Tribunal canadien des droits de la personne

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TRADUCTION DE L’ANGLAIS DT 7/ 85

Décision rendue le 20 septembre 1985 LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE Dans l’affaire d’une audience tenue devant un tribunal des droits de la personne constitué en vertu de l’article 39 de la Loi canadienne sur les droits de la personne

ENTRE :

MARK FORSEILLE Plaignant

et

UNITED GRAIN GROWERS LTD. Mis en cause

DEVANT : L. David Wilkins

Ont comparu : RENÉ DUVAL Avocat de la Commission
DAVID MARTIN Avocats du mis en cause assisté de DAVID HOBBS

Introduction

La cause entendue résulte d’une plainte présentée par Mark Forseille, qui soutenait que la United Grain Growers Ltd., son employeur, avait fait preuve à son égard de discrimination fondée sur le handicap physique, contrevenant ainsi aux dispositions des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Sur la formule de plainte datée du 3 novembre 1980 (pièce C- 4), le plaignant déclare :

"J’estime avoir été victime d’un acte discriminatoire de la part de la United Grain Growers Ltd. qui a refusé de continuer de m’employer comme manutentionnaire, de céréales parce que je suis frappé d’un handicap physique, à savoir, le diabète. C’est là le motif invoqué pour mon renvoi."

Les dispositions pertinentes de la Loi canadienne sur les droits de la personne en vigueur à l’époque de la plainte étaient les suivantes :

Alinéa 7a) Constitue un acte discriminatoire le fait a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu (...) directement ou indirectement, pour un motif de distinction illicite.

Article 10 Constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur ou l’association d’employés

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite, ou b) de conclure des ententes, touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel pour un motif de distinction illicite, d’une manière susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus."

A l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, en vigueur au moment où les procédures ont été entamées, le handicap physique était énuméré au nombre des motifs de distinction illicite.

Handicap physique était ainsi défini à l’article 20 de la Loi :

"Handicap physique désigne toute infirmité congénitale ou accidentelle, y compris l’épilepsie, la paralysie, l’état d’amputé, l’atonie, les troubles de la vue, de l’ouïe ou de la parole, et s’entend de la nécessité d’avoir recours à des prothèses ou, notamment, à un fauteuil roulant ou a un chien d’aveugle.

Le fait que le diabète sucré dont est affecté le plaignant constitue un handicap physique ou une infirmité aux termes de la définition de handicap physique contenue dans la loi n’a pas été contesté lors des audiences.

LES FAITS

A époque en question, Mark Forseille était un jeune homme de dix- huit ans environ, affligé du diabète sucré depuis l’âge de onze ans. Tous les témoins se sont accordé à connaître que son affection était un diabète insulino- dépendant de type 1.

Le 10 septembre 1980, Henry Krancs, de la section locale no 33 du Grain Workers Union, a appelé Mark Forseille, qui avait présenté une demande d’adhésion au syndicat. Le plaignant a donc rencontré M. Krancs et rempli les formalités exigées par le syndicat, dont une formule de demande d’adhésion; puis, on lui a dit de se présenter aux bureaux de la mise en cause, la United Grain Growers Ltd., ce qu’il fit le jour même.

Lors de son passage aux bureaux de l’employeur, on a demandé à M. Forseille de se présenter à la clinique médicale de l’employeur pour un examen. Il s’est donc rendu à la clinique L. A. Patterson and associâtes où le Dr Rondeau lui a fait subir cet examen médical. Pendant l’examen, il a révélé au médecin qu’il était atteint de diabète et a donné le nom de son médecin traitant, le Dr Dangus, au Dr Rondeau. M. Forseille a précisé que le Dr Rondeau avait téléphoné au Dr Angus en sa présence, pour discuter de sa santé.

Le Dr Rondeau a ensuite remis une fiche bleue à M. Forseille (pièce R- 3), attestant qu’il l’avait jugé physiquement apte au travail à l’issue de son examen.

Le plaignant est retourné au silo- élévateur du mis en cause où le contremaître lui a dit qu’il commençait à travailler le lendemain, 11 septembre 1980. Le plaignant s’est présenté au travail comme convenu et s’est acquitté des tâches qui lui ont été attribuées jusqu’au 19 septembre.

