Tribunal canadien des droits de la personne

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LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, chap. H-6, modifiée

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

DEVANT: NORMAN FETTERLY BARRY SHEPPARD RONALD LOU-POY

DANS L'AFFAIRE de l'appel déposé par les Forces armées canadiennes en date du 12 avril 1989 contre la décision prononcée par le tribunal des droits de la personne, le 17 mars 1989, dans l'affaire Richard Morgan et les Forces armées canadiennes.

ENTRE

c

appelante

et

RICHARD RODERICK MORGAN

et

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

intimés

DÉCISION DU TRIBUNAL D'APPEL

Patricia Lindsey Peck Brian Saunders Commission canadienne des Ministère de la justice droits de la personne Rues Kent et Wellington 320 rue Queen Ottawa (Ontario) Place de Ville, tour A K1A 0H8 Ottawa (Ontario) K1A 1E1

Avocate de la Commission Avocat de l'appelante canadienne des droits de la personne

Mary Vincent Date et lieu de l'audience: Sihota and Starkey le 26 septembre 1989, Avocats et procureurs Victoria (C.-B.) 1230 chemin Esquimalt Victoria (C.-B.) V9A 3N8

Avocate de Richard Morgan

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L'appel formé contre la décision de Lyman R. Robinson, c.r., dans l'affaire de la plainte déposée par Richard Roderick Morgan contre les Forces armées canadiennes soulève des questions à la fois importantes et intéressantes. Dans cette affaire, les Forces armées canadiennes ont reconnu avoir commis un acte discriminatoire à l'endroit de M. Morgan en faisant défaut d'examiner de façon régulière la demande de réenrôlement de ce dernier, c'est-à-dire en négligeant d'obtenir au moment opportun, en 1980, une évaluation psychiatrique à jour de l'intimé Morgan.

Compte tenu de cet aveu, le rôle du tribunal se limitait à trancher les questions suivantes :

  1. l'indemnité pour perte de salaire;
  2. la réintégration de l'intimé au sein des Forces armées canadiennes;
  3. le montant de l'indemnité, le cas échéant, pour préjudice moral;
  4. le montant des intérêts devant être accordés, le cas échéant, sur les indemnités pour perte de salaire et pour préjudice moral.

La décision du tribunal peut être résumée de la manière suivante :

  1. Indemnité de 97 179,63 $ pour perte de salaire, calculée pour la période du 1 er juillet 1980 au 31 décembre 1986, conformément au scénario C décrit à la pièce R-3.
  2. Ce montant a été déterminé après avoir déduit certaines sommes pour tenir compte du défaut de limiter complètement les dommages et des gains effectués durant la période pertinente.

  3. Indemnité pour préjudice morale de 1 000 $.
  4. Intérêts, premièrement sur le montant accordé pour préjudice morale, calculés pour la période du 1er mai 1980 au 1er décembre 1986, au moyen du coefficient 2,37 tiré du Report on the Court Order Interest Act de la Commission de réforme du droit, le tout donnant un montant total de 2 370 $ dont 1 370 $ en intérêts; et, deuxièmement, sur le montant accordé pour perte de salaires, 97 179,63 $, auquel s'ajoutent des intérêts de 29 381,29 $ calculés sur la perte de salaire nette annuelle, au moyen de divers coefficients pendant une période donnée, le tout donnant un montant total de 126 560,92 $ qui correspond à la perte de salaire nette de l'intimé y compris les intérêts.
  5. - 3 -

  6. Doivent être remboursés, sur les montants accordés à l'intimé, les prestations d'assurance-chômage totalisant 9 137 $ reçues par ce dernier; doit également être remboursée, au ministère des services sociaux et du logement de la Colombie-Britannique, la somme de 17 248,44 $, à majorer des intérêts s'établissant à 14 350,70 $, le tout donnant un montant total de 31 599,14 $, qui doit être remboursé au ministre.
  7. M. Morgan doit être réenrôlé à la première occasion dans un poste de fantassin, cuisinier, technicien en véhicules ou conducteur de matériel mobile de soutien sans être tenu de se soumettre à un nouvel examen médical. Une autre disposition aurait également pour effet de permettre à l'intimé de refuser une offre d'emploi comme fantassin et de choisir plutôt l'un des trois autres postes que sont tenues de lui offrir les Forces armées canadiennes.

Le tribunal s'est ensuite lancé dans des calculs plutôt complexes et détaillés qui lui ont permis de déterminer le montant de l'indemnité pour perte de salaires et des intérêts, compte tenu des facteurs jugés pertinents par le président en ce qui a trait à l'obligation de limiter les dommages.

L'appelante a interjeté appel de la décision du tribunal pour les motifs suivants :

  1. Le tribunal a fait erreur en concluant que l'intimé Morgan s'était vu refuser un emploi auprès de l'appelante et en ordonnant à l'appelante d'indemniser l'intimé pour perte de salaires.
  2. Le tribunal a fait erreur en ordonnant à l'appelante de réenrôler l'intimé Morgan et de lui confier un emploi militaire.
  3. Subsidiairement, le tribunal a fait erreur dans le calcul du montant de l'indemnité devant être accordée à l'intimé Morgan pour perte de salaire :
    1. en faisant défaut de tenir compte de la manière appropriée, de l'obligation de l'intimé Morgan de limiter les dommages;
    2. en faisant défaut de tenir compte de la possibilité que l'appelante n'ait pas réenrôlé l'intimé Morgan;
    3. en ordonnant l'indemnisation pendant une période déraisonnable eu égard à l'ensemble des circonstances.
    4. - 4 -

  4. Le tribunal a fait erreur en ordonnant le paiement d'intérêts sur les montants accordés à l'intimé Morgan à titre d'indemnités pour perte de salaire et pour préjudice moral.
  5. Subsidiairement, le tribunal a fait erreur dans la façon dont il a calculé l'intérêt payable sur les montants accordés à l'intimé Morgan à titre d'indemnités pour perte de salaire et pour préjudice moral.

Avant d'examiner la question de la compétence du tribunal d'accorder des intérêts et la façon de les calculer, conformément aux motifs d'appel formulés aux paragraphes 4 et 5, le présent tribunal d'appel juge indiqué d'examiner d'abord les questions suivantes soulevées dans l'avis d'appel :

  1. le défaut de tenir compte de la possibilité que l'appelante n'ait pas enrôlé l'intimé;
  2. le caractère raisonnable de la période à l'égard de laquelle l'indemnité a été calculée;
  3. l'ordonnance intimant à l'appelante de réenrôler l'intimé Morgan et de lui offrir un emploi militaire.

La question de savoir si l'intimé s'est vu refuser un emploi ou l'occasion de postuler un emploi auprès de l'appelante est une question de fait. Aux termes du paragraphe 56(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, le tribunal peut entendre les appels fondés sur des questions de droit ou de fait ou des questions mixtes de droit et de fait.

Les conclusions du tribunal à l'égard de la question de savoir s'il y a eu perte d'emploi ou de l'occasion de postuler un emploi doivent maintenues à moins que le tribunal n'ait commis ...une erreur manifeste et dominante conformément aux motifs du juge MacGuigan de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Cashin c. Société Radio-Canada [1988] 3 C.F. 494, à la page 501; (1988), 9 C.H.R.R. D/5343, au paragraphe 40106. On cite, dans cette affaire, l'arrêt Brennan c. La Reine, représentée par le Conseil du Trésor et Bonnie Robichaud [1984] 2 C.F. 799, à la page 819, dans laquelle le juge Thurlow, qui s'exprimait alors pour la majorité, a déclaré :

"Il ne fait aucun doute que, dans une situation de ce genre où la preuve portée à la connaissance du tribunal d'appel est exactement la même que celle dont disposait le tribunal des droits de la personne, le premier doit, conformément aux principes bien connus, adoptés et appliqués dans Stein et al c. Le navire Kathy K, [1976] 2 R.C.S. 802; 62 D.L.R. (3d) 1], accorder tout le respect

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qui convient à l'opinion du tribunal des droits de la personne quant aux faits, en raison particulièrement de l'avantage qu'a eu ce dernier de pouvoir évaluer la crédibilité des témoins puisqu'il les a vus et entendus. Toutefois, cela dit, le tribunal d'appel avait néanmoins le devoir d'examiner la preuve et de substituer sa propre conclusion sur les faits s'il était convaincu que la conclusion du tribunal des droits de la personne était entachée d'une erreur évidente ou manifeste."

Pour ce faire, il faut donc examiner minutieusement les faits afin de déterminer si le tribunal a commis une erreur manifeste ou dominante dans l'appréciation de la preuve qui a amené le distingué président à conclure qu'il y a eu, en l'espèce, perte d'un emploi et non de l'occasion de postuler un emploi. La réponse à cette question aura une incidence sur les autres conclusions du président concernant la réintégration et le montant de l'indemnité devant être accordée pour perte de salaire.

Les faits sont résumés avec précision dans la décision du tribunal et il n'est pas besoin de reproduire dans le détail le récit qu'a fait le président des événements jusqu'à la date de la demande présentée par l'intimé en vue de s'enrôler à nouveau dans les Forces armées canadiennes. Il suffit d'indiquer que l'intimé a été libéré pour des raisons médicales, en 1978, en raison d'un grave accident de motocyclette survenu en 1975, en dehors de ses heures de travail, accident par suite duquel il est resté inconscient pendant huit semaines et a été incapable de s'acquitter de ses fonctions habituelles pendant une période beaucoup plus longue. Au moment où il a été libéré par les Forces armées, l'intimé était titulaire du grade de fantassin, à l'échelon salarial quatre, et, n'eût été de sa libération, il estime qu'il aurait obtenu en peu de temps le grade de caporal.

La demande présentée par l'intimé en vue de s'enrôler à nouveau dans les Forces armées canadiennes, qui est datée du 12 juin 1979, a été présentée pour fins de traitement au bureau de recrutement de l'appelante à Victoria. La demande présentée par l'intimé en vue de s'enrôler à nouveau a mis en branle ce qu'a décrit l'avocat de l'appelante comme étant le processus de recrutement.

Au cours d'entrevues avec l'officier de recrutement, le capitaine Ujimoto, l'intimé a indiqué qu'il souhaitait apprendre un métier et a mentionné, par ordre de priorité, les postes ou métiers suivants : cuisinier, technicien en véhicules et conducteur de matériel mobile de soutien. Il est évident qu'il n'était pas intéressé à réintégrer son ancien poste de fantassin. Voir la pièce R-1, onglet 6.

