés et à l'heure du lunch pour lui poser des questions sur son travail. Or, M. Goodman était, d'après lui, plus ou moins compétent pour être directeur de sa Section: ses qualifications n'étaient pas évidentes et il commettait souvent des erreurs dans les listes de données que la Section Études de performances devait produire, erreurs qu'il était du reste incapables d'admettre. Il affirme que M. Goodman a dû par exemple se rendre par deux fois à Athènes pour corriger une erreur grave de sa part.

Sept témoins ont été appelés à donner leur opinion sur la personnalité de Guy Goodman et son attitude à l'endroit du plaignant. Qu'il s'agisse des collègues de travail du plaignant et subordonnés de M. Goodman à l'époque pertinente (Mmes Tzirtziganis et Berthiaume et M. Quail), du supérieur immédiat de M. Goodman (Gord Helm), d'un cadre de même niveau que M. Goodman (John Davidson), tous sont d'accord sur un point: M. Goodman avait un style de gestion autoritaire peu usité en Amérique du Nord. C'était un patron arrogant, directif et qui voulait tout contrôler.

C'était aussi un homme qui avait du mal à accepter la critique et à

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admettre ses erreurs, ce qui, selon John Quail, menait à de fréquentes chicanes avec ses subordonnés. Par ailleurs, M. Quail a précisé qu'il a lui-même été, comme les autres, souvent victime de la détestable habitude de M. Goodman de pourchasser ses employés jusqu'aux pauses-cafés et heures de lunch pour obtenir une réponse à ses interrogations. Ce témoignage a été corroboré par Gilles Ricard, un collègue d'une autre section du département d'Ingénierie (il s'est retiré en 1990) avec qui M. Quail allait dîner tous les midis. Selon M. Ricard, John Quail se plaignait souvent du style de gestion de Guy Goodman qui était bien différent de celui de son prédécesseur, un certain M. Blom.

Bref, de l'avis unanime, c'était un patron difficile et arrogant, mais il se comportait ainsi avec tout le monde. En sorte que plusieurs employés, dont M. Dhanjal, étaient frustrés par son style de gestion et n'aimaient pas travailler sous sa direction.

M. Goodman a lui-même été appelé à commenter son propre style de gestion. Il a avoué qu'il était perçu comme un patron autoritaire, arrogant et insensible tant par ses collègues que par ses subordonnés lorsqu'il était directeur de la Section Études de Performances entre 1985 et 1990. Il dit qu'il ne réalisait pas cela à l'époque, mais qu'il fut bien obligé de l'admettre lorsque les résultats de son Social Style Profile (pièce R-1, ong. 25) fait par une maison spécialisée dans l'analyse de la gestion en octobre 1990 lui confirmèrent que telle était la perception des cinq autres employés (subordonnés, égaux et supérieurs) que M. Goodman avait lui-même choisis pour remplir un questionnaire destiné à évaluer son style de gestion.

Enfin, concernant l'allégation du plaignant selon laquelle il aurait eu à se rendre à Athènes à deux reprises pour corriger une erreur de jugement, M. Goodman a déclaré n'avoir jamais été à Athènes de sa vie et n'avoir commis aucune erreur dans ce dossier.

Sur cette première catégorie d'incidents, le plaignant est ainsi le seul à affirmer que M. Goodman le traitait différemment des autres employés et qu'il était, davantage que les autres, victimes de l'arrogance et des contrôles constants de M. Goodman.

Nous sommes d'avis qu'il faut préférer le témoignage de Mmes Berthiaume et Tzirtziganis et de M. Quail à celui du plaignant. Il s'agit de collègues de travail de ce dernier dignes de foi. Les témoignages de Gord Helm, Guy Goodman et John Davidson sont également jugés dignes de foi sur ce point, d'autant plus qu'ils sont corroborés par trois collègues de travail du plaignant dont la crédibilité n'a pas été remise en cause par la Commission. Compte tenu de la contradiction nette entre le témoignage du plaignant et celui de ses propres témoins, nous concluons que la Commission n'a pas fait la preuve, prima facie, d'une attitude généralement différente, méprisante ou discriminatoire de la part de Guy Goodman à l'endroit de Daljit S. Dhanjal.

2. Les insultes à connotation raciale ou religieuse de Guy Goodman

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Le plaignant a affirmé dans son témoignage que Guy Goodman faisait fréquemment usage de remarques discriminatoires lorsqu'il s'adressait à lui tout au long des années où il a été son superviseur. Toutefois, il n'a pu illustrer son affirmation que par deux exemples. Nous traiterons ici du premier (le second sera abordé plus loin, au point 5 concernant l'incident du 2 novembre 1989).

Le premier exemple d'insultes est celui de la phrase Two Singhs are singing in the penitentiary. One Singh is sitting here and singing. D'après M. Dhanjal, Guy Goodman a répété cette phrase à au moins trois reprises au cours de l'été et de l'automne 1986. En fait, il est clair qu'il y a erreur sur l'année en question. Il s'agissait en fait de 1985 puisque tant le plaignant que Guy Goodman lient cet incident à l'année de l'explosion d'un avion d'Air India. A l'époque, cette explosion avait fait l'objet de débats publics importants en raison de l'implication de Sikhs considérés comme des terroristes dans les medias.

La première fois que ces paroles ont été prononcées, soit en juin 1985, son collègue Quail était présent. Le plaignant dit ne pas avoir entendu distinctement les mots utilisés par M. Goodman et que c'est John Quail que les lui a rapportés. Ce dernier a déclaré toutefois ne pas avoir entendu les paroles incriminées. Selon M. Quail, M. Dhanjal s'est plaint parce que Guy Goodman s'était moqué de lui de façon méprisante au moyen d'un jeu de mots sur son nom. Il ne se souvient que des mots sing sing, parce que cela lui faisait penser à une chanson populaire. M. Quail a affirmé que le plaignant lui a parlé deux fois de cette phrase qu'il considérait insultante au cours de cet été-là, mais qu'il n'a plus jamais abordé ce sujet par la suite. Pour M. Quail, M. Dhanjal était hyper sensible sur les questions touchant à sa race ou à sa religion et il avait tendance à sauter vite aux conclusions.

Aucun autre employé de la Section Études de performances n'a entendu parler de cette phrase.

M. Goodman admet quant à lui avoir fait un jeu de mots une seule fois cette année-là, mettant en rapport le nom du plaignant (on l'appelait alors Singh) et le pénitencier Sing Sing. Comme la plainte formelle de Daljit S. Dhanjal indique qu'il a dit Two Sikhs are singing..., il a d'abord nié tout à fait avoir fait allusion aux Sikhs directement ou indirectement dans ce qu'il a appelé son jeu de mots. Voyant que M. Dhanjal était insulté, il affirme s'être excusé aussitôt, même s'il estimait qu'il s'agissait d'un jeu de mots plutôt inoffensif, quoique de mauvais goût. Il affirme aussi avoir renouvelé ses excuses à plusieurs reprises par la suite parce que le plaignant refusait de tourner la page et revenait constamment sur le sujet.

Selon le plaignant, M. Goodman a récidivé vers le mois d'octobre. Alors qu'ils étaient assis chacun à leur bureau en train de travailler, Guy Goodman lui a lancé la même remarque désobligeante et ce, de façon aussi gratuite qu'inattendue. Il affirme s'être alors plaint à Gord Helm, le supérieur de Guy Goodman. Il dit aussi avoir pris rendez-vous avec Manjit

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Singh et avec John Longo pour en discuter.

Manjit Singh était alors un cadre intermédiaire travaillant non pas à Dorval mais au centre-ville de Montréal dans la gestion de l'entreprise. M. Dhanjal l'a consulté à l'époque parce qu'il était un Indien d'origine et de religion Sikh (portant barbe et turban), et parce qu'il avait une certaine expertise dans la discrimination à l'endroit des minorités visibles. M. Singh faisait en effet partie d'un comité mis sur pied par le Conseil du Trésor pour étudier cette question et faire des suggestions au gouvernement sur la façon de combattre la discrimination à l'égard des minorités visibles dans la fonction publique et les sociétés d'État fédérales.

Quant à John Longo, il était, entre 1985 et 1989, chef de service, communications et participation des employés. Relevant directement du vice-président, Maintenance et Ingénierie, il avait pour mandat d'opérer, dans le secteur technique, un changement de culture dans le style de gestion à Air Canada. La société avait en effet décidé de passer du mode hiérarchisé caractérisé par un style de gestion directif et militaire, à un mode plus convivial avec une gestion de type participatif. M. Longo a donc été impliqué dans le dossier Goodman-Dhanjal parce que sa fonction comportait aussi un aspect coaching ou d'aide à la résolution des conflits entre superviseurs et employés du secteur Maintenance et Ingénierie.

Selon le plaignant, M. Goodman a récidivé à nouveau un mois plus tard, soit en novembre, en présence de Gilles Ricard, un collègue d'une autre section. Il dit s'être plaint de nouveau à Gord Helm et à John Longo. Il affirme même qu'ils ont eu une réunion ensemble et que M. Longo lui a alors confirmé que l'attitude de M. Goodman était inacceptable.

M. Ricard a cependant déclaré n'avoir jamais entendu Guy Goodman prononcer des insultes à caractère racial de quelque nature que ce soit. M. Dhanjal ne lui a jamais mentionné que Guy Goodman l'insultait par des commentaires discriminatoires à son endroit.

Gord Helm nie, quant à lui, avoir jamais rencontré et discuté avec M. Dhanjal de remarques discriminatoires faites par Guy Goodman.

M. Manjit Singh affirme que c'est en novembre 1987, non en 1985 ou 1986, qu'il a rencontré M. Dhanjal pour la première fois. Bien qu'il fut question du fait que Guy Goodman l'avait déjà injurié verbalement, c'est surtout de ses problèmes d'évaluation de rendement inadéquate que le plaignant l'a entretenu.

Quant à M. Longo, il est certain d'avoir été présenté pour la première fois à M. Dhanjal en mars 1988 seulement et qu'il a eu son premier entretien avec lui le mois suivant. Son témoignage est du reste appuyé sur un relevé de ses réunions fait le 20 novembre 1989 (pièce HR-16) à partir de ses entrées dans son agenda personnel.

M. Dhanjal dit aussi avoir abordé en privé le sujet des insultes dont il était l'objet avec Roger Morawski, le supérieur de Gord Helm jusqu'en

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1988, après une réunion tenue le 5 mai 1986 en présence de Gord Helm et Guy Goodman. L'existence et l'objet de cette réunion, qui portait sur l'évaluation de M. Dhanjal pour l'année 1985, ne font l'objet d'aucune contestation. Roger Morawski n'a toutefois pas été assigné à témoigner.

Neuf témoins ayant bien connu M. Goodman pour avoir travaillé avec lui ont donné leur avis concernant les tendances de Guy Goodman en matière de racisme. Quatre sont des retraités (MM. Helm, Hellstrom, Ricard et Davidson) et les cinq autres (Mmes Berthiaume, Tzirtziganis et Bowes ainsi que MM. Longo et Quail) sont toujours à l'emploi de l'intimée bien qu'ils n'ont aucun rapport régulier avec Guy Goodman qui a été affecté à d'autres fonctions dans une autre section. Leurs témoignages concordent: aucun n'a jamais entendu Guy Goodman faire des insultes ou des blagues à caractère racial à l'endroit d'un employé membre d'une minorité visible. Seul John Quail, un collègue du plaignant entre 1985 et 1989, dit avoir entendu M. Dhanjal se plaindre que M. Goodman l'avait injurié et ce, à propos d'une seule insulte jugée à caractère racial et religieux par M. Dhanjal, au cours de l'été 1985.

Enfin, l'enquêteur de la Commission a été interrogé sur le fait que son rapport ne fait mention que d'une seule occasion où Guy Goodman aurait prononcé les mots Two Sikhs are singing.... Il a dit qu'il ne souvenait pas si M. Dhanjal lui avait parlé d'autres occasions où ces mots ont été prononcés, mais que si tel avait été le cas, il les aurait problablement rapportés.

Sur cette deuxième catégorie d'incidents, le témoignage de M. Dhanjal n'est pas très corroboré. En plus d'avoir été hésitant et souvent confus, le plaignant à été contredit par tous les témoins, y compris ceux qui ont été appelés par la Commission et dont la crédibilité est très forte, dont MM. Longo et Manjit Singh, sur les dates en cause, sur l'existence de rencontres ou de discussions et sur le type d'individu qu'est Guy Goodman en matière de racisme.

Il y a également confusion sur le libellé même de l'insulte alléguée. Alors que, dans sa plainte formelle et même à certains moments de son témoignage, M. Dhanjal a affirmé que Guy Goodman avaient utilisé le mot Sikh pour le dénigrer en tant que Sikh, dans la majeure partie de son propre témoignage et dans les prétentions du procureur de la Commission, ce sont les mots Singh et Sing Sing qui ont constitué l'insulte. Cela est corroboré par John Quail qui ne se souvient que des mots Sing Sing.

Par ailleurs, on note que le plaignant est à nouveau seul à affirmer que Guy Goodman l'a insulté à plusieurs reprises au cours de l'année 1985 en lui lançant à l'improviste la fameuse phrase.

Il est donc clair que ladite phrase a été prononcée par Guy Goodman puisque ce dernier a admis l'avoir dite une fois au cours de l'été, bien que, insiste-t-il, il se soit excusé sur-le-champ, voyant que sa blague avait blessé M. Dhanjal. En revanche, le libellé de cette phrase est controversé. Compte tenu des contradictions du plaignant sur ce point-clé, comme sur bien d'autres, nous ne le croyons pas lorsqu'il prétend que Guy

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Goodman a fait allusion à sa religion en utilisant le mot Sikh. Nous sommes d'avis, comme le procureur de la Commission du reste, et en accord avec le témoignage de John Quail et de Guy Goodman, que la phrase en question était un jeu de mots sur le nom indien Singh et le nom du pénitencier Sing Sing.

Or une telle remarque n'a aucune connotation religieuse claire puisque, comme M. Manjit Singh l'a rappelé, tous ceux qui s'appellent Singh ne sont pas nécessairement Sikhs. Cela paraît particulièrement pertinent quand ledit individu ne porte ni la barbe, ni le turban depuis au moins quinze ans, comme c'est le cas pour le plaignant. Une telle remarque peut toutefois avoir une connotation raciale au sens large.

Nous concluons également, en ce qui concerne cette seconde catégorie d'incidents, que le témoignage du plaignant n'est pas digne de foi en ce qui concerne le fait que Guy Goodman aurait ensuite répété à deux reprises sa remarque Two Singhs are singing... au cours de l'année 1985. Telle que présentée, la première répétition est invraisemblable: on ne voit pas pourquoi Guy Goodman aurait lancé cette phrase à l'improviste et en l'absence totale d'interaction entre lui et le plaignant. Quant à la seconde, elle a été contredite par un témoin oculaire indépendant. Enfin, en toute probabilité, le plaignant n'a pas non plus parlé de ces récidives à l'enquêteur de la Commission puisque celui-ci a déclaré ne pas se souvenir qu'il en ait été question et que son rapport d'enquête n'en souffle pas mot.

Nous concluons également que Gord Helm n'a pas été avisé, que ce soit en 1985 ou en 1986, des propos estimés discriminatoires par M. Dhanjal. La communication en privé de tels propos au supérieur de Gord Helm, à savoir Roger Morawski, n'est pas crédible. Enfin, nous concluons que M. Dhanjal ne s'est jamais plaint, contrairement à ce qu'il a affirmé, de tels propos à John Longo au cours de l'année 1985 ou 1986. Nous sommes d'avis que le témoignage de ce dernier, appuyé sur une preuve documentaire, est plus crédible. Or, il confirme que le plaignant n'a eu son premier entretien avec John Longo qu'au mois d'avril 1988. Le plaignant n'en a pas parlé non plus, contrairement à son témoignage, à Manjit Singh avant 1987, comme ce témoin indépendant et digne de foi l'a confirmé.

En conséquence, la Commission n'a établi la preuve que d'un seul incident à connotation raciale, à savoir la remarque Two Singhs are singing in the penitentiary. One Singh is sitting here and singing prononcée au cours de l'été 1985.

3. L'affichage de dessins discriminatoires

Le plaignant a affirmé devant le Tribunal que deux dessins ayant pour objet de le dénigrer d'un point de vue religieux ou racial ont été affichés dans les lieux de travail. En 1986, quelqu'un a placé le dessin d'un bébé chimpanzé tétant une suce sur sa cloison de travail sous son nom et, en 1987, une caricature parue dans le quotidien The Gazette montrant un Indien

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Sikh cyclope écrasant du pied un enfant a été affiché sur le babillard du bureau d'Ingénierie, puis dans le couloir menant au bureau du plaignant. Il semble qu'à l'époque, les médias considéraient les Sikhs comme des terroristes cruels en raison de crimes horribles qu'ils avaient apparemment commis en Inde.

Dans les deux cas, M. Dhanjal dit s'être plaint à ses supérieurs. Pour ce qui est du bébé chimpanzé, il dit en avoir parlé à la secrétaire de Gord Helm, à Guy Goodman ainsi qu'à M. Helm lui-même. En ce qui concerne la caricature du Sikh cyclope, il dit avoir rencontré John Hellstrom, un collègue d'une autre section du département d'Ingénierie, et la secrétaire de Roger Morawski à ce sujet.

Que répondent à cela les collègues et supérieurs de M. Dhanjal? D'une façon unanime, ils ont déclaré sans hésitation la même chose: ils n'ont jamais vu ces dessins sur les lieux de travail et n'en ont jamais entendu parler. Ont été interrogés spécifiquement à ce sujet John Quail, Guy Goodman, Gord Helm, sa secrétaire Debrah Bowes, John Longo et John Hellstrom.