A cette date, au moment du changement d’équipes de travail, le contremaître a demandé à M. Forseille de se présenter à nouveau chez le Dr Rondeau. Au cabinet du médecin, toujours le 19 septembre, M. Forseille a appris qu’il était remercié de ses services, et ce, sur- le- champ.

Un peu plus tard, le plaignant a reçu par la poste une lettre datée du 25 septembre 1980, ainsi qu’un relevé de ses prestations de départ de la Commission d’assurance- chômage portant la même date (pièces C- 2 et C- 3 respectivement).

Au moment de son renvoi, le plaignant touchait 10,50 $ l’heure pour une semaine de 40 heures. Le plaignant a fait valoir que malgré tous ses efforts, il n’a pas été en mesure de se trouver un autre emploi à temps plein avant le 22 mars 1981. Son emploi auprès du mis en cause était son premier emploi à temps plein et après son renvoi, il n’a eu droit à aucune prestation de chômage mais a gagné environ 500 $ en travaillant pour l’entreprise de conciergerie de son oncle comme remplaçant pendant les congés des employés réguliers.

Au moment des audiences, le Dr Rondeau habitait Montréal et n’a pas été appelé à témoigner. Les comptes rendus des discussions entre le Dr Rondeau et le plaignant et entre le médecin et M. Owen, directeur du mis en cause, ont été produits comme éléments de preuve. Le Dr Rondeau a prépare pour le mis en cause (pièce R- 4), un rapport qui, bien que daté du 10 septembre, ne lui a été remis qu’après le renvoi du plaignant. Dans ce rapport, le Dr Rondeau décrit le plaignant comme étant un individu atteint d’un problème médical grave. L’affectation présente un risque d’invalidité permanente ou temporaire susceptible d’évoluer. Un candidat de cette catégorie ne devrait être embauché que dans des circonstances particulières.

M. Owen, directeur général de l’entreprise mise en cause, a pour sa part déclaré que les demandes d’emploi sont traitées conformément aux dispositions de la convention collective conclue entre l’entreprise et le syndicat (pièce R- 2). L’entreprise ne possède pas ses propres formules de demande d’emploi.

L’entreprise n’a pas non plus de politique arrêtée quant à l’emploi des diabétiques ni de lignes directrices sur la santé des candidats a l’exception de l’obligation de subir l’examen médical avant d’entrer en fonction. Par ailleurs, les témoignages ont révélé que le mis en cause employait déjà au moins un diabétique qui occupait un emploi de bureau.

M. Owen a déclaré que vers le 16 et 17 septembre, on l’a informé que le Dr Rondeau désirait lui parler du cas de Mark Forseille. L’avocat de la Commission s’est objecté à la preuve soumise au sujet de cette conversation et d’une autre que M. Owen aurait eue avec le Dr Rondeau, sous prétexte qu’il s’agissait de oui- dire. L’avocat de la Commission a ultérieurement reconnu la recevabilité de cette preuve quant au critère subjectif auquel l’employeur devait satisfaire en tentant d’établir une exigence professionnelle justifiée, mais pas pour ce qui est des avis médicaux qui auraient pu être donnés lors de ces conversations par le Dr Rondeau.

Au cours de son interrogatoire principal, le plaignant a déclaré que le Dr Rondeau lui avait fait savoir lors de l’entrevue de licenciement que l’entreprise ne voulait pas le garder parce qu’il présentait un faible risque en raison de son diabète. Au cours du contre- interrogatoire, le plaignant a admis que le Dr Rondeau lui avait expliqué que les responsables de l’entreprise s’inquiétaient de la possibilité qu’il perde conscience ou qu’il soit victime d’étourdissements et aussi que le Dr Rondeau avait laissé entendre que ces responsables craignaient qu’il puisse avoir une réaction à tout moment. Le plaignant a reconnu que le contremaître, M. Jeffrey, lui avait appris qu’il était renvoyé en raison de la possibilité qu’il perde conscience et qu’il ait des étourdissements, mais M. Jeffrey l’avait assure qu’il était un bon travailleur.

M. Owen a pour sa part déclaré que le Dr Rondeau tenait à lui faire savoir que Mark Forseille était atteint d’un diabète juvénile et que, si son cas était grave, il croyait tout de même que le plaignant pouvait être embauché sous certaines réserves et moyennant certains risques. Il aurait d’écrit ces risques comme étant des étourdissements et des pertes de conscience, les réserves étant que M. Forseille n’ait pas de véhicules lourds à conduire ou de machines à faire fonctionner.