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Le traitement de la demande de l'intimé a été suspendu jusqu'au 21 juillet 1980, c'est-à-dire jusqu'à l'expiration de la période de probation de six mois qui avait débuté au terme de la peine qui lui avait été appliquée pour avoir conduit ou avoir eu le contrôle d'un véhicule avec un taux d'alcoolémie supérieur à 0,08.

L'intimé s'est soumis aux examens médicaux de routine auxquels a procédé, en 1979, le médecin de l'appelante, le Dr Henderson, qui a recommandé un examen psychologique, procédure qui n'est pas habituelle selon M. Flewellin, un des témoins de l'appelante.

Lorsque le traitement du dossier de l'intimé a repris en 1980, le major Henderson a rédigé un rapport médical, daté du 7 mars, dans lequel il a déclaré :

[TRADUCTION]

"apte à l'enrôlement sur la foi du rapport de l'examen psychologique. J'éprouve toutefois certaines réserves (encore aujourd'hui)".

Le major Henderson a poursuivi :

[TRADUCTION]

"sur la foi du rapport psychologique, le patient est apte à l'enrôlement, bien que j'éprouve certaines réserves en ce qui concerne le caractère impulsif de cet individu."

L'officier de recrutement, le capitaine Ujimoto, a interrogé l'intimé et a préparé deux évaluations écrites concernant l'aptitude de ce dernier à s'enrôler à nouveau, datées respectivement du 8 août 1979 et du 7 mars 1980. Dans sa première évaluation, le capitaine Ujimoto a conclu de la sorte [TRADUCTION] depuis sa libération, qui n'était pas volontaire, il éprouve un ardent désir de réintégrer le F.C.F.C. et son cas mérite une attention particulière. Il a été informé que la décision finale appartient au Q.G.D.N. Dans son évaluation définitive, le capitaine Ujimoto conclut par les mots suivants :

[TRADUCTION]

"Il est recommandé d'envisager d'enrôler à nouveau M. Morgan dans les F.A.C., dans le métier de son choix."

Les points suivants ressortent clairement de ce qui précèdent :

  1. le capitaine Ujimoto a recommandé de réenrôler l'intimé;
  2. la décision finale serait prise par le Quartier général de la Défense nationale;
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  4. si l'intimé était réenrôlé, il le serait dans le métier de son choix;
  5. le major Henderson éprouvait certaines réserves relativement au caractère impulsif de l'intimé.

Ces conclusions sont compatibles avec le témoignage de M. Flewelling qui est employé, en tant que civil, par le Quartier général de la Défense nationale à Ottawa et qui est présentement chef de la section de la politique et de l'évaluation. M. Flewelling a longuement témoigné à l'égard du processus de recrutement et de sélection auquel il participe, à divers titres, depuis 1974.

En 1980, il était chef de la section des opérations de la direction du recrutement et de l'organisation de la sélection. La section des opérations dirigée par M. Flewelling a participé à l'étude de la demande de réenrôlement présentée par l'intimé.

Selon le témoignage de M. Flewelling, le recrutement est mené par voie de concours à l'échelle nationale, chaque poste ou métier est comblé individuellement, la décision de réenrôler des spécialistes ou d'anciens membres des Forces armées relève non pas de l'officier de recrutement local mais de la direction à Ottawa et, toutes choses égales d'ailleurs, la préférence est accordée aux anciens membres des Forces armées dans le cadre du processus de sélection.

Le prétendu processus de recrutement des spécialistes ou anciens membres des Forces armées est décrit au moyen d'un diagramme à la pièce R-2, onglet 6. Une fois la demande présentée, accompagnée de la recommandation du comité de sélection local dont faisait partie, en l'espèce, le capitaine Ujimoto, la direction des services de recrutement du Quartier général de la défense nationale traite, dans des circonstances normales, la demande de la manière suivante :

  1. on détermine si un poste est vacant;
  2. on détermine le caractère compétitif de la candidature;
  3. on négocie l'offre - grade, solde, ancienneté;
  4. on formule des instructions à l'intention du service de recrutement.

De dire M. Flewelling, les quatre étapes susmentionnées ne se déroulent pas nécessairement dans l'ordre indiqué, mais elles peuvent avoir lieu simultanément. Ce processus donne lieu soit à une offre d'enrôlement soit au rejet de la demande.

Dans le cas de l'intimé, il y a eu une intervention, fondée apparemment sur les réserves exprimées par le médecin examinateur,

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en l'occurrence le major Henderson, qui a donné lieu à nouvelle évaluation par le lieutenant colonnel Pritchard, qui était alors directeur intérimaire des services médicaux à Ottawa. Sans autre évaluation psychologique ou examen, le D r Pritchard a dit être d'avis que l'intimé n'était pas apte à s'enrôler à nouveau et, dans une note de service datée du 26 mars 1980, il a déclaré :

[TRADUCTION]

"1) Il ressort de l'examen des documents médicaux que, pour des raisons médicales, la reprise du service militaire n'est pas souhaitable".

Le capitaine Ujimoto a donné suite à cet avis en faisant parvenir à l'intimé, le 17 avril 1980, une lettre indiquant qu'au terme de l'examen de sa demande par le Quartier général de la Défense nationale, l'intimé avait été jugé inapte, pour des raisons médicales, à s'enrôler de nouveau. L'avocat de l'appelante a tenté de convaincre le tribunal qu'il existait d'autres raisons valides telles que l'infraction liée à la consommation d'alcool et le comportement discourtois de l'intimé à l'égard des membres du bureau de recrutement par suite du rejet de sa demande. Toutefois, il est manifeste que la raison véritable du rejet de la demande présentée par l'intimé en vue de s'enrôler de nouveau était, conformément aux conclusions du président du tribunal, son dossier médical.

Se pose maintenant la subtile question de savoir si, abstraction faite de l'examen médical qui, de reconnaître l'appelante, aurait dû être effectué dans le cours du processus de recrutement, la preuve indique une possibilité raisonnable d'enrôlement ou si, par ailleurs, il était probable que l'intimé aurait été enrôlé de nouveau compte tenu du fait qu'il avait satisfait à toutes les exigences du processus de recrutement.

Le président a formulé la question de la manière suivante :

[TRADUCTION]

"Quelle différence y a-t-il entre se faire refuser un poste et se faire refuser la possibilité de concourir pour un poste?"

Il a ensuite répondu à sa propre question par les observations suivantes :

[TRADUCTION]

"Si le plaignant a fait le nécessaire pour poser sa candidature et que le rejet de sa demande repose uniquement sur un motif illicite de distinction, il s'agit d'un déni d'emploi."

L'avocat de l'appelante a soutenu que si on ne tient pas compte du défaut de faire subir l'examen médical prescrit, l'intimé n'aurait pas nécessairement obtenu un emploi dans les Forces

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armées et ce, pour les deux motifs suivants :

  1. il aurait été tenu de concourir, à l'échelle nationale, avec d'autres candidats pour l'obtention des postes de son choix;
  2. les Forces armées comptaient un trop grand nombre de membres dans les emplois postulés par l'intimé et le nombre de postes disponibles était par conséquent limité.

On a reconnu que l'intimé, en qualité d'ancien membre des Forces armées, possédait une longueur d'avance sur les autres candidats qualifiés dans le cadre des concours. Il avait obtenu une libération honorable pour des raisons médicales et la preuve n'a pas révélé l'existence, avant sa libération, de problèmes de discipline importants. Au terme de ses quatre années de service, l'intimé avait atteint le grade précédant celui de caporal. La vie militaire était, dans sa famille, une tradition qu'il désirait ardemment continuer. En 1980, il avait vingt-trois ans et était en bonne santé. Son potentiel et ses aptitudes à servir dans les Forces, déterminés par l'officier de recrutement, le capitaine Ujimoto, étaient supérieurs à la moyenne - voir la pièce R-1, onglet 4.

La question de savoir si la demande de l'intimé aurait été accueillie ou non, abstraction faite du défaut de faire subir l'examen médical prescrit, n'est que conjecture, mais notre interprétation des conclusions du président sur ce point repose sur la preuve selon laquelle la candidature de l'intimé aurait probablement été retenue, en ce qui touche l'aspect compétitif du processus de recrutement.

Pour ce qui est de la disponibilité de postes dans les métiers mentionnées, on a produit en preuve des tableaux faisant état de données statistiques concernant le nombre de postulants, les effectifs cibles et les effectifs existants dans les divers métiers, pièce R-2, onglets 7 et 8. Les données statistiques n'aident pas, si ce n'est de façon générale, à déterminer si, compte tenu de la situation particulière de l'intimé, un poste lui aurait été offert. Selon M. Flewelling, la seule source de renseignements fiable relativement à la question de savoir si un poste vacant pourrait être offert à d'anciens membres des forces est le chef d'équipe du métier visé. Le chef d'équipe a été décrit comme étant la personne qui veille à la dotation d'un métier donné. Aucune preuve n'a été présentée par une telle personne pour décrire la situation qui existait à l'égard des métiers choisis par l'intimé. Il est ressorti de la preuve que même si les Forces armées comptaient trop de membres à l'époque pertinente, des personnes qui sollicitaient leur enrôlement, de fait, une sur trois était acceptée dans l'ensemble.

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Il est possible, nous semble-t-il, de conclure, à l'inverse du président, que le processus de recrutement n'a pas donné lieu à un refus d'accorder un emploi mais plutôt à un refus d'accorder une occasion de postuler un emploi. Le président a fait état d'un certain nombre de décisions où les tribunaux, après avoir conclu que les plaignants s'étaient vu refuser l'occasion de postuler un emploi, avait réduit le montant de l'indemnité accordée pour ce motif. Il a mentionné l'arrêt Greyhound Lines et autres et Commission canadienne des droits de la personne (n o du greffe A-15-86); (1987), 78 N.R. 192 (C.A.F.) qu'il distingue de l'espèce en ce qui a trait aux faits. Parmi les autres décisions mentionnées comme des cas d'"occasions refusées", mentionnons les affaires Lewington et al vs. Vancouver Fire Department et al (1985), 7 C.H.R.R. D/3247 (B.C Board of Enquiry); Dantu vs. North Vancouver District Fire Department et al, (1986) 8 C.H.R.R. D/3647 (B.C. Board of Enquiry; Boucher vs. the Correctional Service of Canada (1988), 9 C.H.R.R. D/4910 Tribunal canadien des droits de la personne (T.C.D.P.).