Par ailleurs, comme le rapport de l'enquêteur de la Commission des droits de la personne (pièce R-8) ne fait nulle part allusion à ces dessins, le procureur de l'intimée lui a demandé si M. Dhanjal lui en aurait parlé et s'il les lui avait montrés. A ce sujet, M. Lapommeray a donné une réponse hésitante et un peu ambiguë: M. Dhanjal lui avait parlé de ces caricatures, sans toutefois les lui montrer; il ne les a donc jamais vues et si son rapport n'en fait pas mention, c'est probablement, dit-il, parce que leur affichage était antérieur à la période de harcèlement alléguée, soit 1986-1989, ou encore que M. Dhanjal lui a parlé de l'existence desdites caricatures après la rédaction de son rapport (qu'il signa le 11 mars 1992). Comme M. Dhanjal a affirmé que ces documents avaient été affichés sur les lieux de travail en 1986 et 1987, il semble donc que seule la seconde hypothèse soit à retenir: le plaignant ne peut avoir abordé le sujet avec l'enquêteur de la Commission, si tant est qu'il l'ait fait, qu'après le mois de mars 1992. En outre, la plainte formelle que M. Dhanjal a signée et déposée à la Commission le 10 avril 1990 ne fait non plus aucune allusion à l'affichage de dessins discriminatoires sur les lieux de travail.

Le procureur de la Commmission a fait valoir dans sa plaidoirie que le témoignage de Guy Goodman n'est pas crédible lorsqu'il nie avoir jamais vu les deux dessins en question (pièces HR-2 et HR-3). Son argument repose sur le fait qu'en contre-interrogatoire, Guy Goodman aurait avoué que Me Delisle, le procureur d'Air Canada, les lui avait montrés le 15 décembre 1994, lorsqu'ils ont été mis en preuve par le plaignant. Cet argument doit être rejeté. Il est clair que les questions posées par Me Delisle portait essentiellement sur ce dont Guy Goodman avait pris connaissance sur les lieux de travail et que c'est dans ce contexte que M. Goodman a répondu n'avoir jamais vu les dessins incriminés lors de son interrogatoire-en- chef. C'est du reste ce qu'il a répété en contre-interrogatoire. Il n'y a donc là aucune contradiction susceptible de miner la crédibilité de Guy Goodman sur cet aspect de son témoignage.

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Comme, d'une part, le témoignage du plaignant a été contredit par tous les témoins entendus, y compris des témoins dont la crédibilité n'est pas contestée par la Commission et qui sont tout à fait dignes de foi, à savoir John Quail, Debrah Bowes, John Longo et John Hellstrom, et comme, d'autre part, les allégations du plaignant ne sont en aucune façon mentionnées dans la plainte qu'il a déposée à la Commission et dans son témoignage devant l'enquêteur de celle-ci, le Tribunal estime que le plaignant n'est pas digne de foi concernant cette troisième catégorie d'incidents et qu'il n'y a en conséquence aucune preuve prima facie de l'affichage des dessins en question sur les lieux de travail.

4. Les évaluations de rendement du plaignant

M. Dhanjal accuse son supérieur Guy Goodman d'avoir eu des exigences plus élevées à son égard, ce qui a conduit à des évaluations de rendement négatives pendant trois années consécutives, soit 1986, 1987 et 1988, alors qu'il avait toujours eu des évaluations positives depuis plus de vingt ans à Air Canada. (Les deux autres évaluations de rendement du plaignant faites par Guy Goodman, soit celles de 1985 et de 1989, ont aussi été favorables au plaignant). En somme, dit-il, c'était deux poids, deux mesures lorsqu'il s'agissait d'évaluer son rendement. M. Dhanjal affirme aussi avoir signalé par écrit, dans ses fiches d'évaluation pour les années 1986 et 1988, le comportement discriminatoire de Guy Goodman, mais que ni ce dernier ni son supérieur Gord Helm n'ont fait quoi que ce soit pour corriger la situation. M. Dhanjal se plaint aussi de ce que Guy Goodman n'a jamais donné suite à ses demandes de formation formulées par écrit dans sa fiche d'évaluation.

A ces accusations d'évaluation injuste, M. Goodman a répondu que le problème qu'il avait avec le plaignant en était un de productivité d'abord et avant tout, lequel était dû à une mauvaise organisation de son travail, à un manque de motivation, au fait qu'il se laissait distraire par tout ce qui se passait autour de lui (conversations des collègues, nouveau PC, affaires personnelles, etc.), et enfin à sa résistance au changement de style de gestion qu'il jugeait nécessaire d'instaurer.

M. Goodman admet en outre qu'il y avait souvent entre lui et M. Dhanjal des discussions interminables sur la manière de faire le travail. Selon lui, M. Dhanjal avait des opinions bien arrêtées à ce sujet et il faisait exprès pour le confronter au lieu d'admettre ses erreurs. Le plaignant, dit-il, était incapable d'accepter les critiques, même constructives, qu'il lui adressait pour tenter d'améliorer sa productivité. Il avait aussi tendance à l'accuser de racisme à chaque fois qu'il le critiquait.

M. Goodman admet enfin avoir vu les commentaires écrits du plaignant dans ses fiches d'évaluation concernant son attitude et ses propos discriminatoires. Il déclare même avoir indiqué à son supérieur, Gord Helm, que M. Dhanjal le traitait de raciste lorsqu'il critiquait son

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travail. Selon lui, ils sont toutefois vite tombés d'accord pour conclure qu'il n'y avait pas grand'chose à faire par rapport à ces plaintes parce qu'elles étaient sans fondement. Elles ne faisaient que démontrer, une fois de plus, le caractère difficile et belliqueux de M. Dhanjal.

Quant à la plainte selon laquelle il n'aurait jamais donné suite aux désirs de M. Dhanjal en matière de formation professionnelle offerte par la société, M. Goodman a indiqué que le plaignant avait en partie raison. Il n'était pas possible, dit-il, de donner immédiatement suite à ses demandes, vu l'augmentation constante de la charge de travail due aux réductions successives de personnel. Il ne lui a pas non plus permis de suivre des cours d'ordinateur parce qu'il estimait que cela n'était pas nécessaire pour son travail vu qu'à l'époque, seul John Quail avait besoin de travailler avec l'ordinateur de la Section Études de performances. Par contre, il affirme avoir donné satisfaction partiellement au plaignant lorsque ce fut possible, notamment en l'autorisant en 1987 à suivre les cours de familiarization flight en 1987 ainsi que des cours de gestion (appelés POM et INT) qu'il avait demandés.

Pour sa part, Gord Helm a affirmé que les évaluations négatives dont le plaignant a fait l'objet entre 1986 et 1988 étaient pleinement méritées. A son avis, les attentes de Guy Goodman étaient raisonnables et le plaignant refusait de s'y conformer. M. Dhanjal était, selon lui, un employé difficile qui avait du mal à entretenir des relations harmonieuses tant avec ses supérieurs qu'avec ses collègues de travail. De plus, il refusait d'accepter le changement mis en place par M. Goodman dans l'organisation du travail.

Pour lui, M. Goodman était un gestionnaire de premier ordre. Le problème relationnel entre Guy Goodman et Daljit S. Dhanjal était causé par un conflit de personnalité entre un patron au style autoritaire et un employé incapable d'accepter l'autorité. M. Helm a même prétendu que le plaignant avait été transféré dans la Section Ingénierie opérations en 1984 parce que, entre autres raisons, il avait à l'époque des différents avec son superviseur. De plus, son premier patron dans la Section Ingénierie opérations, Neils Blom, lui avait indiqué à l'époque que M. Dhanjal avait du mal à entretenir de bonnes relations avec ses collègues de travail. Ce témoignage est appuyé d'une preuve documentaire: M. Blom avait fait une évaluation négative des capacités du plaignant en matière de relations professionnelles dans sa fiche d'évaluation de rendement pour l'année 1983 en plus d'ajouter la note suivante: L'employé doit mieux se préparer en vue des discussions avec ses collègues. (pièce HR-1, ong. 3)

Interrogé sur cette remarque négative, M. Dhanjal a dit que M. Blom (décédé vers la fin de l'année 1983) était satisfait de son rendement en général et qu'il lui avait donné une mauvaise note pour ses aptitudes à travailler avec ses pairs, parce qu'une mention négative donnerait plus de crédibilité à son évaluation. Sur ce point, le Tribunal préfère sans hésitation la version de Gord Helm parce qu'elle est conforme à la preuve documentaire et parce qu'elle est beaucoup plus vraisemblable que celle de M. Dhanjal. 18

Dans les rencontres qu'il a eues avec le plaignant, Gord Helm a déclaré qu'il n'a jamais été question d'autre chose que des problèmes de productivité de M. Dhanjal et de la manière de redresser cette situation. Il affirme catégoriquement que M. Dhanjal ne s'est jamais plaint de remarques ou d'attitude discriminatoires de la part de Guy Goodman lors de ces rencontres. Il a dit par ailleurs ne pas se souvenir que ce dernier l'ait entretenu spécifiquement des plaintes de remarques discriminatoires de M. Dhanjal.

Quant aux plaintes formulées par écrit à ce sujet par le plaignant dans ses fiches d'évaluation de rendement pour les années 1986 et 1988, Gord Helm affirme ne les avoir jamais vues. Il explique cela par le fait qu'elles ont été ajoutées après coup par M. Dhanjal, soit après qu'il les ait lues, approuvées et signées. Il a par ailleurs fait remarquer au Tribunal que la note personnelle que le plaignant lui a fait parvenir au sujet du comportement de Guy Goodman (pièce R-18) au mois de mars 1987, omettait complètement de parler des remarques discriminatoires de Guy Goodman qu'on retrouve pourtant dans son ajout à sa fiche d'évaluation de l'année 1986. Il n'était question sur cette fiche que de l'attitude dominatrice de ce dernier et de ses remarques inacceptables. Du reste, le plaignant ne lui a jamais fourni, dit-il, d'explication sur le sens de cette épithète.

La secrétaire de M. Helm entre 1986 et 1988, Mme Debrah Bowes, est venue confirmer que les commentaires de M. Dhanjal sur le comportement et les remarques discriminatoires de Guy Goodman ont été dactylographiés par elle et ajoutés après que son patron ait signé la fiche d'évaluation de rendement pour l'année 1986. Elle a également confirmé que M. Dhanjal recevait souvent des appels de l'extérieur, c'est donc dire des appels personnels pendant les heures de travail.

M. Helm a déclaré enfin que John Longo, qui fut impliqué dans le dossier Goodman-Dhanjal à partir de 1988, ne lui a jamais parlé du comportement discriminatoire de Guy Goodman à l'endroit de M. Dhanjal.

Sur le rendement du plaignant, le Tribunal a entendu le témoignage de plusieurs personnes. Tout d'abord, Georges Vann qui fut son patron entre 1963 et 1975 en tant que dessinateur en chef, a témoigné que M. Dhanjal avait un rendement pleinement satisfaisant, voire supérieur à cette époque, comme dessinateur.

Le Tribunal a entendu John Davidson, un collègue de la Section Avionique, voisine de la Section Études de performances, deux sections fonctionnellement liées. M. Davidson a été promu chef de cette section en 1987 et a pris sa retraite en 1991. Selon lui, lorsque M. Dhanjal travaillait comme dessinateur, c'est-à-dire jusqu'en 1984, il faisait un bon travail mais il était plutôt lent à produire les dessins demandés. Lorsqu'on lui demandait de faire quelque chose, il passait son temps à soulever des objections et à argumenter, prétendant constamment qu'il n'avait pas à faire cela. Il affirme l'avoir observé personnellement. De plus, il a remarqué que le plaignant avait une tendance marquée à irriter ses collègues de travail en leur disant ce qu'ils avaient à faire ou

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comment ils devaient exécuter leur travail.

Quant aux collègues de travail immédiats de M. Dhanjal, ils ont livré un témoignage allant dans le même sens. Guy Goodman était un patron très strict et très exigeant. Il voulait toujours tout contrôler. Cependant, il avait les mêmes exigences pour tous ses subordonnés. Mmes Berthiaume et Tzirtziganis ont toutes les deux observé que leurs relations interpersonnelles étaient difficiles avec M. Dhanjal, celui-ci cherchant sans cesse à provoquer des réactions chez son interlocuteur. Cela produisait donc des relations tendues avec lui. Mme Berthiaume a ajouté que M. Dhanjal avait des désaccords fréquents non seulement avec Guy Goodman, mais également avec John Quail, l'ingénieur sénior de la Section. Guy Goodman a corroboré cette dernière observation.

Chantal Berthiaume a même ajouté qu'un jour M. Dhanjal lui a conseillé d'utiliser le fait qu'elle était une femme pour obtenir l'emploi qu'elle recherchait à Air Canada.

Pour John Quail, la cause des rapports cahoteux entre MM. Goodman et Dhanjal ne résidait pas en des exigences différentes à l'endroit de ce dernier. Il s'agissait plutôt d'un conflit de personnalité. M. Dhanjal ne pouvait pas supporter M. Goodman et ses méthodes de gestion marquées par des contrôles quotidiens du travail de chacun et l'irrespect des pauses réservées au café et au lunch. Sans être d'accord avec les méthodes de M. Goodman qui, selon lui, ralentissait le travail et diminuait la productivité de la Section, M. Quail dit s'être accommodé de l'attitude arrogante et directive de M. Goodman. Ce qui ne fut pas le cas de M. Dhanjal qui n'a jamais accepté le style de gestion de Guy Goodman.

Quant à John Longo qui a été impliqué dans le dossier Goodman-Dhanjal en 1988 pour tenter de résoudre les conflits entre ces deux employés, il estime également que le problème n'en était pas un de discrimination raciale du patron à l'égard de son subordonné. Il ne se souvient pas que M. Dhanjal ait soulevé cette question lors des nombreuses rencontres qu'il a eues avec lui en 1988 et 1989 (au moins sept en tout), sauf peut-être une allusion au début en 1988. M. Dhanjal n'est pas revenu sur le sujet par la suite. Il insistait plutôt sur l'attitude dictatoriale de son patron, sur sa non-réceptivité et sur ses évaluations de rendement inadéquates:

[TRADUCTION]

« A ma connaissance, il n'était pas question de racisme lors de nos rencontres - Goodman, Dhanjal et moi-même. Nous discutions de rendement./(Transc., p. 1570)

La conclusion de John Longo était alors la suivante: il s'agissait essentiellement d'un conflit de personnalité. Le style britannique, c'est-à-dire arrogant, directif et autoritaire de Guy Goodman était incompatible avec un individu d'origine indienne comme M. Dhanjal. Pour celui-ci, ce style de gestion transposait entre Guy Goodman et lui-même des rapports hyérarchiques de type colonialiste.

C'est ainsi que, selon lui, le conflit entre ces deux hommes se

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prolongeait jusque dans l'éthique de travail. Les erreurs que commettait à l'occasion Guy Goodman dans les diverses listes de données à produire étaient considérées par M. Dhanjal comme un signe d'incompétence et de faiblesse. Pour M. Goodman, il s'agissait d'erreurs purement techniques, elles étaient inévitables et cela justifiait un système de contre- vérification systématique des données produites par la Section. Pour M. Dhanjal, ce système était inacceptable parce qu'il s'appuyait sur les faiblesses du patron.

D'autres anciens collègues du plaignant oeuvrant dans une Section voisine du département d'Ingénierie ont témoigné pour confirmer le diagnostic de Guy Goodman dans ses évaluations. Ainsi, Fred Spriggs (retraité depuis 1991) a déclaré que le plaignant avait perdu avec le temps l'enthousiasme qu'il avait au début pour son travail à Air Canada. Il semblait manifester plus d'intérêt pour ses placements personnels que pour son travail à Air Canada. Il donnait clairement l'impression qu'il voulait quitter la société. M. Spriggs a en outre exprimé l'avis que M. Dhanjal avait une personnalité difficile, ayant tendance à provoquer les autres par son attitude ou ses paroles.

Il illustra cette affirmation par deux incidents qui se sont produits au cours des années 1970. Dans le premier, M. Dhanjal fut impliqué dans une altercation et finit par recevoir un coup de poing sur le nez de la part d'un employé à temps partiel d'origine turque ou grecque. Quoi qu'il n'ait pas vu l'incident, M. Spriggs a clairement entendu l'altercation, puisque son bureau n'était qu'à quelques mètres de là. A son avis, cet incident était inévitable, et tout le monde le savait au bureau, compte tenu du fait que l'employé grec ou turc était de tempérament plutôt colérique et que M. Dhanjal avait tendance à le provoquer. Suite au coup de poing asséné à M. Dhanjal, l'employé en question fut tout de même remercié.

Le deuxième incident a trait à une demande de promotion que M. Dhanjal n'a pas obtenue. Ce dernier a alors lancé à M. Spriggs:

[Traduction]

«Qu'est-ce que vous avez contre les Pakis?»

M. Spriggs dit avoir été complètement sidéré par cette accusation complètement gratuite à son avis.

Barry Dingwall (retraité en 1993) est venu témoigner pour confirmer les problèmes de relations interpersonnelles du plaignant. C'est lui qui, en tant que responsable de la zone passagers, a reçu de Joseph Camilleri, un rapport selon lequel le plaignant devait être retourné à Montréal lors de la grève des agents de service en 1985. Selon M. Camilleri, qui était superviseur des opérations où avait été affecté M. Dhanjal à l'époque à Toronto, ce dernier était tellement désagréable avec ses collègues de travail et avec les clients, en plus de faire preuve d'insubordination, qu'il n'y avait pas d'autre solution que de le renvoyer à Montréal. M. Dingwall dit ne pas avoir oublié cet incident parce que M. Dhanjal avait alors été le seul employé dont on avait demandé l'expulsion. Ce témoignage est confirmé par le rapport écrit de Joseph Camilleri (pièce R-1, ong. 15, annexe 2).

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Le Tribunal a également entendu un autre ex-employé d'Air Canada, M. Manjit Singh, qui n'a pas été directement impliqué dans le dossier Goodman- Dhanjal. M. Dhanjal s'est adressé à lui en 1987, dit-il, pour lui faire part du fait que sa contribution à Air Canada n'était pas appréciée à sa juste valeur par son supérieur et qu'il se sentait traité comme un citoyen de deuxième classe par un supérieur autoritaire et arrogant.