M. Owen a poursuivi son témoignage en déclarant qu’il avait communiqué à l’agent du syndicat, M. Krancs, la teneur de sa conversation avec le Dr Rondeau et ses inquiétudes pour la sécurité. Apparemment, M. Krancs aurait reconnu que M. Forseille ne devrait pas être employé comme manutentionnaire de céréales pour des motifs de sécurité, ce que le Dr Rondeau était chargé de lui faire savoir.

M. Owen a aussi déclaré que les médecins de la clinique Patterson faisaient bien office de conseillers médicaux pour l’entreprise, mais qu’il ne connaissait pas du tout le Dr Rondeau avant cette affaire. A son avis, le Dr Rondeau n’était familier ni avec la nature du travail ni avec les installations. Il a déclaré en outre ne posséder aucune connaissance technique particulière sur le diabète et avoir fondé sa décision de congédier M. Forseille sur la possibilité que celui- ci perde conscience ou soit pris d’étourdissements et présenté ainsi des risques pour la sécurité des installations.

La nature de l’emploi de M. Forseille et même le lieu de travail ont fait l’objet de nombreux témoignages. Le tribunal s’est rendu visiter les lieux, et des rapports ainsi qu’un témoignage d’un expert- conseil en sécurité, M. W. F. Thomas, ont été présentés comme éléments de preuve pour le mis en cause, tandis qu’un autre expert en sécurité, M. L. G. Larson, a témoigné pour le plaignant.

Les fonctions rattachées au poste occupé par le plaignant aux installations du mis en cause sont énumérées à la pièce R- 8, et ont été détaillées par le plaignant lui- même, par M. Owen, les deux experts en sécurité et les médecins qui ont témoigne.

Les fonctions consistent à exécuter les opérations voulues pour entrer les wagons- trémies et les wagons à marchandises dans le hangar à wagons et à les en sortir, a ouvrir les portes des derniers ou les glissières des premiers, à placer les wagons et à ramasser les céréales répandues. De plus, un manutentionnaire de céréales peut être appelé à enlever des débris du toit des bâtisses, à nettoyer le matériel de tri et à aider a nettoyer les silos des résidus de céréales ou d’autres substances. Le poste comporte aussi d’autres fonctions, habituellement temporaires qui exigent la présence du manutentionnaire dans l’aire du convoyeur a courroie et sur les passerelles pour le chargement des céréales dans les cales de navires.

Après avoir visié les installations et avoir entendu les témoignages, il ne subsiste aucun doute quant aux graves risques que le manque d’attention ou la défaillance physique d’un employé représente pour sa propre sécurité, celle de ses collègues et celle des installations. Les fonctions dont il est ici question doivent être exécutées avec du matériel lourd dans des endroits laissant peu d’espace de manoeuvre et exigeant une attention soutenue, de l’agilité et une certaine force physique.

Le Dr Clayton Reynolds, témoin du mis en cause, et le Dr K. G. Dawson, témoin du plaignant, ont présenté des éléments de preuve médicale très poussés sur la nature de l’affection du plaignant, sont traitement et les effets qu’elle pourrait avoir sur la capacité du plaignant d’agir comme manutentionnaire de céréales. Le Dr Reynolds concluait que, du point de vue médical, M. Forseille ne devrait pas exercer les fonctions susmentionnées, tandis que le Dr Dawson en arrivait à la conclusion contraire.

Cependant, tous s’accordaient à reconnaître que depuis l’âge de onze ans et jusqu’au moment de son embauchage, le plaignant était un diabétique insulino- dépendant traité par le Dr Augus. A son entrée en fonction, son programme de traitement prévoyait une dose quotidienne de 120 â% 125 unités d’insuline NPH injectée avant le déjeuner. Il surveillait aussi son régime alimentaire par la substitution d’aliments et le calcul de l’apport calorique de ses trois repas et ses trois goûters quotidiens. Le plaignant avait régulièrement sur lui des comprimés de sucre qui, croyait- il savoir, devaient servir à enrayer les premiers symptômes d’une réaction hypoglycémique. Il devait absorber ces comprimés pour pallier un manque d’énergie habituellement prévisible lorsqu’il devait s’adonner à une activité exigeant plus d’efforts qu’à l’accoutumé ou lorsqu’il devait retarder l’heure d’un repas. Il a admis avoir occasionnellement eu besoin de ces comprimés qu’il portait sur lui pratiquement tout le temps. Selon son témoignage, il aurait eu ces comprimés pendant sa période d’emploi pour le mis en cause, mais n’en aurait pas eu besoin. Il n’aurait pas été victime d’étourdissement annonçant une réaction hypoglycémique. Le seul test que s’administrait le plaignant pour savoir s’il contrôlait bien son diabète était un test d’urine quotidien dont il tenait un registre écrit. il subissait un examen de contrôle à peu près tous les trois mois au cabinet du Dr Augus. Selon son témoignage, une réaction hypoglycémique était à prévoir lorsque son horaire devait changer ou lorsque se présentaient d’autres événements inhabituels.