Il a également fait état de la décision de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Via Rail Canada Inc. c. Butterill et autres [1982] 2 C.F. 830 comme étant l'exemple le plus évident de refus d'embauchage et a fait sien les motifs du juge en chef Thurlow qui, s'exprimant alors pour la Cour, a déclaré :

"A mon avis, la preuve de l'aptitude des plaignants à subir avec succès l'examen de la vue mentionnée [sic] dans l'ordonnance du tribunal des droits de la personne ne constituait pas un élément qu'il leur incombait de prouver à l'appui de leur demande d'indemnité pour la perte de salaires subie par suite de l'acte discriminatoire. A mon avis, ils ont établi le bien-fondé de leur plainte lorsqu'ils ont prouvé qu'on avait refusé de les engager par suite d'un acte discriminatoire illégal."

De l'avis du président, la preuve établissait la perte d'un emploi et non de l'occasion de postuler un emploi. Il a conclu que les faits de l'affaire Greyhound, précitée, n'étaient pas analogues à la situation de l'intimé, mais qu'ils s'apparentaient davantage à ceux de l'affaire Butterill, précitée. Il importe de souligner qu'il a accordé, subsidiairement, une indemnité pour perte d'occasion de postuler un poste au cas où serait infirmée sa décision de classer l'affaire comme un refus d'embauchage.

Compte tenu de l'ensemble de la preuve, le tribunal d'appel ne peut conclure qu'il y a eu ...erreur manifeste et dominante justifiant d'infirmer la conclusion de fait du président selon laquelle il s'agissait de fait d'un refus d'embauchage découlant de l'acte discriminatoire commis par l'appelante, et non de la perte d'une occasion de postuler un emploi. Ses conclusions sur ce point sont maintenues et ce motif d'appel n'est pas retenu.

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LIMITATION DES DOMMAGES

Le tribunal a décrit dans les termes suivants l'obligation de limiter les dommages :

"Il revient nettement au plaignant, dans le telles circonstances, de veiller à atténuer ses pertes de salaire en cherchant un autre emploi rémuméré."

Le principe pertinent, qui a été formulé dans de nombreuses décisions, a été exprimé succinctement de la manière suivante par le distingué auteur de l'ouvrage McGregor on Damages, 14 e édition, à la page 150 :

[TRADUCTION]

"1) Selon la règle primordiale, le demandeur doit prendre tous les moyens raisonnables pour limiter la perte que lui cause la faute du défendeur et il ne peut recouvrer les dommages découlant de cette perte qu'il aurait pu éviter, n'eût été de gestes ou d'omissions d'agir déraisonnables. Bref, le demandeur ne peut recouvrer les pertes évitables."

L'idée qui revient constamment dans cet extrait de McGregor est le critère du caractère raisonnable.

Le tribunal a conclu que l'intimé avait omis de s'acquitter de son obligation de limiter ses dommages en quittant volontairement un emploi en deux occasion. En 1980, il a quitté le poste de préposé à l'alimentation qu'il occupait au Royal Jubilee Hospital de Victoria parce que, pour reprendre ses propres mots, [TRADUCTION] Je préfère travailler au grand air. A nouveau, en 1981, il a quitté volontairement l'emploi de manoeuvre qu'il occupait à la Steel Bros. Canada Ltd. parce que, pour reprendre une fois encore les mots qu'il a lui-même employés, [TRADUCTION] Quelqu'un peut se blesser en transportant des panneaux de gypse tout le temps, et [TRADUCTION] ...mais c'est quelque chose que vous n'aspirez pas à faire toute votre vie. Ces deux événements sont survenus approximativement dans l'année qui a suivi la date à laquelle l'intimé a été avisé. L'appelante avait rejeté sa demande de réenrôlement.

Dans le calcul du montant qui doit être déduit pour fins de limitation des dommages, le tribunal a limité arbitrairement à treize semaines la durée de l'emploi au Royal Jubilee Hospital. Pour ce qui est de l'emploi auprès de la Steel Bros. of Canada Ltd. la durée de l'emploi de l'intimé à cet endroit a été estimée à dix semaines. Ces deux estimations étaient fondées sur des hypothèses ou déductions et non sur des faits ressortant de la preuve.

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Ni les éléments de preuve soumis au tribunal ni les dépositions des témoins concernant cet aspect de l'affaire, c'est-à-dire la limitation des dommages, n'ont révélé de contradiction manifeste en ce qui a trait à la crédibilité, élément que le juge des faits est plus à même de trancher efficacement. Nous sommes d'avis que, compte tenu du fait que la même preuve lui a été soumise et qu'il est à même de profiter de la transcription des débats, des pièces et des observations des avocats, le présent tribunal d'appel est tout aussi compétent pour évaluer la preuve, tirer les déductions nécessaires et énoncer ses propres conclusions que le tribunal de première instance.

Avec égards, il nous semble que le tribunal a étudié le problème de la limitation des dommages au moyen d'une approche par trop simpliste. Le caractère raisonnable ou déraisonnable des démarches effectuées par l'intimé pour limiter ses dommages ne peut être déterminé qu'en regard de l'ensemble des circonstances, c'est-à-dire non seulement de ses efforts en vue de trouver du travail mais également des antécédents militaires de sa famille, de son expérience antérieure dans les Forces armées, de ses possibilités d'avancement, de son âge et de ses compétences personnelles. Voilà autant de facteurs qui, à notre avis, doivent être pris en considération.

La preuve a révélé que l'intimé avait d'abord postulé un emploi auprès de la Gendarmerie royale du Canada après avoir été informé que sa demande de réenrôlement avait été refusée. Sa demande auprès de la G.R.C. a été rejetée et il a ensuite sollicité du travail auprès des services pénitenciers fédéraux et provinciaux, du service de police municipale et du bureau du shérif, essuyant dans chaque cas un refus.

Ces employeurs s'apparentent énormément aux Forces armées en ce qu'ils se caractérisent par des structures, une sécurité d'emploi et un mode de vie similaires à la vie militaire. Il s'agissait, de dire l'appelant, [TRADUCTION] ...d'un emploi ouvrant une carrière.

Après avoir échoué dans ses tentatives d'obtenir un emploi dans les services susmentionnés, l'intimé a occupé de façon irrégulière des emplois saisonniers, temporaires et manuels comme magasinier, travailleur de quai, livreur, paysagiste et préposé à l'alimentation dans un hôpital.

Son ami et voisin, M. Sullivan, a décrit en détail les démarches quotidiennes de l'intimé en vue de se trouver du travail par tous les moyens possibles, dont l'examen de la section des offres d'emploi dans les journaux. Il est important de noter que, durant la période où l'intimé se cherchait du travail, l'économie traversait une période de récession.

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En plus de se chercher du travail de la manière décrite précédemment, l'intimé a cherché à se perfectionner en complétant sa scolarité jusqu'en douzième année, en obtenant un certificat de secouriste de l'ambulance Saint-Jean, ainsi qu'un permis de conduire de classe trois l'autorisant à conduire des camions lourds, et en suivant un cours de gestion des affaires.

Il nous semble que le comportement général de l'intimé en vue de se trouver du travail et d'améliorer ses compétences devrait être pris en considération dans la détermination du caractère raisonnable des mesures qu'il a prises pour limiter les dommages que lui ont causés l'acte discriminatoire commis à son endroit par l'appelante, c'est-à-dire le refus de lui accorder un poste dans les Forces armées.

Vus sous cet angle, les deux événements isolés survenus peu de temps après le rejet de sa demande auprès des Forces armées, c'est-à-dire les deux emplois qu'il a quittés volontairement, prennent une importance moins grande. L'intimé a poursuivi ses efforts en vue de s'enrôler de nouveau dans les Forces armées jusqu'en juillet 1983, moment où il a déposé sa plainte en application de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Tout en reconnaissant que le fait de suivre trop strictement des cas analogues peut conduire à des conclusions imprévisibles et parfois erronées - voir par exemple Airport Taxicab Association vs. Piazza et al (décision non publiée) Cour d'appel de l'Ontario, 29 mai 1989, n o du greffe 671/87, dans laquelle, à l'occasion d'un appel d'une décision de la Cour divisionnaire, la Cour d'appel a rejeté l'argument selon lequel [TRADUCTION] Le montant devant être accordé pour perte de salaire se limite à la période correspondant au préavis suffisant, nous estimons qu'il est néanmoins utile de chercher certaines directives dans les cas de renvoi injustifié où les tribunaux se sont interrogés sur la nature des efforts raisonnables en vue de limiter les dommages.

Dans l'arrêt White vs. B.C. Timber (1983), 3 C.C.E.L. 284 (C.S.C-B.), la Cour fait état des principaux facteurs dont elle a tenu compte. Dans cette affaire, la défenderesse était d'avis que le demandeur n'avait pas déployé des efforts suffisants en vue de se trouver un autre emploi permanent. La Cour a jugé opportun de tenir compte de la situation économique qui existait au moment du renvoi, du degré de spécialisation de l'emploi en question et de la disponibilité de postes similaires pour conclure que le demandeur avait déployé des efforts suffisants pour se trouver un autre emploi compte tenu du climat de récession générale qui régnait à l'époque.

En ce qui a trait à la charge de la preuve, la Cour suprême a conclu, dans l'affaire Red Deer College c. Michaels [1976] 2

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R.C.S. 324; (1975) 57 D.L.R. (3rd) 386 (C.S.C.), qu'il incombe au défendeur dans les cas de renvoi injustifié de convaincre la Cour que le demandeur a fait défaut de tenter, par des moyens raisonnables, de limiter ses pertes. Dans l'ouvrage Levitt on the Law of Dismissal in Canada, à la page 234, paragraphe 202, le principe est énoncé de la manière suivante :

[TRADUCTION]

"Il incombe à l'employeur d'établir, premièrement, que l'employé a négligé son devoir de minimiser ses pertes et, deuxièmement, que l'employé aurait trouvé d'autres postes comparables s'il avait cherché."

