Tribunal canadien des droits de la personne

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TD 9/ 85

Décision rendue le 4 décembre 1985

DANS L’AFFAIRE DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE S. C. 1976- 77, chap. 33 modifiée Et dans l’affaire d’une audience tenue devant un tribunal des droits de la personne constitué en vertu de l’article 39 de la Loi canadienne sur les droits de la personne

ENTRE

ROSEANN CASHIN, plaignante,

et

SOCIÉTÉ RADIO CANADA, mise en cause.

ENTENDUE DEVANT: Susan Ashley (tribunal)

Ont comparu: Me Ronald Pink, Me Kimberly Turner Avocats de la plaignante

Me David Russell, Me Gerald Flaherty, Me James Walsh Avocats de la mise en cause

Me René Duval Avocat de la Commission canadienne des droits de la personne

VERSION FRANÇAISE >

Il s’agit d’une plainte portée par Roseann Cashin contre la Société Radio- Canada, dans laquelle la plaignante allègue avoir fait l’objet d’une distinction fondée sur son sexe et son état matrimonial, contrairement à la Loi canadienne sur les droits de la personne. Voici un extrait de la plainte, datée du 15 octobre 1981 (déposée sous la cote C- 1):

(TRADUCTION)

"J’ai travaillé à titre d’employée à contrat, en tant que rédactrice- communicatrice pour la radio de Radio- Canada, de 1976 à mai 1981. J’ai été informée que mon contrat ne serait pas renouvelé parce que je suis mariée avec Richard Cashin, président du NFFAWU (Newfoundland Fishermen’s Food and Allied Workers Union), qui a été nommé au conseil d’administration de Petro- Canada en juillet 1981 [...]"

La plainte a été présentée en vertu des articles 7 et 10 de la Loi. Voici le texte de l’article 7:

"Constitue un acte discriminatoire le fait a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu, ou b) de défavoriser un employé, dans le cadre de son emploi,

Directement ou indirectement, pour un motif de distinction illicite."

Voici le texte de l’article 10: Constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur, l’association d’employeurs ou l’association d’employés a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite, ou b) de conclure des ententes, touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel pour un motif de distinction illicite, d’une manière susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus.

L’article 3 de la Loi énonce les motifs de distinction illicite, qui comprennent notamment le sexe et l’état matrimonial. La Loi a récemment été modifiée afin de viser également la situation de famille. Les expressions état matrimonial et situation de famille ne sont pas définies dans la Loi.

La plaignante allègue qu’elle a fait l’objet de discrimination fondée sur les motifs illicites du sexe et de l’état matrimonial. Il lui incombe de prouver ce fait d’après la prépondérance des probabilités. Si elle y parvient, la mise en cause peut, dans le cadre de sa défense, démontrer (également d’après la prépondérance des probabilités) qu’une exigence professionnelle justifiée existe et excuse la discrimination prima facie. Voici le texte de l’article 14:

"Ne constituent pas des actes discriminatoires a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées;"

En l’espèce, la mise en cause a tenté d’établir que la possibilité que le public considère que Roseann Cashin manquait d’objectivité dans ses reportages en raison des postes occupés par son mari, constituait une cause suffisante de l’application de l’article 14. Elle soutient que la réputation d’objectivité est une exigence professionnelle justifiée en ce qui concerne les postes de journalisme à Radio- Canada.

Il faut examiner les faits de l’espèce assez en détail, car la plaignante et la mise en cause les interprètent de façon formt différente. Cependant, avant de discuter des faits, il serait essentiel d’exposer la programmation des émissions d’actualité à la radio de Radio- Canada et d’identifier les intervenants dans ce conflit. Dans le cadre de sa programmation radio nationale, Radio- Canada offre trois émissions régulières d’actualité tous les jours, de 6 h à 9 h, de 12 h à 14 h et de 16 h à 18 h.

Ces émissions sont réalisées localement, et à St. John’s, elles portent les titres suivants Morning Show, Radio Noon et On the Go. L’émission Fishermen’s Broadcast passe tous les jours de 17 h 30 à 18 h dans le cadre de On the Go. La Section info- ressources produit de brefs reportages pour toutes les émissions et elle a son propre créneau régulier à 12 h 50. Une émission hebdomadaire présentant un sommaire intitulée Regional Roundup passe sur les ondes tous les dimanches. Jusqu’en septembre 1981, le réalisateur de la Section info- ressources et de Fishermen’s Broadcast était Kathy Housser. En septembre 1981, lorsque le contrat de Roseann Cashin n’a pas été renouvelé, Kathy Housser et Don Reynolds ont échangé leur poste, de sorte que Don Reynolds réalisait dorénavant ces deux émissions. Jusqu’en juin 1981, Dave Candow était producteur délégué. Pendant toute la période en cause, Ken Hill était directeur de la radio à St. John’s.

Roseann Cashin travaillait pour Radio- Canada depuis 1976, surtout à contrat. Un copie de son dernier contrat conclu avec Radio- Canada a été déposée sous la cote C- 2, et nous n’avons cité que les extraits portant sur la description de son emploi de rédactrice- communicatrice ainsi que le terme et la période d’avis. Le contrat était de treize (13) semaines, et il ressort de la preuve qu’il s’agit d’une durée normale pour les contrats de rédacteur- communicateur à Radio- Canada. Roseann Cashin est réunie par la convention collective conclue entre l’ACTRA et Radio- Canada. Voici le texte du sous- alinéa D104( i) de son contrat:

(TRADUCTION)

"Conformément à l’article 605 de cette entente, la Société informe par écrit une personne liée par contrat en tant que rechercheur à contrat ou rédacteur- communicateur pour une durée de vingt- cinq (25) semaines ou moins, si elle a ou non l’intention de la réengager. Dans le cas d’un contrat de vingt- six (26) semaines ou plus, cet avis doit être donné pendant la période de huit (8) à quatre (4) semaines précédant l’expiration du contrat. Si l’intéressé ne reçoit pas cet avis dans la période spécifiée et si le contrat n’est pas renouvelé, le chercheur à contrat ou le rédacteur- communicateur recevra une indemnité de quatre (4) semaines de salaire additionnelles au taux prévu dans le contrat à titre d’avis."

Même si cette clause manque quelque peu de clarté, les témoignages indiquent qu’un avis de trente (30) jours était nécessaire. D’après la déposition de Kathy Housser, les contrats de treize (13) semaines étaient couramment, presque automatiquement renouvelés.

Au moment où son contrat n’a pas été renouvelé, Roseann Cashin était une journaliste bien connue et respectée, oeuvrant dans le domaine de la radio et de la télédiffusion dans les secteurs public et privé, depuis 1968. Elle avait reçu au moins deux prix reconnaissant la qualité de son travail et avait été une fois présidente du Newfoundland Press Gallery. Au cours de sa carrière dans la diffusion, elle a été animatrice, intervieweuse, reporter aux affaires municipales, reporter aux affaires législatives et réalisatrice de documentaires. Pour reprendre ses mots, elle avait fait des reportages (TRADUCTION) dans tous les secteurs possibles de l’actualité. Elle travaillait à la radio de Radio- Canada à St. John’s depuis 1976, occupant divers postes, notamment comme rédactrice- communicatrice (pour toutes les émissions d’actualité), dans l’administration et comme réalisatrice. Aucun des témoins n’a contesté le fait qu’elle était une journaliste compétente, professionnelle et très travaillante.

Au début de 1980, la Section info- ressources de la radio de Radio- Canada a vu le jour. Son objectif était de centraliser en un seul service les connaissances et l’expérience des reporters couvrant le secteur des ressources naturelles, soit les pêcheries, l’électricité, la forêt, le pétrole et les mines, et de fournir des reportages aux émissions régulières d’actualité. Roseann Cashin a fait partie de la Section info- ressources dès les débuts, et c’est ce poste qui ne lui a pas été offert de nouveau à l’automne 1981.

Au cours de toute la période en cause, Roseann Cashin était mariée avec Richard Cashin, homme qui, d’après l’opinion générale, était et est toujours une personnalité très marquante dans les milieux terre- neuviens. Les Cashin sont mariés depuis 1960. Richard Cashin a été député à la Chambre des communes de 1963 à 1968, mais il est mieux connu comme le président fondateur du Newfoundland Fishermen’s Food and Allied Workers Union. D’après la preuve, il était très en vue, car il a été, pendant de nombreuses années, le porte- parole des travailleurs à l’égard des questions des pêcheries et de la main- d’oeuvre ainsi que des questions politiques à Terre- Neuve. Il a occupé des postes dans un grand nombre de commissions et d’organismes du gouvernement et du secteur privé. Il est probablement juste de dire que le nom de Richard Cashin est bien connu de la plupart des Terre- neuviens. En juillet 1981, époque où la découverte du pétrole au large des côtes de Terre- Neuve était une question très importante pour la province, il a été nommé au conseil d’administration de Petro- Canada. A la fin d’août 1981, la radio de Radio- Canada a décidé de ne pas renouveler le contrat de rédactrice- communicatrice de Roseann Cashin dans la Section info- ressources.

Plusieurs incidents relatifs aux problèmes qui existaient dans la Section info- ressources ont été soulevés et invoqués à l’appui du non- renouvellement du contrat de Roseann Cashin.

On a tenté de muter Roseann Cashin de la Section info- ressources dès le début de mars 1981, avant la nomination de son mari à Petro- Canada. La mise en cause croyait qu’elle ne pouvait utiliser tout le potentiel de l’intéressée dans la Section en raison du poste occupé par son mari. David Candow, qui était à ce moment- là producteur délégué des émissions d’actualité de la radio de Radio- Canada à St. John’s, a parlé à Roseann Cashin, en mars 1981, de la possibilité de la déplacer de la Section info- ressources et de lui faire changer de poste avec le reporter à la consommation à Radio Noon. D’après Roseann Cashin, il ne s’agissait pas d’une offre d’emploi ferme ni d’une directive de David Candow, mais plutôt d’une suggestion permettant à deux personnes de se familiariser avec un nouveau secteur. Roseann Cashin avait remarqué, et la preuve appuie son opinion, que Radio- Canada avait l’habitude de déplacer les gens assez souvent d’une émission à l’autre afin de favoriser les idées nouvelles, etc. Les témoignages révèlent la façon dont elle a perçu cette suggestion de mutation (page 79):

(TRADUCTION)

"( Me Pink) Q. [...] M. Candow vous a- t- il déjà suggéré [..] que l’une des raisons pour lesquelles il vous demandait d’envisager ce changement était un conflit, apparent ou non, provoqué par la situation de votre mari dans la collectivité?

(Mme Cashin) R. Non. Il a dit que c’était pour élargir nos horizons, Ann et moi, et que ce serait peut- être une bonne occasion pour nous deux.

Après avoir réfléchi à la question et en avoir discuté avec son mari ainsi que le reporter à la consommation avec qui elle changerait de poste (celle- ci préférait demeurer là où elle était), Roseann Cashin a décidé de ne pas être mutée. Lorsqu’elle en a informé David Candow, ce dernier a accepté sa décision et l’a affectée pour l’été à l’émission Regional Roundup.