De l’avis des deux experts, le Dr Reynolds et le Dr Dawson, le programme décrit par M. Forseille n’était pas un programme optimum de contrôle du diabète, même d’après les normes médicales reconnues à l’automne de 1980. Peu de temps après son renvoi, le Dr Dawson est devenu le médecin traitant du plaignant et a modifié considérablement son programme de traitement en lui prescrivant des injections simultanées de deux préparations d’insuline dans une même seringue. M. Forseille devait donc s’administrer une injection de 54 unités d’insuline NPH et de 10 unités d’insuline Toronto le matin et une autre de 50 unités d’insuline NPH et de 8 unités d’insuline Toronto avant le repas du soir. Son test d’urine, qui ne servait à dépister que la présence de sucre dans l’urine, a été remplacé par l’usage du glucomètre, appareil qui mesure le taux de sucre dans le sang.

TÉMOIGNAGES DES MÉDECINS

Le Dr Clayton Reynolds est venu témoigner comme expert médical pour le mis en cause, et le tribunal lui a reconnu cette qualité d’expert. Ses qualifications et réalisations dans le domaine de l’endocrinologie, de la médecine interne et du traitement du diabète ont été présentées comme pièce R- 6. A l’époque des audiences, le Dr Reynolds exerçait sa profession dans une clinique d’endocrinologie dont une partie de la clientèle était composée de diabétiques. Il a exposé devant le tribunal les principales caractéristiques du diabète sucré, les distinctions existant entre ses différentes formes, certains symptômes courants et leurs causes, ainsi que les effets de l’insuline sur un diabétique. Le Dr Reynolds a ensuite fait le compte rendu détaillé de son examen des éléments de preuve médicale se rapportant au diabète du plaignant, ce qui inclut la correspondance du Dr Keith Dawson, médecin traitant du plaignant, et le témoignage de ce dernier.

Compte tenu de ces renseignements, il a conclu que le plaignant était un diabétique insulino- dépendant de type un, par rapport à la définition clinique d’un diabète instable. S’il l’a qualilfié, de cliniquement instable c’est en raison de l’alternance, chez le plaignant, de crises d’hypoglycémie et de taux de sucre élevé dans le sang.

Le Dr Reynolds a précisé que cette conclusion reflétait l’échec de l’ancien programme de traitement à contrôler le diabète du plaignant.

Un exposé détaillé a été présenté sur les effets spécifiques et généraux des réactions hypoglycémiques qui seraient de deux types, soit des réactions adrénergiques et des réactions neuro- glycopéniques. Le Dr Reynolds a expliqué que dans le premier type, le malade éprouve une réaction semblable à la peur accompagnée d’une accélération du rythme cardiaque, parfois avec palpitations, de sudation, d’anxiété, de tremblement des mains et souvent, de faiblesse. Dans le deuxième type, le malade devient confus et ses pensées incohérentes.

Après avoir examiné toutes les données médicales disponibles et avoir entendu le plaignant, le Dr Reynolds a conclu qu’à l’époque ou il travaillait pour le mis en cause, M. Forseille était un diabétique insulino- dépendant de type un dont le diabète, instable, ne faisait pas l’objet d’un programme de traitement optimal.

Le Dr Reynolds était présent lors de la visite des installations du mis en cause et a déclaré avoir déjà visité les lieux en 1982.

Le Dr Reynolds s’est dit d’avis, en se fondant sur l’état du traitement de M. Forseille, la nature du lieu de travail et les fonctions à exécuter, qu’il n’aurait pas été sage de l’autoriser à continuer d’occuper ses fonctions, eu égard à la sécurité du plaignant lui- même et des autres employés.