Dans une récente décision non publée de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique (CA009795), greffe de Vancouver, le juge d'appel Taylor, qui s'exprimait alors pour la Cour, a déclaré, à la page 6 de ses motifs :

[TRADUCTION]

"L'obligation de prendre des moyens raisonnables afin de trouver un autre emploi ne peut être considérée comme l'obligation de prendre des mesures ayant pour effet de réduire le montant de la demande contre l'ancien employeur fautif, mais plutôt comme l'obligation de prendre les mesures qu'une personne raisonnable, se trouvant dans la situation de l'employé congédié, aurait prises dans son propre intérêt - c'est-à-dire pour maintenir son revenu et son rang dans son secteur d'activité, son métier ou sa profession. La question de savoir si l'employé a ou non pris des moyens raisonnables doit être jugée du point de vue de l'employé et non de celui de l'employeur qui l'a congédié injustement. L'ancien employeur n'a pas le droit de s'attendre à ce que son ancien employé accepte un autre emploi moins rémunérateur offrant des perspectives douteuses, et qu'il prenne ensuite action pour recouvrer la différence entre la somme que lui rapporte ce travail et celle qu'il aurait gagné s'il avait reçu le préavis auquel il avait droit." (Non souligné dans le texte original)

Si nous nous reportons une fois de plus aux principes appliqués par les tribunaux dans les cas de congédiement injustifié, on peut affirmer que la question de savoir si, oui ou non, le refus de l'intimé d'accepter un emploi au cours de la période qui a suivi l'acte discriminatoire constitue un manquement à son obligation de limiter ses dommages, sera déterminée par l'examen de l'ensemble des circonstances de l'affaire. Règle générale, la personne qui se voit offrir un emploi substantiellement analogue à son ancien emploi manque à son obligation de limiter ses dommages si elle refuse l'offre en question. Par contre, si le nouvel emploi est sensiblement différent, la personne visée n'est alors pas tenue de l'accepter. Voir Roscoe vs. McGavin Foods Ltd. (1983), 2 C.C.E.L. 287

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(C.S.C.-B.).

Aux termes du paragraphe 56(5) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, le tribunal d'appel qui est appelé à statuer sur l'appel peut :

  1. soit le rejeter;
  2. soit y faire droit et substituer ses décisions ou ordonnances à celles faisant l'objet des appels. (Non souligné dans le texte original)

Dans l'affaire Butterill, précitée, le tribunal d'appel a formulé les observations suivantes :

"A notre avis l'alinéa (b) du paragraphe (6) de l'article 42 [maintenant le paragraphe 56(5)] indique nettement que ce tribunal d'appel a le pouvoir de substituer son opinion à celle du tribunal initial, même sur des questions discrétionnaires."

Le tribunal a de plus déclaré :

"Quoiqu'il en soit, nous pensons que la question ne peut être mise en doute du fait que toute ordonnance prononcée en vertu de l'article 41(2) [maintenant 53(2)] de la loi est discrétionnaire, qu'il s'agisse des indemnités ou non."

Voir les paragraphes 2037 et 2038.

En conséquence, nous modifierions la somme accordée par le tribunal en ce qui a trait à la déduction effectuée pour défaut de limiter les dommages de la manière suivante :

  1. Le tribunal a déduit la somme de 2 114,32 $ de l'indemnisation de l'intimé pour 1980 en supposant que s'il avait conservé son emploi au Royal Jubilee Hospital, il aurait travaillé pendant treize semaines supplémentaires et gagné 2 114,32 $ de plus. Par conséquent, nous n'ajouterons pas aux sommes déduites pour fins de limitation des dommages en 1980 le montant de 2 114,32 $ en question, ce qui aurait pour effet de faire passer la perte nette de salaire en 1980 de 2 411,44 $ à 4 525,76 $.
  2. Dans le calcul des déductions pour fins de limitation des dommages à l'égard de 1981, le président a supposé que l'intimé aurait gagné 3 497,40 $ de plus au cours d'une période de dix semaines s'il avait continué à travailler pour la Steel Bros. Canada Ltd. Le fait d'éliminer cette déduction fait passer la perte nette de salaire en 1981 de 9 551,43 $ à 13 048,83.

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Bien que nous ne partagions pas l'avis du tribunal en ce qui a trait aux efforts déployés par l'intimé pour limiter ses dommages, il n'en reste pas moins que, sauf dans les cas d'incapacité physique ou mentale de nature permanente, la raison commande que la victime d'un acte discriminatoire assume la responsabilité de subvenir à ses propres besoins et que l'obligation de limiter les dommages l'emporte sur d'autres facteurs dans l'appréciation des droits du plaignant à obtenir une indemnité en regard des droits de la partie coupable de l'acte discriminatoire. Cela ne doit pas ni ne devrait porter atteinte au caractère réparateur de la loi ou faire obstacle à son objet.

Le professeur Cummings, dans l'affaire Rosanna Torres vs. Royal Kitchenware et al (1982) 3 C.H.R.R. D/858 (T.D.P. Ont.) a défini la notion de période raisonnable de la manière suivante :

(Traduction)

"...la période au cours de laquelle on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'il y ait limitation des dommages, même s'il est possible que cela ne se produise pas dans une situation donnée."

Dans cette affaire, le professeur Cummings a examiné l'évolution de la législation sur les droits des personnes et des décisions des commissions d'enquête au Canada pour ensuite faire sienne la décision du professeur Tarnopolsky dans l'affaire Phyllis Amber vs. Mr. and Mrs. Max Leger (10 avril 1970) dans laquelle le professeur Tarnopolsky déclare, dans le cours de l'examen de la question de l'indemnité :

(Traduction)

"En ce qui concerne les pertes monétaires réelles, le problème auquel fait face la commission d'enquête consiste à déterminer les éléments qui se rattachent à l'acte ou aux actes de discrimination et à se demander si certaines limites ne devraient pas être appliquées à ces pertes en raison de facteurs tels que le caractère raisonnable, le caractère lointain ou encore les causes nouvelles ou concourantes." (Page 17)

Il existe, semble-t-il, un rapport entre l'obligation de limiter les dommages et les facteurs mentionnés par le professeur Tarnopolsky, c'est-à-dire le caractère raisonnable, le caractère lointain ou les causes nouvelles ou concourantes. Voilà les facteurs qui doivent être examinés dans la détermination de l'indemnité devant être versée à l'intimé.

INDEMNITÉ

Dans la détermination de l'indemnité à verser, le tribunal a retenu le 1er juillet 1980 comme date de départ du calcul de

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l'indemnité et, n'eût été du retard mis par l'intimé à déposer sa plainte, le tribunal aurait permis que l'indemnité vise la période d'environ huit ans qui a suivi, c'est-à-dire jusqu'à la date de l'audience.

Toutefois, le tribunal a tenu compte du retard de l'intimé à produire sa plainte en application de la Loi. En conséquence, le tribunal a refusé d'indemniser l'intimé pour une période de deux ans et demi, c'est-à-dire pour 1987, 1988 et les premiers mois de 1989. Cette décision repose sur le fait que si l'intimé avait présenté sa demande plus tôt, l'ordonnance de réintégration et d'indemnisation aurait été prononcée au moins deux années plus tôt et la date d'expiration de la période visée par l'indemnité a donc été fixée par le tribunal au 31 décembre 1986.

La question de savoir si la durée de la période visée par l'indemnité devrait être limitée n'a apparemment jamais été examinée par le tribunal.

L'avocate de la Commission canadienne des droits de la personne a soutenu que la décision du tribunal ne peut être interprétée que d'une seule manière, c'est-à-dire en regard de la loi elle-même et de la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Action Travail des Femmes c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres [1987] 1 R.C.S. 1114; (1987) 8 C.H.R.R. D/4210, et d'autres arrêts dont l'affaire Butterill, précitée.

Action Travail des Femmes, groupe de pression d'intérêt public, soutenait que le CN s'était rendu coupable d'actes discriminatoires en matière d'embauche et de promotion, contrairement à l'article 10 de la Loi, en refusant aux femmes la possibilité d'occuper certains emplois manuels non spécialisés. En jugeant que le tribunal avait respecté les limites de sa compétence en ordonnant, en application de l'alinéa 41(2)a) de la Loi, d'adopter un programme spécial conçu pour régler le problème de la discrimination systémique, pour prévenir les semblables, la Cour a conclu :

"Un programme d'équité en matière d'emploi, comme celui ordonné par le tribunal en l'espèce, est conçu pour rompre le cercle vicieux de la discrimination systémique. L'objectif n'est pas d'indemniser les victimes du passé ni même d'ouvrir de nouveaux horizons à des individus particuliers qui, par le passé, se sont vu refuser inéquitablement un emploi ou une promotion, quoique certains de ces individus puissent profiter d'un régime d'équité en matière d'emploi. Plutôt, le programme d'équité en matière d'emploi tente de faire en sorte qu'à l'avenir les postulants et les travailleurs du groupe touché n'aient pas à faire face aux mêmes barrières

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insidieuses qui ont arrêté leurs prédécesseurs."

Les faits ne sont manifestement pas les mêmes en l'espèce. Toutefois, l'avocate a indiqué que cet arrêt faisait autorité quant à la manière dont doivent être interprétés les codes et les lois concernant les droits de la personne.

Elle a cité le passage suivant du juge en chef :

"La législation sur les droits de la personne vise notamment à favoriser l'essor des droits individuels d'importance vitale, lesquels sont susceptibles d'être mis à exécution, en dernière analyse, devant une cour de justice. Je reconnais qu'en interprétant la Loi, les termes qu'elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façons à les minimiser ou à diminuer leur effet. Bien que cela puisse sembler banal, il peut être sage de se rappeler ce guide qu'offre la Loi d'interprétation fédérale lorsqu'elle précise que les textes de loi sont censés être réparateurs et doivent ainsi s'interpréter de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets."

