Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Tribunal canadien des droits de la personne Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

YUL F. HILL

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

AIR CANADA

l'intimée

DÉCISION CONCERNANT LA VISITE DES LIEUX

2003 TCDP 4

2003/02/05

Membre instructeur : Paul Groarke

(TRADUCTION)

[1] Au cours de l'audition des plaintes dont je suis saisi, j'ai dit que j'étais intéressé à visiter l'atelier où travaillait M. Hill. On m'a fait faire une visite des lieux où sont survenus la plupart des événements pertinents. J'étais accompagné du plaignant et des avocats des diverses parties. Étant donné qu'on s'est interrogé sur les incidences de la visite des lieux au cours de l'audience, il m'apparaît préférable de clarifier la situation.

[2] Le droit n'est pas clair au sujet des visites de lieux. Dans leur ouvrage intitulé Law of Evidence in Canada, le juge Sopinka et ses coauteurs s'interrogent [TRADUCTION] à savoir si une visite des lieux constitue une preuve à partir de laquelle le juge des faits peut tirer des conclusions ou simplement un moyen de clarifier le témoignage du témoin (1). Le Tribunal n'a pas traité expressément de cette question. Cependant, dans l'affaire Bye c. Syndicat international des débardeurs et magasiniers, Section locale 502, T.C.D.P. T391/0794, le Tribunal a néanmoins fait une visite au bureau d'embauchage syndical afin de voir les tableaux d'affichage des offres d'emploi avant l'audition des témoignages. Il a semblé considérer cette visite comme une source de preuve originale à laquelle il pourrait se reporter durant le reste de la présentation des éléments de preuve.

[3] Les décisions du Tribunal vont à l'encontre de la théorie voulant qu'une visite des lieux n'ait pas valeur de preuve. Ce constat est évident dans l'affaire Forseille c. United Grain Growers Ltd., [1985] T.C.D.P. 7, où le Tribunal s'est fondé sur ce qu'il avait observé durant la visite des lieux comme preuve tout en s'abstenant d'aborder la question de droit en cause. Il y a également eu des visites de lieux dans les affaires Gauthier c. Canada (Forces armées canadiennes) (1989), 10 C.H.R.R. 6014 et Martin c. Canada (Défense nationale) [1992] 17 C.H.R.R. 435 (T.C.D.P.), où les situations étaient similaires. Il est néanmoins possible qu'une visite des lieux constitue une preuve directe au vrai sens du terme, du fait qu'elle n'est pas filtrée à travers les sens d'un témoin. Par conséquent, une telle preuve est souvent plus contraignante qu'un témoignage, lequel constitue toujours une preuve dérivée.

[4] L'arrêt-clé de la Cour fédérale semble être Jaworski c. (Procureur général) [1998], 4 C.F. 154 (C.F., 1re inst.). Dans cette affaire, le comité d'arbitrage s'est rendu sur les lieux où le demandeur s'était présumément exhibé (2). Le demandeur a nié l'allégation et donné une autre explication de sa présence à cet endroit. Il a dit qu'il était assis sur le porche arrière lorsqu'il a vu un homme regarder sa voiture. Il a crié à l'homme et s'est rendu dans la ruelle, où les policiers qui menaient l'enquête l'ont abordé. Bien qu'il ait donné au demandeur la possibilité d'ajouter des éléments au dossier au sujet de la visite des lieux, le comité d'arbitrage n'a exprimé aucune réserve à l'égard des observations faites durant cette visite.

[5] Le comité d'arbitrage a soutenu par la suite que le demandeur n'avait pu voir l'étranger suffisamment bien pour être en mesure de le décrire comme il l'avait fait dans son témoignage. C'est l'un des facteurs qui l'ont amené à rejeter le témoignage du demandeur. La décision du comité d'arbitrage a éventuellement été portée à l'attention du commissaire de la GRC par un comité d'examen externe. Le commissaire a rejeté l'appel du demandeur. L'affaire a ensuite été portée devant la Cour fédérale, où l'on a soulevé deux questions relativement à la visite des lieux. D'abord, on s'est demandé si le juge des faits peut se fonder sur une visite des lieux pour rejeter le témoignage des témoins. Ce faisant, on traiterait essentiellement la visite des lieux comme un élément de preuve, situation qui revêt en soi un caractère probant. Ensuite, on s'est demandé si le comité d'arbitrage était tenu de faire part aux parties de ses réserves.

[6] En ce qui touche la première question, le juge Rothstein a examiné deux positions contradictoires. La première découle du jugement rendu par la Cour d'appel de l'Angleterre dans l'affaire London General Omnibus Company v. Lavell, [1901] 1 Ch. 135, où lord Alverstone a déclaré (p. 139) :

[TRADUCTION]

À mon avis, cet examen vise à permettre au Tribunal de comprendre les questions soulevées, de faire le suivi de la preuve et de l'interpréter.

Les cours de l'Ontario ont apparemment abondé dans ce sens, soutenant qu'on peut faire une visite des lieux pour comprendre la preuve mais qu'une telle visite ne constitue pas en soi une preuve.

[7] En ce qui concerne la deuxième position, je ne crois pas exagéré de prétendre qu'elle traite la distinction faite dans London Omnibus comme de l'ergotage : une preuve est une preuve et, du moins dans la plupart des cas, il est factice, voire fallacieux, de prétendre qu'elle n'a pas d'effet probant. Par conséquent, un juge est autorisé à se fonder sur les observations faites au cours d'une visite des lieux pour rejeter les allégations de fait des témoins. Cette position découle des jugements Meyers v. Government of Manitoba & Dobrowski, (1960), 26 D.L.R. (2d) 550 C.A. Man.) et Calgary & Edmonton Railway Co. v. MacKinnon (1910) 43 R.C.S. 379. On la retrouve également en droit anglais.