Quant au commentaire Two Sikhs are singing..., le plaignant lui en a effectivement parlé, mais Manjit Singh lui a recommandé de ne pas s'y attarder et de tenter plutôt de rétablir les ponts avec son patron par une meilleure communication. Selon lui, il était inutile pour un employé de niveau management comme M. Dhanjal de se plaindre d'un patron arrogant et autoritaire. La seule façon de s'en tirer dans un tel cas, c'était d'agir comme suit: ... hold on to your feeling, but look for some other opportunity and move on.

Manjit Singh a aussi signalé que ce n'était pas la première fois qu'un employé d'origine sud-asiatique le contactait pour se plaindre du fait qu'on jugeait son rendement insatisfaisant. Il avait déjà reçu trois ou quatre plaintes de ce genre dans le passé et ces employés estimaient que c'était dû au fait qu'ils faisaient partie d'une minorité visible. Il n'a toutefois mené aucune enquête formelle ou informelle à leur sujet puisqu'il n'avait aucun mandat pour ce faire.

Il estime que, dans son cas personnel, sa contribution a été relativement bien reconnue à Air Canada puisqu'il a obtenu des promotions. Il a aussi déclaré qu'un de ses subordonnés l'avait déjà insulté à propos de son turban. Il a alors porté plainte à son supérieur qui a exigé une lettre d'excuses dudit employé. En revanche, lorsqu'il a été lui-même confronté à un supérieur arrogant et autoritaire, il dit n'avoir fait aucune démarche particulière parce que la culture d'entreprise exigeait de lui qu'il soit bon joueur, qu'il se plie aux exigences de ses supérieurs et qu'il évite de faire des vagues.

Manjit Singh a déclaré en outre qu'il avait l'impression qu'il aurait pu monter plus haut dans l'entreprise n'eut été du fait qu'il est Sikh. Il ne se conformait pas à l'image canadienne que, d'après lui, Air Canada voulait projeter. De plus, en raison de sa différence religieuse et raciale, il affirme ne s'être jamais senti pleinement membre d'une équipe à Air Canada en raison de sa façon différente de penser et du fait qu'il ne s'intéressait pas aux mêmes sujets de conversation que les autres.

Pour résumer la situation, Daljit S. Dhanjal se plaint d'avoir été évalué selon des critères différents de ses collègues par son supérieur. Tous ses collègues affirment le contraire, qu'ils aient fait partie de sa Section ou d'une Section voisine. Ils vont même jusqu'à dire que M. Dhanjal est lui-même à l'origine des problèmes qu'il avait, par son attitude provocatrice et son manque d'enthousiasme au travail, confirmant en cela les critiques que lui adressait Guy Goodman. Personne, que ce soit ses anciens collègues de la Section Études de performances ou le supérieur de Guy Goodman, n'a observé d'exigences ou de comportements différents de la part de Guy Goodman à l'égard du plaignant.

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Seul Manjit Singh offre une vision différente. Plusieurs employés d'origine sud-asiatique comme Daljit S. Dhanjal se seraient plaints auprès de lui qu'ils avaient été mal évalués dans le passé. Lui-même, M. Manjit Singh, a nettement l'impression qu'il aurait pu occuper une fonction plus importante s'il n'avait pas été Sikh, à savoir une personne de couleur portant des accessoires religieux évidents (barbe et turban).

Quoique ce dernier témoignage soit sincère et digne de foi, il porte sur une situation de fait distincte et demeure largement impressionniste par comparaison à ceux des témoins oculaires qui ont pu observer de près et Daljit S. Dhanjal et Guy Goodman. C'est pourquoi le Tribunal ne peut accorder véritablement de poids à cette partie du témoignage de M. Manjit Singh. La situation du plaignant est fort différente de celle de M. Manjit Singh puisque M. Dhanjal s'est très tôt, soit vers 1970, conformé à l'image canadienne évoquée par M. Singh en renonçant à exposer de façon ostensible ses croyances religieuses.

Les conclusions du Tribunal sur cette quatrième catégorie d'incidents sont donc les suivantes: les piètres évaluations de rendement qu'a connues le plaignant en 1986, 1987 et 1988 sont probablement dues, comme l'ont exposé MM. Quail, Longo et Helm, au fait que M. Dhanjal refusait d'accepter le style de gestion directif et autoritaire de Guy Goodman et qu'il interprétait subjectivement ce style de gestion comme étant un comportement colonialiste ou raciste à son endroit, alors que Guy Goodman se comportait de la même façon à l'égard de tous ses subordonnés.

En toute probabilité et selon les témoignages dignes de foi de Mmes Berthiaume et Tzirtziganis, selon le témoignage de Gord Helm que nous acceptons puisqu'il est appuyé sur une preuve documentaire solide et selon d'anciens collègues de travail d'autres sections du département d'Ingénierie aujourd'hui retraités, soit John Davidson, Fred Spriggs et Barry Dingwall dont nous acceptons également les témoignages, ces évaluations négatives sont en outre dues au comportement même du plaignant qui avait souvent tendance à provoquer ses collègues, à les critiquer ou encore à argumenter avec eux au lieu d'exécuter les tâches demandées.

Enfin, le Tribunal croit Gord Helm lorsqu'il affirme n'avoir jamais été informé par le plaignant de remarques ou de comportements discriminatoires de la part de Guy Goodman et qu'il a toujours été question, lors de ses rencontres avec le plaignant, de ses problèmes de rendement. Le Tribunal estime ce témoignage digne de foi parce qu'il s'accorde tout à fait avec celui de John Longo et de Manjit Singh qui ont témoigné essentiellement au même effet. John Longo a témoigné en outre pour dire qu'il n'avait jamais informé Gord Helm que M. Dhanjal se plaignait de remarques racistes de la part de Guy Goodman puisque, selon lui, ce n'était pas le cas. De plus, le témoignage de Gord Helm est corroboré par sa secrétaire d'alors, Mme Debrah Bowes, selon laquelle le plaignant a effectivement ajouté après coup, en 1987, ses accusations de remarques discriminatoires dans sa fiche d'évaluation de rendement.

Bref, la Commission n'a pas établi, prima facie, que le plaignant avait été victime d'exigences différentes de la part de Guy Goodman. Elle

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n'a pas établi non plus de lien, aussi ténu soit-il, entre la race ou la religion du plaignant et ses évaluations négatives de rendement au cours des années 1986, 1987 et 1988. Enfin, elle n'a pas établi que le plaignant a dûment informé les supérieurs de Guy Goodman des problèmes de discrimination dont il s'estimait être la victime. Elle a cependant fait la preuve que le plaignant a mentionné en 1988 à John Longo, un représentant de l'intimée puisqu'il était un chef de service relevant directement du vice-président, Maintenance et Ingénierie, qu'il avait été l'objet de remarques à connotation raciale de la part de Guy Goodman.

5. L'incident du 2 novembre 1989

Daljit S. Dhanjal a affirmé devant le Tribunal que, le 2 novembre 1989, Guy Goodman l'avait frappé fort sur la main en présence d'une ingénieure, à savoir Chantal Berthiaume, en le traitant de Swine Paki. Cela s'est produit dans le bureau de Guy Goodman alors que le plaignant tentait d'indiquer à M. Goodman qu'un dossier que ce dernier lui avait demandé se trouvait en fait sur son propre bureau.

M. Dhanjal dit être d'abord allé voir Gord Helm pour exiger une lettre d'excuse, puis être ultérieurement retourné le rencontrer pour lui remettre sa plainte par écrit (pièce HR-1, ong. 13). Il a ensuite contacté Manjit Singh pour lui dire que Guy Goodman l'avait frappé et insulté. Il a vu également John Longo et, sur le conseil de ce dernier, l'Ombudsman d'Air Canada.

Devant les manières discourtoises du plaignant qui fouillait dans ses papiers sans autorisation et malgré qu'il lui ait dit d'aller prendre un café, Guy Goodman reconnait avoir perdu patience et avoir heurté les jointures de M. Dhanjal à deux reprises pour qu'il cesse de fouiller dans ses papiers. Il admet que c'était une erreur de sa part. Il nie toutefois de façon catégorique avoir prononcé les mots Swine Paki ou avoir insulté le plaignant. Son témoignage est conforme à la relation de l'incident qu'il a rédigée le 2 novembre 1989 même et produite sous la pièce R-1, ong. 12.

Chantal Berthiaume a assisté à la scène. Elle confirme le geste physique tel que relaté par le plaignant et admis par Guy Goodman. Ce dernier a donc bel et bien heurté la main du plaignant qui fouillait dans des dossiers se trouvant sur son bureau. Elle affirme toutefois n'avoir aucunement entendu Guy Goodman insulter M. Dhanjal ou le traiter de Swine Paki. Elle se souvient par ailleurs que le plaignant a crié [Traduction] Ne sois pas violent, ne sois pas violent. Elle ajoute que, dans les circonstances, la réaction de M. Dhanjal lui est apparue exagérée. Son témoignage est appuyé d'un bref rapport qu'elle a rédigé sur cet incident, le jour même où il a eu lieu, à la demande de Gord Helm (pièce HR-1, ong. 10).

John Quail n'a pas vu la scène mais il était présent à son bureau situé à quelques mètres de celui de Guy Goodman. Il dit n'avoir rien entendu si ce n'est M. Dhanjal crier:

[Traduction]

«Toi l'animal, tu m'as

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frappé».

Il n'a pas entendu M. Goodman traiter le plaignant de Swine Paki.

Gord Helm confirme avoir reçu la visite de M. Dhanjal ce 2 novembre 1989. Celui-ci, dit-il, lui a simplement remis une note écrite (pièce HR- 1, ong. 13) dans laquelle il se plaignait d'avoir été victime d'une action physique inacceptable sans faire allusion à quelque insulte raciale que ce soit. M. Dhanjal n'a pas non plus indiqué dans sa note ce qu'il considérait comme une réparation appropriée dans les circonstances et, d'après M. Helm, le plaignant ne lui en a rien dit non plus verbalement.

M. Helm a alors fait venir Guy Goodman à son bureau pour avoir sa version de l'incident et, comme il estimait faire face à un problème sérieux, il a demandé à M. Goodman ainsi qu'à Chantal Berthiaume, qui avaient été témoins de l'incident, de mettre par écrit leur version de l'histoire. Le jour même ou le jour suivant, il est allé voir Ches Watson, son nouveau patron depuis environ un an. Peu après, il a également avisé le bureau du personnel dirigé par Roger Clark.

M. Helm dit avoir été surpris de la survenance de cet incident parce qu'il croyait que les relations Goodman-Dhanjal étaient rentrées dans l'ordre depuis la dernière évaluation positive de l'année 1988 (faite au printemps 1989) avec l'aide de John Longo et accompagnée d'une stratégie de remotivation de M. Dhanjal. Pour lui, il s'agissait toujours d'un problème de relations de travail dû au rendement plus ou moins satisfaisant de M. Dhanjal. Il n'était aucunement question d'un problème de discrimination ou de harcèlement.

John Longo a confirmé que M. Dhanjal est venu le voir le jour même pour le sommer de corriger la situation dans les 24 heures, à défaut de quoi il allait avoir recours à la Justice. M. Dhanjal était alors très énervé. M. Longo a alors consulté Roger Clark du service du personnel et il a été convenu de proposer à M. Dhanjal de demander à M. Goodman de s'excuser parce qu'il s'agissait d'une conduite tout à fait inacceptable de la part d'un superviseur. Il n'a alors pas été question d'insulte raciale mais du fait que Guy Goodman l'avait frappé.

Mary-Anne Legris, que le plaignant a rencontré à deux reprises après l'incident du 2 novembre en sa qualité de directrice du programme d'aide aux employés, déclare que M. Dhanjal ne s'est jamais plaint du fait que son patron l'avait alors insulté. Elle dit n'avoir jamais entendu les mots Swine Paki. Pour elle, l'incident n'était pas si grave, mais elle put constater que le plaignant était néanmoins très en colère.

Manjit Singh a confirmé avoir reçu un appel téléphonique de M. Dhanjal le 2 novembre 1989. Il eût également un deuxième entretien téléphonique avec le plaignant sur cet incident peu après. Selon Manjit Singh, ce dont M. Dhanjal lui a parlé, c'est que son patron l'avait frappé. Il reliait cela au racisme de son patron. Cependant, le témoignage de Manjit Singh ne mentionne aucunement que M. Dhanjal s'est alors plaint que son patron l'avait insulté en plus de l'avoir frappé.

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Roger Clark dit avoir consulté tous les témoins de cette affaire quelques jours après l'incident, c'est-à-dire ceux dont le témoignage vient d'être résumé ici, ainsi que d'autres personnes comme l'Ombudsman d'Air Canada et Ches Watson (le patron de Gord Helm). Il affirme qu'aucun de ces témoins n'avait entendu M. Dhanjal se plaindre d'insultes à caractère racial proférées à son endroit par M. Goodman lors de l'événement du 2 novembre 1989. Il ajoute qu'il a entendu les termes Swine Paki pour la première fois devant le Tribunal, lorsque M. Dhanjal a livré son témoignage.

Notons enfin que ni la plainte officielle remise à la Commission par M. Dhanjal le 10 avril 1990, ni le rapport d'enquête de la Commission déposé au printemps 1992 ne font mention d'insultes à caractère racial lors de l'incident du 2 novembre 1989. Lors de son témoignage, l'enquêteur de la Commission a confirmé que M. Dhanjal ne lui a jamais mentionné que les mots Swine Paki avaient été prononcés à ce moment-là. Ajoutons enfin que même la note que le plaignant a écrite et remise à Gord Helm le jour même de l'incident ne fait aucune allusion, même voilée, au fait que Guy Goodman l'avait insulté.

Par ailleurs, comment le plaignant explique-t-il le fait qu'il ait omis de faire allusion à l'insulte de Guy Goodman dans sa note à Gord Helm? Voici sa réponse:

Je ne voulais pas traîner cette question devant le tribunal. Je souhaitais que toute l'affaire soit réglée au sein de la structure administrative. Je me suis dit : Si je reçois une lettre d'excuses, j'oublierai tout. Vous ne comprenez pas mon problème. J'ai vécu des difficultés d'ordre émotif en face d'un autre témoin, et je me suis dit : Si j'écris un petit mot, cela fera une meilleure impression sur l'autre personne que si je ne fais rien. Je n'ai tout simplement pas mentionné la chose à dessein.

Afin d'expliquer ces trous de mémoire et les diverses conséquences du racisme sur ses victimes, la Commission a fait entendre une sociologue, Mme Frances Henry. Cette dernière a été reconnue par le Tribunal comme experte en relation raciale et cette expertise n'a pas été contestée par le procureur de l'intimée.

Dans un premier temps, Mme Henry a longuement expliqué au Tribunal les diverses définitions du racisme et ses effets sur ceux qui en sont l'objet. Ensuite, et à l'invitation du procureur de la Commission, le témoin a orienté son témoignage sur le phénomène des pertes de mémoire sélectives qui peuvent, à son avis, frapper les victimes de harcèlement racial.

Le Tribunal n'a pas été impresssionné favorablement par la déposition de ce témoin-expert. Tant en interrogatoire qu'en contre-interrogatoire, elle a fait preuve de peu d'impartialité, ce qui a diminué sa crédibilité. De plus, Mme Henry a souvent été vague, hésitante et ambiguë en réponse aux questions du procureur de l'intimée.

En contre-preuve, l'intimée a fait entendre un psychiatre, le Dr André

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Maufette. La déposition de ce dernier a porté uniquement sur le phénomène des pertes de mémoire sélectives et, plus précisément, sur leurs causes possibles. Il a exprimé l'avis que les études sur cette question et sa propre expérience clinique ne permettaient pas de conclure, comme le fait Mme Henry, que le harcèlement racial est un type de traumatisme susceptible de provoquer chez une victime des pertes de mémoire sélectives.

Le procureur de la Commission s'est objecté à la recevabilité de ce témoignage aux motifs suivants: son absence de pertinence, le manque d'expertise particulière du Dr Maufette dans le domaine des pertes de mémoire sur les victimes de racisme et le fait que, par ce témoignage, l'intimée tente d'attaquer la crédibilité du plaignant, ce qui va à l'encontre de la jurisprudence selon laquelle la crédibilité des témoins relève uniquement du juge des faits. A l'appui de sa position, le procureur de la Commission a soumis une série d'arrêts tirés du droit criminel dont les suivants: R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223 et R. c. Mohan, (1994) 114 D.L.R. (4th) 419 (C.S.C.).

Pour sa part, le procureur de l'intimée a plaidé que la déposition du Dr Maufette est pertinente puisqu'il s'agit d'une contre-preuve à l'expertise de Mme Henry qui, dans son témoignage, à fait directement allusion aux possibilités de pertes de mémoire et autres effets psychologiques qui peuvent frapper les victimes de harcèlement racial. Selon Me Delisle, la déposition du Dr Maufette est recevable, en vertu de la jurisprudence, puisqu'elle a pour objet d'éclairer le tribunal sur les types de traumatisme susceptibles de provoquer des pertes de mémoire sélectives, c'est-à-dire des questions de comportement humain, et non de donner un avis sur la crédibilité du plaignant. Il a également ajouté que les règles des tribunaux administratifs sont plus souples que celles des tribunaux judiciaires en s'appuyant notamment sur l'article 50 LCDP. En conséquence, conclut-il, la question que doit trancher le Tribunal n'en est pas une de recevabilité, mais d'évaluation du poids à accorder à ce genre de témoignage.

Les objections de Me Taylor sur la recevabilité du témoignage du Dr Maufette sont rejetées. Pour les motifs que nous avons déjà exposés (voir II- QUESTIONS PRÉLIMINAIRES), nous sommes entièrement d'accord avec Me Delisle que ce Tribunal n'est aucunement lié par les règles techniques d'exclusion de la preuve élaborées par les cours de justice de juridiction civile ou pénale. Répétons-le: la règle d'or en matière de recevabilité de la preuve devant un tribunal administratif, c'est la pertinence du témoignage dans le respect de l'équité procédurale et des principes de justice fondamentale énoncés en droit administratif. Or, comme il ne fait aucun doute que le témoignage du Dr Maufette était pertinent pour comprendre le phénomène des pertes de mémoire sélectives et que, par ailleurs, l'expertise du Dr Maufette dans ce domaine est évidente, son témoignage est, à notre avis, tout à fait recevable.