Appliquant cette interprétation, l'avocate a ensuite soutenu avec insistance que la Loi visait à [TRADUCTION] assurer l'intégrité de l'intimé. Au soutien de cet argument, l'avocate a fait état d'un certain nombre de décisions dont l'arrêt Bonnie Robichaud et autres contre Sa Majesté la Reine [1987] 2 R.C.S. 84, affaire de harcèlement sexuel où la seule question en litige en Cour suprême était celle de savoir si un employeur est responsable des actes discriminatoires accomplis sans autorisation par ses employés dans le cadre de leurs emplois; Gadowsky vs. The School Committee of Two Hills, 21 1 C.H.R.R. D184, affaire concernant l'Individual's Protection Act de l'Alberta, dans laquelle la plaignante soutenait qu'elle avait fait l'objet de discrimination fondée sur l'âge. La Cour a conclu que M me Gadowsky avait fait l'objet de discrimination et a déclaré qu'elle avait droit d'être indemnisée pour le salaire qu'elle aurait par ailleurs gagné au cours des années visées. La Cour a également conclu que [TRADUCTION] comme dans toute autre action en indemnisation ou en dommages-intérêts pour congédiement injustifié, la demanderesse ou plaignante est tenue de limiter ses dommages; Airport Taxicab Association vs. Piazza, décision non publiée de la Cour d'appel de l'Ontario citée plus tôt, dans laquelle la Cour a rejeté le principe selon lequel l'indemnité ne devrait viser que la période correspondant au préavis suffisant, comme dans les cas de congédiement injustifié; l'arrêt Butterill, précité, dans lequel la Cour d'appel fédérale a conclu que la décision du tribunal

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d'appel d'accorder une indemnité devait être infirmée et l'affaire renvoyée au tribunal d'appel pour nouvelles décisions tant sur la question de la responsabilité que sur la question du quantum des dommages et intérêts aux fins de permettre la production d'autres éléments de preuve. La Cour a également conclu que la preuve de l'aptitude des plaignants à subir avec succès l'examen de la vue exigé par Via Rail ne constituait pas un élément qu'il leur incombait de prouver à l'appui de leur demande d'indemnité pour la perte de salaires subie par suite de l'acte discriminatoire; Foster Wheeler Ltd. vs. Scott et al 8 C.H.R.R. D/4179, affaire dans laquelle la Cour suprême de l'Ontario a réduit le montant accordé par le tribunal, qui s'était fondé sur les prévisions concernant la durée de l'emploi d'un employé particulier au sein d'un groupe, pour recourir plutôt à la moyenne du groupe; enfin, on a fait mention de l'affaire Rinn and Russell vs. Keewatin Air Limited 9 C.H.R.R. D/5106, dans laquelle les plaignants étaient des pilotes à l'emploi de la mise en cause. Le tribunal a conclu que Keewatin Air Limited avait commis un acte discriminatoire contre l'un deux en mettant fin à son emploi en raison de son état matrimonial. Dans cette affaire, le tribunal a rejeté le principe selon lequel un plafond, fondé sur les principes de la prévisibilité raisonnable, devrait s'appliquer aux dommages-intérêts. Après avoir cité plusieurs causes concernant les droits de la personne en Ontario, dont l'affaire Torres, précitée, le tribunal a conclu de la manière suivante :

"A mon avis, [ce point de vue] ne s'applique pas à une sentence arbitrale prononcée conformément à la Loi canadienne sur les droits de la personne. Pour ce qui est du droit relatif à la responsabilité délictuelle, les principes de prévisibilité n'imposent un plafond sur les dommages-intérêts que dans la mesure où le genre de préjudice doit être prévisible pour être indemnisable. Néanmoins, une fois qu'il est prévu, il n'est pas nécessaire que toute son importance le soit pour qu'il puisse être indemnisable. Je reconnais que dans le cas DeJager c. le ministère de la Défense nationale [du Canada] [(1987), 8 C.H.R.R. D3963], un tribunal composé de M. Wendy Robson, de M. Paul J.D. Mullin et de M. A. Wayne Mackay, a déclaré dans ses motifs qu'il imposait sur les dommages-intérêts un plafond fondé sur une prévisibilité raisonnable. Après avoir lu la décision, il me semble que le tribunal a adjugé le montant complet des salaires, mais au cas où je me tromperais, en toute déférence, je ne suis pas d'accord avec le principe qui y est énoncé."

Tout en refusant d'appliquer le principe de la prévisibilité au droit de la responsabilité délictuelle, le tribunal, dans l'affaire Rinn and Russell, applique un autre principe de cette partie du droit, c'est-à-dire le principe selon lequel une fois le

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dommage prévu, il n'est pas nécessaire que toute son importance le soit pour qu'il puisse être indemnisable, principe très fréquemment invoqué dans les cas d'actions en préjudice corporel où les tribunaux accordent des dommages-intérêts pour l'avenir. Dans l'affaire Rinn and Russell, le tribunal cite ensuite le passage suivant de la décision du tribunal dans l'affaire Butterill, précitée :

"A notre avis, le mot indemnité (à titre de compensation) utilisé dans la loi canadienne implique que les tribunaux doivent appliquer les principes employés par les cours de justice qui accordent des compensations en droit civil dont le principe essentiel repose, dans l'octroi de dommages-intérêts, sur celui de la restitutio in integrum : la partie lésée doit être remise dans la position où elle aurait été si le tort qui lui a été causé ne s'étais [sic] pas produit, dans la mesure où l'argent peut dédommager la partie lésée et dans la mesure où celle-ci reconnaît son obligation de prendre des mesures raisonnables pour atténuer ses pertes."

En toute déférence, il semble que cela nous ramène au raisonnement du professeur Cummings dans l'affaire Torres qui, dans le cours de la détermination du montant approprié des dommages-intérêts généraux, a énoncé la situation hypothétique suivante :

[TRADUCTION]

"Supposons qu'une commission d'enquête conclut qu'il y a eu discrimination fondée sur un motif illicite, mais que le plaignant a été dans l'impossibilité de limiter ses dommages ou encore n'a pu le faire avant qu'un délai considérable ne se soit écoulé, et que le seul mode d'indemnisation applicable est l'octroi de dommages-intérêts. Par exemple, supposons qu'un employé est congédié de son emploi pour un motif de distinction illicite prévu par le Code et qu'il ne peut tout simplement pas se trouver d'emploi ailleurs étant donné sa situation particulière. En d'autres mots, il a pris des moyens raisonnables pour tenter de limiter ses dommages mais sans succès. Supposons en outre qu'il n'est pas indiqué ou possible, dans les circonstances, d'ordonner la réintégration de l'employé dans son ancien poste. Dans un tel cas, pour quelle période les dommages-intérêts généraux devraient-ils être accordés dans l'ordonnance portant indemnisation? On peut faire un parallèle avec le droit relatif à la responsabilité délictuelle et, évidemment avec le droit des obligations, où la personne fautive n'est tenue qu'aux dommages qu'elle pouvait raisonnablement prévoir. Il me semble, à première vue, que ces principes sont aussi applicables à l'évaluation des dommages-intérêts payables en vertu du Code. Il y a une limite au montant que la victime

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peut recevoir à titre de dédommagement. Je dirais que l'auteur du dommage est tenu d'indemniser sa victime durant une période raisonnable seulement, et que cette période raisonnable s'apprécie en fonction de ce que la personne prudente et diligente aurait pu raisonnablement prévoir dans les circonstances, si elle s'était posée la question. Autrement dit, dans quel délai pouvait-on raisonnablement s'attendre à ce qu'il y ait limitation des dommages même si cela ne pouvait se produire en l'espèce étant donné la situation exceptionnelle du plaignant." (Non souligné dans le texte original)

Il nous semble que l'hypothèse du professeur Cummings décrit de façon presque identique la situation dans laquelle l'intimé s'est trouvé après le rejet de sa demande de réenrôlement.

Les propos du professeur Cummings ont été cités avec approbation dans une récente décision de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Procureur général du Canada c. Marlene McAlpine, no du greffe A827-88, datée de mai 1989. Cette décision a été prononcée après la présente affaire, qui n'a évidemment pas été citée ni mentionnée au président. Il s'agit d'un cas où la plaignante a reçu une indemnité selon un montant convenu et perdu les prestations d'assurance-chômage qu'elle demandait en raison de son licenciement pour cause de grossesse. La Cour d'appel a refusé le montant accordé pour remplacer les prestations d'assurance-chômage. Deux motifs étaient invoqués pour contester la décision du tribunal. Premièrement, on prétendait que le paragraphe 41(2) ne permettait pas d'accorder une indemnité pour les prestations d'assurance-chômage perdues et, deuxièmement, que même en supposant qu'un tel pouvoir existe, le tribunal avait appliqué des principes erronés dans l'évaluation des dommages-intérêts dans les circonstances de la cause.

Après avoir jugé que l'alinéa 41(2)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personone accorde à la victime d'un acte discriminatoire le droit d'obtenir réparation par voie d'exécution intégrale, par exemple par la réintégration, la Cour a examiné les alinéas 41(2)c) et d) qui prévoient les mesures réparatrices applicables et a conclu :

"...le sens grammatical ordinaire des mots employés ne permettait pas au tribunal d'ordonner le versement de dommages-intérêts à l'intimée. Pour en arriver à cette conclusion, je me suis efforcé de donner aux termes que la Loi utilise leur sens ordinaire tout en donnant pleinement effet aux droits qui y sont énoncés."

La Cour a ensuite examiné le second motif de constestation, c'est-à-dire les principes applicables à l'évaluation des

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dommages-intérêts et a cité intégralement le critère appliqué par le tribunal :

"Le principe essentiel repose, dans l'octroi de dommages-intérêts, sur celui de la restitutio in integrum : la partie lésée doit être remise dans la position où elle aurait été si le tort qui lui a été causé ne s'était pas produit, dans la mesure où l'argent peut dédommager la partie lésée et dans la mesure où celle-ci reconnaît son obligation de prendre des mesures raisonnables pour atténuer ses pertes. La Cour poursuit en formulant la réserve suivante : Quoi qu'il en soit, il aurait également fallu tenir compte du caractère prévisible ou de la prévisibilité raisonnable des dommages, peu importe que l'action intentée soit en responsabilité contractuelle ou en responsabilité délictuelle. En effet, seules les pertes subies qui sont raisonnablement prévisibles sont recouvrables."

La Cour a conclu en déclarant :

"D'autres tribunaux des droits de la personne considèrent eux aussi que la doctrine de la prévisibilité raisonnable est un facteur important dans l'évaluation des dommages-intérêts. Je songe en particulier à l'arrêt Torres."

La Cour a fait siens les propos du professeur Cumming dans l'affaire Torres et souligné que le motif déterminant formulé dans cette affaire a été suivi par le tribunal qui s'est prononcé dans l'affaire De Jager c. le ministère de la Défense nationale, précitée, et qui a appliqué la doctrine de la prévisibilité raisonnable aux faits de la cause.

Enfin, la Cour a déclaré :

"Vu l'abondante jurisprudence précitée, je suis convaincu que le tribunal a commis une autre erreur susceptible de révision en omettant de tenir compte du critère de la prévisibilité raisonnable dans la présente espèce. Il s'agit, à mon avis, d'un autre motif d'annulation de la décision du tribunal."