L’importance de cet incident pour le litige devient apparente lorsqu’on voit la situation du point de vue de la mise en cause. D’après le témoignage de David Candow, celui- ci pensait qu’un changement de poste entre la Section info- ressources et le secteur de la consommation, serait une bonne chose, mais il se posait également des questions au sujet du rôle de Roseann Cashin dans la Section info- ressources. Selon lui, Roseann Cashin ne pouvait faire de reportage sur les pêcherie à cause de l’importance de son mari dans ce secteur. Compte tenu de l’exploitation des ressources au large des côtes et des reportages à faire dans les secteurs connexes des pêcheries et du pétrole, David Candow croyait que les rapports de la plaignante avec Richard Cashin exclurait donc cette dernière des reportages non seulement reliés aux pêcheries mais également de ceux où l’aspect pêcheries était présent dans un reportage sur le pétrole ou inversement. Ainsi, il estimait que ces restrictions nuisaient à son efficacité au sein de la Section info- ressources et que cette dernière fonctionnerait mieux si les employés qui y travaillaient n’étaient pas soumis à ce type de restrictions. Voici son témoignage à cet égard (page 1114):

(TRADUCTION)

"( Me Russell) Q. A cette époque (mars 1981), Mme Cashin vous posait- elle des problèmes en raison de la diversité des reportages? (M. Candow) R. Oui, elle ne pouvait faire des reportages sur les pêcheries. Elle ne pouvait s’occuper des controverses entre les pêcheries et le pétrole. Sa crédibilité aurait été mise en doute si elle avait commencé à s’occuper des questions portant sur les pêcheries."

David Candow avait également constaté qu’Ann Budgell, qui travaillait à cette époque au Fishermen’s Broadcast, avait exprimé ses inquiétudes à Kathie Housser au sujet de la présence de Roseann Cashin dans la Section.

Elle avait dit à Kathie Housser, la réalisatrice, qu’elle ne se sentait pas à l’aise aux réunions de production quotidiennes communes tenues par le personnel du Fishermen’s Broadcast et la Section info- ressources, lorsque Roseann Cashin était présente, car elle ne se sentait pas capable de parler ouvertement de Richard Cashin en présence de sa femme. Voici ses propos à cet égard (page 1395):

(TRADUCTION)

"J’ai dit que j’aimerais qu’il n’y ait plus de réunions, parce que je ne pouvais pas parler devant Roseann Cashin de sujets où Richard Cashin était en cause [...] Je voulais pouvoir me sentir libre de faire des commentaires [...] Et je n’avais pas l’impression que je pouvais le faire si Roseann était là.

(Me Pink) Q. Est- ce la seule raison pour laquelle vous avez demandé que les réunions arrêtent, ou y en avait- il d’autres?

(Mme Budgell) R. Et bien, je croyais que c’était une perte de temps, que moi- même je perdais mon temps pendant que le service des ressources discutait de ce qu’il avait à faire ce jour- là [...] Cela n’avait aucun rapport avec mon travail. A mon avis, il s’agissait là de deux bonnes raisons pour lesquelles nous ne devions pas assister à ces réunions, et Kathie était d’accord avec moi."

Ann Budgell poursuit en disant que Kathie Housser avait quelques craintes au sujet de la demande, estimant qu’il pouvait y avoir dissension dans les rangs. Toutefois, elle a indiqué de façon très claire dans son témoignage que ce n’était pas le cas. Pour reprendre ses mots (page 1396), (TRADUCTION) je ne pensais pas que c’était grave à cette époque. Elle [Housser] a accédé à ma demande, et tout a fini là, en ce qui me concernait.

Il y a eu un autre incident ayant trait à une anecdote qui avait été dite au cours d’une réunion de production; cette anecdote était parvenue aux oreilles de Richard Cashin et d’un agent qui travaillaient en étroite collaboration avec lui, puis elle était revenue à Ann Budgell. On a craint que Roseann Cashin pouvait, malgré elle, être une voie de communication entre Radio- Canada et son mari.

Ces deux incidents ont, semble- t- il, mis fin à l’habitude des réunions de production communes et ont poussé David Candow à suggérer de muter Roseann Cashin à l’extérieur de la Section info- ressources.

La discussion au sujet de l’échange possible des emplois a eu lieu en mars 1981. Il est évident, d’après le témoignage de David Candow, que même avant la nomination de Richard Cashin au conseil d’administration de Petro- Canada, David Candow croyait que Roseann Cashin ne pouvait faire certains reportages de la Section info- ressources en raison de la position de son mari dans le secteur des pêcheries. En raison de l’intérêt croissant que suscitait Hibernia, Radio- Canada prévoyait de plus en plus de reportages portant à la fois sur le pétrole et les pêcheries et, en raison des relations entre Richard et Roseann Cashin, celle- ci ne pourrait s’en occuper non plus. Cette situation avait atteint un point de non- retour après la nomination de Richard Cashin au conseil d’administration de Petro- Canada, en ce que, à son avis, Roseann Cashin ne pourrait plus faire aucun reportage portant et sur les pêcheries et sur le pétrole.

D’après David Candow, il avait suggéré à Roseann Cashin de changer de poste avec le reporter à la consommation afin de lui faciliter les choses, en lui permettant de sortir d’une situation pouvant donner lieu à un conflit d’intérêt. Cependant, je suis convaincue, d’après les témoignages de Roseann Cashin et de David Candow, qu’il ne s’agissait pas d’une offre ferme mais d’une suggestion. Je suis convaincue également que la suggestion n’a pas été présentée à Roseann Cashin de façon à ce que celle- ci prenne conscience de la préoccupation qu’inspirait chez David Candow et Kathie Housser sa capacité de continuer à travailler dans la Section info- ressources. Toutefois, j’interprète cet effort comme une tentative réelle de David Candow d’aplanir les difficultés sans empirer la situation.

L’opinion de David Candow au sujet de l’impossibilité pour Roseann Cashin de faire des reportages au sujet des pêcheries en raison de la position de son mari est importante, puisqu’il y a d’autres preuves laissant voir que le motif réel pour lequel elle- même et d’autres communicateurs du secteur des ressources ne s’occupaient pas des reportages sur les pêcheries était que tous ces reportages étaient faits presque exclusivement par le personnel de Fishermen’s Broadcast.

Les élément de preuve sont contradictoires au sujet du partage du travail entre la Section info- ressources et le Fishermen’s Broadcast. Comme nous l’avons déjà dit, la Section info- ressources avait été créée afin de réunir et de constituer une équipe qui réaliserait des reportages utilisés dans les émissions régulières d’actualité. Il s’agissait là d’un nouveau concept qui avait été introduit en 1980. Par ailleurs, le Fishermen’s Broadcast était une institution à la radio de Radio- Canada à St. John’s, ayant été créé au début des années cinquante. L’émission avait un personnel permanent plutôt que des employés à contrat à court terme et passait sur les ondes tous les jours, à la même heure. D’après le témoignage de Roseann Cashin, cette émission couvrait toutes les nouvelles relatives aux pêcheries. Selon elle, les raisons pour lesquelles elle n’avait pas été affectée à ces reportages n’avaient rien à voir avec son mari: simplement, ces reportages étaient toujours réalisés par le personnel du Fishermen’s Broadcast (page 56):

(TRADUCTION)

"( Me Pink) Q. Vous a- t- on jamais demandé de faire des reportages au sujet des pêcheries?

(Mme Cashin) R. On ne me l’a jamais demandé parce que je ne faisais pas partie du personnel de cette émission. A la radio de Radio- Canada, le secteur des pêcheries est une sorte de chasse gardée. Le Fishermen’s Broadcast, une institution à St. John’s, s’en occupe lui- même depuis des années, car les employés connaissent bien le domaine et ce sont eux qui font tous les reportages dans ce secteur."

Cette opinion a été confirmée par Ann Budgell, qui avait travaillé dans la Section info- ressources et au Fishermen’s Broadcast. Voici son témoignage à cet égard (page 1390):

(TRADUCTION)

"( Me Pink) Q. Maintenant, nous avons entendu au cours des témoignages, et je reprends les mots que j’ai dits, qu’on avait empêché Mme Cashin de faire des reportages relatifs aux pêcheries, qu’on le lui avait interdit. Que pouvez- vous nous dire au sujet de l’habitude de Radio- Canada à St. John’s d’avoir recours à des employés qui ne font pas normalement des reportages sur les pêcheries pour ces derniers?

(Mme Budgell) R. Le Fishermen’s Broadcast est sur les ondes depuis des années. Il a été lancé en 1951, et depuis que je travaille à Radio- Canada, les autres reporters n’y ont jamais fait de reportages relatifs aux pêcheries parce qu’il y a un service spécial qui s’en occupe. Il s’agit de spécialistes et ce sont eux qui font les reportages sur les pêcheries.

Q. Lorsque vous étiez speakerine, rédactrice- communicatrice, vous permettait- on de faire des reportages sur les pêcheries?

R. Personne ne m’aurait empêché de faire des reportages sur les pêcheries. Ce n’est pas tout à fait cela, mais je ne croyais pas que cela faisait partie de mon travail, d’avoir des idées pour des reportages sur les pêcheries ou d’en faire. Nous avions beaucoup de travail dans les autres secteurs des ressources."

(page 1392) (TRADUCTION)

Q. Est- ce que Mme Cashin [...] dans sa situation, était mise plus à l’écart que d’autres reporters de la station de radio?

R. Comme je l’ai déjà expliqué, ceux qui s’occupaient des pêcheries, c’était leur domaine. Ils faisaient les reportages sur les pêcheries. Il y avait beaucoup de rédacteurs- communicateurs dans la station qui ne faisaient pas de reportages sur les pêcheries, il n’y avait pas seulement Roseann Cashin.

Au cours de la période où le contrat de Roseann Cashin n’a pas été renouvelé, il s’est produit une grève des techniciens de la NABET à la radio de Radio- Canada. Même si elle ne faisait pas partie de ce syndicat, Roseann Cashin n’a pas traversé les lignes de paquetage et elle est la seule rédactrice- communicatrice de la radio de Radio- Canada à ne pas du tout les avoir traversées. La grève a commencé en mai 1981, peu après qu’elle eut reçu son affectation d’été, et s’est terminée au début de septembre. A ce moment- là, Roseann Cashin est retournée aux travail pour savoir quelle était sa situation, puisque son dernier contrat de treize semaines, qui allait du 25 mai au 25 août 1981, était expiré. Pendant l’audience, il n’a pas été suggéré que le contrat de Roseann Cashin n’avait pas été renouvelé parce qu’elle n’avait pas traversé les lignes de paquetage. Les faits survenus à son retour au travail sont au coeur de ce débat.

Au moment où Roseann Cashin respectait les lignes de paquetage, plus précisément en juillet 1981, Richard Cashin a été nommé au conseil d’administration de Petro- Canada. D’après la preuve, sa nomination a fait l’objet d’un entrefilet dans un quotidien de St. John’s et a été signalée aux actualités de Radio- Canada. Dans son témoignage, Richard Cashin a déclaré qu’en tant que membre du conseil d’administration, il assistait à des réunions occasionnelles et ne parlait jamais au nom de la compagnie.

Steven Millan, l’un des vice- présidents de Petro- Canada, a témoigné pour la plaignante. Il s’occupe des activités de la compagnie dans la région de l’Atlantique. Il a affirmé que le conseil d’administration se réunissait régulièrement dans différentes régions du pays, que les membres du conseil comme Richard Cashin ne parlaient pas au nom de la compagnie et qu’ils n’avaient aucun rôle dans l’administration quotidienne de la compagnie.