Les critères développés en droit criminel sont donc de peu d'utilité devant ce Tribunal et les objections techniques fondées sur cette jurisprudence sont inappropriées. De toute façon, cette jurisprudence confirme la décision du Tribunal d'admettre cette preuve. Voici, en effet,

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ce qu'affirme Mme la juge McLachlin pour la majorité dans l'arrêt Marquard, précité, en page 249:

Pour cette raison, il est de plus en plus largement reconnu que, si le témoignage d'expert sur la crédibilité d'un témoin n'est pas admissible, le témoignage d'expert sur le comportement humain et les facteurs psychologiques et physiques qui peuvent provoquer un certain comportement pertinent quant à la crédibilité, est admissible, pourvu qu'il aille au-delà de l'expérience ordinaire du juge des faits.

Abordant enfin la véritable question à trancher, à savoir le poids à accorder à la déposition des experts Henry et Maufette, le Tribunal est d'avis que la prépondérance de la preuve est en faveur de l'intimée sur le phénomène des pertes de mémoire sélectives et qu'il ne peut prêter foi aux explications de Mme Frances Henry. Bien entendu, aussi intéressantes qu'elles puissent être en soi, les opinions des experts ne sauraient toutefois être substituées à celle du Tribunal. C'est ici une question de crédibilité qui est du ressort exclusif du Tribunal. Or, la relation dudit incident par le plaignant devant nous ainsi que les explications qu'il a données pour justifier le fait qu'il a omis de mentionner l'insulte Swine Paki dans ses plaintes écrite et verbales, tout cela nous paraît clairement dénué de crédibilité.

Il n'est pas possible que le plaignant n'ait parlé à personne avant sa comparution au Tribunal du fait que son patron l'avait traité de Swine Paki le 2 novembre 1989. Une telle attitude est inconciliable avec son propre témoignage en contre-interrogatoire. Il a en effet déclaré avoir été blessé autant par l'insulte que par le fait d'avoir été frappé. De plus, un témoin oculaire qui a livré un témoignage direct et sans ambiguïté, et qui ne travaille plus depuis longtemps pour Guy Goodman, a affirmé catégoriquement n'avoir aucunement entendu ce dernier traiter le plaignant de Swine Paki ou l'avoir autrement insulté. Enfin, l'explication du plaignant selon laquelle il voulait éviter les procédures judiciaires sont en contradiction directe avec le témoignage de John Longo, un témoin extrêmement digne de foi et dont la crédilibité n'a aucunement été remise en question par la Commission.

Nous concluons donc que, lors de l'incident du 2 novembre 1989, Guy Goodman et Daljit S. Dhanjal ont eu un différent sur la localisation d'un dossier, que le premier a frappé le second sur la main, que cet incident a été provoqué par le fait que le plaignant tentait de repérer ledit dossier en fouillant dans les papiers se trouvant sur le bureau de son patron, et que Guy Goodman n'a à aucun moment insulté le plaignant à cette occasion.

Par ailleurs, comme M. Dhanjal ne s'est plaint, que ce soit oralement et par écrit, que d'une action physique inacceptable de la part son supérieur immédiat devant toutes les instances où il s'est adressé à Air Canada, il n'était pas possible pour l'intimée de tirer la conclusion qu'il s'agissait alors d'un incident impliquant un acte de discrimination raciale

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de la part de Guy Goodman à l'endroit d'un de ses subordonnés.

Mentionnons enfin que deux lettres d'excuse, l'une datée du 6 novembre et signée par Guy Goodman et l'autre datée du 7 novembre et signée par Gord Helm, ont été communiquées au plaignant environ une semaine après l'incident du 2 novembre 1989. En outre, une lettre de réprimande a été envoyée à Guy Goodman et sa fiche d'évaluation de rendement pour l'année 1989 contenait la note insatisfaisant pour ses aptitudes à gérer des subordonnés en raison de son attitude jugée inacceptable par ses supérieurs, soit Gord Helm et Ches Watson, lors de l'incident du 2 novembre 1989.

En conséquence, le Tribunal en vient à la conclusion que le plaignant et la Commission n'ont pas établi, prima facie, que l'incident du 2 novembre 1989 constituait un acte discriminatoire à connotation raciale à l'égard du plaignant.

6. Le congédiement déguisé

Le plaignant a déclaré que les dirigeants d'Air Canada l'ont forcé à prendre une retraite anticipée à la suite de l'incident du 2 novembre 1989. Lors de certaines rencontres qu'il a eues avec Gord Helm, Ches Watson et John Longo le lendemain de l'incident et dans les jours qui ont suivi, MM. Helm et Watson, dit-il, l'ont assuré qu'il recevrait une lettre d'excuse de Guy Goodman pour son geste inacceptable, mais que par ailleurs, il devrait accepter en échange de prendre une retraite anticipée. M. Dhanjal affirme qu'il n'était pas intéressé par une retraite anticipée et qu'il voulait prendre sa retraite en temps normal, soit à 65 ans, soit encore après 35 ans de service (il en avait 26 en 1989).

Le témoignage de Manjit Singh appuie indirectement celui du plaignant. Manjit Singh a déclaré que lors d'un entretien téléphonique qu'il a eu avec le plaignant quelque temps après l'incident du 2 novembre 1989, ce dernier lui a raconté qu'on lui avait offert l'indemnité de départ, qu'il ne voulait pas avoir à choisir et qu'il avait consulté un avocat parce qu'il avait l'intention de se battre.

La version de MM. Helm et Watson diverge considérablement de celle du plaignant sur cet aspect. Selon eux, c'est M. Dhanjal qui réclamait l'indemnité de départ liée à la retraite anticipée. Comme il y avait un programme de réduction de personnel en cours à l'automne 1989, vu qu'il était possible d'éliminer le poste de Daljit S. Dhanjal en redistribuant ses fonctions aux autres employés de la Section Études de performances, étant donné que deux anciens employés affectés à un projet spécial étaient de retour à la Section, et puisque les relations entre Guy Goodman et Daljit S. Dhanjal semblaient s'être détériorées au point où il devenait illusoire de les obliger à continuer à travailler ensemble, MM. Helm et Watson ont pris la décision d'éliminer le poste de M. Dhanjal et de lui offrir le choix entre l'indemnité de départ qu'il réclamait et une réaffectation.

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Selon l'intimée, il est clair que le plaignant désirait partir avec la généreuse indemnité offerte par Air Canada dans les opérations de réduction de personnel avant même l'incident du 2 novembre 1989. C'est ainsi qu'elle a mis en preuve que le plaignant s'est adressé au bureau de Norm Fraser, le responsable des avantages sociaux du département, vers la mi-octobre pour obtenir le calcul précis, en date du 31 décembre 1989, de ses indemnités et revenus de pension, s'il prenait une retraite anticipée. Quelques jours plus tard, M. Fraser affirme avoir rencontré de nouveau M. Dhanjal pour lui expliquer le détail des données officielles qu'il avait reçues de Winnipeg sur son cas. Le plaignant a nié qu'on lui ait fait part de ces données. La déposition de M. Fraser est toutefois clairement appuyée sur une preuve documentaire indiquant que l'original des données a été remis à M. Dhanjal le 16 octobre 1989 (pièce R-2, ong. 51). Norm Fraser a en revanche admis en contre-interrogatoire que bien d'autres employés étaient venus le voir à cette époque pour obtenir le même genre de calculs.

Ses collègues Berthiaume et Quail ont témoigné pour dire eux aussi que M. Dhanjal envisageait de prendre une retraite anticipée en cet automne 1989. Mme Berthiaume dit qu'il lui en avait parlé en octobre 1989. Quant à John Quail, il ne pouvait se souvenir du moment précis où le plaignant lui avait fait connaître ses intentions. S'appuyant sur une note qu'il avait rédigée le 24 novembre 1989 (pièce R-1, ong. 23), Guy Goodman a affirmé pour sa part que le plaignant disait à des collègues techniciens qu'on lui avait offert l'indemnité de départ. Tant et si bien que Gord Helm avait dû les faire venir à son bureau, lui et le plaignant, pour indiquer que tel n'était pas le cas pour le moment. Guy Goodman dit ensuite avoir entendu M. Dhanjal se plaindre auprès d'un autre employé du fait que [Traduction] mon patron m'empêche d'obtenir l'indemnité de départ. Selon Guy Goodman, cela s'est passé avant le 2 novembre 1989, soit en octobre vraisemblablement.

Il est intéressant de prendre bonne note ici de la déposition de John Longo sur le contenu de la réunion du 3 novembre 1989. Selon lui, c'est Ches Watson qui a soulevé la question de l'indemnité de départ, à titre exploratoire, histoire de vérifier l'intérêt du plaignant pour cette option. A son avis, le plaignant n'a alors ni accepté ni refusé cette offre. Il a répondu qu'il allait l'examiner avec son avocat et qu'il allait faire connaître sa réponse par la suite. Puis, MM. Helm et Watson lui ont offert un congé de cinq jours pour lui permettre de se calmer et de réfléchir. Ce témoignage est appuyé de deux preuves documentaires (pièces HR-16 et HR-17) consistant en les notes personnelles de M. Longo prises le jour même de la réunion du 3 novembre 1989, ainsi qu'en une note de service datée du 20 novembre 1989 récapitulant les réunions auxquelles il a participé au cours des années 1988-1989 à propos du dossier Goodman- Dhanjal. Il y a donc clairement contradiction ici entre, d'une part, le témoignage de John Longo et, d'autre part, les dépositions de Gord Helm et de Ches Watson.

Préférant la version de John Longo à celle de MM. Helm et Watson, le premier ayant une mémoire plus fidèle, s'appuyant sur des notes écrites et étant un témoin indépendant contrairement aux seconds, le Tribunal est d'avis que MM. Helm et Watson ont effectivement proposé au plaignant

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d'accepter l'indemnité de départ. Celui-ci ne l'a pas accepté sur-le-champ lors de la réunion du 3 novembre 1989. Helm et Watson ont néanmoins pris pour acquis que le plaignant l'accepterait. Ils ont donc indiqué au bureau du personnel que le poste de M. Dhanjal était aboli et qu'il fallait lui préparer une offre formelle d'indemnité. Cela s'est passé durant la semaine du 6 novembre 1989, alors que le plaignant était en congé.

Ceci dit, MM. Helm et Watson affirment n'avoir jamais forcé le plaignant à partir. Ils lui ont fait la même offre que celle qui avait été présentée aux autres employés dont le poste avait été éliminé dans le cadre d'un programme de réduction de personnel de cet automne 1989, à savoir: soit le départ avec une indemnité (correspondant à 12 mois de salaire si l'employé avait accumulé au moins 25 années de service), soit une réaffectation. De fait, le plaignant a admis que telle était l'offre que Watson lui a faite. Voici son témoignage à ce sujet:

[Traduction]

«Ches Watson m'a dit qu'il devait se débarrasser de six personnes et que, dans les circonstances, il n'avait pas le choix et devait laisser partir certains employés. Il m'a dit : Vous pouvez rester ou accepter l'offre qui vous sera faite.

Dès lors, selon l'intimée, M. Dhanjal demeurait entièrement libre d'opter pour la réaffectation, comme il l'avait du reste déjà fait en 1984 lorsque son poste de dessinateur avait été aboli. Dans les deux cas, il était toutefois clair que M. Dhanjal n'allait pas conserver ses fonctions antérieures à la Section Études de performances. C'est dans ce contexte, c'est-à-dire en attendant sa décision finale par écrit, requise pour le 24 novembre 1989 dans une lettre standard officielle datée du 16 novembre et signée par Ches Watson (pièce HR-1, ong. 16), qu'on l'a placé temporairement dans la Section Avionique.

Le plaignant prétend avoir eu d'autres rencontres avec Ches Watson au cours du mois de novembre concernant l'indemnité de départ. Notamment, il affirme avoir eu une rencontre avec MM. Watson, Helm et Longo le 17 novembre 1989, réunion dans laquelle il aurait mentionné à Ches Watson qu'il avait déjà fait l'objet d'insultes raciales, ce que, dit-il, Ches Watson ignorait. Le plaignant ajoute que Ches Watson lui a alors verbalement donné un délai supplémentaire pour répondre à l'offre officielle d'indemnité de départ de la société, à savoir jusqu'au 31 décembre 1989.

Ches Watson ne se souvient pas d'avoir rencontré le plaignant après l'unique réunion qu'il a eue en présence de Gord Helm et John Longo le lendemain ou le surlendemain du 2 novembre 1989. En revanche, John Longo confirme avoir rencontré Ches Watson en tête-à-tête ce 17 novembre 1989 et lui avoir signalé que Daljit S. Dhanjal lui avait dit, lors de l'une de ses premières rencontres avec lui en 1988, qu'il estimait avoir été l'objet de commentaires à connotation raciale de la part de Guy Goodman.

Le plaignant mentionne aussi qu'on lui a refusé malicieusement l'accès à un séminaire d'information offert aux candidats à l'indemnité de départ les 29 et 30 novembre 1989. Norm Fraser répond que M. Dhanjal savait pertinemment, pour avoir été averti plusieurs fois, qu'il ne pouvait avoir

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accès à ce séminaire avant d'avoir rempli un formulaire indiquant qu'il avait définitivement accepté de prendre une retraite anticipée avec ladite indemnité, ce que M. Dhanjal n'avait pas encore fait. Ce dernier nie qu'on lui ait dit qu'il ne pouvait assister avant d'avoir signé ledit formulaire d'acceptation.

Il y a, sur cette catégorie d'incidents, comme dans les catégories précédentes, des contradictions irréductibles entre le témoignage du plaignant et ceux des employés (collègues et supérieurs du plaignant) de l'intimée. Contrairement aux points précédents toutefois, le Tribunal n'a pas à trancher entre les versions du plaignant et des représentants de l'intimée. Que le plaignant ait été forcé ou non de démissionner ou encore d'accepter une mutation comportant des fonctions d'importance moindre, cela n'est pas une question qui relève en soi de la compétence de ce Tribunal. Cela ne le devient que dans la mesure où le congédiement allégué est fondé, totalement ou en partie, sur la race, la couleur ou la religion du plaignant, question dont la preuve n'a pas été faite, prima facie, par la Commission.

b) La preuve de faits similaires

La Commission a présenté deux dépositions à titre de preuve de faits similaires aux incidents de discrimination dont il est question dans la plainte.

1. L'affichage d'un article de journal annoté pendant l'audience

La première preuve de faits similaires a été présentée par le plaignant lui-même. Elle consiste en un article du quotidien The Gazette daté du 17 janvier 1995 (pièce HR-18) auquel quelqu'un avait ajouté à la main les mots [Traduction] Parce qu'il n'a jamais lavé la guenille qu'il a sur la tête, relatait les procédures engagées par M. Dhanjal dans la présente affaire et portait comme titre et sous-titre:

[Traduction]

«Un ex- employé d'Air Canada dépose au Tribunal des droits: le hacèlement m'a coûté mon emploi et Air Canada m'a proposé la retraite anticipée au lieu de me présenter des excuses».

Quelqu'un, selon le plaignant, l'avait découpé et affiché sur un pillier dans l'immeuble de la centrale électrique d'Air Canada.

C'est un certain Ray Charron qui l'aurait trouvé et, le 20 janvier 1995, en aurait informé le plaignant ainsi que le bureau de Mme Jane MacGregor, directrice du programme des droits de la personne et de l'équité à Air Canada et assistante du procureur de l'intimée durant les présentes audiences.

Bien que la valeur probante et la pertinence de cette preuve n'étaient pas très claires, le Tribunal a décidé de la recevoir en dépit des objections véhémentes du procureur de l'intimée. Nous étions alors d'avis

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que cette preuve était admissible parce qu'elle était susceptible d'être pertinente, pertinence qui devra être déterminée de façon plus complète dans la décision finale.

Me Taylor a plaidé, pour la Commission, que le Tribunal devait appliquer le critère énoncé dans l'arrêt Metha c. MacKay, (1990) 47 Admin. L.R. 254 et nuancé dans R. c. B., [1990] 1 R.C.S. 717 pour décider de la recevabilité d'une preuve de faits similaires. Or, ce critère est le suivant: une preuve de faits similaires est recevable si elle a un lien clair avec la plainte et que sa valeur probante l'emporte sur le préjudice causé à l'intimé. En sorte que, plus le lien est clair, affirme Me Taylor, plus la preuve a de valeur probante et plus elle l'emporte sur le préjudice causé à l'intimé. Et, à l'inverse, moins le lien est clair, moins la preuve a de valeur probante et moins elle l'emporte sur le préjudice causé à l'intimé.

Si le Tribunal avait retenu ce critère de recevabilité, il aurait refusé la preuve en question à l'audience parce qu'elle n'avait aucun lien clair avec la plainte. Me Taylor a tenté de faire un lien entre cette découpure de journal et les allégations du plaignant selon lesquelles il avait été victime du même type de harcèlement par affichage de dessins en 1986 et 1987. Selon l'avocat, cette nouvelle découpure démontrait un pattern de discrimination et un climat de travail hostile, établissant le lien clair exigé par la jurisprudence.

Le Tribunal rejette ces arguments. La preuve présentée concerne des faits non contemporains à l'époque pertinente (la découpure de journal présentée a été affichée plus de sept ans après la dernière alléguée), des lieux de travail différents et très éloignés (l'affichage a eu lieu dans un immeuble différent situé à 1 km du département d'Ingénierie) et des acteurs différents (aucun employé d'Ingénierie ne travaillant à la centrale électrique). En dehors du fait qu'il s'agit d'une découpure de journal, la similarité des faits est à peu près nulle et par conséquent insuffisante pour établir un lien avec la preuve d'un pattern de harcèlement ou un climat de travail hostile. Le Tribunal n'accorde donc aucun poids à cette preuve, dans la mesure où elle a été présentée pour établir l'existence d'un pattern de discrimination ou d'un climat de travail hostile au département d'Ingénierie d'Air Canada.