Un autre cas dans lequel le principe de la prévisibilité raisonnable a été appliqué est Mears et al vs. Ontario Hydro et al (1984) 5 C.H.R.R. D/858 (T.D.P. Ont). Dans cette affaire, le tribunal, après avoir conclu qu'un acte discriminatoire fondé sur la race avait été commis, a accordé une indemnité pour une [TRADUCTION] période raisonnablement prévisible conformément au Code des droit de la personne de l'Ontario et fait siens les propos du professeur Cummings dans l'affaire Edima Olarte et al vs. Commodore Business Machines (1983) 4 C.H.R.R. D1705, dans laquelle le principe de la prévisibilité raisonnable a été formulé

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de la manière suivante :

(TRADUCTION)

"...A mon avis, l'intimée n'est tenue de verser une indemnité que pour une période raisonnable seulement, et cette période raisonnable s'apprécie en fonction de ce que la personne prudente et diligente aurait pu raisonnablement prévoir dans les circonstances, si elle s'était posée la question. Il s'agit de la période que l'on pourrait raisonnablement s'attendre à ce que l'employé consacre à la limitation de sa perte en se trouvant un emploi comparable." (P. 79).

Dans l'affaire Mears, précitée, le tribunal a conclu, en application de l'alinéa 19(B) du Code ontarien, qui est en partie rédigé ainsi :

[TRADUCTION]

"...après l'audition de la plainte, la Commission peut ordonner à la partie qui a contrevenu à la Loi... de réparer le préjudice causé à la personne visée ou d'indemniser celle-ci en conséquence" :

[TRADUCTION]

"Je ne crois pas que le législateur avait l'intention, en adoptant l'alinéa 19(B) du Code des droits de la personne de l'Ontario, de faire en sorte que les personnes faisant l'objet de discrimination soient indemnisées pendant une période indéterminée...".

Outre l'affaire De Jager, précitée, mentionnée avec approbation par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt McAlpine, précitée, on relève d'autres décisions dans lesquelles les tribunaux nommés en application de la Loi canadienne sur les droits de la personne ont appliqué le principe de la prévisibilité et celui concernant l'obligation de limiter les dommages. Dans l'affaire Brazeau Transport Inc. vs. Pelletier et al (1988), 9 C.H.R.R. D/779 (T.C.D.P.) - discrimination fondée sur l'âge - les dommages-intérêts ont été déterminés en tenant compte du fait que le plaignant avait droit à une période raisonnable pour se trouver un autre emploi, c'est-à-dire déployer des efforts raisonnables à cette fin et ainsi limiter ses dommages. Voir également Hinds vs. Canada Employment and Immigration Commission (1988) 10 C.H.R.R. D864 (T.C.D.P.).

Lorsque le présent tribunal a demandé à l'avocat de l'appelante de lui indiquer ce qu'il considérait être une période raisonnable, celui-ci a suggéré une période de dix-huit mois. Il a prétendu que parmi les facteurs à considérer, il y avait, en premier lieu, le fait que l'intimé avait servi dans les Forces armées pendant quatre ans et demi après s'être enrôlé la première fois; en deuxième lieu, le fait que lorsque l'intimé a présenté sa demande de réenrôlement en 1980, il n'y avait, dans les métiers où il sollicitait son enrôlement, aucun poste vacant; et, en dernier

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lieu, que l'intimé avait volontairement quitté des emplois en 1980 et 1981. Nous avons déjà fait état des deux derniers arguments mentionnés qui ne constituent pas, à notre avis, des facteurs pertinents pour déterminer la période raisonnable dans les circonstances de l'espèce.

Nous sommes d'avis, eu égard à l'ensemble des circonstances de l'affaire, qu'afin de déterminer ce que constitue la prévisibilité raisonnable et quelle est la période raisonnable dont devait bénéficier l'intimé pour se trouver un autre emploi comparable il nous faut examiner les antécédents professionnels de l'intimé et les événements qui ont suivi le rejet par l'appelante de sa demande de réenrôlement.

Cette tâche, bien que difficile, commande que nous gardions en mémoire la nature réparatrice de la Loi canadienne sur les droits de la personne et la souplesse et la générosité avec laquelle les tribunaux ont interprété l'intention du législateur.

L'intimé a joint les rangs des Forces armées en 1973 à l'âge de dix-sept ans et il a servi jusqu'en mars 1978, c'est-à-dire pendant environ quatre ans et demi. En novembre 1975 il a subi un accident de motocyclette pendant une journée de congé. Il a reçu son congé pour des raisons médicales en mars 1978 par suite des blessures à la tête subies à l'occasion de l'accident de motocyclette, blessures qui l'avaient laissé inconscient pendant une période de huit semaines. Il a été hospitalisé et son nom a été inscrit sur ce qu'il a appelé la [TRADUCTION] liste d'effectif non disponible pour raison de santé jusqu'à son retour au travail un an plus tard, en novembre 1976. Il est demeuré membre des Forces armées pendant sa période d'invalidité, jusqu'à sa libération en 1978.

Lorsqu'il a présenté sa demande de réenrôlement en juin 1979, il était en chômage et il n'avait été libéré pour raisons médicales qu'un peu plus d'un an auparavant.

Après avoir été avisé par le capitaine Ujimoto, dans une lettre datée du 17 avril 1980, que sa demande de réenrôlement avait été refusée par le Quartier général de la Défense nationale, l'intimé s'est mis à la recherche de ce qu'il a lui-même appelé ]TRADUCTION] un autre emploi comparable à la vie militaire.

Toutefois, il n'est pas parvenu à trouver d'emploi dans quelque métier ou profession analogue à la vie militaire. Il a poursuivi ses efforts en vue de s'enrôler de nouveau dans les Forces armées jusqu'en juillet 1983, date à laquelle il a produit une plainte de discrimination auprès de la Commission canadienne des droits de la personne. Interrogé par l'avocate de la Commission des droits de la personne sur la raison pour laquelle

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il a attendu jusqu'à ce moment pour produire sa plainte, l'intimé a répondu :

[TRADUCTION]

"Parce que j'essayais de réintégrer les Forces. D'accord? Et si on n'était pas pour me laisser réintégrer les Forces après tout ce temps, aussi bien produire une demande auprès de la Commission canadienne des droits de la personne..."

Dans l'intervalle, l'intimé avait occupé, de façon irrégulière, des emplois temporaires comme manoeuvre, chauffeur de camion, paysagiste et préposé au service alimentaire dans un hôpital. Il a également poursuivi ses études, obtenu un permis de conduire de classe C et un certificat de secouriste de l'Ambulance Saint-Jean. Les efforts et réalisations louables de l'intimé ne lui ont toutefois pas permis de trouver un emploi structuré, donnant ouverture à une carrière, du type dont il a été privé par sa libération pour raisons médicales et qu'il s'est efforcé de retrouver par la suite.

Même si on ne peut qu'éprouver de la sympathie pour l'intimé, compte tenu des efforts qu'il a déployés afin de rétablir sa situation, il faut se rappeler que ce qui est arrivé est le résultat d'un événement, l'accident de motocyclette survenu pendant une journée de congé, dont l'appelante n'est pas responsable.

Il nous semble que l'intimé, lorsqu'il a présenté sa plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne en juillet 1983, a tacitement reconnu que ses efforts en vue de s'enrôler de nouveau avaient été futiles. C'est à ce moment - quelque trois ans après l'incident - ou peu de temps après la période au terme de laquelle il aurait été raisonnable de s'attendre à ce qu'il ait limité ses dommages, même si cela ne s'est pas produit en l'espèce compte tenu de la situation unique et exceptionnelle de l'intimé.

Autrement dit, l'appelante aurait-elle dû raisonnablement prévoir que les conséquences de son acte discriminatoire se poursuivraient pendant quelque six ans et demi après l'événement en question. En toute déférence, il nous semble que le tribunal, lorsqu'il a accordé des dommages-intérêts pour cette période, après avoir soustrait une période de deux ans et demi en raison du défaut de déposer la plainte dans un délai opportun, a tenu compte d'une période de beaucoup plus longue que celle qui était raisonnablement prévisible. De fait, la période de six ans et demi à l'égard de laquelle l'indemnité a été accordée est beaucoup plus longue que la période au cours de laquelle l'intimé a fait partie des Forces armées.

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A notre avis, compte tenu des circonstances, y compris des antécédents militaires de l'intimé, de ses possibilités de carrière dans les Forces armées, de sa formation antérieure qui se limitait à un domaine de compétence assez restreint et de la situation économique qui régnait à l'époque, l'appelante aurait dû raisonnablement prévoir que les conséquences de son acte discriminatoire produirait des effets pendant une période d'un peu plus de trois ans, c'est-à-dire jusqu'au 31 décembre 1983, période au cours de laquelle il aurait été raisonnable de s'attendre à ce que l'intimé se trouve un emploi comparable.

La situation de l'intimé est unique à bon nombre d'égards, dont le moindre n'est sûrement pas le délai qui s'est écoulé - huit années - entre le moment où l'acte discriminatoire a été commis et l'audition de la plainte par le tribunal. Cette situation crée des problèmes en ce qui touche la réintégration et le montant des intérêts, le cas échéant, à accorder. Nous examinerons ces questions après avoir calculé l'indemnité qui doit être accordée à l'égard de la période pertinente :

1980 Revenu gagné selon les feuillets T4 1 833,24 $ Revenus occasionnels 200,00 $ Total : 2 033,24 $

1981 Revenu gagné selon les feuillets T4 770,17 $ Revenus occasionnels 500,00 $ Total : 1 270,17 $

1982 Revenu gagné selon les feuillets T4 901,46 $ Revenus occasionnels nil Total : 901,46 $

1983 Revenu gagné selon les feuillets T44 861,80 $ Revenus occasionnels nil Total : 4 861,80 $

La perte réelle de revenu calculée au moyen des taux de solde prévus par le scénario C de la pièce R-3 correspond, après déduction des montants gagnés par l'intimé, aux chiffres suivants :

Année Pertes de salaire Déductions Pertes nettes de salaire

1980 6 504 $ 2 033,24 $ 4 470,76 $ 1981 14 319 $ 1 270,00 $ 13 049,00 $ 1982 16 392 $ 901,46 $ 15,490,54 $ 1983 17 592 $ 4 861,80 $ 12 730,20 $

Il convient de signaler que nous avons déterminé le salaire pour 1983 conformément au scénario C et ce, pour une année complète,

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tout en déduisant le revenu gagné en 1983 pendant une année complète sans chercher à corriger ces montants.