Lorsque la grève de la NABET s’est réglée, Roseann Cashin a repris le travail et s’est présentée chez Don Reynolds, le nouveau réalisateur de la Section info- ressources. Don Reynolds lui a dit qu’il ne pouvait renouveler son contrat en raison de la nomination de Richard Cashin au conseil d’administration de Petro- Canada. Voici son témoignage à cet égard (page 782):

(TRADUCTION)

"( Me Russell) Q. On vous a informé de la nomination de son mari à Petro- Canada, ou l’on vous en a parlé? (M. Reynolds) R. C’est exact.

Q. Est- ce que ce fait vous a causé des problèmes? R. Je pensais que c’était pour poser des problèmes pour ce qui est de la façon dont la Section info- ressources fonctionnerait. Je croyais que Roseann ne pourrait plus faire de reportages sur le pétrole et que cela nous causerait un gros problème, car les seuls secteurs qui restaient, en fait, c’était les mines, la forêt et l’électricité. Ce sont là des sujets d’importance très mineure comparativement à l’industrie pétrolière, qui était à ce moment- là l’événement à Terre- Neuve. C’était une grosse affaire.

Q. Pourquoi ne pouvait- elle pas faire les reportages portant sur le pétrole? R. Eh bien, à mon avis, je savais que son mari avait été nommé au conseil d’administration de Petro- Canada et que Petro- Canada s’occupait de l’exploration au large des côtes. Je voyais là un problème de réputation d’objectivité auprès de ceux qui savaient, et pour ceux qui ne savaient pas, il me revenait d’être en sorte responsable et de m’assurer que les nouvelles qui passaient sur les ondes étaient crédibles et semblaient effectivement crédibles."

Don Reynolds a témoigné que Roseann Cashin l’avait rencontré après la grève et qu’ils avaient échangé les propos suivants (page 785):

(TRADUCTION)

"( M. Reynolds) Nous sommes allés dans l’ancien bureau de Dave Candow; elle m’a salué et m’a demandé si elle avais encore un emploi. Je lui ai répondu que j’avais des problèmes, car pendant l’été Richard avait été nommé au conseil d’administration de Petro- Canada, et qu’il y avait aussi le fait qu’elle était beaucoup moins utile à la Section info- ressources, que son poste était inutile. Je lui ait dit que je ne pensais par renouveller son contrat, que les réalisateurs se rencontraient le lendemain matin, dans le bureau de Ken Hill, parce que je les avais convoqués et nous en parlerions; je lui ai précisé que je la mettrais au courant."

Il a témoigné que les réalisateurs l’avaient rencontré, avec Ken Hill (directeur de la radio), Kathie Housser et les autres peu après et qu’ils avaient confirmé sa décision à l’unanimité. Roseann Cashin a alors rencontré Ken Hill, de qui relevait en dernier ressort la programmation radio de Radio- Canada à St. John’s. D’après le témoignage de Roseann Cashin, à cette rencontre, elle dit à Ken Hill que si la nomination de son mari à Petro- Canada devait lui nuire, son mari démissionnerait. Voici son témoignage à cet égard (page 99):

(TRADUCTION)

"( Mme Cashin) R. Eh bien, il a parlé de la situation de mon mari, qu’il était bien en vue, et il a dit que j’étais trop compromettante pour les émissions d’actualité en raison de sa nomination [...]

(Me Pink) Q. Madame Cashin, vous avez affirmé qu’il avait dit que vous étiez trop compromettante. A- t- il effectivement utilisé ces termes- là?

R. Oui.

Q. Madame Cashin, pouvez- vous nous dire ce que pensait M. Hill du rôle que jouait votre mari dans le syndicat, par rapport à votre futur emploi?

R. Eh bien, lorsqu’il a déclaré qu’il était inutile qu’il démissionne de Petro- Canada, il a simplement dit: Déjà, avec le syndicat, c’est assez - il voulait dire que par là que son lien avec le syndicat le mettait déjà assez sur la sellette. Je pense que c’est la seule raison pour laquelle je lui ai offert la démission de mon mari de Petro- Canada."

Même si Ken Hill ne se souvenait pas des détails précis de leur rencontre, je suis convaincue que les propos exposés ci- dessus représentent bien ce qui s’est dit à ce moment- là. On a expliqué clairement à Roseann Cashin qu’il était impossible qu’elle garde son poste dans la Section info- ressources à cause de la situation de son mari.

Distinction fondée sur l’état matrimonial

Le droit régissant les droits des conjoints a évolué régulièrement depuis une centaine d’années. On a souvent cité les principes traditionnels de la common law énoncés par Blackstone dans ses Commentaries:

(TRADUCTION)

"Du fait du mariage, mari et femme ne sont qu’une seule et même personne en droit, c’est- à- dire que l’existence juridique, l’existence même de la femme est suspendue pendant le mariage, ou à tout le moins elle est intégrée et fusionnée à celle du mari, sous l’aile et la protection duquel elle doit faire toute chose."

L’equity avait divers moyens de réparer les injustices les plus flagrantes que cette doctrine, connue sous le nom de coverture (condition juridique de la femme mariée), avait consacrées. En 1882, l’adoption en Angleterre de la Married Women’s Property Act a entraîné l’adoption d’une loi semblable au Canada qui a permis peu à peu à la femme mariée de revendiquer une identité juridique distincte et indépendante de celle de son mari. Diverses lois adoptées au cours du siècle dernier ont permis aux femmes mariées d’acquérir des biens et d’en disposer ainsi que d’imputer aux tiers une responsabilité délictuelle et contractuelle à leur égard et d’exonérer leur mari de toute responsabilité délictuelle ou contractuelle résultat de leurs actes. Même si l’immunité entre époux existe toujours à l’égard de la responsabilité délictuelle et contractuelle dans certains ressorts canadiens, elle a été abolie dans de nombreux autres.

L’effort constant du législateur afin de reconnaître l’identité indépendante des conjoints se réflète dans les régimes matrimoniaux maintenant bien établis dans les provinces et dans les récentes modifications du Code criminel qui admet l’agression sexuelle entre marie et femme. Ce ne sont là que deux exemples de mofidications législatives qui reconnaissent l’indépendance juridique des conjoints. Les stéréotypes du rôle de l’épouse deviennent de moins en moins acceptables. Les lois fédérale et provinciales sur les droits de la personne accordent une protection encore plus étendue en interdisant la discrimination fondée sur l’état matrimonial. L’expression état matrimonial n’est pas définie dans la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il y a au moins trois éléments qui pourraient être inclus dans une définition de cette expression. La Loi est claire: la discrimination exercée contre une personne parce qu’elle est mariée ou célibataire est de la discrimination fondée sur l’état matrimonial. En outre, il existe toute une jurisprudence sur la question de savoir si les personnes vivant dans une union de fait ont un état matrimonial pouvant être protégé par la législation sur les droits de la personne. Même si les tribunaux n’ont pas encore pris position clairement sur la question, ils acceptent de plus en plus que les unions de fait devraient bénéficier de la même protection que les mariages. Je mentionnerais en particulier les modifications apportées à la loi sur les droits de la personne qui vise précisément les unions de fait (comme en Ontario, en Saskatchewan et au Manitoba) et la modification apportée récemment à la Loi canadienne sur les droits de la personne pour inclure la situation de famille. Bien que la politique provisoire de la Commission (énoncée dans un document public en date de janvier 1985) est d’interpréter la disposition portant sur la situation de famille comme protégeant les unions de fait, on peut encore prétendre que celles- ci sont visées par la disposition très simple sur l’ état matrimonial (par exemple, voir Bailey et al c. Le ministre du Revenu national, (1980) 1 CHRR D/ 192).

En l’espèce, il s’agit de déterminer si une personne a un recours en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne lorsqu’elle fait l’objet d’un acte de discrimination du fait de son mariage avec une personne en particulier. Il n’existe encore aucune jurisprudence sur ce point, décidée en vertu de la Loi. Puisque la présente plainte est portée en vertu de la disposition sur l’état matrimonial plutôt que celle de la situation de famille, il n’est pas nécessaire de répondre à la question de savoir si l’identité des époux est visée sous la rubrique de la situation de famille.

Parmi la jurisprudence invoquée par les avocats, peu de jugements portent sur la question de l’identité des époux. Les deux causes les plus pertinentes, Cindy Bosi v. Township of Michipicoten 1 et Mark v. Porcupine General Hospital and Moyle 2 ont été jugées en vertu de l’ancien Code des droits de la personne 3* et du nouveau Code des droits de la personne 4* [* Traduction officielle publiée par le ministère du Procureur général de l’Ontario] respectivement, en 1983 et en 1984. Voici les dispositions pertinentes du nouveau code de l’Ontario:

par. 4( 1) La personne a droit à un traitement égal en matière d’un emploi, sans discrimination fondée sur [...] l’état matrimonial [...]"

art. 9 Les définitions qui suivent s’appliquent à la première et à la présente partie.

[...] état matrimonial Le fait d’être marié, célibataire, veuf, divorcé ou séparé. La présente définition inclut le fait de vivre avec une personne du sexe opposé dans une union conjugale hors des liens du mariage.

art. 23 Ne constitue pas une atteinte au droit, reconnu à l’article 4, de traitement égal en matière d’emploi le fait: [...] b) qu’un employeur accorde ou refuse un emploi pour des raisons fondées sur [...] l’état matrimonial, si cette qualité est véritablement requise compte tenu de la nature de l’emploi; d) qu’un employeur accorde ou refuse un emploi ou une promotion à une personne qui est son conjoint, son enfant ou son père ou sa mère ou à une personne qui est le conjoint, l’enfant ou le père ou la mère d’un employé.

Il importe de comprendre l’historique de cette loi et les différences entre celle- ci et la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le Code de l’Ontario a été adopté en 1981 afin de remplacer la loi alors en vigueur sur les droits de la personne. L’ancien code ne contenait pas de définition de l’état matrimonial ni une disposition équivalente à l’alinéa 23d) portant sur le népotisme. La définition de l’état matrimonial a été ajoutée à l’article 9 du nouveau code par suite de l’interprétation étroite donnée par les tribunaux à cette expression, qui excluait les unions de fait 5. Il convient de souligner que des tribunaux des droits de la personne d’autres ressorts judiciaires ont interprété une disposition traitant de l’ état matrimonial qui n’était pas définie de façon plus large afin de viser également les unions de fait 6. En comparaison avec la loi actuellement en vigueur en Ontario, la Loi canadienne sur les droits de la personne ne contient aucune définition de l’état matrimonial ni aucune disposition équivalente à l’alinéa 23d). Se fondant sur le Code de l’Ontario, les commissions d’enquête ont jugé deux causes dans lesquelles la question de l’identité des époux par rapport à l’état matrimonial a été soulevée.

La première de ces causes est l’affaire Bosi, dans laquelle Cindy Bosi s’est vu refuser un emploi comme commis des comptes par le township parce que son mari y travaillait déjà comme agent de police. Elle avait porté plainte en vertu l’ancien code. La commission d’enquête (M. L. Friedland) a envisagé la possibilité d’interpréter l’état matrimonial de façon à inclure l’identité du conjoint et elle a tenu compte de la jurisprudence américaine à l’appui de cette interprétation. Cependant, elle semble avoir fondé sa décision d’interpréter l’état matrimonial comme signifiant seulement si une personne est mariée ou non, sur les dispositions de l’alinéa 23d) du nouveau Code.

Selon elle, il s’agissait d’un énoncé non équivoque de politique publique relativement à la non- interférence dans la question de népotisme et, par conséquent, d’une raison pour ne pas étendre le sens de l’état matrimonial visé par le Code au- delà de (TRADUCTION) sa signification évidente et naturelle. La plainte de Roseann Cashin ne porte pas sur le népotisme, et la Loi fédérale ne contient aucune disposition semblable à l’alinéa 23d). Sur ce point uniquement, on peut faire une distinction avec l’affaire Bosi.