La Commission a demandé au Dr Keith Dawson de témoigner comme expert médical, et le tribunal l’a reconnu comme tel. Le Dr Dawson est spécialisé en endocrinologie, professeur à la faculté de médecine de l’université de la Colombie- Britannique, directeur du centre spécialisé en traitement du diabète de la Colombie- Britannique. Son témoignage a aussi porté sur la nature générale du diabète sucré, ses manifestations et ses différentes formes.

Le Dr Dawson a déclaré avoir commencé le traitement du plaignant en 1982, soit après son renvoi par le mis en cause. Il a ensuite décrit les modifications qu’il a apportées au programme de traitement et aux tests d’évaluation de l’affection du plaignant. A la suite de ces modifications de programme, l’hémoglobine glycolysée (HbAlc) du malade serait descendue au taux inférieur pour les diabétiques et son taux de sucre dans le sang se serait établi à un niveau satisfaisant quoique pas encore optimal.

Le Dr Dawson a affirmé avoir visité le lieu de travail et examiné les éléments de preuve relatifs à la nature des fonctions exécutées par le plaignant pendant sa période de travail pour le mis en cause. Le Dr Dawson en est arrivé à la conclusion que l’on aurait dû permettre au plaignant de conserver son emploi.

Les deux médecins ont aussi traité longuement de l’importance d’une grave réaction avec perte de conscience qu’a connue le plaignant à onze ans. Le Dr Reynolds a conclu que le plaignant pourrait être victime du même type de réaction alors que le Dr Dawson était d’avis contraire compte tenu des circonstances particulières entourant cette réaction.

A mon avis, les divergences d’opinion des deux médecins ne sont pas déterminantes dans cette cause.

Malgré leurs avis contraires quant à l’opportunité du maintien en fonction du plaignant, les deux médecins s’accordaient à dire que le plaignant se devait d’évaluer les risques courus à cet égard. Ils ont aussi convenu que le programme de traitement que suivait à l’époque le plaignant n’était pas le meilleur possible, même par rapport aux méthodes de traitement d’usage courant en 1980. Enfin, ils ont reconnu que depuis 1980, les progrès de la médecine dans la connaissance et la compréhension du diabète et de son traitement ont été remarquables.

TÉMOIGNAGES DES EXPERTS- CONSEILS EN SÉCURITÉ

La Commission et le mis en cause ainsi que les témoins reonnus par le tribunal comme experts dans le domaine de la sécurité en milieu industriel ont présenté leurs témoignages.

M. W. F. J. Thomas a témoigné pour le mis en cause et M. L. G. Larson pour la Commission. Les deux témoins ont rendu compte de leur examen du lieu de travail, des fonctions à exécuter par un manutentionnaire de céréales et des risques que présentent ces fonctions pour un employé et ses collègues de travail.

Les deux témoins ont donné leur avis sur l’opportunité du maintien en fonction du plaignant en se fondant sur les données qu’ils avaient recueillies et sur leur évaluation des effets d’une réaction hypoglycémique au travail.

M. Thomas en est venu à la conclusion que les fonctions exigeaient du plaignant une grande agilité et que même une défaillance mineure due à une légère réaction hypoglycémique créerait un risque pour la sécurité. Par contre, M. Larson a dit ne pas être d’avis qu’une défaillance possible des aptitudes du plaignant, en raison d’une réaction hypoglycémique, créerait un risque apréciable pour la sécurité.

PLAIDOYERS

L’avocat de la Commission a soutenu qu’en renvoyant le plaignant en raison de son diabète, le mis en cause l’avait traité d’une manière discriminatoire pour un motif de distinction illicite et que le plaignant avait donc droit, pour la période allant du 19 septembre jusqu’à ce qu’il se trouve un autre emploi, le 22 mars 1981, à une indemnité devant être calcuée au taux de rémunération que lui versait le mis en cause, en plus d’une indemnité pour le préjudice moral découlant de son renvoi.

L’avocat du mis en cause a répliqué par les arguments suivants :

  1. Le mis en cause n’a pas exercé à l’endroit du plaignant de discrimination fondée sur un motif de distinction illicite, a savoir un handicap physique, en l’occurrence, le diabète.
  2. D’un autre côté, s’il y a effectivement eu discrimination, ce n’était pas pour un motif de distinction illicite aux termes de la Loi car le mis en cause n’a pas agi intentionnellement.
  3. Si, malgré tout, le tribunal statuait qu’il y a eu acte discriminatoire aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, cet acte découlerait d’une exigence professionnelle justifiée à l’égard de la sécurité.
  4. Le mis en cause admet que la requête en indemnisation du plaignant est raisonnable sous réserve de la déduction du revenu gagné par le plaignant entre le 19 septembre 1980 et le 22 mars 1982, ainsi que de la somme qu’il réclame pour préjudice moral.