Nous avons néanmoins accepté de recevoir cette preuve, sous réserve de l'évaluation de sa valeur probante, parce que les critères techniques d'exclusion de la preuve développés par les tribunaux judiciaires en matière civile ou pénale, comme ceux des arrêts Metha c. MacKay, précité et R. c. B., précité, ne lient en aucune façon ce Tribunal: al. 50(2)c) LCDP et Canada c. Mills, (1985) 60 N.R. 4 (C.A.F.). La Cour d'appel de Nouvelle-Écosse l'a d'ailleurs reconnu dans l'arrêt Metha en ce qui concerne la Colombie-Britannique dont le Human Rights Code contient une disposition semblable à l'al. 50(2)c) LCDP.

Ceci dit, lors de sa plaidoirie finale en juin 1995, la Commission a plaidé que la découpure de journal affichée entre le 17 et le 20 janvier 1995 à la centrale électrique de l'intimée, a permis d'établir qu'Air

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Canada n'avait pas pris au sérieux ses obligations de diligence en matière de suppression de la discrimination sur les lieux de travail, puisqu'elle n'a pas procédé à une enquête sérieuse sur l'origine de cet affichage discriminatoire au cours de l'hiver ou du printemps 1995.

Il se peut bien qu'en ce qui concerne l'affichage de la découpure de journal discriminatoire (HR-18) au cours du mois de janvier 1995, l'intimée n'ait pas agi par la suite de façon suffisamment efficace, selon les critères établis dans Hinds, précité. Il y a eu une enquête, mais elle semble avoir été plutôt sommaire. Les faits de l'affaire Hinds et ceux qui sont soulevés ici sont cependant fort différents et nous n'exprimons aucune opinion sur la suffisance de la réponse de l'intimée. Cela est en effet inutile puisque la plainte porte sur des incidents de discrimination s'étant produits entre 1986 et 1989 ainsi que sur l'insuffisance de la réponse de l'intimée à cette époque. Les incidents postérieurs ne sont donc pas pertinents pour évaluer le bien-fondé de la plainte dont nous sommes saisis. La jurisprudence est claire à ce sujet: Canada c. Beaulieu, (1993) 154 N.R. 299, p. 311 (C.A.F.) et Cie Minière Québec Cartier c. Québec (arbitre des griefs), [1995] 2 R.C.S. 1095, p. 1100-1102.

En conséquence, l'argument de la Commission ne peut être retenu.

2. La preuve statistique

La Commission a fait témoigner Mme Erika Boukamp-Bosch en sa qualité de Chef, Analyse des statistiques, Direction de l'équité en matière d'emploi à la Commission. La compétence de Mme Boukamp-Bosch en statistiques a été contestée par l'intimée qui a fait témoigner le docteur Shirley Mills, professeur à l'Université Carleton en Mathématiques et Statistiques, pour contester et la compétence de Mme Boukamp-Bosch et les conclusions de son rapport.

Selon Mme Boukamp-Bosch, il y a sous-représentation des minorités visibles chez Air Canada, particulièrement dans la catégorie des semi- professionnels dont fait partie M. Dhanjal, et cette situation tient au fait qu'Air Canada n'a pas profité à fond des occasions qui se sont présenté à elle au cours des années 1980 et 1990 pour augmenter le nombre d'employés provenant de ces minorités. Selon elle, l'intimée a donc fait preuve de discrimination systémique à l'endroit des membres des minorités visibles depuis l'entrée en vigueur de la Loi sur l'équité en matière d'emploi, L.R.C., ch. E-5.4.

Le Tribunal a accepté de reconnaître à Mme Boukamp-Bosch la qualité d'experte apte à donner une opinion scientifique dans le domaine des statistiques sur l'équité en matière d'emploi. Nous devons dire cependant que nous avons été fort impressionnés par la compétence nettement supérieure du docteur Mills dans le domaine des statistiques. Celle-ci a tenté de démontrer que les conclusions de Mme Boukamp-Bosch étaient fondées sur des analyses superficielles et des méthodes non rigoureuses, ce qui était susceptible de fausser ses conclusions.

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Cependant, il n'est pas nécessaire que nous tranchions ce débat. Nous sommes d'avis que, dans cette affaire, la preuve statistique n'a aucune valeur probante et ne constitue en aucune façon des faits similaires.

Ainsi, tout d'abord, comme le professeur Cumming l'a précisé dans l'affaire Blake c. Mimico Correctional Institute, (1984) 5 CHRR D/2417, une preuve statistique ne peut pas être considérée comme une preuve de faits similaires. Une telle preuve n'est pas constituée de faits particuliers semblables à ceux qui font l'objet de la plainte. Une telle preuve établit plutôt un modèle de comportement qui, dès lors, doit être traité comme des éléments de preuve circonstancielle dont il peut être possible de tirer des conclusions, selon les circonstances:

[TRADUCTION]

«Les statistiques montrent des types de conduite plutôt que des incidents particuliers. La preuve satistique constitue une forme de preuve circonstancielle qui peut permettre de conclure à un acte discriminatoire. C'est donc sous la rubrique preuve circonstancielle que l'on doit placer la preuve statistique dans les affaires relatives aux droits de la personne. Comme toutes les preuves circonstancielles, la preuve statistique doit être examinée en tenant compte de tous les faits et circonstances entourant l'affaire.» (par. 20096)

Ce genre de preuve sied donc bien aux plaintes fondées sur l'art. 10 LCDP traitant des lignes de conduite discriminatoires et aux plaintes de discrimination systémique, c'est donc dire aux actes discriminatoires ayant une portée plus générale, comme ce fut le cas dans Blake ou encore dans le célèbre arrêt A.T.F. c. C.N., [1987] 1 R.C.S. 1114.

Toutefois, comme il ressort de l'affaire Blake, la preuve statistique peut également servir de fondement à une plainte de discrimination individuelle dans une variété de cas. Le professeur Cummings en dresse une liste comme suit:

[TRADUCTION]

La preuve statistique peut être utilisée de différentes façons, autant par le plaignant que par le défendeur. Les statistiques peuvent révéler des différences fondées sur la race ou le sexe dans les décisions relatives à l'embauche, à la promotion ou au renvoi d'employés. Elles peuvent indiquer des disparités dans le nombre de femmes embauchées pour un travail particulier et le nombre de femmes qualifiées sur le marché du travail. Elles peuvent révéler que des décisions subjectives et discrétionnaires sont prises par des employeurs d'une manière discriminatoire, et être utilisées pour montrer que la raison sur laquelle un employeur se fonde pour rejeter une candidature cache simplement une pratique discriminatoire. (par. 20097, références omises)

En somme, une preuve statistique est utile, pertinente et probante lorsqu'elle fait voir une disparité de traitement à l'égard des membres d'une minorité raciale à l'occasion de certaines décisions discriminatoires

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de l'employeur, comme l'embauche, les promotions, les congédiements, des décisions discrétionnaires, etc. De plus, la preuve statistique doit avoir un lien direct avec la décision qui fait l'objet de la plainte: Blake, par. 20103.

Il semble donc tomber sous le sens que la preuve statistique ne peut avoir aucune pertinence dans un cas de harcèlement qui, comme en l'espèce, implique essentiellement la preuve prima facie qu'un employé (ou un groupe d'employés) a créé un environnement hostile à l'endroit d'un autre employé en raison de sa race. Au mieux, comme l'a admis Me Pentney, dans le cas d'une plainte comme celle-ci, une preuve statistique peut être utile pour mieux comprendre le contexte. Elle peut, jumelée à la preuve testimoniale ou à d'autres éléments de preuve, constituer une preuve prima facie de discrimination. Cependant, elle ne saurait à elle seule constituer une preuve de harcèlement à l'endroit d'un employé donné.

Cette affaire est donc bien différente de l'affaire Blake dans laquelle la Commission avait fait la preuve que, entre autres et toutes proportions gardées, deux fois plus d'hommes que de femmes étaient convoqués en interview chez l'employeur et que moins de 4% des femmes, contre 96% des hommes, voyaient leur candidature retenue. Voilà une preuve statistique qui avait un lien direct avec le refus d'embaucher la plaignante et qui fut à bon droit considérée comme établissant prima facie la preuve d'un refus d'embauche discriminatoire à l'égard de la plaignante.

A l'opposé, même si nous concluions, comme dans l'affaire Blake, que l'intimée a fait preuve de discrimination systémique à l'endroit des membres des minorités visibles dans l'embauche au cours des années 1980, cela ne constituerait en aucune façon une preuve que le plaignant a été victime de harcèlement de la part Guy Goodman, ni que celui-ci a encouragé le harcèlement sur les lieux de travail. La preuve statistique n'a aucun lien avec les incidents de harcèlement soulevés par le plaignant. Elle n'établit aucun pattern de harcèlement.

En conséquence, nous n'exprimons aucune opinion sur les conclusions du rapport de Mme Boukamp-Bosch, celles-ci étant jugées non pertinentes à la plainte.

IV- LA CRÉDIBILITÉ DES TÉMOINS

Dans cette affaire, la crédibilité des témoins joue un rôle déterminant. Le Tribunal a dû trancher entre le témoignage du plaignant d'une part, et, d'autre part, les témoignages des dix-huit employés actuels ou retraités d'Air Canada qui sont venus s'exprimer en plus de celui de l'enquêteur de la Commission. En effet, sur tous les faits importants concernant les allégations de discrimination et de harcèlement racial, la version du plaignant est en contradiction avec celle de tous les témoins ayant travaillé aux côtés de MM. Goodman et Dhanjal à l'époque concernée, à savoir de 1985 à 1989. De plus, la déposition du plaignant est à plusieurs égards non fidèle à celle qu'il a livrée à l'enquêteur de la Commission.

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a) Le plaignant

Le Tribunal a rejeté la version présentée par le plaignant et conclut qu'il n'y a eu qu'un incident à connotation raciale entre MM. Goodman et Dhanjal, savoir la phrase Two Singhs are signing in the penitentiary. One Singh is sitting here and singing, prononcée au cours de l'été 1985 par Guy Goodman en présence de Daljit S. Dhanjal et de John Quail. Le Tribunal conclut également que Guy Goodman s'est excusé après avoir constaté que M. Dhanjal était insulté par ce que M. Goodman estimait être une blague de mauvais goût.

En conséquence, le Tribunal est d'avis qu'aucun des autres incidents allégués par le plaignant entre 1985 et 1989 n'avait l'une ou l'autre des caractéristiques suivantes: une connotation raciale ou religieuse, un fondement discriminatoire ou des conséquences préjudiciables liées à la race ou à la religion du plaignant.

Les motifs pour lesquels le Tribunal a rejeté la version de Daljit S. Dhanjal sont, entre autres, les suivants:

  1. Le témoignage du plaignant, lors de l'interrogatoire en chef, a été souvent hésitant et confus sur des éléments-clés, le procureur de la Commission devant alors répéter ses questions et lui mettre les mots dans la bouche.
  2. Le plaignant a montré qu'il était capable de prendre beaucoup de liberté avec la vérité, tant sur des aspects mineurs de sa déposition (comme sa prétention qu'il avait gagné le premier prix au concours des meilleures suggestions des employés, alors qu'en fait, il s'agissait du premier prix des employés d'Ingénierie, l'une des plus petites unités d'Air Canada), que sur des aspects cruciaux de son témoignage comme son invraisemblable accusation d'avoir été traité de Swine Paki par Guy Goodman lors de l'incident du 2 novembre 1989.
  3. Les contradictions majeures entre la déposition que le plaignant a présentée à l'enquêteur de la Commission et celle qu'il a livrée devant le Tribunal sont restées sans explication crédible.
  4. L'attitude du plaignant en contre-interrogatoire, lequel a été relativement bref et mené correctement par l'avocat de l'intimée, a été révélatrice de sa personnalité. Il s'est montré agressif, tentant souvent d'éviter de répondre aux questions, argumentant souvent avec le procureur et allant même jusqu'à refuser de répondre à certaines questions. Le Tribunal a dû le rappeler à l'ordre en lui ordonnant de répondre aux questions posées et de cesser d'argumenter avec le procureur plus d'une fois. Le plaignant a même manqué de respect envers le procureur au moins une fois en traitant sa question d'idiote au lieu d'y répondre. Bref, par son attitude, le plaignant a accrédité pleinement la thèse de l'avocat de l'intimée, à savoir que M. Dhanjal est un individu irascible, peu coopératif et manipulateur et que ce sont ces traits de personnalité qui
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    ont été la cause véritable de ses problèmes de relations de travail avec Guy Goodman.

    Autre fait sérieux à noter sur l'attitude du plaignant lors de son contre-interrogatoire: lorsque celui-ci portait sur certaines contradictions entre sa déposition devant le Tribunal et celle qu'il avait livrée à l'enquêteur de la Commission, M. Dhanjal est allé jusqu'à tenter de s'y soustraire en prétextant devoir quitter la salle d'audience pour se rendre à un rendez-vous important, à la surprise manifeste du procureur de la Commission qui a avoué n'avoir été aucunement informé de ce rendez-vous. Le Tribunal a dû ordonner au plaignant de rester dans la salle d'audience afin de permettre à l'avocat de l'intimée de terminer son contre- interrogaroire.

  6. Le témoignage du plaignant a été contredit non seulement par les témoins présentés par l'intimé, mais par ceux présentés par la Commission elle-même et ce, sur tous les éléments de discrimination allégués par le plaignant. Le procureur de la Commission a plaidé qu'il fallait accorder peu de crédibilité aux témoins représentant la direction d'Air Canada, à savoir: MM. Goodman, Helm, Watson, Fraser, Davidson et Clark. Nous sommes effectivement d'avis que les témoignages de ces derniers doivent être examinés avec beaucoup de soin et de circonspection. Toutefois, Me Taylor n'a aucunement remis en question la crédibilité des autres témoins, notamment les anciens collègues de travail de M. Dhanjal. Or, leurs témoignages n'ont aucunement corroboré celui de M. Dhanjal. Au contraire, tous ont affirmé que Guy Goodman traitait tous ses employés avec la même rigueur et avec les mêmes exigences. En outre, plusieurs ont affirmé que M. Dhanjal avait une personnalité difficile menant à un conflit ouvert avec son supérieur immédiat à partir de 1984 ou 1985.
  7. La façon dont le plaignant a modifié sa fiche d'évaluation de 1986 démontre la capacité du plaignant d'arranger les faits: il attire l'attention de son supérieur Gord Helm au moyen d'une note personnellement adressée à ce dernier sur le comportement et les propos dits inacceptables de Guy Goodman, tandis qu'il modifie après coup et à l'insu de Gord Helm sa fiche d'évaluation pour qualifier le comportement et les propos de Guy Goodman de discriminatoires à son endroit. Cette manoeuvre a été confirmée par la secrétaire de M. Helm à l'époque, Debrah Bowes, dont la crédibilité n'a pas été remise en cause par la Commission.
  8. La modification en cours de route du libellé de la remarque faite par Guy Goodman en 1985 et qu'il jugeait discriminatoire illustre également la même tendance du plaignant à arranger les faits. Celui-ci a parlé d'une remarque faisant tantôt allusion à sa religion (Two Sikhs are singing...), tantôt à sa race (Two Singhs are singing...). Or, pour les raisons que nous avons déjà indiquées, il est clair que Guy Goodman n'a jamais fait allusion aux Sikhs ni à sa religion dans la remarque alléguée.

  9. L'absence de scrupule du plaignant a été mise en relief par Chantal Berthiaume. Celle-ci a déclaré en effet que M. Dhanjal lui avait recommandé de jouer sur le fait qu'elle était une femme pour obtenir l'emploi qu'elle voulait décrocher à Air Canada. Cet élément de preuve,

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jumelé à l'absence quasi totale de corroboration de ses diverses allégations de traitement discriminatoire, tend à démontrer, comme le prétend l'avocat de l'intimée, que M. Dhanjal a simplement utilisé sa race et sa religion pour pouvoir intenter des poursuites contre son ancien employeur à des fins inavouées.

b) Les collègues de travail du plaignant

En revanche, le Tribunal a accepté sans réserve les dépositions des employés actuels et retraités suivants d'Air Canada assignés à comparaître: Mmes Berthiaume, Tzirtziganis, Bowes et Legris ainsi que MM. Manjit Singh, Vann, Quail, Longo, Spriggs, Dingwall, Hellstrom et Ricard. Les motifs du Tribunal sont les suivants:

  1. Il ont tous témoigné de manière franche et directe, sans hésitation ni incohérence.
  2. Leurs dépositions étaient claires, conformes à celles qu'ils avaient déjà livrées quelques années plus tôt devant l'enquêteur de la Commission.
  3. Les dépositions de ces différents témoins concordaient sur tous les points essentiels.
  4. Leurs dépositions étaient le plus souvent appuyées sur une preuve documentaire contemporaine aux événements allégués.
  5. Il s'agissait de témoins relativement indépendants: ils n'étaient pas impliqués directement dans la controverse Dhanjal-Goodman, aucun ne travaillait avec Guy Goodman ou sous son autorité au moment des audiences et plusieurs étaient même retraités depuis quelques années.
  6. L'avocat de la Commission n'a aucunement remis en cause la crédibilité de ces témoins.