Dans le deuxième jugement, Mark v. Porcupine General Hospital and Moyle, la plaignante, Mme Mark, avait été engagée comme femme de ménage par l’hôpital et avait été ensuite mise à la porte parce que son conjoint faisait partie du personnel d’entretien de l’hôpital. Elle avait déposé la plainte en vertu du nouveau code de l’Ontario. Dans une décision où il avait étudié la jurisprudence antérieure sur l’état matrimonial, le président, M. Cumming, n’a pas souscrit à la décision de M. Friedland dans Bosi et a jugé que lorsque le fait d’être marié constitue un élément essentiel ou une cause immédiate de la perte ou du refus d’un emploi, il y a discrimination fondée sur l’état matrimonial. Le fait que la discrimination résulte spécifiquement du mariage avec une personne précise plutôt que du simple fait d’être marié n’est pas une façon utile ou logique de distinguer entre les motifs licites et illicites de discrimination. Voici ce qu’avait dit M. Cumming à ce sujet:

(TRADUCTION)

"Il me semble qu’il importe peu que la discrimination provienne de du fait que le plaignant soit marié avec une personne en particulier plutôt que simplement marié. Si, par exemple, un employeur refuse un emploi à un Noir parce qu’il a des opinions raciales envers cette personne en particulier, mais qu’il permet à d’autres Noirs de travailler pour lui, il y aurait une infraction à l’ancien et au nouveau code. De la même façon, si un employeur exerce de la discrimination contre une personne du fait qu’elle est mariée avec quelqu’un en particulier, même s’il n’exerce pas de discrimination contre les personnes mariées en général, la personne lésée serait, à mon avis, l’objet d’un acte de discrimination illicite. L’ état matrimonial (c’est- à- dire le fait d’ être marié) du plaignant est un élément essentiel ou une cause immédiate du refus de l’emploi."

Le point de vue adopté par M. Cumming dans l’affaire Mark, peut très bien s’adapter à l’espèce, car toutes les parties conviennent que la raison pour laquelle le contrat de Roseann Cashin n’a pas été renouvelé est qu’elle est mariée avec Richard Cashin.

Je devrais souligner que M. Cumming s’est appuyé, pour interpréter ainsi l’état matrimonial, sur la cause Monk v. C. D. E. Holding et al 7, dans laquelle il a été jugé que la situation de famille comprenait la notion précise de l’identité des époux, et sur la jurisprudence américaine dans laquelle les tribunaux avaient interpréter de façon aussi large l’état matrimonial 8. Un certain nombre de causes ont été également entendues en vertu de la loi québécoise sur les droits de la personne (dans laquelle le motif illicite de discrimination est l’ état civil, terme qui semble s’appliquer à la situation de famille et à l’état matrimonial) où il avait été jugé qu’il y avait discrimination lorsqu’un employé était renvoyé ou se voyait refuser un emploi en raison de sa relation avec un autre membre précis de sa famille 9.

Il faut prendre soin de ne pas faire trop d’analogies entre les décisions fondées sur la situation de famille ou l’état civil et celles fondées sur l’état matrimonial. Même si ces décisions nous éclairent, je ne considère pas qu’elles font autorité à l’égard de l’interprétation large de la notion d’état matrimonial demandée par la plaignante. Néanmoins, il est très sensé de croire que si la discrimination fondée sur le fait d’être un conjoint ou un parent est interdite, la discrimination fondée sur la personnalité du conjoint ou du parent est tout aussi inacceptable. Celui qui interprète les lois doit non seulement s’attacher aux mots précis utilisés, mais aussi examiner l’intention du législateur et faire preuve d’intelligence de souplesse dans sa compréhension de la réalité et de la fine subtilité de la discrimination.

Toutefois, la mise en cause suggère dans son argument que l’état matrimonial ne peut recevoir une interprétation assez large pour inclure l’identité des époux que si l’on se reporte aux nouveaux principes apparus récemment dans le secteur de la situation de famille, c’est- à- dire après que la plaignante eut porté plainte (dans son argument, page 1554). La situation de famille, a- t- elle déclaré, inclut nécessairement l’identité des époux, alors que ce n’est pas le cas de l’état matrimonial. Je ne suis pas d’accord pour dire que les choses sont aussi claires. D’après la politique provisoire de la Commission relativement à l’interprétation de la situation de famille (dont nous avons déjà parlé), celle- ci inclut spécifiqueemnt les unions de fait outre tous les autres liens de filiation par le sang, l’adoption ou le mariage. Ainsi, une politique énonçant que seuls les gens sans enfant pourraient être employés constituerait de la discrimination fondée sur la situation de famille. A mon avis, la nouvelle protection assurée à l’égard de la situation de famille ne fait qu’augmenter le nombre des unions à protéger en visant le fait de vivre dans une union de fait, étant un parent, un oncle, etc. Je crois que la question plus précise se rapportant à la discrimination fondée sur l’identité de la personne avec laquelle quelqu’un est lié par le sang, l’adoption, le mariage ou dans une union de fait n’est pas plus claire que dans la disposition portant sur la situation de famille.

L’affaire Caldwell v. St. Thomas Aquinas School et al 10 m’a été citée. Voici en bref les faits. Le contrat de Mme Caldwell, enseignante catholique dans une école catholique, n’a pas été renouvelé lorsqu’elle s’est mariée à un divorcé non catholique. Après avoir découvert que la seule raison du non- renouvellement du contrat était le mariage de la plaignante avec un divorcé (c’est- à- dire une personne bien précise), la commission d’enquête a conclu que la religion et la situation de famille pouvait être des exigences professionnelles justifiées en vertu du Code de la Colombie- Britannique. Elle a également décidé que, dans cette cause, le respect, par les catholiques, des règles de l’Église relatives au mariage était une exigence justifiée. Elle semble avoir accepté, sans beaucoup de discussion, qu’il y avait eu de la discrimination fondée sur l’état matrimonial.

En appel devant la Cour suprême de la Colombie- Britannique, la décision de la commission a été infirmée, et la Cour, après avoir jugé que la plaignante n’avait pas été réengagée en raison de son état matrimonial et de sa religion, a conclu qu’aucun de ces motifs ne pouvaient constituer des exigences professionnelles justifiées. (De nouveau, on a jugé qu’il existait de la discrimination fondée sur l’état matrimonial.)

Dans le cadre d’un autre appel à la Cour d’appel de la Colombie- Britannique 11, la décision de la Cour suprême a été infirmée. La majorité de la Cour (trois juges sur cinq) a convenu que, compte tenu du langage utilisé dans le Human Rights Code de la Colombie- Britannique, les motifs de discrimination illicite, y compris l’état matrimonial et la religion, étaient protégés, en ce qu’ils ne pouvaient jamais constituer des exigences professionnelles justifiées ou des causes raisonnables de discrimination. Toutefois, elle a poursuivi en donnant une définition très étroite de l’état matrimonial et de la religion: elle en a restreint le sens aux termes eux- mêmes et a exclu un motif fondé sur l’état matrimonial ou la religion de quelqu’un. (Le paragraphe 8( 1) du Code interdit la discrimination dans l’emploi à moins d’un motif raisonnable, et le paragraphe 8( 2) prévoit que ni la religion ni l’état matrimonial ne constituent des motifs raisonnables de discrimination.)

Dans un dernier pourvoi devant la Cour suprême du Canada 12, la décision de la Cour d’appel a été confirmée. Dans ses motifs du jugement, le juge McIntyre a conclu que les motifs illicites de discrimination prévus par le Code de la Colombie- Britannique pouvaient être des exigences professionnelles justifiées et que, dans cette affaire, l’exigence du respect, par les enseignants catholiques, des règles du mariage édictées par l’Église constituait une exigence justifiée. Il n’a pas rejeté la distinction qu’avait faite la Cour d’appel entre la religion (ou l’état matrimonial) et une cause fondée sur la religion, mais il n’a pas jugé que le critère s’appliquait en l’espèce.

Même si le jugement ne porte pas sur la question de l’état matrimonial, le juge McIntyre semble accepter le fait que si l’instruction religieuse n’avait pas été un point en litige et si la seule raison du renvoi de Mme Caldwell avait été son mariage avec un divorcé, cette dernière aurait joui de la pleine protection du Code, c’est- à- dire qu’elle aurait fait l’objet d’un acte de discrimination fondé sur son état matrimonial. Dans le cours de son jugement, le juge a déclaré ce qui suit:

"Je suis parfaitement d’accord pour dire que si Mme Caldwell avait été employée dans une école laïque ou publique et avait été congédiée à cause de son mariage, elle jouirait de la pleine protection de l’art. 8 et aurait droit d’être réintégrée dans son poste.

Il semble logique de supposer que son mariage, dans ce cas- ci, désigne le fait qu’elle soit mariée à une personne en particulier, un divorcé non catholique, et la définition de l’état matrimonial inclut donc le concept de l’identité des conjoints.

Toutefois, je n’irais pas jusqu’à me fonder uniquement sur ces mots. Je ne trouve pas la cause Caldwell particulièrement utile pour déterminer la définition appropriée de l’expression état matrimonial appliquée à la plainte de Roseann Cashin. L’arrêt Caldwell porte effectivement sur la question de la discrimination fondée sur la religion, et le juge a analysé surtout la question de l’exigence justifiée et non pas celle de l’état matrimonial. Toutefois, il est important d’expliquer l’affaire Caldwell, parce que l’opinion de la Cour d’appel sur l’état matrimonial et le silence de la Cour suprême du Canada sur la question semblent avoir compliqué les choses plutôt que de les avoir éclaircies.

Une autre cause m’a été citée, l’affaire Bain c. Air Canada 13. Dans cette cause, la Cour d’appel fédérale a jugé que, par ses tarifs familiaux, Air Canada n’exerçait aucune discrimination à l’égard des célibataires fondée sur l’état matrimonial, puisque ni les personnes mariées ni les célibataires ne pouvaient obtenir un prix réduit lorsqu’ils voyageaient avec un ami. Voici ce que le juge Pratte a dit à ce sujet (page D/ 684):

"Il ne saurait y avoir de distinction illicite fondée sur la situation de famille, si dans des circonstances identiques, une personne mariée et une personne célibataire se voient refuser le même avantage."

Ce critère s’applique à l’affaire de Roseann Cashin, parce qu’il semble que, d’après la preuve, celle- ci n’a pas été traitée de la même façon qu’une célibataire se trouvant dans la même situation. D’après la preuve, le noeud du problème était le fait que Roseann Cashin était mariée avec Richard Cashin. Si elle avait été liée à lui dans le cadre d’une autre relation que le mariage ou s’ils avaient été divorcés, il n’y aurait probablement pas eu de problèmes. Les propos suivants ont été échangés (page 874):

(TRADUCTION)

"( Me Pink) Q. Disons qu’elle change de nom et que l’intonation de sa voix ne soit plus la même, avez- vous toujours un problème?

(M. Reynolds) R. Si elle est toujours mariée avec Richard Cashin, j ’ai un problème."

D’après le critère énoncé dans Bain, c’est exactement dans un tel cas l’on peut dire qu’il y a discrimination fondée sur l’état matrimonial. Une personne mariée est traitée de façon différente d’un célibataire, dans des circonstances identiques.