CONCLUSIONS

  1. Le tribunal conclut que la plainte dont il a été saisi en vertu des dispositions de l’article 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne n’est pas fondée. Il n’a pas été contesté que le mis en cause ne possédait pas de politique ou de directives concernant l’emploi de diabétiques; de fait, il emploie au moins un diabétique. Par ailleurs, le mis en cause ne possède pas de formule de demande d’emploi, et la seule obligation d’ordre sanitaire qu’il impose à ses employés consiste à subir un examen médical avant l’entrée en fonction. Il n’a pas été prouvé que la convention collective conclue entre le mis en cause et le syndicat des employés contenait des dispositions susceptibles de priver une personne de possibilités d’emploi pour des motifs de distinction illicite, en particulier, un handicap physique.
  2. Pour ce qui est de l’acte discriminatoire que constituerait le fait d’avoir refusé de continuer d’employer Mark Forseille pour un motif de distinction illicite, en l’occurrence son handicap physique, le tribunal conclut que le diabète sucré est un handicap physique au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

    De plus, à la lumière des témoignages entendus, je conclus que le plaignant a été congédié en raison du handicap physique associé à son diabète sucré, et, par conséquent, que sa plainte de discrimination paraît, à première vue, fondée.

  3. L’existence d’un acte discriminatoire ayant été constatée, il incombe au mis en cause d’établir que cet acte entre dans les exceptions prévues au titre des exigences professionnelles justifiées. La prépondérance des probabilités est la norme de preuve à laquelle le mis en cause doit satisfaire à cet égard (la Commission ontarienne des droits de la personne et al. c. la municipalité d’Etobicoke (1982) 1 R. S. C., p. 208).

En se penchant sur les conditions nécessaires à l’existence d’une exigence professionnelle justifiée, la Cour suprême du Canada, dans une décision rendue par le Juge McIntyre, déclarait (à la page 208 de la décision) :

"Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d’assurer la bonne exécution du travail en question d’une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l’exercice de l’emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général."

L’avocat de la Commission a allégué que le mis en cause avait congédié le plaignant pour la simple raison qu’il était diabétique, ajoutant que nous avions là un bon exemple de politique générale ou d’attitude irrationnelle ou pleine de préjugés de la part d’un employeur, que la Loi canadienne sur les droits de la personne vise jugement à combattre. Il a soutenu que l’entreprise n’avait pas évalué l’état du plaignant sur une base individuelle et que, selon lui, une telle évaluation aurait révélé un faible risque que l’entreprise aurait dû accepter.

Devant les faits présentés, de telles allégations ne peuvent tout simplement pas être retenues. Il n’a pas été prouvé que le mis en cause avait des préjugés contre l’emploi des diabétiques en général. Les éléments de preuve ne révèlent aucune restriction relative aux caractéristiques physique des candidats à un emploi auprès du mis en cause à l’exception de l’examen préalable par les conseillers médicaux de l’entreprise. Aucune ligne directrice concernant les caractéristiques physiques des candidats n’a été donnée à ces conseillers médicaux. D’ailleurs, l’entreprise employait déjà un diabétique.

En outre, selon les éléments de preuve soumis, le plaignant avait été embauché par le mis en cause bien qu’il ait indiqué au Dr Rondeau qu’il était atteint du diabète. Il ressort clairement que le motif du renvoi a été non pas un préjugé de l’entreprise contre les diabétiques, mais bien la communication que le Dr Rondeau a faite à M. Thomas, après l’embauchage de ses réserves concernant l’aptitude au travail du plaignant.

Il est bien évident que le Dr Rondeau a communiqué de son propre chef avec la direction et qu’au cours d’une conversation avec M. Thomas, il s’est dit d’avis que l’emploi de M. Forseille devait être soumis à certaines réserves et n’était pas sans risques. Selon ce que le Dr Rondeau a dit à M. Thomas, M. Forseille n’aurait pas dû avoir à conduire des véhicules lourds ou à faire fonctionner des machines. Qui plus est, le maintien en fonction du plaignant nécessitait une évaluation du risque que son affection représentait car, aux dires du Dr Rondeau, celle- ci pouvait provoquer des étourdissements et des pertes de conscience.