[8] Les préoccupations exprimées dans la jurisprudence découlent de la nécessité de séparer les rôles lors d'une audience. Il est difficile pour le juge des faits de tenir compte de ses propres observations lorsqu'il réunit les éléments de preuve sans empiéter sur le domaine réservé aux parties. Dans la décision de la Cour d'appel du Québec dans l'affaire Technologie Labtronix c. Technologie Micro-contrôle, R.E.J.B. 1998-07742, par exemple, on soutient qu'un juge ne devrait pas se servir d'une visite des lieux à des fins d'enquête. Il n'appartient pas au juge des faits de recueillir des éléments de preuve. En outre, on s'inquiète également de la possibilité que le juge des faits assume dans un tel cas le rôle d'un témoin, dont le témoignage silencieux ne peut être contré par les parties. Cela soulève un problème de justice naturelle.

[9] Il existe une troisième position. Dans Jaworski, le juge Rothstein semble admettre le principe fondamental voulant que le but d'une visite des lieux soit de mieux comprendre la preuve. Il rejette néanmoins l'idée que la visite n'a pas en soi de valeur probante :

… à mon avis, cela ne signifie pas nécessairement que, lorsqu'un tribunal procède à une visite des lieux non pas dans le but de recueillir ses propres éléments de preuve, mais afin de mieux comprendre la preuve présentée, il ne peut en aucun cas se fonder sur ses propres observations faites au cours de la visite. Lorsqu'un tribunal observe un élément incompatible avec la preuve présentée par les parties, il serait irréaliste d'exiger qu'il ignore ses observations et tranche la question sur la foi d'une preuve qu'il juge fausse.

Il s'ensuit qu'une visite des lieux constitue une preuve, quoique de nature explicative, dont on peut tenir compte en plus des autres éléments de preuve. Il semblerait donc que la question qui importe est celle de savoir si les parties ont eu la possibilité de réagir à tout point soulevé en rapport avec cette idée.

[10] La deuxième question qui s'est posée dans Jaworski était la suivante : le comité d'arbitrage était-il tenu de faire part de ses préoccupations aux parties? Le juge Rothstein a rejeté cette idée, soutenant que le demandeur avait eu pleinement l'occasion de répondre aux observations faites durant la visite. Toutefois, je crois que cette opinion se limite aux faits relatifs à cette affaire. La situation peut être différente dans d'autres cas. On peut en arriver à un point où le tribunal doit, par souci d'équité, divulguer ses préoccupations aux parties. Tout dépend des circonstances propres à l'affaire. Je ne vois pas comment un tribunal peut respecter les règles de justice naturelle et, somme toute, dissimuler aux parties des points décisifs.

[11] L'arrêt Jaworski établit néanmoins qu'un tribunal n'est pas tenu de soulever des éléments factuels qui ont été révélés au grand jour et dont les parties ont été dûment saisies. Le facteur crucial à la fin de l'audience consiste à se demander si les parties ont eu la possibilité pleine et entière, pour reprendre les termes employés dans la Loi, de réagir aux éléments substantiels présentés. Si les parties décident de ne pas aborder des questions qui ont été divulguées au Tribunal, c'est leur droit et elles ne peuvent se plaindre d'avoir été prises par surprise. Je crois qu'il s'agit là de la véritable conclusion dans l'arrêt Jaworski, qui semble donner à un tribunal une certaine latitude quant à l'opportunité de tenir compte des observations faites à l'occasion d'une visite.

[12] En l'espèce, la visite des lieux a été faite relativement tôt au cours de l'audience, afin que je puisse mieux comprendre le reste de la preuve qui serait présentée. Toutes les parties ont approuvé la démarche et ont eu amplement l'occasion de présenter des éléments pour contester ce qui a été observé. La difficulté qui pourrait se poser, c'est que nous avons fait cette visite plusieurs années après que les événements se soient produits. Par conséquent, j'ai fait montre de circonspection à l'égard des observations que j'ai faites lors de ma visite de l'atelier. Toutefois, je ne crois pas que cette visite ait soulevé des questions dont les parties n'avaient pas déjà été saisies.

[13] Par conséquent, j'ai conclu que je puis me reporter aux observations faites au cours de la visite, ainsi qu'au reste de la preuve, pour trancher le litige principal en l'espèce. Je ne crois pas que cette question mérite d'être commentée davantage.

Originale signée par


Paul Groarke

OTTAWA (Ontario)

Le 5 février 2003

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INCRITS AU DOSSIER

DU DOSSIER DU TRIBUNAL No : T677/6501

INTITULÉ DE LA CAUSE : Yul F. Hill c. Air Canada

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : le 5 février 2003

ONT COMPARU :

Cecil F. Ash au nom du plaignant

Salim Fakirani au nom de la Commission canadienne des droits de la personne

Paul Fairweather au nom de l'intimée

Lisa Steiman

1. 1 The Law of Evidence in Canada (2e éd.; 1999), p. 20

2. 2 Confirmé (2000), 255 N.R. 167 (C.A.), autorisation d'en appeler à la C.S.C. refusée (2001), 267 N.R. 195 (C.S.C.).

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.