Je conviens que le fait d’inclure la notion d’identité des conjoints dans l’état matrimonial donne une interprétation large plutôt que restreinte de cette expression. A mon sens, la Loi contient des indications claires selon lesquelles il faut adopter une approche large et souple, et c’était là l’intention du législateur. L’extrait suivant de l’article 2 de la Loi est très instructif:

"La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet [...] au principe suivant tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs [...] au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considérations [...]"

Même si l’objet de la Loi y est exposé de façon claire et libérale, il est sage, dans l’interprétation des lois en général, de donner une portée très large aux dispositions sur les droits de la personne. Ce principe est attesté par la Loi d’interprétation 14, qui nous oblige à interpréter une loi réparatrice de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de ses objets. Ces deux énoncés de la Loi canadienne sur les droits de la personne et de la Loi d’interprétation sont cités régulièrement dans les causes fondées sur la Loi fédérale pour étayer une interprétation large et souple de ses dispositions. Dans un autre exemple, le Code de l’Ontario, qui a un objet semblable à celui de notre Loi sur les droits de la personne, a été décrit comme

(TRADUCTION) une loi à portée sociale d’un type particulier, à laquelle il ne faut pas appliquer le principe d’interprétation restrictive. (O’Malley v. Simpsons Sears Ltd., (1981) 2 CHRR D/ 267, à la page 268; Ratushny; en délibéré devant la Cour suprême du Canada)

De plus, j’aimerais signaler le jugement récent de la Cour suprême du Canada dans l’affaire The Winnipeg School Division No. 1 c. Craton et autre, qui a été rendu le 19 septembre 1985 ([ 1985] 2 R. C. S. 150). Même si cet arrêt ne porte pas précisément sur la question de savoir s’il faut interpréter d’une façon large ou stricte une loi sur les droits de la personne, le juge McIntyre, qui rendait la décision de la Cour, a indiqué qu’une telle loi est une loi d’application générale d’intérêt public et fondamentale. A ce propos, il a ajouté ce qui suit:

"Une loi sur les droits de la personne est de nature spéciale et énonce une politique générale applicable à des questions d’intérêt général."

Selon moi, il ne serait pas logique de décrire en ces ter- mes une loi sur les droits de la personne, puis d’affirmer que cette loi mérite ou commande une interprétation stricte, surtout à la lumière de l’article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne et de l’article 11 de la Loi d’interprétation.

Les règles de droit qui régissent le rôle et le statut juridique des personnes mariées tendent d’une manière claire et indubitable à séparer les personnalités sociale et juridique des conjoints. Si, aujourd’hui, nous interprétions restrictivement la notion d’état matrimonial, nous ferions un pas en arrière sans y être vraiment obligé. Il me semble inconcevable d’affirmer qu’un employeur peut décider du statut d’un employé marié en se fondant sur la situation de son conjoint. En suivant ce raisonnement, nous en viendrions à considérer chacun des conjoints non pas comme un individu mais comme un élément d’une unité qui les comprend tous deux. Bien que l’existence d’une telle unité soit admise à certaines fins (quelques- uns sont prêts à l’appliquer jusqu’à une certaine limite, comme les autorités fiscales le font actuellement), il serait manifestement erroné de la reconnaître en matière d’emploi. Les inconséquences du raisonnement sont évidentes. Serait- il interdit à un employeur, quand il s’apprête à embaucher une employée éventuelle, de lui demander si elle est mariée et, plus tard, aurait- il le droit de la congédier en raison d’un fait ou d’un trait particulier de la vie de son conjoint? De toute évidence, il faut considérer en toute logique que l’état matrimonial d’une personne est un fait particulier qui la concerne. Si un employeur décide de ne pas engager ou de renvoyer un employé marié pour une raison liée à son conjoint, il a certainement le droit d’invoquer des exigences professionnelles justifiées aux termes de l’article 14. Il serait difficile d’expliquer l’utilité de l’article 14 dans un cas de discrimination prima facie si le concept d’état matrimonial recevait une interprétation trop stricte.

De toute évidence, nous pouvons interpréter les mots état matrimonial de la façon que je propose sans dépasser les limites de la logique ou du bon sens. A mon avis, la jurisprudence semble appuyer l’interprétation suivant laquelle l’état matrimonial comprend le concept d’identité des conjoints. Les décisions Mark (même si elle n’était pas fondée sur la Loi fédérale) et Bain contiennent des analyses utiles qui s’appliquent en l’espèce. Même si elle portait sur une disposition concernant la situation de famille, l’affaire Monk est convaincante, surtout à la lumière de l’interprétation que j’ai donnée à l’expression situation de famille.

En outre, il appert que Roseann Cashin n’a pas droit aux chances d’épanouissement visées par l’article 2 de la Loi, soit de travailler au sein de la Section info- ressources de Radio- Canada, en raison de son état matrimonial. Si elle n’était pas mariée avec Richard Cashin, elle n’aurait pas le même état matrimonial, c’est- à- dire qu’elle serait célibataire. Tout au moins, son mariage est la cause immédiate du non- renouvellement de son contrat.

Pour ces motifs, je conclus que Roseann Cashin a fait l’objet d’une distinction prima facie fondée sur son état matrimonial, contrairement aux articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Distinction fondée sur le sexe

La plainte soulève un cas de distinction fondée tant sur le sexe que l’état matrimonial. La présumée distinction d’ordre sexuel comporte deux éléments. En premier lieu, la plaignante prétend qu’elle a été traitée différemment de certains reporters ou commentateurs politiques bien connus (de sexe masculin) dont les épouses travaillaient dans le même domaine qu’eux. Au cours de leur témoignage, certaines personnes ont nommé des reporters de Radio- Canada et d’autres réseaux dont les épouses ou compagnes exerçaient des fonctions politiques. La plaignante soutient qu’en n’imposant pas à ces reporters de sexe masculin des restrictions semblables à celles qui lui ont été imposées (en fait, en ne pratiquant pas de discrimination contre eux en raison de leur état matrimonial), Radio- Canada l’a traitée de façon discriminatoire parce qu’elle est une femme.

Parmi les journalistes nommés, le seul qui ait comparu devant le tribunal était Charles Lynch, commentateur politique respecté qui travaille en communication depuis de nombreuses années. à son dire, il cohabite avec une députée de la Chambre des communes et il continue à travailler dans le domaine politique sans que sa vie personnelle nuise à son efficacité. Il est commentateur de radio dans le secteur privé, et non un reporter des médias publics, de sorte que son expérience sur les plans personnel et professionnel n’est pas comparable à celle de Roseann Cashin. Les éléments de preuve fournis au tribunal à propos d’autres journalistes de sexe masculin constituent des anecdotes et ne sont pas certains. Les personnes nommées n’ont pas été citées, et je ne suis pas prête à accorder un poids quelconque aux preuves présentées, car elles ne sont tout au plus que des potins. Aucune preuve n’établit quand les liaisons révélées ont commencé ou pris fin ou quelles restrictions ont subies les personnes visées en raison de l’importance ou de la position de leur compagnon.

De plus, il est allégué que certaines paroles prononcées par Ken Hill au cours de l’entrevue qu’il a eue avec Roseann Cashin après que celle- ci eut été avisée du non- renouvellement de son contrat étaient une preuve de discrimination fondée sur le sexe. Il semble (et il est reconnu) que Ken Hill a demandé à Roseann Cashin si la perte de son emploi à Radio- Canada lui causerait des ennuis financiers.

Aucun élément de preuve n’indique que Radio- Canada a délibérément accordé Roseann Cashin un traitement différent de celui accordé à un homme qui serait dans une position similaire. De plus, rien ne prouve que la plaignante a subi une distinction d’ordre sexuel en raison des actes que la mise en cause a pu accomplir, même involontairement. Je conclus que Roseann Cashin n’a pas été victime d’une distinction fondée sur son sexe.

Exigences professionnelles justifiées Dans l’arrêt La Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. La municipalité d’Etobicoke, (1982) 132 DLR (3d) 14 (CSC), la Cour suprême du Canada a proposé le critère juridique qui permet d’établir une exigence professionnelle justifiée. Récemment, la Cour d’appel fédérale a commenté ce critère dans l’affaire Air Canada c. Carson et autres (dossier no A- 1596- 83, jugement rendu le 15 février 1985). Dans ces deux causes, l’âge avait été considéré comme un motif d’interdiction. Dans Etobicoke, l’âge de la retraite de certains pompiers était à l’origine du débat alors que, dans l’arrêt Carson, il était question (en peu de mots) de la politique suivant laquelle Air Canada ne devait pas engager de nouveaux pilotes âgés de plus de vingt- sept ans.

L’affaire Etobicoke contient un énoncé explicite des éléments d’une défense fondée sur des exigences professionnelles justifiées et elle a établi les éléments objectifs et subjectifs du critère (pages 19 et suivantes):

"Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement) de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d’assurer la bonne exécution du travail en question d’une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l’exercice de l’emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général."

Dans l’arrêt Etobicoke, le tribunal a également étudié la question de suffisance de la preuve et il a conclu que la présentation de preuves purement impressionnistes ne constitue pas une défense satisfaisante.

Dans l’affaire Carson, la Cour a donné une certaine extension à l’arrêt Etobicoke et elle a tenté de donner une définition plus claire du critère qui y avait été proposé. Dans cette affaire, le juge MacGuigan a discuté le sens que le tribunal d’appel avait donné, à des fins d’application, au critère d’examen qui est suivi aux États- Unis pour les défenses fondées sur des exigences professionnelles justifiées (page 17):

"Suivant le critère dégagé aux États- Unis, le premier volet du fardeau de la preuve incombant à l’employeur consiste à montrer que l’exigence professionnelle normale qu’il invoque est raisonnablement nécessaire à la nature même de son entreprise [...] Le second volet exige que l’employeur prouve qu’il a des motifs raisonnables de croire que toutes ou pratiquement toutes les personnes faisant partie de la catégorie en cause seraient incapables de remplir efficacement et sans danger les fonctions de leur poste [...]

Il serait difficile de trouver à redire à cette description de la responsabilité du tribunal d’appel [...]:

Le test légal convenable pour l’exigence professionnelle normale, tel qu’exposé dans la cause Etobicoke, est d’établir si l’exigence est nécessaire, dans une mesure raisonnable, à l’exécution du travail. Ce qui signifie que le tribunal doit examiner à la fois la nécessité de la règle et la nature raisonnable de celle- ci à la lumière de cette nécessité."

Il faut cependant noter que cette extension donnée à la règle établie par l’arrêt Etobicoke pourrait aussi être décrite comme une version plus sommaire de la règle dégagée par les tribunaux américains. De toute façon, la méthode qui y est décrite constitue, à mon avis, une règle de droit applicable au Canada [...]

La mise en cause a présenté des preuves en vue de démontrer qu’elle avait eu raison de ne pas renouveler le contrat en vertu duquel Roseann Cashin agissait comme rédactrice- commentatrice à la Section info- ressources de Radio- Canada, car la plaignante ne satisfaisait pas à une exigence professionnelle de la Société voulant que les communicateurs soient tenus pour objectifs.

Si j’applique les critères Etobicoke et Carson au cas de Roseann Cashin, je n’ai aucune difficulté à conclure qu’au sens subjectif, l’exigence de la mise en cause concernant la réputation d’objectivité a été établie, selon les mots employés dans l’arrêt Etobicoke, honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d’assurer la bonne exécution du travail. Les employés d’État que la mise en cause a fait comparaître étaient crédibles et sincères et, selon toute apparence, ils étaient animés par le désir de réaliser des émissions d’actualité de la meilleure qualité possible.