INTÉRET

Les alinéas 53(2)c) et d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne sont ainsi rédigés :

"c) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu'il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte;

d) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu'il juge indiquée, des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d'autres biens, services, installations ou moyens d'hébergement, et des dépenses entraînées par l'acte."

Ces alinéas ne font pas mention de l'intérêt mais, dans un cas, prévoient que le tribunal peut ordonner à la personne trouvée coupable d'un acte discriminatoire d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu'il juge indiquée, des pertes de salaire..., et, dans l'autre cas, ordonner d'indemniser les victimes de la totalité, ou de la fraction qu'il juge indiquée, des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d'autres biens, services....

Le tribunal a signalé le fait qu'au cours des dernières années, la plupart des provinces canadiennes ont adopté des lois concernant ce qu'il est convenu d'appeler l'intérêt antérieur au jugement ou l'intérêt ordonné par le tribunal.

Le tribunal a mentionné un certain nombre de décisions prononcés antérieurement par des tribunaux et dans lesquelles un intérêt a été accordé: Boucher vs. the Correction Service of Canada (1988), 9 C.H.R.R. D/4910 (T.C.D.P.); Kearns vs. P. Dixon Trucking Ltd., décision non publiée d'un tribunal canadien des droits de la personne (7 décembre 1988); Chapdelaine et al vs. Air Canada (1987) 9 C.H.R.R. 4449 (T.C.D.P.).

Outre les décisions qui précèdent dont a fait état le président, il existe d'autres décisions dans lesquelles les victimes de discrimination ont eu droit à un intérêt sur l'indemnité accordée, notamment Olarte vs. De Phillips and Commodore Business Machines Ltd. (1983), 4 C.H.R.R. D/1705; Scott vs. Foster Wheeler Ltd. (1986), 7 C.H.R.R. D3193; Cameron vs. Nel-Gor Castle Nursing Home (1986), 5 C.H.R.R. D2170 et, enfin, Leon Hinds et la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada, décision prononcée le 11 octobre 1988 par le tribunal des droits de la personne présidé par Sidney Lederman, c.r. Dans

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cette affaire, le président a écrit :

"A notre avis, la notion d'indemnisation comporte implicitement l'idée des intérêts courus."

Le tribunal a examiné la décision prononcée conformément aux dispositions du Code canadien du travail dans l'affaire Société Radio-Canada c. Conseil Radiotélévision du Syndicat canadien de la Fonction publique et autres [1987] 3 C.F. 515 (C.A.F.). Dans cette affaire, le Conseil avait conclu que l'employé avait droit à l'intérêt sur les salaires perdus. En appel, la Cour d'appel fédérale a confirmé la décision d'accorder l'intérêt. Cette affaire portait sur l'interprétation de la disposition pertinente du Code canadien du travail, S.R.C 1970, à l'époque le chap. L-1, c'est-à-dire l'article 96.3, qui était ainsi rédigé :

"c) verser à tout employé ou ancien employé lésé par l'infraction une indemnité ne dépassant pas le montant que, selon le Conseil, l'employeur aurait versé à l'employé ou à l'ancien employé à titre de rémunération, n'eût été l'infraction;"

Le juge MacGuigan de la Cour d'appel fédérale a conclu que les termes clés de l'article 96.3 sont compensation (indemnité) et equivalent ([TRADUCTION] équivalente à) et a ajouté :

"Il est vrai que ce terme a le sens restreint de rémunération que voudrait lui attribuer la requérante; sa signification principale est toutefois plutôt celle d'un dédommagement ou d'une réparation.

Cette interprétation est renforcée, selon moi, par la notion d'équivalence qui se trouve mentionnée expressément dans l'alinéa soumis à notre examen. L'indemnité accordée, dans la version anglaise de cet alinéa, peut être equivalent to (équivalente à) la rémunération qui aurait été versée par l'employeur n'eût été l'infraction. A mon sens, la construction même résultant des temps utilisés dans la version anglaise (is equivalent, that would have been paid) (est équivalente, que l'employeur aurait versé) porte à croire que l'équivalence à laquelle le législateur songeait relativement à cette indemnité ne visait pas le passé mais le présent, c'est-à-dire non pas le montant d'argent nominal qui aurait été payé dans le passé mais l'équivalent actuel de ce montant (is equivalent to) (est équivalente à)."

L'avocat a prétendu que le tribunal avait fait erreur en interprétant l'article 96.3 du Code du travail de manière plus étroite et plus restrictive que le libellé de l'alinéa 53(2)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le mot equivalent ne figure pas à l'alinéa 53(2)c) de la Loi canadienne

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sur les droits de la personne et, comme la Cour d'appel a jugé que la notion d'équivalence avait pour effet de renforcer son interprétation du mot compensation (indemnité) comme voulant dire réparation et d'accorder ainsi au plaignant le droit à des intérêts sur les montants versés à titre d'indemnité, le tribunal avait, en l'espèce, interprété de façon erronée l'article 96.3. L'avocat a également soutenu que la Cour d'appel, dans l'affaire Société Radio-Canada, précitée, a considéré que la construction résultant des temps utilisés à l'article 96.3 portait à croire que l'équivalence à laquelle le législateur songeait relativement à l'indemnité ne visait pas le passé mais le présent.

Nous sommes d'avis que la comparaison entre les dispositions du Code canadien du travail et de la Loi canadienne sur les droits de la personne concernant l'octroi d'une indemnité ne supporte pas l'interprétation suivante du tribunal : [s]' il y avait une différence, c'est le pouvoir du Conseil canadien des relations du travail d'adjuger des intérêts aux termes du Code canadien du travail du Canada [sic] qui serait le plus restreint, puisque le montant de l'indemnité s'y trouve limité par les mots ne dépassant pas la rémunération. L'utilisation de cette phrase plutôt que l'application d'une limite au mot compensation (indemnité) a pour effet de renforcer celui-ci conformément au propos du juge Macguigan dans l'affaire Société Radio-Canada, précitée.

Dans cette affaire, le juge Macguigan mentionne la décision de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans l'affaire Re West Coast Transmission Co. Ltd. and Majestic Wiley Contractors Ltd. (1982), 139 D.L.R. (3rd) 97, dans laquelle la Cour a conclu qu'un arbitre saisi de litiges commerciaux était habilité à adjuger des intérêts de la même manière que l'est une cour de justice en vertu de la Court Order Interest Act de la Colombie-Britannique. Dans cette affaire, qui concernait un contrat de construction, les arbitres avaient accordé une somme considérable au titre des intérêts et, en appel, le juge Seaton avait confirmé le pouvoir des arbitres d'accorder les intérêts et déclaré :

[TRADUCTION]

"Si la question n'a pas encore été tranchée et doit l'être, pour des questions de principe, je serais fortement en faveur d'autoriser les arbitres à adjuger des intérêts. Je ne peux voir aucune raison valable expliquant pourquoi les arbitres appelés à statuer sur une demande n'auraient pas le pouvoir d'accorder un redressement que serait tenu d'accorder le juge saisi de la même demande. Le plaignant dont la demande serait entre les mains d'un arbitre subirait alors un préjudice considérable en cette époque de flambée des taux d'intérêts. Je ne vois aucune raison valable d'empêcher l'arbitre de lui accorder un redressement

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intégral."

Dans l'affaire Chandris vs. Isbrandtsen-Moller Co. Inc., [1951] 1 K.B. 240, la Cour d'appel d'Angleterre a conclu que les arbitres avaient le pouvoir d'accorder l'intérêt, même si celui-ci n'était pas recouvrable en vertu de la common law et qu'il n'était pas visé par l'article 28 de la Lord Tenterden's Act.

Dans l'affaire Minister of Highways for the Province of British Columbia vs. Richland Estates Ltd. (1973) 4 L.C.R. 85, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique devait statuer sur la question de savoir si l'article 16 de la Highway Act R.S.B.C. 1960, chap. C172, conférait au conseil d'arbitrage le pouvoir d'accorder un certain montant au titre de l'intérêt dans le calcul de l'indemnité payable pour la prise de possession forcée d'un bien-fonds. Le juge en chef Farris, qui a conclu que le Conseil avait ce pouvoir, a déclaré, après avoir fait état du paragraphe 16(1) de la Highway Act, qui est en partie rédigée ainsi : (16.1) une indemnité doit être payée à l'égard de l'expropriation de bien-fonds et de leur prise de possession en vertu de la présente partie... :

[TRADUCTION]

"Il convient de noter que ce que l'on cherche à déterminer n'est pas seulement la valeur du bien-fonds exproprié mais l'indemnité. Ä mon avis le terme indemnité pris dans le contexte de cette loi signifie que le propriétaire doit conserver son intégrité économique."

Voir Irving Oil Co. Ltd. vs. The King [1946] 4 D.L.R. 625.

Dans cette même affaire, le juge d'appel Branca a formulé les observations suivantes, à la page 97 :

[TRADUCTION]

"A première vue, j'ai été impressionné pendant un moment par le fait que le paragraphe 16(1) prend fin par les mots [TRADUCTION] ..., aux seules fins suivantes.... Après mûre réflexion, toutefois, je suis convaincu que le mot indemnité utilisé dans la loi doit viser également l'intérêt payable afin d'indemniser le propriétaire du bien-fonds pour la perte de possession et d'utilisation de celui-ci jusqu'au moment où il est payé."

[TRADUCTION]

"A mon avis, le principe réellement applicable est que sauf si la loi autorisant l'expropriation interdit aux arbitres d'accorder l'intérêt, ceux-ci, s'ils le font, n'outrepassent pas leur compétence."

En l'espèce, il nous semble que l'indemnité n'est pas et ne peut pas être limitée par l'expression ...de la totalité; ou de la fraction [...], des pertes de salaire ...

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Si, en matière commerciale, les arbitres ont le pouvoir d'accorder l'intérêt malgré l'absence d'un tel pouvoir dans la loi et, si les arbitres disposent du même pouvoir dans le cadre de procédures d'expropriation, bien que cela ne soit pas expressément prévu par la loi, il serait étrange, en effet, de refuser à la victime d'un acte discriminatoire un redressement permettant de lui restituer son intégrité économique. Dans la mesure où il est matériellement possible de le faire, nous estimons que l'intimé a droit d'être indemnisé pour l'acte discriminatoire qui l'a empêché de poursuivre sa carrière dans les Forces armées. En ce qui concerne le taux d'intérêt applicable, il ne semble exister aucun précédent justifiant l'utilisation de l'intérêt composé et, à notre avis, devraient être accordés des intérêts simples correspondant au taux d'intérêt moyen des obligations d'épargne du Canada au cours de la période pertinente. Conformément au tableau A annexé aux présentes, le taux applicable est 11,24 %.