L’avocat de la Commission a soutenu par ailleurs que le plaignant n’avait pas fait l’objet d’une évaluation individuelle de la part du Dr Rondeau. Encore là, les éléments de preuve soumis réfutent une telle allégation.

Il ressort du témoignage du plaignant que le Dr Rondeau s’est très bien informé sur la nature de son affection en communiquant directement avec son médecin traitant.

Il est aussi évident que le Dr Rondeau n’avait pas de préjugé contre les diabétiques puisqu’il avait reconnu M. Forseille IV physiquement apte au travail, tout en sachant qu’il était atteint de diabète.

Il ressort des éléments de preuve présentés que l’opinion du Dr Rondeau concernant l’aptitude au travail de M. Forseille reposait sur son évaluation personnelle de l’état de santé de ce dernier. Après son examen, le Dr Rondeau a recommandé que le plaignant n’ait pas à conduire des véhicules lourds; il a aussi recommandé que le mis en cause accepte les risques que posaient les possibles étourdissements et pertes de conscience. En recevant cet avis médical, le mis en cause a conclu que les fonctions d’un manutentionnaire de céréales ne permettaient pas de telles réserves et qu’il ne pouvait pas accepter les risques par souci de sécurité pour ses installations.

Selon les témoignages entendus au cours des audiences, je suis d’avis que le congédiement du plaignant a été fait honnêtement, de bonne foi et avec la ferme conviction qu’il s’imposait pour assurer la bonne exécution du travail de manutention des céréales dans les installations du mis en cause d’une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers. Le mis en cause a donc satisfait au critère subjectif en établissant que la distinction faite dans le cas du plaignant était motivé par une exigence professionnelle justifiée.

Le mis en cause soutenait, dans la situation, qu’il suffisait qu’il ait satisfait à ce critère pour que le tribunal tranche la question. Faisant référence au jugement rendu par la Cour d’appel fédérale dans la cause La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. K. S. Bhinder (1983) CHRR, p. 1404), l’avocat du mis en cause a fait valoir que l’intention de faire une distinction illicite fondée sur l’un des motifs prévues par la Loi devait nécessairement être établie pour que le tribunal puisse décider qu’il y a eu discrimination. Il soutenait qu’une telle intention n’ayant pas été démontrée, le fardeau pesant sur le mis en cause avait été levé.

Si la décision rendue dans la cause Bhinder semble venir confirmer l’argument du mis en cause, particulièrement dans les motifs de dissention du juge Heald (page 1404, paragraphe 12093), il est à remarquer que même dans ces motifs de dissention, le juge Heald soutenait que la Loi ne visait pas les actes de discrimination d’où sont absents toute intention discriminatoire et tout traitement défavorable (traduction). A la page 1414, paragraphe 12141, dans la décision du juge Le Dain, le tribunal déclare :

"A mes yeux, il s’agit moins en l’espèce de déterminer si l’intention de discriminer est un élément essentiel des actes discriminatoires définis aux articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne que de rechercher si ces articles visent autant la discrimination indirecte que la discrimination directe. De toute évidence, la Loi vise les conséquences discriminatoires et, dans les cas de traitement défavorable tel l’inégalité de salaires, l’élément objectif de discrimination importe plus que l’intention. Il y a une distinction entre le traitement défavorable, qui peut être ou ne pas être le fruit d’une intention discriminatoire, mais qui généralement le sera, et le traitement qui à première vue semble uniforme, mais qui aura néanmoins une incidence discriminatoire sur un individu particulier pour un motif de distinction illicite. (Traduction.)

J’en conclus que tous les membres de la Cour s’accordent à dire que dans le cas d’un traitement défavorable, l’absence d’intention discriminatoire n’est

pas le seul élément qui entre en ligne de compte. Puisque, dans le cas qui nous occupe, il y a eu traitement défavorable, je suis d’avis que la preuve de l’absence d’intention ne suffit pas à libérer le mis en cause du fardeau, mais que celui- ci doit en outre satisfaire au critère objectif prévu pour établir l’existence d’une exigence professionnelle justifiée.