C’est l’élément objectif du critère qui cause plus de difficultés.

Selon les motifs précités du juge MacGuigan dans l’affaire Carson, je dois déterminer si la règle d’objectivité est à la fois nécessaire et raisonnable. La mise en cause doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, que la réputation d’objectivité est une exigence professionnelle justifiée valable et que Roseann Cashin était considérée comme une personne manquant d’objectivité en raison de la position ou de la vie publique de son mari. L’ objectivité est difficile à mesurer; la réputation qui peut exister dans l’esprit d’un public inconnu, qu’elle soit bien ou mal fondée, est un concept encore plus insaisissable.

Pour tenter de déterminer si la réputation d’objectivité est une exigence professionnelle valable, nous devons d’abord étudier les conditions et responsabilités du poste de communicateur à Radio- Canada. Une exigence professionnelle justifiée doit être non seulement raisonnable, mais nécessaire en toute raison à l’exercice du poste.

La mise en cause a cité plusieurs témoins qui ont déposé à propos des normes que doivent respecter les communicateurs de Radio- Canada. La plaignante et la mise en cause ne s’entendent pas relativement au critère à appliquer: la première prétend qu’il faut suivre un critère équitable et pondéré tandis que la seconde considère que la réputation d’objectivité est le critère approprié. La mise en cause a présenté les dépositions de Kathie Housser, de Don Reynolds et de Dave Candow, tous réalisateurs à la radio de Radio- Canada, à St. John’s, de Donna Logan, directrice de l’information de la radio de Radio- Canada, et de Jonathan Baggaley, professeur de psychologie spécialisé dans les communications de masse. La plaignante a cité le professeur Anthony Westell, Colin Jamieson, Charles Lynch et William Rowe pour qu’ils témoignent relativement aux normes des radiodiffuseurs en matière d’objectivité.

Un énoncé de politique de Radio- Canada intitulé Politique journalistique (pièce R- 5) établit les normes et politiques qui doivent être suivies dans toute une série de situations. Plusieurs parties du manuel traitent des responsabilités des journalistes, notamment à l’égard des conflits d’intérêt et des qualités d’équité. Étant donné que ce document présente la politique de Radio- Canada, il est lié à la question des exigences professionnelles justifiées. Dans la préface, A. W. Johnson, qui était alors président de la Société, a écrit ce qui suit:

"Il existe [...] un besoin capital de moyens d’information réellement efficaces et crédibles. La confiance qu’ils peuvent inspirer est d’une extrême importance: de plus en plus éclairé, le public exige davantage des médias, tant sur le plan de l’information que sur celui de sa qualité. [...] Dans ces circonstances, les organes de presse doivent présenter une information impartiale, exacte, complète et équilibrée. Cette obligation incombe particulièrement à un service public de radiodiffusion comme Radio- Canada dont la responsabilité s’exerce, par l’intermédiaire de son conseil d’administration, non seulement devant le Parlement mais devant la collectivité nationale tout entière."

Voici un autre extrait du même document (page 9): Le pluralisme et l’équilibre des opinions exprimées dans les émissions d’information résultent, d’une part, de l’attitude des journalistes et d’autre part, de l’attitude de Radio- Canada en tant qu’organisme de presse. [Les journalistes ont des opinions et des penchants personnels et leurs prises de position sont naturellement influencées par leur origine géographique et culturelle. Mais l’application de règles professionnelles devrait leur permettre de faire abstraction des prises de position qui risquent de les entraîner à manifester des partis pris ou des préjugés. Pour effectuer un travail professionnel, au sens qui convient, un journaliste ne doit pas nécessairement être sans opinion, mais il doit se connaître et faire une autocritique afin de faire des reportages avec discernement et équité].

Le manuel prévoit que les émissions doivent respecter des principes journalistiques qu’il précise, soit l’exactitude, l’intégrité, l’équité et l’intégralité (pages 7 et 8). Il est écrit que:

"La mise en pratique de ces principes permettra de diffuser des émissions d’information impartiales et équilibrées. (Souligné par mes soins)

Dans le chapitre intitulé Personnels journalistiques (page 17), il faut noter ce qui suit:

Leur crédibilité [celle des personnels journalistiques] exige qu’ils évitent de lier leur nom à des prises de position ou des manifestations partisanes. [...] Le rôle du reporter de Radio- Canada est de transmettre l’information au public dans le respect des normes d’équité, d’exactitude et d’intégrité."

Plus loin, il est écrit (pages 95 et 96): Pourtant, le simple fait de refléter la réalité suffit à influencer, voire à déterminer à long terme les attitudes des gens. C’est pourquoi la Société, dans la sélection et la présentation des faits, insiste pour que les choix journalistiques se fassent à partir de rigoureux critères d’exactitude, d’équité, d’équilibre et d’impartialité, lesquels, en dernière analyse, déterminent l’objectivité des informations. (Souligné par mes soins)

D’autres chapitres du document portent sur les activités politiques (page 93 de la version anglaise), l’engagement de personnalités politiques participant aux émissions de Radio- Canada (page 96, anglais) et les messages publicitaires, y compris l’emploi des mêmes personnalités tant dans les émissions que les annonces publicitaires (page 103, anglais).

Tous les témoins de la mise en cause au service de Radio- Canada à St. John’s (Kathie Housser, Don Reynolds, Dave Candow et Ken Hill) admettent que les reportages de Roseann Cashin à la Section info- ressources satisfaisaient à tous les critères, que ceux- ci soient décrits par les mots équitable ou pondéré ou équitable et rigoureux ou toute autre expression employée dans le manuel de politique. Jusqu’au moment où Roseann Cashin a effectivement cessé de travailler à Radio- Canada lors de la grève de mai 1981, la Société n’avait reçu aucun commentaire négatif relativement à ses reportages. Au contraire, la plaignante a reçu deux prix pour son travail de reporter. Cependant, la mise en cause affirme que Roseann Cashin n’a causé aucun problème d’équité ou de pondération parce que la Société avait évité de lui donner des reportages risquant de la faire déroger à ces critères en lui interdisant de traiter les dossiers relatifs aux pêcheries. Don Reynolds a déclaré (page 767) qu’il était (TRADUCTION) reconnu qu’elle ne pouvait faire de reportages sur les pêcheries. Kathie Housser a affirmé (page 628) que cette règle (TRADUCTION) était tellement bien comprise qu’on n’en parlait jamais. Cependant, Dave Candow a reconnu au cours du contre- interrogatoire que les reportages sur les pêcheries étaient réalisés par le personnel du Fishermen’s Broadcast et, dans de très rares cas, par des personnes (TRADUCTION) qui ne s’occupent pas des pêcheries. D’après le témoignage d’Ann Budgell, il est évident que ce n’est pas parce que Roseann Cashin était liée à Richard Cashin qu’elle ne pouvait couvrir le secteur des pêcheries, mais parce que ce domaine était réservé exclusivement au personnel du Fishermen’s Broadcast. Quoi qu’il en soit, tous s’entendent pour dire que l’objectivité ou l’impartialité réelles de la plaignante ne sont pas le noeud du litige.

La mise en cause a soulevé d’autres points. Même si Roseann Cashin avait une réputation de journaliste responsable et équitable, de sorte qu’elle remplissait apparemment les conditions établies dans la Politique journalistique, la Société allègue qu’elle devait remplir une exigence supplémentaire, celle d’être tenue pour objective par le public. Voici comment Don Reynolds a expliqué les difficultés de la plaignante pour ce qui est de sa réputation d’objectivité (pages 883 et 884):

(TRADUCTION)

"( Me Russell) Q. Donc, dans le cas de Mme Cashin, vous avez témoigné, si je me souviens bien, qu’elle faisait preuve d’objectivité, c’est- à- dire que sa capacité de faire preuve d’objectivité ne causait aucun problème dans les domaines où elle pouvait faire des reportages.

( M. Reynolds) R. Non, aucun problèmes

Q. Mais sa réputation d’objectivité soulevait des difficultés? ... De quelle façon?

R. Je veux dire que, si elle devait étudier un dossier de la Section info- ressources qui touchait aux questions des pêcheries ou du pétrole, l’auditeur considérerait que la question n’était peut- être pas traitée comme elle le devrait ou que le reportage ne donnait pas une image fidèle des faits en raison des relations entre la communicatrice et Richard Cashin, du syndicat des pêcheurs ou de Petro- Canada, et, de ce fait, l’auditeur se serait mis à douter de l’objectivité de Roseann Cashin."

Selon les paroles de Dave Candow (page 993), l’auditeur doit savoir que la (TRADUCTION) personne n’entrave pas le cours du reportage. Cependant, cette préoccupation vise autant l’objectivité réelle d’un journaliste que sa réputation d’objectivité.

Donna Logan, directrice nationale de l’information à la radio de Radio- Canada, a témoigné au nom de la mise en cause. Elle s’occupe personnellement d’établir et d’appliquer au niveau national les politiques et normes de la radio de Radio- Canada et elle a participé à la rédaction de la Politique journalistique. Elle a expliqué clairement la distinction qu’elle voit entre l’objectivité et la réputation d’objectivité (page 1305):

(TRADUCTION)

"( Mme Logan) [...] L’objectivité est une chose sur laquelle nous avons beaucoup plus de pouvoir parce qu’elle représente la faculté réelle de faire le travail de la façon la plus équitable, exacte et complète possible et que nous la surveillons de très près, au niveau interne. La réputation d’objectivité est celle qui tient à nos rapports avec le public [...] il est très difficile d’avoir un pouvoir quelconque à cet égard parce que l’opinion de l’auditoire n’est pas toujours fondée."

Nous avons entendu la déposition de Jonathan Baggaley, professeur agrégé en technologie éducative à l’université Concordia, qui a témoigné au nom de la mise en cause. Le professeur Baggaley est un spécialiste des communications de masse, et sa qualité d’expert a été reconnue. Il a lui- même réalisé un nombre important d’études de recherche sur des sujets liés aux médias et il est très au courant des recherches effectuées par d’autres personnes de sa spécialité. Il n’a lui- même aucune expérience directe en journalisme. Même s’il n’a exécuté aucune étude sur la question qui nous intéresse précisément, soit la réaction de l’auditoire à l’objectivité des reporters, il a étudié, entre autres, l’effet des facteurs de réalisation sur les réactions de l’auditoire. Voici comment il a décrit l’auditoire (page 1015):

(TRADUCTION)

"( Professeur Baggaley)

[...] malheureusement, un large fossé [sépare] l’auditoire et les praticiens des médias. Les deux groupes ne communiquent pas parce que l’auditoire est vite disposé à accuser les médias de parti pris et de partialité. Par ailleurs, les médias ont parfois conclu, sous l’effet d’une sorte de paranoïa, que l’auditoire a un parti pris. Malheureusement, quand ils pensent de la sorte, ils ont habituellement raison parce que leur conclusion est étayée par les résultats de soixante ans de recherches. L’auditoire est une bête très partiale, qui n’a souvent aucune raison de l’être... et qui tire souvent des conclusions en se fondant sur des arguments très fragiles. Mes recherches et celles d’autres personnes indiquent que l’auditoire est plutôt inapte, et peut- être même inhabile, à fonder ses opinions concernant l’objectivité et le professionnalisme sur des motifs vraiment sérieux et réfléchis."