Pour ce qui est de la période pendant laquelle les intérêts devraient courir, nous sommes d'avis qu'elle devrait débuter le lendemain de la date à laquelle l'intimé a déposé sa plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, et que les intérêts devraient être calculés à compter de la fin de l'année civile 1983 sur les sommes nettes accumulées au cours des années qui ont suivi jusqu'à la date de l'audition de l'affaire par le présent tribunal d'appel, le 26 septembre 1989; ce qui se traduit par période de cinq années et neuf mois donnant droit, selon nos calculs, à des intérêts de 29 990,52 $ qui, ajoutés aux pertes de salaire, donnent une indemnité totale de 75 731,02 $, y compris les intérêts. La décision du tribunal est en conséquence modifiée pour tenir compte de ces changements.

PRÉJUDICE MORAL

Le tribunal a accordé la somme de 1 000 $ pour préjudice moral. Conformément à l'alinéa 53(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, l'indemnité maximale qui peut être accordée pour ce poste est 5 000 $. Le tribunal a ajouté à cette somme des intérêts, pour la période du 1 er mai 1980 au 31 décembre 1986. Ces intérêts, calculés au moyen du coefficient 2,37, ont totalisé 1 370 $, le tout donnant un montant total de 2 370 $.

Nous sommes portés à retenir l'argument de l'avocat de l'appelante selon lequel le tribunal aurait appliqué les normes actuelles dans le calcul du montant accordé pour préjudice moral, pour ensuite accorder des intérêts composés sur le montant ainsi déterminé, de la date à laquelle s'est produit le préjudice jusqu'à aujourd'hui. Nous sommes d'avis que l'intérêt ne devrait pas être accordé sur le montant accordé selon les normes actuelles.

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Par ailleurs, eu égard à toutes les circonstances de l'affaire, y compris à la longue période pendant laquelle l'intimé n'a pu se trouver un emploi équivalent, à l'humiliation découlant du rejet de sa demande - compte tenu des antécédents militaires de l'intimé - et au fait qu'il a été obligé de compter sur l'aide sociale et la générosité de sa famille et d'un ami, nous hausserions le montant accordé pour préjudice moral de 1 000 $ à 2 500 $, conformément à la suggestion faite par l'avocat des Forces armées canadiennes à cet égard au cours de l'audience.

RÉINTÉGRATION

Le tribunal a ordonné la réintégration de l'intimé dans les Forces armées selon les modalités décrites précédemment. Ce faisant, le tribunal a exercé le pouvoir discrétionnaire dont il dispose aux termes de l'alinéa 53(2)b) de la Loi, qui est ainsi rédigé :

"b) d'accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont, de l'avis du tribunal, l'acte l'a privée;"

Le tribunal a conclu de la sorte en tenant compte des éléments suivants : de la preuve qui lui a été soumise établissant l'ardent désir de l'intimé de reprendre sa carrière militaire conformément à la tradition familiale; du fait que l'examen du psychologue, le D r Spellacy, n'a révélé aucun problème; du fait qu'il a subi avec succès l'examen médical effectué par le D r Henderson; et de ce qui constitue peut-être la raison la plus importante, le fait qu'il a comparu devant le tribunal, à l'audience, ce qui a permis au président de faire sa propre évaluation du plaignant.

L'avocat de l'intimé à prétendu que la réintégration et le critère du délai raisonnable fondé sur la prévisibilité conduisent à des redressements incompatibles [TRADUCTION] parce que la réintégration est un redressement qui vise l'avenir et le caractère éventuel de sa demande d'indemnisation pour les dommages-intérêts et la perte de salaire, alors que le facteur précédent visait la demande d'indemnisation pour la perte de salaire antérieure.

Nous convenons que cette façon de voir n'est pas sans logique. Toutefois, nous sommes d'avis qu'il ne serait pas souhaitable de modifier la décision du président d'ordonner la réintégration, si ce n'est pour limiter les métiers dans lesquels on doit offrir un poste à l'intimé à ceux de cuisinier, technicien de véhicules et conducteur de matériel mobile de soutien, étant donné que l'intimé a lui-même fait clairement savoir au moment de

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sa demande de réenrôlement que le métier de fantassin ne l'intéressait pas. Nous modifierions donc l'ordonnance de réintégration en conséquence.

PRESTATIONS D'ASSURANCE-CHÖMAGE

Le tribunal a mentionné les articles 37 et 38 de la Loi sur l'assurance-chômage, L.R.C. 1985 qui, d'après l'interprétation qu'il en a faite, ont pour effet d'obliger l'intimé à remettre, rembourser, ou les deux, au Receveur général du Canada les prestations reçues au cours de la période à l'égard de laquelle il était indemnisé. Le tribunal a donc ordonné à l'intimée (l'appelante en l'espèce), les Forces armées canadiennes, de se conformer à l'article 38 de la Loi sur l'assurance-chômage.

Selon le paragraphe 37(1) de la Loi sur l'assurance-chômage, L.R.C. 1985, chap. U-1 :

"(1) Si une ordonnance visant le paiement d'une indemnisation pour pertes de salaire est faite en application d'une sentence arbitrale, d'un jugement d'un tribunal ou de toute autre décision, à l'égard de la même période pour laquelle les prestations d'assurance-chômage ont été versées à un prestataire [(...)] et que l'ordonnance ne tient pas compte de l'assurance-chômage, d'après le paragraphe 38(1), l'employeur ou la personne autre [(...)] se trouvent par la suite tenus de vérifier quel montant a été versé en prestations d'assurance-chômage pendant la période en question et de rembourser le montant total au Receveur général." (Non souligné dans le texte original)

En conséquence du présent appel et de la modification de la période visée par l'indemnité, c'est-à-dire la période allant de juillet 1980 au 31 décembre 1983, il ne semble pas nécessaire de prononcer une telle ordonnance. D'après les déclarations d'impôt du plaignant, pièce C-1, onglets 4, 5, 6, 7 et 8, qui visent les années 1980, 1981, 1982, 1983, ce dernier n'aurait reçu aucune prestation durant cette période. Pour ce motif, nous ne nous proposons pas de rendre quelque ordonnance en ce qui a trait aux prestations d'assurance-chômage, mais nous avertissons toutefois les parties de se conformer, le cas échéant, aux articles 37 et 38 de la Loi sur l'assurance-chômage.

PRESTATIONS D'AIDE SOCIALE

La preuve a révélé, quelque peu à l'étonnement du tribunal et des avocats des parties, que l'intimé avait touché des prestations

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d'aide sociale. Une demande a été produite d'urgence auprès du ministère concerné afin d'obtenir des renseignements précis à cet égard. Une lettre émanant du ministère en question, datée du 26 janvier 1989, a été produite en preuve sous la cote pièce C-2. Cette lettre est ainsi rédigée :

(TRADUCTION)

"A QUI DE DROIT : OBJET : MORGAN, Richard

La personne susmentionnée a reçu environ 17 248,44 $ en prestations du ministère des Services sociaux et du Logement pour la période allant de janvier 1980 à mai 1988. Veillez agréer, ..., mes salutations distinguées

Lynne Garner, Surveillante de district, Esquimalt I.A./E.I.P."

Il convient de signaler que la lettre n'indique pas à quel moment et pendant quelle période le plaignant a reçu les prestations en question, mais fait simplement état du montant estimatif versé pendant la période de janvier 1980 à mai 1988. Sans ventilation, il est impossible de déterminer les montants qu'a reçus l'intimé au cours de la période visée par l'indemnité, c'est-à-dire de juillet 1980 au 31 décembre 1983.

Il n'existe, autant que nous sachions, aucune disposition dans la législation sur l'aide sociale ayant pour effet de contraindre le bénéficiaire, sauf en cas de comportements frauduleux ou malhonnêtes, à rembourser au ministre les prestations de bien-être social touchées, prestations qui, après tout, sont fonction des besoins du bénéficiaire et non de ses gains. En conséquence, nous sommes d'avis qu'il n'est pas opportun d'ordonner le remboursement des prestations de bien-être social compte tenu de la preuve soumise au tribunal.

IMPOT SUR LE REVENU

L'indemnité ainsi révisée devrait être accordée, assortie toutefois de l'obligation de payer au Receveur général du Canada toute somme devant être retenue et remise à ce dernier au titre de l'impôt sur le revenu conformément à la Loi de l'impôt sur le revenu, le solde devant être versé au plaignant.

CONCLUSION

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Les modifications suivantes sont apportées à la décision du tribunal :

  1. la perte nette de salaire est réduite de 97 179,63 $ à 45 740 $;
  2. l'intérêt sur la perte nette de salaire, qui court du 31 décembre 1983 au 26 septembre 1989, au taux annuel de 11,24 %, s'élève à 29 990,52 $, le tout donnant une indemnité totale de 75 731,02 $ pour perte de salaire, y compris l'intérêt;
  3. la somme de 2 500 $ est accordée pour le préjudice moral;
  4. l'appelante (l'intimée) est tenue de réenrôler le plaignant et de lui offrir, à la première occasion raisonnable, un poste dans l'un des métiers suivants : cuisinier, technicien de véhicules ou conducteur de matériel mobile de soutien;
  5. aucune ordonnance portant remboursement des prestations d'assurance-chômage ne sera rendue, étant donné que la preuve ne révèle pas que l'intimé aurait reçu quelque prestation que ce soit durant la période pertinente;
  6. aucune ordonnance portant remboursement des prestations d'aide sociale ne sera rendue, pour les motifs indiqués;
  7. l'appel est rejeté quant aux motifs 1 et 2 et accueilli en partie quant au poste C du motif 3.

L'appel est accueilli en partie quant au motif 4 en ce qui concerne l'intérêt sur la somme accordée pour le préjudice moral. L'appel est accueilli en partie en ce qui a trait au motif 5 relativement à la manière dont le tribunal a calculé l'intérêt payable sur les montants accordés à l'intimé à titre d'indemnité pour perte de salaire.

FAIT à Anglemont, Vancouver et Victoria, C.-B. le décembre 1989.

Norman Fetterly, président

Barry Sheppard, membre

Ronald Lou-Poy, membre

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