Ils ont donc livré un témoignage crédible auquel le Tribunal prête foi.

c) Les membres de la direction d'Air Canada

En ce qui concerne les dépositions des employés de la direction d'Air Canada entre 1985 et 1989, à savoir Gord Helm, Ches Watson, Norm Fraser, John Davidson et Roger Clark, dépositions dont le procureur de la Commission a mis en doute la crédibilité, le Tribunal conclut, après les avoir soupesées avec beaucoup de soin et les avoir examinées avec circonspection, qu'il y a eu de les préférer à celle du plaignant. Nos motifs sont les suivants:

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  1. Sauf en ce qui concerne les événements postérieurs à l'incident du 2 novembre 1989, leur témoignage était cohérent sur tous les points importants et essentiels de la cause.
  2. Le témoignage de Gord Helm était appuyé sur une preuve documentaire contemporaine. Il a également été corroboré par plusieurs autres témoins.
  3. Même s'il a été présent dans la salle d'audience pour la majeure partie du procès, M. Clark demeure un témoin hautement crédible. Le Tribunal a été vivement impressionné par la franchise et l'ouverture d'esprit de ce témoin. Sa contribution a toutefois été très limitée dans cette affaire puisqu'il n'a été témoin d'aucun des événements allégués. Toutes les actions qu'il a prises ont été fondées sur les rapports que MM. Helm et Watson lui avaient remis et non sur sa connaissance personnelle des événements.
  4. L'action efficace et rapide prise par MM. Helm et Watson, dès qu'ils ont été informés de l'action physique de Guy Goodman sur la personne de Daljit S. Dhanjal le 2 novembre 1989, à savoir la tenue de réunions dès le lendemain de l'incident, des lettres d'excuses, une lettre de réprimande à Guy Goodman et une évaluation négative à la fiche d'évaluation de ce dernier concernant sa capacité de gestion des subordonnées, a démontré l'absence de fondement de l'allégation que la direction d'Air Canada n'agissait pas promptement lorsqu'elle était informée de comportements abusifs commis par un superviseur et qu'elle préférait les ignorer.
  5. En ce qui concerne les événements postérieurs au 2 novembre 1989, et plus spécifiquement l'offre de retraite anticipée avec indemnité, le Tribunal est davantage perplexe. Les dépositions de MM. Helm et Watson contiennent des contradictions évidentes entre elles, ainsi qu'avec celles de John Longo et du plaignant. Ces contradictions ne sont toutefois pas fatales, puisque, comme nous l'avons dit précédemment, l'action de MM. Helm et Watson n'avait aucun lien avec la race ou la religion du plaignant, ni n'était motivée par le désir de protéger Guy Goodman contre un acte discriminatoire qu'il aurait commis. En d'autres termes, que le plaignant ait été forcé ou non de quitter Air Canada, cela n'a aucune incidence sur la question que doit trancher ce Tribunal et qui est la question du harcèlement discriminatoire et des obligations d'Air Canada en la matière.

d) Guy Goodman

En ce qui concerne Guy Goodman, la Commission a fait valoir que son témoignage était soit irrecevable, soit dénué de crédibilité, parce qu'il n'avait pas respecté l'ordonnance d'exclusion des témoins rendue le premier jour de l'audience. A cela, l'intimée a rétorqué que l'ordonnance d'exclusion ne pouvait voir pour effet d'empêcher son avocat de préparer adéquatement sa défense, que Guy Goodman était à toutes fins utiles partie au litige et que, si Me Delisle a commis une erreur en permettant à M.

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Goodman de prendre connaissance de la déposition du plaignant, il n'a pas agi de mauvaise foi. En outre, l'intimée ajoute que toute erreur qu'aurait commise son procureur a été provoquée par le fait que l'avocat de la Commission a agi de façon incorrecte en cachant à la défense des éléments de preuve pertinents, alors qu'il s'était formellement engagé à les divulguer avant le début des audiences.

1. La violation de l'ordonnance d'exclusion des témoins

Bien que ce témoin ait eu l'occasion de lire les 236 premières pages de la transcription de la déposition du plaignant et bien que l'avocat de l'intimée ait discuté avec lui des éléments de preuve nouveaux présentés devant le Tribunal par le plaignant, le Tribunal conclut que le témoignage de Guy Goodman est admissible. Cela ressort clairement de la jurisprudence que le procureur de la Commission a soumis au Tribunal, notamment l'arrêt Canada (C.R.T.C.) c. Canada (Tribunal des droits de la personne), (1991) 14 CHRR D/87 où la Cour fédérale a affirmé ceci:

Lorsqu'un témoin [...] est présent par inadvertance malgré cette d'ordonnance [d'exclusion des témoins] et qu'[il] est appelé à témoigner après avoir entendu la version d'autres personnes, le tribunal étudiera avec soin l'importance à accorder à son témoignage. (par. 15).

La déposition du témoin demeure donc admissible. De plus, sa crédibilité n'est pas automatiquement affectée. Le Tribunal doit toutefois examiner soigneusement une telle déposition pour déterminer le poids à lui accorder dans les circonstances. Après avoir examiné la déposition de Guy Goodman avec soin et circonspection, nous sommes d'avis que ce dernier s'est avéré un témoin digne de foi pour les motifs suivants:

  1. Les réponses du témoin étaient conformes à celles qu'il avait déjà données à l'enquêteur de la Commission.
  2. Ses réponses ont toujours été directes, cohérentes, jamais évasives ni hésitantes, malgré un contre-interrogatoire extensif et souvent très agressif qui a duré plus de trois jours.
  3. La déposition de Guy Goodman a été corroborée par tous les autres témoins et était appuyée sur une preuve documentaire contemporaine aux événements en cause.
  4. Le témoin a eu une attitude irréprochable devant le Tribunal. Il a fait montre d'une franchise étonnante sur ses propres carences ainsi que d'une patience exemplaire lors de son contre-interrogatoire qui s'est avéré long et éprouvant.
  5. Le témoin n'a pas transgressé de son propre chef l'ordonnance du Tribunal. Il a agi en toute bonne foi sur les instructions du procureur d'Air Canada.
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  7. L'avocat de l'intimée n'a pas agi de manière inacceptable lorsqu'il a consulté Guy Goodman sur les éléments de preuve nouveaux soumis à l'audience par le plaignant. Compte tenu que, d'une part, M. Goodman était, avec le plaignant, le témoin principal dans cette affaire et que, d'autre part, la Commission avait frustré l'intimée de son droit de connaître les éléments de preuve pertinents à la plainte avant le début de l'audience, on voit mal comment l'avocat de l'intimée aurait pu préparer correctement sa défense et, en particulier, son contre-interrogatoire, sans avoir la possibilité de discuter avec M. Goodman de ces éléments de preuve nouveaux. En revanche, si l'avocat de la Commission avait divulgué ces éléments de preuve à l'avance, comme il se doit, l'avocat de l'intimée n'aurait eu nul besoin de consulter M. Goodman et il n'aurait pas non plus été justifié de le faire, compte tenu de l'ordonnance d'exclusion des témoins. En effet, dans des circonstances normales, seule la personne chargée de conseiller l'avocat représentant une personne morale et exemptée expressément de l'ordonnance d'exclusion devrait, à notre avis, pouvoir assister à l'audience et être consultée par l'avocat pendant l'enquête.
  8. Me Taylor a plaidé que l'avocat de l'intimée aurait dû demander au Tribunal la permission de discuter de la preuve nouvelle avec M. Goodman. Ceci eût été certainement souhaitable. Un excès de formalisme n'est cependant pas indiqué devant les tribunaux administratifs en général, et devant le Tribunal des droits de la personne en particulier. La question est de savoir si, au fond, Me Delisle a agi de manière inéquitable, c'est- à-dire s'il a faussé volontairement l'intégrité du processus d'enquête du Tribunal et miné la crédibilité de M. Goodman en le consultant avant qu'il ne dépose. Dans les circonstances que nous avons décrites, la réponse à cette question est clairement négative.

  9. Il est évident que le procureur de l'intimée a agi de manière discutable en demandant à M. Goodman de prendre connaissance de la transcription contenant la déposition du plaignant. Cependant, nous sommes d'avis que Me Delisle a agi en toute bonne foi. Le seul fait qu'il ait demandé à M. Goodman de cesser de lire la transcription dès qu'il s'est rendu compte de son erreur et qu'il en ait avisé immédiatement le Tribunal suffit à démontrer sa bonne foi.

2. La non-divulgation d'éléments de preuve pertinents par la Commission

Nous sommes par ailleurs d'avis que la gravité de l'erreur du procureur de l'intimée est contre-balancée par le fait que le procureur de la Commission a lui-même contrevenu gravement aux règles élémentaires de l'équité, aux règles établies par ce Tribunal (cf. par. 13.vii du Guide sur le fonctionnement du Tribunal des droits de la personne) et aux engagements qu'il avait pris à cet effet lors de la conférence préparatoire, en omettant de divulguer à Me Delisle des renseignements-clés avant le début du procès, à savoir des incidents de harcèlement nouveaux nullement mentionnés par le plaignant ni dans le rapport d'enquête, ni dans sa plainte, ainsi que les dessins produits sous la cote HR-2 et HR-3.

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La Commission a soulevé que Me Delisle ne s'est pas opposé à la production de ces éléments de preuve nouveaux à l'audience. Cela n'est pas tout à fait exact. Il n'a pas pensé à s'y opposer sur la base du motif de l'équité des procédures, mais il s'y est objecté en invoquant leur non- pertinence, objections que le Tribunal a bien entendu rejetées. La non- divulgation d'éléments de preuve cruciaux pour l'examen du bien-fondé de la plainte n'en constitue pas moins une manoeuvre inéquitable de la part de Me Taylor.

L'obligation, pour des motifs de justice et d'équité, qui est faite au procureur de la Couronne de divulguer à la défense tous les renseignements pertinents se trouvant en sa possession a été reconnue par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326. Comme l'a confirmé la Cour, la technique qui consiste à prendre la défense par surprise est dépassée:

A l'époque où le système accusatoire en était encore à ses débuts, la production et la communication de la preuve lui étaient étrangères et la surprise constituait alors une arme acceptée dans l'arsenal des parties au litige. C'était le cas en matière tant criminelle que civile. Fait révélateur, dans les instances civiles, cet aspect du système accusatoire est depuis longtemps disparu, si bien que la communication intégrale des documents et l'interrogatoire oral des parties, et même des témoins, sont des éléments familiers de la pratique. Ce changement a résulté de l'acceptation du principe selon lequel il vaut mieux, dans l'intérêt de la justice, que l'élément de surprise soit éliminé du procès et que les parties soient prêtes à débattre les questions litigieuses sur le fondement de renseignements complets concernant la preuve à réfuter. (p. 332, nos italiques)

Il semble douteux, selon la Cour d'appel fédérale dans Director of Investigation and Research, Competition Act c. D. & B. Cos. of Canada, (1994) 176 N.R. 62, p.65, que l'obligation extensive de divulgation imposée dans Stinchcombe s'applique intégralement devant les tribunaux civils et administratifs en général. Cependant, dans l'affaire Human Rights Commission c. House (1993), (1994) 67 O.A.C. 72, la Cour divisionnaire de l'Ontario a statué, en s'appuyant sur la décision du juge Beetz dans Singh c. Ministère de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, que les exigences de l'équité et de la justice naturelle varient selon les circonstances propres à chaque espèce et qu'en conséquence, elles peuvent entraîner l'application du principe de divulgation dans le contexte d'une poursuite intentée devant un Tribunal des droits de la personne. Cette position semble en accord avec ce que disait plus récemment le juge Iacobucci dans l'arrêt Québec c. Canada (O.N.É.), [1994] 1 R.C.S. 119, p. 181-182: L'étendue de la divulgation requise pour satisfaire aux règles de justice naturelle variera en fonction des faits, plus particulièrement du type de décision à prendre et de la nature de l'audition à laquelle ont droit les parties intéressées.

La Cour divisionnaire a ainsi fait une analogie, dans cette affaire House où il était question d'une allégation de harcèlement racial, entre le

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procureur de la Couronne et le procureur de la Commission du point de vue de leur rôle dans une poursuite d'une part et, d'autre part, entre le procès criminel et le litige devant un tribunal des droits de la personne du point de vue des conséquences potentiellement très préjudicables de telles procédures pour l'intimé ou l'accusé. L'extrait suivant de cette décision, reproduit dans la décision de la Cour d'appel fédérale dans CIBA- Geigy Canada c. Patented Medicine Prices Review Board, (1994) 170 N.R. 360, p. 363, est au coeur des motifs de la Cour divisionnaire:

[TRADUCTION]

Il n'est pas contesté en l'espèce que les allégations portées contre les plaignants sont en fait extraordinairement graves. Toute discrimination raciale porte atteinte aux fondements même d'une société pluraliste et démocratique. Il est en effet d'une extrême gravité que cette forme de discrimination existe ou ait existé dans une institution publique importante comme un grand hôpital. Une conclusion négative rendue par une commission d'enquête pourrait avoir des conséquences extrêmement graves pour les intimés du fait qu'elle peut entacher sérieusement leur réputation.

La conclusion de la Cour divisionnaire est que, à tout le moins dans le cas où l'intimé fait face à des allégations de racisme, c'est-à-dire des allégations susceptibles d'avoir des conséquences très graves sur la réputation de l'intimé, l'obligation extensive de divulgation établie dans Stinchcombe, à savoir la communication par le poursuivant de tous les renseignements pertinents qui sont en sa possession, qu'ils soient inculpatoires ou disculpatoires, qu'il ait l'intention de les produire ou non et qu'il s'agisse de documents ou encore de déclarations de témoins, s'applique aux procureurs de la Commission des droits de la personne de l'Ontario.

On aura remarqué que cette position n'a pas été rejetée par la Cour d'appel fédérale qu'elle a même été citée par elle dans l'arrêt CIBA-Geigy, précité. Il est par ailleurs intéressant de noter que, dans Stinchcombe, la Cour suprême s'est inspirée de la pratique existante devant les tribunaux civils pour parvenir à ses conclusions en matière purement criminelle.

Du reste, cette position semble à toutes fins utiles admise par la Commission elle-même. Bien qu'il nous ait fait part de ses réserves quant à l'application intégrale de l'arrêt Stinchcombe devant le Tribunal des droits de la personne, Me Pentney, avocat général de la Commission, a néanmoins affirmé ceci devant ce Tribunal: En ce qui concerne l'obligation de communication intégrale de la preuve, tendre un piège lors d'un procès n'est à l'avantage de personne, surtout pas de la Commission. Les avocats de la Commission sont tenus de communiquer, en temps opportun, tous les éléments de preuve qui sont pertinents et auxquels ils ont accès, que ces éléments se trouvent dans le dossier d'enquête ou ailleurs. Cette obligation concerne autant les éléments de preuve appuyant la plainte que ceux allant à son encontre. (transc. p. 4563)

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Nous partageons entièrement la position de Me Pentney qui tient pleinement compte des règles modernes de l'équité procédurale. En outre, elle s'accorde avec la pratique et les règles de fonctionnement écrites du Tribunal qui exigent de chaque partie, par le biais d'une conférence préparatoire, la divulgation, avant le début des audiences, de tout élément de preuve pertinent. Il va sans dire que, si un nouvel élément de preuve pertinent est porté à la connaissance du procureur de la Commission pendant les audiences, cet élément de preuve doit être divulgué à l'avocat de l'intimé à la première occasion. Si, au contraire, la Commission tente de prendre l'avocat de l'intimé par surprise, ce dernier sera alors justifié de demander un ajournement afin de pouvoir se préparer en conséquence, si nécessaire.

En ce qui concerne la présente affaire, des documents hautement pertinents et d'importantes informations directement liées à la plainte et fournies à la Commission par le plaignant lui-même n'ont aucunement été divulgués à la défense avant le début des audiences à la date convenue (en l'occurrence le 14 novembre 1994) lors de la conférence préparatoire, et nous sommes d'avis que cela constitue une violation de l'obligation légale du procureur de la Commission de son devoir de divulgation. Cette violation a pris par surprise le procureur de l'intimée, lui a fait commettre des erreurs dans la préparation de son témoin principal et aurait pu en conséquence porter préjudice au droit de l'intimée à une audience équitable reconnu tant au par. 50(1) LCDP qu'à l'al. 2e) de la Déclaration canadienne des droits.

Par ailleurs, dans l'arrêt Director of Investigation and Research, précité, que la Commission a soumis à notre attention, il n'est peut-être pas inutile de souligner que l'attitude du directeur des enquêtes avait été, contrairement à celle de Me Taylor en l'espèce, irréprochable. Ainsi, bien qu'il ait refusé de divulguer un document protégé par un privilège d'intérêt public, le directeur des enquêtes avait dûment fourni à l'intimé un résumé du document demandé, la liste de ses témoins ainsi qu'un résumé de leur déposition trois semaines avant leur comparution devant le Tribunal de la concurrence.

Mentionnons de plus que, selon la Cour suprême du Canada, un manquement à l'obligation de divulgation constitue, dans le domaine civil, une violation très grave de la déontologie juridique: Stinchcombe, précité, p. 339. En conséquence, le procureur de la Commission est bien mal venu de jouer les vierges offensées et d'invoquer la violation des règles de l'équité et la mauvaise foi du procureur de l'intimée qui a, par inadvertance, permis au témoin Goodman de prendre connaissance d'une partie de la déposition du plaignant devant ce Tribunal.

Enfin, nous avons demandé aux procureurs de nous soumettre des arguments concernant le statut de Guy Goodman à l'audience puisque, si ce dernier avait eu le statut de partie ou encore de partie intéressée plutôt que de simple témoin, il aurait bien entendu eu le droit d'assister à l'audience et de lire la transcription. Me Sénécal, avocate de l'intimée, ne nous a pas convaincus que M. Goodman était une partie à proprement parler dans ce litige. Comme l'avocat de la Commission l'a souligné, Guy

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Goodman a eu tout le loisir de demander d'être reconnu par le Tribunal comme partie intéressée au litige conformément aux règles écrites de ce Tribunal (cf. art. 10 du Guide de fonctionnement) et il ne l'a pas fait. La présente action a été intentée uniquement contre la société Air Canada par la Commission, comme c'est son droit le plus strict de le faire. Nous estimons qu'il n'est pas approprié de reconnaître à Guy Goodman le statut de partie intéressée à la demande de l'intimée uniquement après que son procureur a contrevenu à l'ordonnance du Tribunal concernant l'exclusion des témoins. Quoi qu'il en soit, cela n'a pas eu pour effet de discréditer le témoignage de Guy Goodman pour les raisons que nous avons exposées dans les paragraphes précédents.