Le mis en cause s’est longuement appliqué à démontrer que le renvoi du plaignant se justifiait par des considérations ayant trait à la sécurité des installations et était même raisonnablement nécessaire pour garantir la bonne exécution du travail sans mettre en danger le plaignant, ses collègues et le grand public.

M. Owen, témoignant pour le mis en cause, a déclaré à plusieurs reprises que la première préoccupation du mis en cause était la sécurité. Ayant visité le lieu de travail et ayant entendu les témoignages des experts en sécurité industrielle, tant pour le plaignant que pour le mis en cause, j’ai tendance à croire que l’emploi du plaignant comme manutentionnaire de céréales comportait des risques réels pour sa sécurité personnelle, celle de ses collègues et, dans une moindre mesure, celle du public.

Il est clair que le mis en cause se fiait à l’avis de son conseiller médical, le Dr Rondeau, lequel avait recommandé à M. Owen de restreindre les tâches confiées au plaignants, notamment, qu’il n’ait pas à faire fonctionner de machines lourdes, et lui avait déclaré que ce dernier risquerait en outre de subir des étourdissements et des pertes de conscience. Le mis en cause est arrivé à la conclusion que l’emploi du plaignant comme manutentionnaire de céréales n’était pas possible sous de telles réserves et que la sécurité interdisait les risques d’ étourdissements et de pertes de conscience.

Pour sa part, l’avocat du plaignant soutenait que le mis en cause en arrivait à une conclusion déraisonnable. Selon le médecin témoignant en faveur du plaignant, le Dr Dawson, les risques d’étourdissements et de pertes de conscience étaient minimes et, à son avis, le plaignant aurait très bien pu s’acquitter des tâches qui lui étaient confiées. L’expert en sécurité appelé à témoigner pour le plaignant concluait aussi que ce dernier aurait pu s’acquitter des tâches de manutentionnaire de céréales sans risques majeurs pour la sécurité.

Par contre, le médecin appelé à témoigner pour le mis en cause le Dr Reynolds, en arrivait à une conclusion contraire et déclarait qu’il déconseillait d’embaucher le plaignant comme manutentionnaire de céréales. L’expert en sécurité témoignant pour le mis en cause abondait dans le même sens.

Après avoir entendu tous les témoignages, j’en suis venu à penser que les mesures prises par le mis en cause par souci de sécurité étaient raisonnables et satisfaisaient donc au critère objectif voulant que l’on doive prouver que l’acte discriminatoire posé contre le plaignant entrait dans les exceptions prévues au titre des exigences professionnelles justifiées. A mon avis, le mis en cause était en droit de se fier à l’opinion du Dr Rondeau quant aux réserves à imposer à l’emploi du plaignant et avait raison de conclure que devant de telles réserves, il devait congédier le plaignant.

4. Dans l’éventualité où j’aurais été contraint d’en arriver à une conclusion différente dans cette affaire, les avocats des deux parties m’ont demandé de me prononcer sur la question de l’indemnisation. Essentiellement, les avocats se sont entendus pour que le montant de l’indemnité à laquelle le plaignant aurait eu droit, si le tribunal avait rendu une décision en sa faveur, soit calculé selon un taux de rémunération horaire de 10,50 $ pour des semaines de travail de 40 heures, à compter de la date de son renvoi, le 20 septembre 1980, jusqu’à la date où il a commencé à travailler pour un autre employeur, le 21 mars 1981, moins un montant de 500 $ qui représente son revenu pendant cette période.

Il est, selon moi, des plus malheureux que l’avis médical du Dr Rondeau n’ait pas été communiqué à M. Owen immédiatement après l’examen médical, ou mieux, avant que M. Forseille ne soit déclaré physiquement apte au travail.

Le tribunal reconnaît que le plaignant a sans aucun doute été profondément déçu en apprenant qu’il perdait son emploi malgré des débuts prometteurs et après s’être fait dire que son rendement était satisfaisant. Rien ne permet de douter que M. Forseille voyait cet emploi comme son premier emploi à long terme. Par conséquent, si j’en étais arrivé à une autre conclusion quant à la responsabilité du mis en cause, j’aurais accordé à M. Forseille une indemnité spéciale de 500 $.

Pour les motifs susmentionnés, la plainte est rejetée.

FAIT à Medicine Hat, en Alberta, ce 28e jour d’août 1985.

L. David Wilkins -- Tribunal

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