La plaignante a fait comparaître ses propres témoins relativement à la question de réputation d’objectivité, et ceux- ci ont donné leur opinion concernant le critère à employer. Le professeur Anthony Westell, qui enseigne à l’École de journalisme de l’université Carleton, a été reconnu comme expert en journalisme. A son avis, le critère approprié ne consiste plus à mesurer l’objectivité, mais à déterminer si les journalistes sont équitables et pondérés dans leurs reportages (pages 445 et 446).

Charles Lynch a témoigné relativement à sa propre situation, qui est celle d’un communicateur politique entretenant des liens intimes avec une personnalité politique. Même si son cas diffère un peu de celui de Roseann Cashin, Charles Lynch a affirmé qu’il faut (TRADUCTION) juger d’après le travail (page 590) et non pas à la lumière des relations personnelles. Autrement dit, un journaliste bénéficiant d’une solide réputation ne doit pas être traité différemment des autres en raison de ses liens personnels, si son travail n’est pas perturbé ou influencé par ceux- ci.

L’acceptation de la réputation d’objectivité comme exigence professionnelle justifiée soulève certains problèmes. Ainsi, cette réputation est presque impossible à mesurer. Si un employeur n’a aucun moyen objectif de connaître l’opinion de l’auditoire, il lui est impossible de juger si cette opinion est positive ou négative. Il semble qu’aucun des moyens usuels servant à évaluer la réaction de l’auditoire ne permet de mesurer avec succès ou précision l’idée que le public se fait de l’objectivité d’un reporter. Pendant les témoignages, nous avons appris que toutes les stations de Radio- Canada utilisent des relevés d’appels pour prendre note des commentaires qu’elles reçoivent des auditeurs ou des spectateurs. Selon les témoins de la Société, les personnes qui appellent ont tendance à formuler des commentaires plus souvent négatifs que positifs, et la plupart des appels sont des demandes de renseignements. D’après Dave Candow, la Société n’a jamais reçu d’appels concernant Roseann Cashin.

L’évaluation des cotes d’écoute (appelée sondages BBM effectués par le Bureau of Broadcast Measurement) est un autre moyen de mesurer la réaction de l’auditoire à l’égard de diverses émissions ou personnalités. Des témoignages indiquent qu’à Terre- Neuve, la radio de Radio- Canada est écoutée par une très grande partie des auditeurs, même si les cotes d’écoute sont beaucoup moins importantes pour un radiodiffuseur public que pour les radiodiffuseurs privés. Rien ne prouve que ces cotes d’écoute étaient influencées, d’une manière ou d’une autre, par les reportages de Roseann Cashin.

Pour connaître l’opinion du public concernant l’objectivité d’un reporter, nous pouvons également tenir compte de la réaction des personnes interviewées. La plaignante a fait comparaître William Rowe, romancier, communicateur, homme public de Terre- Neuve et ancien chef d’un parti politique provincial. Pendant sa carrière politique, il a déjà été interviewé par la plaignante et il savait qu’elle était mariée avec Richard Cashin. Il a témoigné qu’à titre de personne interviewée, il n’avait vu aucun conflit entre le rôle de la plaignante en tant que communicatrice et son rôle d’épouse de Richard Cashin. Selon le témoin, la plaignante faisait preuve d’une objectivité et d’un sens de l’équité tout à fait exemplaires. Aucun élément de preuve ne laisse croire qu’une des personnes interviewées par Roseann Cashin ait déjà mis en doute son objectivité ou son équité en raison de son statut personnel.

Dans son manuel, la Société décrit souvent des situations que les communicateurs doivent éviter pour ne pas entacher leur crédibilité ou objectivité, et elle reconnaît à l’évidence que l’objectivité est un facteur d’une importance particulière pour la réputation tant du reporter que de Radio- Canada. (Dans sa politique, la Société a prévu un chapitre précis concernant l’ équilibre des opinions.) Mais l’énoncé de politique officiel de Radio- Canada ne contient aucune règle sur la réputation d’objectivité. Malgré tout, il impose de rigoureux critères d’exactitude, d’équité, d’équilibre et d’impartialité.

Il importe de signaler combien il est difficile de mesurer la réputation d’objectivité. Si les relevés d’appels, les réactions des personnes interviewées ou les cotes d’écoute n’indiquent pas qu’un communicateur manque réellement ou apparemment d’objectivité, comment l’employeur jugera- t- il que l’objectivité de son employé peut être mise en doute? En l’espèce, l’employeur a jugé, en se fondant non pas sur des preuves, mais sur une réaction instinctive, que l’auditoire pourrait conclure au manque d’objectivité de Roseann Cashin. Dans l’arrêt Etobicoke, la Cour suprême du Canada a affirmé que des éléments de preuve impressionnistes ne suffisaient pas pour étayer une exigence professionnelle justifiée. En l’occurrence, j’estime que les seules preuves de la Société étaient des preuves impressionnistes. Les réalisateurs ont appris que Richard Cashin avait été nommé au conseil d’administration de Petro- Canada et, sans s’informer de la nature, de la durée ou des modalités de la nomination, sans avoir parlé à l’intéressé, sans avoir demandé à Roseann Cashin si son rôle serait modifié du fait de la nomination ou sans avoir demandé de directives à la direction de la Société concernant la politique à suivre dans un tel cas, ils ont présumé, en raison du lien matrimonial unissant Richard et Roseann Cashin, non pas que l’objectivité de la plaignante serait contestée, mais que le public pourrait tenir celle- ci en discrédit.

Je n’admets pas que l’objectivité et la réputation d’objectivité soient deux choses complètement différentes. Si un reporter fait son travail avec objectivité, ou avec équité et équilibre, l’auditoire le constatera à l’évidence. Dans cette mesure, la réputation d’objectivité dépend de l’objectivité même du reporter. Si celui- ci commet une erreur de jugement dans ses reportages, l’auditoire s’en apercevra aussi, de sorte que la réputation du reporter, et son objectivité même, sera atteinte. Cependant, dans le cas qui nous occupe, il est question d’une journaliste qui est objective et de personnes qui pourraient considérer qu’elle manque d’objectivité non pas pour un motif lié ses reportages, mais à cause des activités de son mari. Par hypothèse, si Roseann Cashin était à la fois présidente du syndicat des pêcheurs et employée du Fishermen’s Broadcast à Radio- Canada, elle serait évidemment en situation de conflit, car ses activités pourraient effectivement entacher son objectivité. Le manuel prévoit expressément cette situation (Personnels journalistiques, page 17).

Cependant, Radio- Canada aurait- elle raison de ne pas renouveler le contrat de Roseann Cashin si elle était journaliste au Fishermen’s Broadcast et si son mari était président du NFFAWU? Pour répondre à cette question, il faut examiner plusieurs facteurs. En premier lieu, il faut déterminer si le document de Radio- Canada portant sur les normes journalistiques régit cette situation. Comme nous l’avons déjà dit, la politique ne vise pas les activités des conjoints. Toutefois, la Société exige que les journalistes évitent de lier leur nom à des prises de position ou des manifestations partisanes. (Page 17) La Société pourrait réagir de différentes façons, selon que Roseann Cashin paraît en public avec son mari lorsque celui- ci se prononce sur des questions halieutiques (par exemple, en étant vue sur une tribune en sa compagnie à ce moment- là) ou qu’elle ne s’occupe pas publiquement de ces questions. Un autre facteur important consiste à déterminer si le communicateur a une réputation de journaliste respecté. Si tel est le cas, il est moins probable que ses affaires personnelles portent atteinte à sa réputation de crédibilité. Troisièmement, il faut examiner si son travail ou la réaction du public à l’égard de ses reportages montrent que son objectivité est mise en doute. Ainsi, si une journaliste satisfait aux normes stipulées dans la politique journalistique, si elle a une réputation bien établie de reporter digne de foi, si ses activités ne la lient pas concrètement aux prises de position de son mari et si son travail n’est pas perturbé par ses relations personnelles, il est peu probable que l’employeur puisse prouver que la réputation d’objectivité de son employée est menacée. Il faut tenir compte de tels facteurs dans la situation de fait qui nous occupe.

En l’espèce, rien ne prouve que Roseann Cashin a fait quoi que ce soit pour s’associer aux opinions que son mari a formulées à titre de président du syndicat ou d’administrateur de Petro- Canada. (Au contraire, j’ai l’impression que Roseann Cashin a pris soin de se faire une carrière et une identité personnelles distinctes de celles de son mari.) La preuve indique que, depuis plus de dix ans, la plaignante est considérée comme une journaliste de renom dans sa province; elle a remporté des prix pour ses reportages sur les questions minières et a occupé la présidence de la Press Gallery. Aucun élément de preuve ne laisse croire que son objectivité ait été mise en doute par quiconque, que ce soit Radio- Canada, le public ou les personnes interviewées. En outre, rien ne prouve que le public ait pensé qu’elle était (TRADUCTION) trop compromettante (selon les mots que Ken Hill aurait prononcés) pour participer aux émissions d’actualité, en raison du poste occupé par son mari.

Je ne suis pas persuadée qu’une réputation d’objectivité est, en soi, une exigence raisonnablement nécessaire du poste de communicateur. Si un reporter a la réputation de manquer d’objectivité, cette réputation peut être fondée sur des facteurs qui ne concernent aucunement son objectivité réelle. Par exemple, nous avons appris au cours des témoignages que, selon les facteurs de réalisation utilisés, une personne peut sembler malhonnête ou sournoise (Baggaley, page 1022). L’auditoire peut conclure au manque d’objectivité d’un reporter en s’appuyant sur des préjugés ou des stéréotypes concernant certaines catégories de gens. Par exemple, s’il était prouvé que l’auditoire de Terre- Neuve estime que les reporters de sexe féminin sont malhonnêtes ou manquent d’objectivité, je ne suis pas convaincue qu’un employeur pourrait, pour cette seule raison, refuser d’en engager si rien ne prouve qu’ils sont vraiment malhonnêtes ou subjectifs.

S’il est possible de dire qu’une réputation de subjectivité peut n’avoir aucun fondement et que le reporter en cause effectue son travail avec la même excellence, comment pourrions- nous dire qu’une réputation d’objectivité est raisonnablement nécessaire à l’exécution du travail si la qualité de celui- ci est constante? Manifestement, une telle exigence ne s’applique pas au travail si celui- ci est objectif, équitable, exact et équilibré. J’en conclus que l’exigence d’une réputation d’objectivité ne satisfait pas aux normes objectives qui caractérisent le critère des exigences professionnelles justifiées.

D’autres facteurs pourraient être considérés comme des exigences professionnelles justifiées applicables aux communicateurs et, à mon avis, l’objectivité ou l’équité et l’équilibre des reportages en sont des exemples. Dans diverses parties de la politique journalistique, il est question d’information impartiale, exacte, complète et équilibrée (page i), des règles journalistiques à suivre, qui sont l’exactitude, l’intégrité, l’équité et l’intégralité (pages 7 et 8), de reportages réalisés avec discernement et équité (page 8) et de la communication des nouvelles dans le respect des normes d’équité, d’exactitude et d’intégrité (page 17). Je n’ai entendu aucun élément de preuve démontrant que Roseann Cashin n’avait pas suivi les politiques que la Société avait elle- même établies dans son énoncé officiel de politique sur les règles journalistiques.

Je conclus que la mise en cause n’a pas prouvé l’existence d’une exigence professionnelle justifiée au sens de l’article 14.