V- LE DROIT EN MATIERE DE DISCRIMINATION ET DE HARCELEMENT RACIAL

Comme la Commission a fait la preuve, prima facie, d'un incident à connotation raciale et du fait qu'un représentant de l'intimée, savoir John Longo, en a été informé, il importe de répondre aux questions de droit suivantes: le plaignant a-t-il été victime de discrimination ou de harcèlement fondé sur la race d'une part, et d'autre part, l'employeur encourt-il une responsabilité pour la survenance de cet incident? Voyons d'abord quel est l'état du droit sur ces questions.

a) Les notions de discrimination et de harcèlement

La plainte est fondée sur les articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui traitent respectivement de l'interdiction de la discrimination dans l'emploi et de l'interdiction du harcèlement dans divers domaines, dont l'emploi. Ces articles se lisent comme suit:

7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects:

a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu; b) de le défavoriser en cours d'emploi.

14.(1) Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu:

a) [...] b) [...] c) en matière d'emploi.

La discrimination a été définie par la Cour suprême du Canada dans plusieurs décisions et notamment dans l'arrêt Andrews c. Law Society of Upper Canada, [1989] 1 R.C.S. 143 où elle a eu l'occasion de résumer comme suit ce concept dans le contexte de l'emploi:

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J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société. (p. 174)

Puis, la même année, la Cour a statué dans Janzen c. Platy Enterprises, [1989] 1 R.C.S. 1252 que le harcèlement - sexuel en l'espèce - constituait bel et bien une forme de discrimination et pouvait être défini comme suit:

Sans chercher à fournir une définition exhaustive de cette expression, j'estime que le harcèlement sexuel en milieu de travail peut se définir de façon générale comme étant une conduite de nature sexuelle non sollicitée qui a un effet défavorable sur le milieu de travail ou qui a des conséquences préjudiciables en matière d'emploi pour les victimes de harcèlement. [...] Le harcèlement sexuel en milieu de travail est un abus de pouvoir tant économique que sexuel. Le harcèlement sexuel est une pratique dégradante, qui inflige un grave affront à la dignité des employés forcés de le subir. En imposant à un employé de faire face à des gestes sexuels importuns ou à des demandes sexuelles explicites, le harcèlement sexuel sur le lieu de travail est une atteinte à la dignité de la victime et à son respect de soi, à la fois comme employé et comme être humain. (p. 1284).

Il est important de noter ici que, contrairement à la discrimination où la victime doit faire la preuve qu'elle a été défavorisée en cours d'emploi au moyen d'un refus de promotion, d'une mutation indésirée, voire d'un congédiement, donc qu'elle a subi un préjudice matériel concret, la Cour suprême a indiqué dans Janzen qu'en matière de harcèlement, le fardeau ou le désavantage qu'il est nécessaire de prouver consiste dans le harcèlement lui-même, sans qu'il soit nécessaire de prouver quelque préjudice économique en tant que tel:

Les victimes de harcèlement n'ont pas à établir qu'elles n'ont pas été embauchées, qu'on leur a refusé une promotion ou qu'elles ont été congédiées parce qu'elles ont refusé de participer à des activités sexuelles. [...] Le harcèlement sexuel englobe également les situations dans lesquelles les employés qui s'y opposent ou dans lesquelles les employés doivent endurer des gestes, des propositions et des commentaires déplacés de nature sexuelle, sans qu'aucune rétribution économique tangible ne soit liée à la paraticipation au comportement. (p. 1282)

Nous estimons que ces principes s'appliquent pleinement en matière de harcèlement racial.

En quoi consiste dès lors le harcèlement de façon concrète? Quel genre de comportement peut être considéré comme tel? On sait qu'il s'agit

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d'un abus de pouvoir. Bien que le chantage qu'on appelle harcèlement donnant-donnant (ou quid pro quo) en matière sexuelle ne peut guère trouver application en matière raciale, le harcèlement conduisant à un milieu hostile apparaît en revanche pleinement pertinent.

Le milieu de travail hostile se traduit alors par des gestes, paroles ou comportements qui sont de nature à offenser, à blesser ou à humilier un employé différent des autres de par sa race. Il s'agit d'un abus de pouvoir conduisant, comme le signale la Cour suprême dans Janzen, à une pratique dégradante et infligeant un grave affront à la dignité des employés forcés de le subir (p. 1284).

Ainsi, le harcèlement racial peut prendre diverses formes: remarques désobligeantes, injures, insultes, agressions, caricatures, graffitis, imposition de tâches différentes, évaluations inadéquates ou dommages causés à la propriété de la victime. Dans tous les cas, cependant, ces comportements doivent comporter une dimension raciale et avoir pour effet d'humilier ou d'offenser la personne qui en est victime, c'est-à-dire de porter atteinte à sa dignité et d'ainsi produire un effet défavorable sur le milieu de travail ou [avoir] des conséquences préjudiciables en matière d'emploi (Janzen, précité, p. 1284).

Deux questions inter-reliées découlent de ceci: le harcèlement racial doit-il être constitué de gestes répétés ou peut-il être le fait d'un seul comportement désobligeant d'une part, et, d'autre part, comment s'apprécie la gravité de l'humiliation dont se plaint une victime?

Me Pentney, procureur de la Commission, a admis devant le Tribunal que le harcèlement était normalement une conduite répétée. Il a toutefois ajouté, en s'appuyant sur la décision Bell c. Flaming Steer Steak House, (1980) 1 CHRR D/155 rendu par un tribunal ontarien, que le harcèlement pouvait être constitué d'un seul geste, si ce geste était extrême et que, par conséquent, la preuve d'un pattern de comportements harcelants n'est pas nécessairement requis pour établir le harcèlement. Le contexte est donc, insiste-t-il, très important. Cette position paraît en accord avec la jurisprudence et la doctrine.

Ainsi, lorsqu'il s'agit de blagues de mauvais goût, celles-ci doivent être persistentes et fréquentes pour constituer du harcèlement. Une remarque raciste isolée, même très dure, ne saurait constituer à elle seule du harcèlement au sens de la Loi: Pitawanakwat c. Canada, (1994) 19 CHRR D/110, par. 40-41 (inf. en partie sur d'autres motifs par la Cour fédérale dans (1994) F.T.R. 11).

Dans Hinds c. Canada, (1989) 10 CHRR D/5683, le Tribunal a reconnu qu'un document insultant le plaignant en tant que Noir constituait du harcèlement racial. Il faut toutefois noter que non seulement les annotations que contenait ce document étaient excessivement blessantes à leur face même, mais que la plainte concernant ce document fut portée dans le contexte d'une suite d'actes antérieurs de harcèlement racial survenus sur une période de plusieurs années.

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Comme on l'a dit à juste titre dans C.D.P. c. Commission scolaire Deux-Montagnes, (1993) 19 CHRR D/1, la durabilité qu'une conduite vexatoire doit également comporter pour constituer du harcèlement peut donc tantôt être établie par la répétition de certains actes, tantôt par leur gravité, dans la mesure où leurs effets ont alors un caractère de continuité. C'est ainsi que, si une insulte à caractère racial étaient accompagnée de voies de fait par exemple, ce seul incident pourrait à lui seul constituer du harcèlement, compte tenu des effets préjudiciables profonds et durables qu'un comportement aussi extrême serait susceptible d'avoir sur la victime. Voir également en ce sens dans le contexte du harcèlement sexuel: Kotyk c. C.E.I.C., (1983) 4 CHRR D/1416, par. 12251.

Bref, plus un comportement est grave, moins il est nécessaire qu'il soit répété et, à l'inverse, moins un comportement est grave, plus sa persistance doit être démontrée pour créer un milieu de travail hostile et constituer du harcèlement racial. Voir en ce sens: A. Aggarwal, Sexual Harassment in the Workplace, 2e éd., Toronto, Butterworths, 1992, p. 84; M. Drapeau, Le harcèlement sexuel au travail, éd. Yvon Blais, 1991, p. 102.

Ce qui nous amène à l'évaluation de la gravité d'une conduite importune. De quel point de vue doit-on se placer pour évaluer la nature d'un geste donné, son intensité et ses conséquences sur une personne? Les tribunaux et les auteurs se sont interrogés sur cette question et un consensus semble se dégager. Afin de donner à une loi sur les droits de la personne l'interprétation large et libérale qui lui convient, on s'accorde de plus en plus pour dire qu'il faut appréhender la gravité d'une conduite contestée sous l'angle de la victime.

Toutefois, afin de protéger l'employeur contre les plaintes injustifiées d'employés hypersensibles et d'éviter l'écueil opposé qui consiste à tolérer des comportements désobligeants parce que la majorité des gens les estiment acceptables, le critère objectif de la victime raisonnable semble être le critère approprié: Stadnyk c. C.E.I.C., T.C.D.P., D.T. 13/93, p. 31-32, conf. T.C.D.P.A., D.T. 8/95, p. 9 (les deux décisions s'appuyant sur l'arrêt d'une cour d'appel américaine Ellison v. Brady, (1991) 924 F.2b 872 (9th CLR). Dans le même sens: Aggarwal, précité, p. 72-73; Drapeau, précité, p. 94. Voir aussi: Ghosh c. Domglas, (1993) 17 CHRR D/216, p. D/223 (Comm. d'enq. Ont.)

Nous sommes donc d'avis que, dans le cas d'une plainte de harcèlement racial, un tribunal doit s'efforcer d'examiner les gestes et comportements reprochés dans la perspective d'une personne raisonnable appartenant à une minorité raciale, mettant de côté les stéréotypes entretenus de bonne foi par la majorité. Il doit se demander: du point de vue d'une personne raisonnable de race noire par exemple, cette conduite peut-elle être perçue comme blessante ou humiliante? Nous estimons donc que la gravité d'un comportement prétendument harcelant doit être appréciée non pas selon le critère et la perspective de la personne raisonnable, qui serait forcément une personne faisant partie de la majorité raciale, mais plutôt selon le critère et la perspective de la victime raisonnable.

Plusieurs facteurs peuvent entrer en ligne de compte dans l'évaluation

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de la raisonnabilité du comportement reproché. A cet égard, nous partageons l'avis de Me Pentney lorsqu'il affirme dans son ouvrage Tarnoposlky & Pentney, Discrimination and the Law, Toronto, De Boo, 1985 et suppl. cumulatifs, p. 8-31 et 8-32 ceci:

[...] Les limites normales de l'interaction sociale dans les circonstances constituent l'élément fondamental dont il faut tenir compte lorsque nous appliquons ce critère. [...]

Plusieurs facteurs sont pertinents aux fins de l'évaluation des limites de l'interaction sociale raisonnable, notamment la nature de la conduite en cause, le milieu de travail, le type d'interaction personnelle entre les parties dans le passé et l'existence d'une objection ou d'une plainte.

Par ailleurs, si le critère subjectif de la perception du plaignant, selon sa personnalité et sa sensibilité propres, est pertinent et nécessaire, c'est uniquement à l'étape de l'évaluation du préjudice causé à la victime et des dommages qui en résultent, comme cela a été fait du reste dans Hinds, précité. Par conséquent, la décision Swan c. C.A.F., T.C.D.P., D.T. 15/94 que la Commission a porté à notre attention et dans laquelle le Tribunal semble s'en remettre uniquement à la perception subjective de la plaignante pour évaluer la gravité d'une conduite blessante ne s'appuie sur aucune source et paraît isolée.

En revanche, il est certain qu'il n'est pas nécessaire que des préjugés soient la seule raison de la conduite reprochée pour qu'une plainte de harcèlement racial soit accueillie. Il suffit que la race soit l'un des facteurs qui a motivé la conduite en question: Uzoaba c. Service correctionnel du Canada, T.C.D.P., D.T. 7/94, p. 86 et Holden c. Chemins de fer nationaux du Canada, (1990) 14 CHRR D/12, p. D/15 (C.A.F.).

b) La responsabilité de l'employeur

Lorsqu'un employé agit de façon discriminatoire, la responsabilité de l'employeur est explicitement reconnue dans la Loi canadienne sur les droits de la personne à son par. 65(1).

L'arrêt Robichaud c. Canada, [1987] 2 R.C.S. 84 a en outre statué que l'employeur est responsable de tous les actes discriminatoires commis par un de ses employés ou agents dans le cadre de l'emploi, c'est-à-dire de tous les actes reliés de quelque manière à l'emploi de la personne (p. 95). Il suffit, par conséquent, que l'acte discriminatoire ait eu lieu dans le milieu de travail.

Toutefois, le par. 65(2) prévoit expressément un moyen de défense en faveur de l'employeur dont un employé a commis un acte discriminatoire. Si

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l'employeur remplit les conditions prescrites dans ce paragraphe, il échappera donc à toute responsabilité. Cette disposition se lit comme suit:

La personne, l'organisme ou l'association visé au paragraphe (1) peut se soustraire à son application s'il établit que l'acte ou l'omission a eu lieu sans son consentement, qu'il avait pris toutes les mesures nécessaires pour l'empêcher et que, par la suite, il a tenté d'en atténuer ou d'en annuler les effets.

La Loi impose ainsi à l'employeur une obligation de diligence a) afin d'empêcher la commission d'actes de discrimination ou de harcèlement et b) afin d'atténuer ou d'annuler par la suite les effets des actes discriminatoires posés par un employé: François c. Canadien Pacifique, (1985) 9 CHRR D/4724, p. D/4732. Appliquant ce principe de diligence, le Tribunal s'exprime comme suit dans l'affaire Hinds, précité, par. 416161:

En examinant la question de savoir si l'employeur avait exercé toute la diligence nécessaire... pour atténuer ou annuler l'effet de l'acte de l'autre employé, il faut tenir compte de la façon dont il a réagi. Bien que la LCDP n'exige pas que l'employeur maintienne un milieu de travail irréprochable, elle demande toutefois qu'il prenne des mesures promptes et efficaces lorsqu'il sait ou qu'il devrait savoir, que la conduite de certains employés dans le milieu de travail constitue du harcèlement raciste [...] Pour satisfaire à la charge qui lui incombe, l'employeur doit avoir une réaction proportionnée au caractère de l'incident lui-même [...] Pour se soustraire à la responsabilité, l'employeur doit prendre des mesures raisonnables pour atténuer, autant qu'il le peut, le malaise qui règne dans le milieu de travail et pour donner aux personnes intéressées l'assurance qu'il a la ferme volonté de maintenir un milieu de travail exempt de harcèlement raciste. La réaction est donc à la fois prompte et efficace et sa force doit être fonction des circonstances du harcèlement, dans chaque cas.

De cet exposé que nous adoptons sans réserve, il découle tout d'abord que la responsabilité de l'employeur ne peut être engagée que lorsqu'il sait ou qu'il devrait savoir qu'un employé en harcèle un autre. A cet égard, nous croyons, à l'instar d'Aggarwal, précité, p. 70-73, qu'il s'agit d'un critère objectif et que ce critère est celui de la victime raisonnable dont nous avons parlé précédemment. Dans l'affaire Hinds, la responsabilité de l'employeur fut engagée en fonction de ce critère puisque la victime avait informé clairement l'employeur du document objectivement très blessant qu'il avait reçu par courrier interne ainsi que d'autres actes racistes commis à son endroit dans le passé.

Il semble toutefois que le Tribunal a également considéré dans Hinds la personnalité propre du plaignant et utilisé un critère plus subjectif d'analyse dans l'évaluation de la responsabilité de l'employeur et de son

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obligation de diligence. Le Tribunal a en effet afirmé ceci:

Manifestement, M. Hinds est une personne sensible, et ce type de harcèlement l'affecte peut-être davantage que certaines autres victimes d'actes discriminatoires. Cette sensibilité chez lui et, sans contredit, les gestes de harcèlement et de discrimination à propos desquels il s'était plaint au fil des ans auraient dû ouvrir les yeux de ses supérieurs [...] sur la nécessité d'agir face à un geste aussi dégradant, de façon aussi responsable et efficace que possible. (p. D/5697)

Il faut noter toutefois que cette affirmation dans Hinds se trouve dans la partie de la décision consacrée à l'évaluation du quantum des dommages et que c'est dans ce contexte que le tribunal a voulu tenir compte, comme il se doit, du critère subjectif de la sensibilité de la victime. En sorte que pour déterminer si l'employeur a agi avec diligence ou si des gestes ou paroles reprochés sont suffisamment graves pour constituer du harcèlement, c'est le critère objectif de la victime raisonnable qui doit être appliqué pour les motifs énoncés dans Stadnyk, précité, et que nous avons exposés précédemment.

Il découle également de Hinds que la réaction de l'employeur doit être prompte et efficace dès qu'une conduite constitutive de harcèlement est portée à sa connaissance et que cette réaction doit être proportionnée au caractère de l'incident lui-même. En somme, plus l'incident est sérieux, plus la réaction de l'employeur doit être vigoureuse de manière à bien indiquer au personnel que la discrimination et le harcèlement ne sont pas tolérés dans l'entreprise.

Le Tribunal a cependant bien distingué dans Hinds entre une blague inoffensive face à laquelle [l'employé] aurait eu une réaction excessive et une insulte raciste blessante... ignoble et dégradante (par. 41578 et 41619). Seule la seconde allégation, envisagée dans la perspective d'une victime raisonnable, est susceptible d'obliger l'employeur à agir avec diligence, en menant une enquête appropriée aux circonstances. En effet, comme on l'a répété dans cette même décision comme dans plusieurs autres d'ailleurs, la Loi canadienne sur les droits de la personne ne va pas jusqu'à exiger que l'employeur maintienne un milieu de travail absolument irréprochable.

Ceci dit, le Tribunal a fait un pas de plus dans Pitawanakwat c. Canada, (1992) 19 CHRR D/110 (inf. en partie pour d'autres motifs par la Cour fédérale dans (1994) F.T.R. 11). Selon le Tribunal, l'obligation de diligence de l'employeur existe dès qu'on porte à sa connaissance un acte qui, en raison de son caractère en soi blessant, humiliant ou dégradant, serait susceptible de dégénérer en harcèlement s'il était répété par la suite: ... même si la preuve ne permet pas de conclure à un comportement manifestement axé sur le harcèlement racial, les employeurs sont tenus, envers leurs employés, de créer et de maintenir un milieu de travail exempt de discrimination. (par. 76).