Redressement

La plaignante a demandé que Radio- Canada déclare qu’elle avait fait preuve de discrimination envers elle en raison de son état matrimonial, qu’une ordonnance soit prononcée prévoyant sa réintégration dans son ancien poste ou un poste similaire et que lui soient versés le salaire perdu, des dommages- intérêts généraux et des dépens.

L’article 41 autorise le tribunal à accorder des dommages- intérêts: 41. (2) A l’issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée peut, sous réserve du paragraphe (4) et de l’article 42, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire [...] b) d’accorder à la victime, à la première occasion raisonnable, les droits, chances ou avantages dont, de l’avis du tribunal, l’acte l’a privée; c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu’il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte; et d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu’il fixe, des frais supplémentaires causés, pour recourir à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte.

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le tribunal, ayant conclu

a) que la personne a commis l’acte discriminatoire de propos délibéré ou avec négligence, ou

b) que la victime a souffert un préjudice moral par suite de l’acte discriminatoire, peut ordonner à la personne de payer à la victime une indemnité maximale de cinq mille dollars.

Selon moi, le tribunal a, aux termes de l’alinéa 41( 2) b), le pouvoir d’ordonner au mis en cause de réintégrer le plaignant dans son poste ou un poste similaire si un acte discriminatoire a été prouvé. Au cours du contre- interrogatoire, Roseann Cashin a signalé qu’elle fait partie du conseil d’administration d’une station radiophonique privée à St. John’s. Elle serait manifestement en situation de conflit d’intérêt si Radio- Canada la réengageait. Quoi qu’il en soit, il faut lui accorder la possibilité d’être réengagée par la Société et, à ce moment, de décider d’accepter l’emploi offert et d’abandonner son poste d’administratrice. J’ordonne à la mise en cause de réintégrer dès que possible la plaignante dans son ancien poste ou un poste similaire.

La plaignante demande une indemnité pour perte de salaire, et le tribunal peut rendre une ordonnance à cet effet selon l’alinéa 41( 2) c). En l’espèce, il convient d’indemniser Roseann Cashin du salaire perdu pendant une certaine période, entre la date où elle a été avisée qu’elle ne serait pas réengagée et le moment où elle a pu trouver un autre emploi, compte tenu du fait qu’elle avait l’obligation de mitiger ses dommages. Je n’ai pas entendu suffisamment de preuves concernant les démarches que Roseann Cashin avait tentées pour mitiger ses dommages ou trouver un autre emploi, afin de fixer l’indemnité pour perte de salaire qui doit lui être accordée. Si les parties sont incapables de s’entendre sur le montant de cette indemnité, je suis disposée à entendre de nouveaux témoignages à ce sujet.

La plaignante demande le remboursement des dépens liés au présent recours en conformité avec l’alinéa 41( 2) c) ou d), et je suas persuadée que le tribunal a l’autorité de rendre une ordonnance à cet égard dans les cas qui le permettent. Le tribunal avait rejeté une telle demande dans l’affaire Potapcyzk c. MacBain, (1984) 5 CHRR D/ 2284, parce qu’à son avis, la plaignante aurait été tout aussi bien représentée par un avocat de la Commission agissant dans l’ intérêt public. Le tribunal a estimé qu’il était inutile de retenir les services de deux avocats aux fins de la cause et, même s’il a jugé que la plainte était bien fondée, il n’a pas permis à la plaignante de se faire rembourser les honoraires de son avocat.

Le cas qui nous occupe présente des différences très importantes, car Roseann Cashin ne pouvait être représentée par un avocat de la Commission. La plainte initiale qu’elle avait soumise à la Commission a fait l’objet d’une enquête au niveau régional et elle a été jugée non fondée. Rosean Cashin a contesté cette conclusion devant la Cour d’appel fédérale, alléguant qu’il y avait eu déni de justice naturelle. La Cour fédérale a ordonné à la Commission de constituer un tribunal chargé d’entendre la plainte. La Commission n’a pas participé activement aux débats devant le tribunal. Ses représentants n’ont posé aucune question et ils n’ont pas pris position au cours de l’audition, se contentant d’expliquer, durant les plaidoiries finales, l’opinion de la Commission sur la question de l’état matrimonial.

Dans l’affaire MacBain, le tribunal s’est ainsi exprimé:

"Les intérêts de la Commission et du plaignant sont habituellement les mêmes. C’est ce qui s’est produit ici puisqu’il n’y avait fondamentalement pas de conflit entre la Commission et la plaignante [...] La Loi est ainsi conçue que la personne qui a une plainte à formuler peut en confier la présentation à un avocat compétent de la Commission, sans engager de dépenses personnelles."

En l’espèce, la plaignante n’a pas choisi, comme dans l’affaire MacBain, d’engager un procureur même si elle pouvait être représentée par un avocat de la Commission. Étant donné que la Cour fédérale a ordonné à la Commission de prendre une mesure qu’elle n’était pas disposée à prendre de son propre gré, la position de la plaignante et de la Commission sont très différentes en l’espèce.

Dans des circonstances normales, la plaignante n’aurait pas eu à payer de frais judiciaires parce que la Commission se serait chargée de sa cause. La Loi prévoit expressément cette situation au paragraphe 40( 2). Normalement, si la plainte est accueillie, le mis en cause n’a pas à subir les frais judiciaires du plaignant parce que la Commission s’occupe de les payer.

Pour ce qui est des dépens, le tribunal a uniquement le pouvoir d’imposer le paiement d’une indemnité à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire et de lui ordonner de rembourser la victime [...] des dépenses entraînées par l’acte. Je suis convaincue que les mots employés au paragraphe 41( 2) sont suffisamment larges pour prévoir le remboursement des frais judiciaires mais, en l’occurrence, il ne semble pas approprié de les faire supporter par la mise en cause. Même si je n’ai pas le pouvoir d’ordonner à la Commission de rembourser les frais judiciaires de Roseann Cashin, j’estime que cette solution serait la plus juste et j’invite la Commission à l’adopter. Je n’ordonnerai pas à la mise en cause de payer les dépens.

En outre, la plaignante réclame des dommages- intérêts en vertu de l’alinéa 41( 3) b). Suivant cette disposition, le tribunal ne peut accorder plus de 5 000 $ pour le préjudice moral résultant d’un acte discriminatoire. Cette question n’a pas été traitée à fond mais, parmi les preuves directes, je citerai l’échange suivant (page 107):

(TRADUCTION)

"( Me Pink) Q. Madame Cashin, après avoir eu le temps de vous arrêter et de réfléchir à votre situation, que pensez- vous de la façon dont l’employeur vous a traitée?

(Mme Cashin) R. Bien, au cours d’un entretien, je lui ai dit qu’à mon avis, c’était un procédé déshumanisant. Tout d’abord, je me sentais comme un objet. A mon avis, j’ai ma carrière et mon mari a la sienne. J’ai travaillé très fort et j’ai réussi à me faire reconnaître dans la collectivité. Je crois m’être bâti une réputation de communicatrice objective et libre de toute influence et j’ai considéré que la chose était tout à fait injuste. J’ai été très malheureuse par la suite."

Je suis certaine que Roseann Cashin a subi un préjudice moral en raison de l’acte discriminatoire de la Société et je lui accorde la somme de deux mille cinq cents dollars (2 500 $) en application de l’alinéa 41( 3) b), compte tenu du fait que l’acte reproché était, à mon avis, ni délibéré, ni négligent.

Compétence Même si, au cours de l’audition, personne n’a formulé d’objection concernant la compétence du tribunal, la décision récente de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire MacBain c. La Commission canadienne des droits de la personne et autres (A- 996- 84), rendue le 7 octobre 1985, soulève certaines difficultés liées au mode de constitution et, partant, à la compétence des tribunaux établis en vertu de la Loi. La Cour a décidé que, dans cette cause, le tribunal n’avait pas été constitué selon les règles parce que le texte de loi permettait à la Commission d’enquêter sur la plainte, d’en déterminer le bien- fondé, de constituer un tribunal et d’intenté une poursuite. Actuellement, la Cour étudie les effets de la décision MacBain sur les autres tribunaux constitués en vertu de la Loi dans l’Affaire intéressant la plainte de la Section locale 916 du Syndicat des travailleurs de l’énergie et de la chimie et Énergie Atomique du Canada Limitée (Projet Candu) (no A- 796- 85).

L’espèce peut être distinguée de l’affaire MacBain sur des points précis. Même si la Commission a enquêté sur la plainte de Roseann Cashin, elle ne l’a pas tenue pour fondée et, en outre, elle n’a pas intenté une poursuite. Le tribunal a été constitué uniquement parce que la Cour d’appel fédérale l’avait ordonné. Sous réserve de la décision que la Cour rendra dans le renvoi d’EACL sur la compétence des autres tribunaux à la lumière de l’affaire MacBain, j’estime que la compétence du présent tribunal n’est pas visée par l’affaire MacBain, car la Commission a adopté un comportement suffisamment différent pour que la présente situation se distingue de l’affaire précitée.

Conclusion

Le tribunal conclut que la mise en cause, la Société Radio- Canada, a traité Roseann Cashin de façon discriminatoire en raison de son état matrimonial, contrairement aux articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne et il ordonne que la mise en cause

a) offre à Roseann Cashin de la réintégrer dans son ancien poste ou un poste similaire aussitôt que possible,

b) verse à Roseann Cashin l’indemnité pour perte de salaire qui sera fixée par les parties ou, si c’est impossible, celle qui sera déterminée par le tribunal, et

c) verse à Roseann Cashin la somme de deux mille cinq cents dollars (2 500 $) en application de l’alinéa 41( 3) b) pour l’indemniser du préjudice moral résultant de l’acte discriminatoire subi.

Je rejette la plainte pour ce qui est de l’allégation de distinction fondée sur le sexe.

J’aimerais remercier les parties pour la patience avec laquelle elles ont attendu ma décision et je m’excuse de la longueur des motifs.

Halifax (Nouvelle- Écosse), le 25 novembre 1985 La présidente,

(signature) Susan M. Ashley

  1. (1983) 4 CHRR D/ 1250
  2. (1985) 6 CHRR D/ 2538
  3. R. S. O. 1980 chap. 340
  4. S. O. 1981 chap. 53
  5. Blatt v. Catholic Children’s Aid Society, (1980) 1 CHRR D/ 72 (Commission d’enquête de l’Ontario)
  6. Voir Bailey c. M. N. R., (1980) 1 CHRR D/ 72 (Tribunal canadien des droits de la personne)
  7. (1983) 4 CHRR D/ 280 (Commission d’enquête du Manitoba, Teskey)
  8. Voir Kraft Inc. v. State of Minnesota, (1979) 284 N. W. (2d) 386 (S. C. Minn.); Thompson v. Board of Trustees School District, (1981) 627 P. 2d 1229 (S. C. Montana)
  9. Voir Pelletier c. Hôpital Laval, (C. P. Québec 200094- 1, 1979, non publié), Ville de Brossard c. Commission des droits de la personne du Québec, Les Biscuits associés du Canada limitée et Martel, 1979 C. S. 532, mentionnés dans Tarnopolsky, Discrimination and the Law, Richard de Boo, Don Mills, 1982.
  10. (1980) 1 CHRR D/ 29 (B. C. S. C.)
  11. (1982) 3 CHRR D/ 165
  12. Décision rendue le 20 décembre 1984
  13. (1982) 3 CHRR D/ 682 (C. A. F.)
  14. S. R. C. 1970, chap. I- 23, art. 11.
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