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Comme on l'a souligné dans Swan c. F.A.C., T.C.D.P., D.T. 15/94 et dans Mohammad c. Mariposa Stores, (1991) 14 CHRR D/212, cette façon d'interpréter l'obligation de diligence, savoir en imposant à l'employeur l'obligation positive de fournir un milieu de travail non discriminatoire, est justifiée par la prise de position ferme que la Cour suprême avait adoptée dans Robichaud, précité, à la p. 94:

En fait, si la Loi s'intéresse aux effets de la discrimination plutôt qu'à ses causes (ou motifs qui la sous-tendent), force est de reconnaître que seul l'employeur peut remédier à des effets peu souhaitables; seul l'employeur est en mesure de fournir le redressement le plus important, celui d'un milieu de travail sain. La Loi met l'accent sur la prévention et l'élimination de conditions peu souhaitables plutôt que sur la faute, la responsabilité morale et la punition, c'est pourquoi il convient d'assurer l'efficacité des redressements soigneusement conçus par le législateur.

Une politique officielle anti-discrimination et anti-harcèlement peut constituer une bonne façon pour un employeur de réagir à une violation de la Loi. Toutefois, comme on l'a dit avec raison dans Hinds, la seule existence d'une politique anti-harcèlement ne suffit pas à dégager l'employeur de ses responsabilités en matière de harcèlement au travail. Celle-ci doit être efficace et appliquée dans les faits. Voir aussi en ce sens: C.D.P. c. Commission scolaire Deux-Montagnes, précité. Or, dans ces deux affaires, le Tribunal a au contraire constaté l'absence totale de réaction de l'employeur devant une preuve pourtant documentée de comportements racistes évidents.

Le Tribunal a en outre ajouté que l'absence de preuves précises n'était pas requise pour enclencher l'obligation de diligence de l'employeur. Dès lors que les allégations sont objectivement sérieuses, l'employeur doit commencer par tenir une enquête pour en vérifier la véracité. Autrement, par son inaction, il risque d'encourager les comportements abusifs susceptibles de se produire dans son entreprise. On peut comparer cette affaire Hinds avec Persaud c. Consumers Distributing, (1991) 14 CHRR D/23 où le tribunal a condamné un employé à des dommages pour harcèlement racial, mais où il a exonéré l'employeur qui avait pris des mesures disciplinaires dès que le problème fut porté à sa connaissance.

Par ailleurs, l'employeur ne pourra échapper à sa responsabilité parce que le plaignant a contribué, par son attitude, à la création d'un milieu de travail hostile. Si le plaignant a bel et bien été victime de comportements harcelants, l'employeur qui n'a pas fait preuve de diligence pour enrayer ces derniers en sera tenu responsable. Ce facteur peut-il devenir pertinent à l'étape de la réparation appropriée? Le Tribunal l'a affirmé dans Pitawanakwat c. Canada, précité et Mohammad c. Mariposa Stores, précité. Avouant ne se fonder sur aucune source, un juge de la Cour fédérale a néanmoins rejeté ce point de vue en infirmant la décision du Tribunal sur ce point précis dans Pitawanakwat, 78 F.T.R. 11, p. 26.

Pour un commentaire portant sur les orientations récentes de la jurisprudence concernant la responsabilité des employeurs en matière de

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harcèlement racial, voir: I.R. Mackenzie, Racial Harassment in the Workplace: Evolving Approaches, (1995) 3 Can. Lab. & Empl. L.J. 287-311.

VI- APPLICATION DU DROIT AUX FAITS

En ce qui concerne l'allégation de discrimination fondée sur l'article 7 LCDP, il est clair qu'en l'absence de fardeaux, d'obligations ou de désavantages imposés au plaignant en raison de sa race, le Tribunal ne peut en venir à une conclusion de discrimination telle que celle-ci a été définie par la Cour suprême du Canada dans Andrews, précité. Or, nous l'avons dit, le plaignant n'a pas réussi à faire la preuve qu'il avait été l'objet d'un traitement défavorable fondé sur sa race de la part de Guy Goodman ou de l'intimée. Son témoignage à ce sujet n'est pas crédible et a été contredit par plusieurs témoins dignes de foi.

Une seule remarque à connotation raciale peut-elle, à elle seule, constituer du harcèlement racial au sens de l'article 14 LCDP? La Commission a admis elle-même que si telle devait être notre conclusion, il n'y aurait harcèlement que si l'acte était très grave. Autrement, le harcèlement est caractérisé par son caractère répétitif ou encore par un faisceau de comportements harcelants concourant à créer un milieu de travail hostile.

Nous concluons donc que, quelqu'ait été la gravité objective de la phrase prononcée par Guy Goodman au cours de l'été 1985, le plaignant n'a pas été victime de harcèlement puisqu'il s'est agi d'un incident isolé pour lequel, au surplus, Guy Goodman s'est excusé sur-le-champ. Il n'existe aucune preuve, outre le témoignage du plaignant contredit par de nombreux témoins dignes de foi, que Guy Goodman ait proféré à l'endroit du plaignant, ou même à l'endroit d'autres subordonnés ou d'autres collègues de travail, des propos à connotation raciale depuis qu'il est à l'emploi d'Air Canada.

En ce qui concerne l'employeur, nous savons que sa responsabilité peut être engagée par le harcèlement commis par l'un de ses employés lors même que la conduite reprochée n'était pas en soi constitutive de harcèlement. En effet, comme il ressort de la décision Pitawanakwat, précité, si cette conduite était objectivement blessante, humiliante ou dégradante, si elle a été portée à la connaissance de l'employeur et si, dans l'hypothèse de sa répétition éventuelle, elle était susceptible de constituer un comportement harcelant, la responsabilité de l'employeur pourrait être retenue. Ce serait par exemple le cas si l'employeur n'a pas agi de manière prompte et efficace afin d'empêcher que ladite conduite ne se reproduise et ainsi bien faire comprendre à ses employés que les comportements et attitudes discriminatoires ne sont pas tolérés dans l'entreprise.

Dès lors, la question est la suivante: la remarque prononcée au cours de l'été 1985 par Guy Goodman (Two Singhs are singing in the penitentiary. One Singh is sitting here and singing) était-elle une blague inoffensive, quoique de mauvais goût, ou s'est-il agi plutôt d'une insulte raciste

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blessante, humiliante, voire dégradante?

Pour trancher cette question, nous devons nous placer dans la perspective de la victime. Toutefois, c'est du point de vue objectif de la victime raisonnable que nous devons évaluer la remarque en question. Un employé raisonnable d'origine indienne et de religion Sikh aurait-il pu se sentir véritablement humilié ou blessé par ladite remarque?

Il est extrêmement difficile et sans doute parfois impossible, pour un Tribunal dont les membres ne font pas partie d'une minorité raciale, de comprendre les sentiments d'humiliation véritable de quelqu'un qui en fait partie.

Le travail est toutefois facilité en l'espèce puisque la Commission a fait témoigner un ex-employé d'Air Canada qui est de religion sikh et d'origine indienne comme le plaignant. Il s'agit de M. Manjit Singh qui, au surplus et contrairement à M. Dhanjal, n'a jamais cessé de porter les accessoires exigées par la religion sikh, à savoir la barbe et le turban. Le Tribunal a été hautement impressionné par ce témoin qui s'est montré franc, posé et nuancé.

Or, qu'a pensé M. Manjit Singh de la remarque Two Singhs are singing... prononcée par Guy Goodman au cours de l'été 1985 et dont M. Dhanjal l'a entretenu en 1987? Bien qu'il réprouvait un tel commentaire, M. Singh n'a pas recommandé au plaignant de porter plainte. Il lui a dit au contraire de ne pas s'y accrocher et de tenter d'établir une meilleure communication avec son supérieur. Pourtant, M. Singh n'a pas hésité à porter plainte lorsqu'il a été lui-même l'objet d'insultes de la part d'un de ses collègues de travail à Air Canada. C'est ainsi qu'il a exigé de son supérieur et obtenu que l'un de ses subordonnés lui présente ses excuses par écrit pour lui avoir lancé, en faisant allusion à sa barbe et à son turban:

[Traduction]

«On n'a pas besoin de gens comme vous ici».

Nous concluons du témoignage de Manjit Singh que, dans les circonstances de l'espèce, la remarque isolée prononcée par Guy Goodman n'était pas suffisamment grave pour enclencher l'obligation de diligence de l'employeur.

Si nous utilisons les facteurs d'appréciation des limites d'une interaction sociale raisonnable, selon l'expression de Me Pentney dans Discrimination and the Law, précité, nous parvenons aux mêmes conclusions. Quand on considère la nature de la conduite reprochée à Guy Goodman, le climat de travail dans le département d'Ingénierie et dans la Section Études de performances, le genre de relations qu'entretenait Guy Goodman avec ses subordonnés et avec le plaignant en particulier ou l'existence de protestations de la part de M. Dhanjal, il n'existe aucun élément de preuve qui permette de conclure qu'une victime raisonnable aurait perçu les propos et la conduite de Guy Goodman comme étant discriminatoires. Au contraire, le fait que le plaignant ait attendu jusqu'en 1988 avant de parler à John Longo que Guy Goodman l'avait insulté de manière discriminatoire par le passé, sans toutefois insister là-dessus, et le fait que Guy Goodman se soit excusé, selon son témoignage que nous estimons digne de foi,

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immédiatement après avoir constaté que le plaignant trouvait déplacé son jeu de mots sur le nom Singh, ajoute à notre conviction que le jeu de mots en question n'était pas une insulte raciale sérieuse potentiellement constitutive de harcèlement.

En conséquence, bien que M. Dhanjal ait informé son employeur par l'intermédiaire de John Longo en 1988 qu'il avait été l'objet de propos discriminatoires de la part de son superviseur trois ans plus tôt, l'employeur n'était pas tenu de prendre une action comme telle dans les circonstances. Ce genre de propos n'était en effet pas suffisamment grave pour engager la responsabilité de l'employeur dans les circonstances et pour enclencher son obligation de diligence.

Le procureur de l'intimée, Me Delisle, a fait grand cas de ce que le plaignant avait été l'artisan de son propre malheur en adoptant une attitude provocatrice à l'égard de ses collègues de travail lorsqu'il travaillait à Air Canada. Le Tribunal tient à rappeler à l'intimée que l'attitude inappropriée du plaignant n'est pas pertinente pour déterminer si, d'une part, l'employé a été victime de harcèlement et si, d'autre part, l'employeur a rempli son obligation de diligence pour enrayer la discrimination sur les lieux de travail. En sorte que, si le plaignant avait démontré qu'il avait fait l'objet d'une remarque raciste grave et que l'intimée le savait ou aurait dû le savoir, nous aurions conclu que l'intimée n'a pas respecté son obligation de diligence en l'espèce.

Me Delisle a alors insisté sur le fait que la société Air Canada avait adopté une politique anti-discrimination en 1986, politique officielle qui avait été dûment communiquée à tous les managers de l'entreprise et à tous les nouveaux employés par la suite. Si le plaignant avait réussi à faire la preuve qu'il avait été victime d'un incident sérieux porteur de harcèlement, le Tribunal n'aurait pas été satisfait de la simple existence de cette politique aussi théoriquement bien faite qu'elle paraisse être à première vue. La jurisprudence est claire à ce sujet: il ne suffit pas d'adopter une politique anti-discrimination. L'employeur doit démontrer, pour se conformer à son obligation de diligence, que cette politique est autre chose qu'une façade et qu'elle est appliquée de manière efficace dans l'entreprise.

Me Delisle a-t-il fait cette preuve? Il a tenté de démontrer que la société Air Canada consacre des efforts sérieux à la résolution des conflits entre employés dûs à la discrimination ou à d'autres causes par l'existence d'un Ombudsman, chargé d'assister les employés dans leurs plaintes en matière de discrimination, d'un programme d'aide aux employés ainsi que par le travail de certains employés, spécialement formés et relevant de la haute direction, comme John Longo dans le département d'Ingénierie, dont la fonction inclut spécifiquement l'aide à la résolution des conflits en milieu de travail. L'existence de tous ces intervenants ne prouve rien. Et bien qu'impressionniste et insuffisant en soi, le témoignage de Manjit Singh tend à démontrer au contraire que ce genre de politique n'est pas très efficace compte tenu de la culture d'entreprise peu réceptive aux plaintes des employés à Air Canada.

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Toutefois, le Tribunal estime que via les interventions nombreuses, promptes et utiles de John Longo, on a démontré que la société Air Canada prenait au sérieux les plaintes des employés estimant être victimes de traitement injuste de la part de leur supérieur. La déposition de Manjit Singh a aussi appuyé cette preuve. Celui-ci en a effet affirmé que lorsqu'il s'était plaint personnellement d'avoir été insulté par un collègue de travail en rapport avec sa religion, sa plainte a été prise au sérieux et une lettre d'excuse a été exigée du collègue en question. Tout indique par conséquent que, eût-elle été informée d'une plainte bien fondée de traitement discriminatoire ou harcelant de la part de M. Dhanjal, la direction d'Air Canada eût vraisemblablement pris cette plainte au sérieux et agi avec diligence, conformément à sa politique interdisant la discrimination sur les lieux de travail.

VII- DISPOSITIF

Pour toutes ces raisons et pour bien d'autres, le Tribunal en vient donc à la conclusion que le plaignant et la Commission n'ont pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que Daljit S. Dhanjal avait été prima facie victime de discrimination ou de harcèlement fondé sur sa religion ou sur sa race.

De plus, l'explication qu'a présentée et prouvée l'intimée, selon le critère de la prépondérance des probabilités, des difficultés de relations de travail qu'il y avait entre Daljit S. Dhanjal et Guy Goodman et des évaluations négatives reçues par le premier est retenue: il y avait un conflit de personnalité entre ces deux hommes, conflit provoqué par le caractère difficile de M. Dhanjal et envenimé par le fait que celui-ci n'acceptait pas les exigences et les méthodes de gestion plutôt autoritaires de son patron. Cette explication n'a pas été réfutée par la Commission et constitue en conséquence la cause la plus probable du conflit en question.

Me Taylor a fortement insisté sur le fait que la discrimination est rarement pratiquée ouvertement et que le Tribunal doit rechercher, pour reprendre une expression consacrée par notre jurisprudence, l'odeur subtile de la discrimination. Nous sommes évidemment d'accord avec cette façon de voir. Toutefois, ce que nous avons senti au cours de ces procédures, ce n'est pas l'odeur subtile de la discrimination, mais bien le parfum lourd de la manipulation et de la vendetta personnelle de la part du plaignant.

Enfin, le Tribunal n'estime ni nécessaire, ni approprié de trancher la question de savoir si le plaignant a été victime d'un congédiement injustifié au cours des mois de novembre et décembre 1989. En effet, ayant conclu que l'offre de retraite anticipée d'Air Canada n'avait aucun lien avec la race ou la religion du plaignant, le Tribunal n'a pas compétence pour se prononcer sur la question de savoir si un congédiement, si tant est qu'il y a eu congédiement, était en soi justifié ou non.

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En conséquence, la plainte est rejetée.

VIII- ADDENDUM : Le rôle du procureur de la Commission devant le Tribunal

Me Delisle s'est plaint, tout au long des procédures devant le Tribunal que l'avocat principal de la Commission, Me Eddie Taylor, avait adopté une attitude excessivement adversaire, à l'opposé du rôle de défenseur de l'intérêt public qui doit être le sien devant ce Tribunal. Celui-ci, dit-il, s'est comporté de manière très agressive à l'endroit de plusieurs témoins ainsi qu'à son endroit, l'empêchant même, par son obstruction, de mener certains de ses contre-interrogatoires correctement.

Il est clair que les procédures ont été particulièrement longues et pénibles dans cette affaire. Les deux procureurs se sont à plusieurs reprises accusés mutuellement de mauvaise foi et ont eu recours aux attaques personnelles. Il serait donc injuste de faire porter toute la responsabilité de l'hostilité qui régnait entre les procureurs dans la salle d'audience sur les seules épaules de Me Taylor.

Cela dit, lorsqu'il comparaît devant le Tribunal, le procureur de la Commission a un rôle spécifique à jouer. Ce rôle est tout à fait différent de celui de l'avocat de l'intimé ou même du plaignant qui demeure une partie distincte de la Commission. Ce rôle, c'est celui de ministre de la Justice mû d'abord et avant tout par des considérations d'intérêt public, par opposition à celui d'adversaire, et que le juge Sopinka a reconnu aux procureurs de la Couronne en matière pénale dans l'arrêt Stinchcombe, précité, p. 341. L'avocat général de la Commission, Me Pentney, a lui-même concédé en plaidoirie qu'un procureur de la Commission des droits de la personne s'est effectivement vu confier ce rôle par le législateur en vertu de l'art. 51 LCDP.

S'il avait pleinement assumé le rôle de ministre de la Justice qui était le sien devant ce Tribunal, Me Taylor aurait pu, tout en menant son dossier avec vigueur et efficacité, contribuer à ce que l'enquête se déroule de façon expéditive et dans un climat plus propice à une saine administration de la justice.

A notre avis, les propos suivants du juge Rand dans Boucher c. La Reine, [1955] R.C.S. 16, p. 23-24 s'appliquent a fortiori aux procureurs d'une Commission chargée d'agir dans l'intérêt public:

On ne saurait trop répéter que les poursuites criminelles n'ont pas pour but d'obtenir une condamnation, mais de présenter au jury ce que la Couronne considère comme une preuve digne de foi relativement à ce que l'on allègue être un crime. Les avocats sont tenus de veiller à ce que tous les éléments de preuve légaux disponibles soient présentés: ils doivent le faire avec fermeté et en insistant sur la

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valeur légitime de cette preuve, mais ils doivent également le faire d'une façon juste. Le rôle du poursuivant exclut toute notion de gain ou de perte de cause; il s'acquitte d'un devoir public, et dans la vie civile, aucun autre rôle ne comporte une plus grande responsabilité personnelle.

Fait ce ____ jour de mars 1996.

Daniel Proulx, président

Jacinthe Théberge, membre

Marie-Claude Landry, membre

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