Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal

CANADA

Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

CONNIE BUSHEY

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

ARVIND SHARMA

l’intimé

DÉCISION SUR LA DIVULGATION

MEMBRE INSTRUCTEUR :

Athanasios D. Hadjis

2003 TCDP 5

2003/02/11

[TRADUCTION]

[1] La présente décision porte sur la question à savoir si la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) et la plaignante sont tenues de divulguer le compte rendu du règlement de deux autres plaintes relatives aux droits de la personne.

[2] La plaignante et l’intimé sont tous deux à l’emploi de la Société canadienne des postes. En 1998, ils étaient tous les deux membres de l’exécutif de la section locale de leur syndicat, le Syndicat des employés des postes et des communications (le SEPC), qui est un élément de l’Alliance de la Fonction publique du Canada (l’AFPC). La plaignante prétend que l’intimé l’a harcelée sexuellement de façon continue durant la période où elle a fait partie de l’exécutif. Par suite de ce présumé harcèlement, elle a déposé auprès de la Commission des plaintes contre l’intimé, le SEPC et l’AFPC.

[3] Les plaintes portées contre les syndicats (dossiers de la Commission nos H48451 et H48449) ont été réglées en décembre 2002. Les conditions du règlement ont depuis été approuvées par la Commission, conformément à l’article 48 de la Loi. Toutefois, il n’y a pas eu d’entente avec l’intimé, et l’audience sur le fond de la plainte dont il est l’objet a débuté le 13 janvier 2003. Une deuxième série de dates ont été fixées pour l’audience, qui doit débuter le 17 février 2003.

[4] L’intimé a contesté le fait qu’on ne lui ait communiqué aucune copie du compte rendu du règlement conclu avec les syndicats. Bien que l’intimé ne soit pas représenté par avocat et agisse en son propre nom, je crois comprendre qu’il soutient avoir droit à ce que ce document lui soit communiqué, conformément au paragraphe 6(3) des Règles de procédure provisoires du Tribunal. Ce paragraphe, s’il est lu de concert avec l’alinéa 6(1)d), oblige une partie à fournir aux autres parties une copie de tous les documents en sa possession qui sont pertinents à toute question en cause et pour lesquels aucun privilège de non-divulgation n’est invoqué. Le critère qui s’applique à cet égard consiste en fait à déterminer si les documents en question sont potentiellement pertinents à l’égard de l’audience.

[5] La Commission et la plaignante ne sont pas disposées à divulguer le compte rendu du règlement. La Commission a plutôt soumis à l’intimé un écrit qu’elle qualifie de [TRADUCTION] sommaire général des conditions de règlement. Ce sommaire, qui est présenté sous forme télégraphique, comporte quatre paragraphes. Il se veut un résumé de l’ensemble des éléments essentiels de l’entente (dépouillée de son langage technique), à une exception près : on n’a pas indiqué les sommes d’argent que les syndicats se sont engagés à verser à la plaignante. Outre le sommaire, l’intimé a reçu copie de la lettre d’excuses des syndicats à la plaignante, qui a été rédigée conformément aux conditions de l’entente. Selon l’avocat de la Commission, le règlement des deux plaintes a donné lieu à la rédaction d’un seul et même document. Le compte rendu du règlement comporte une clause de non-divulgation des conditions du règlement.

[6] L’intimé n’est pas satisfait de ce niveau de divulgation et a expressément demandé que soient divulguées les sommes d’argent que les syndicats ont versées à la plaignante. Je tiens à préciser que je n’ai pas vu le compte rendu du règlement en question.

[7] Compte tenu du fait que les syndicats, qui ne sont pas parties à la présente instance, ont été les signataires de l’entente, j’ai jugé à propos de leur demander leur avis au sujet de cette question de divulgation. Ils ont exprimé leur position commune dans une lettre signée par M. Craig Spencer, conseiller juridique à la Direction des programmes des membres de l’AFPC. Les syndicats partagent l’avis de la plaignante et de la Commission, à savoir que le compte rendu du règlement ne devrait pas être divulgué dans son intégralité. Les objections de la Commission et de la plaignante semblent se limiter à la divulgation des sommes d’argent proprement dites. La Commission et la plaignante sont réceptives à l’idée de communiquer le reste du compte rendu du règlement.

I. S’AGIT‑IL D’UN DOCUMENT PERTINENT À L’ÉGARD D’UNE QUESTION EN LITIGE?

[8] Les syndicats soutiennent, apparemment avec l’accord de la Commission et de la plaignante, que les questions qui étaient en cause dans les plaintes qui ont été réglées n’ont absolument aucun rapport avec les litiges ayant donné lieu à la plainte contre l’intimé. Cette dernière plainte porte sur des faits et gestes particuliers qui violeraient la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi). En revanche, les plaintes portées contre les syndicats, bien qu’elles découlent des présumés faits et gestes de l’intimé, sont distinctes du fait qu’elles ont trait particulièrement au cadre administratif établi par l’AFPC et le SEPC en vue de l’examen des plaintes de harcèlement dans le cadre d’activités syndicales. Comme on peut le constater à la lecture du libellé des plaintes portées contre le syndicat, la plaignante est d’avis que le système de traitement des plaintes de harcèlement mis en place par les syndicats n’a pas permis d’examiner en temps opportun ses préoccupations.

[9] En fait, les deux plaintes dont ces organismes syndicaux ont fait l’objet portaient en bonne partie sur la piètre façon dont les dirigeants syndicaux ont traité ses plaintes à l’égard de la conduite de l’intimé. Dans la plainte relative aux droits de la personne déposée auprès de la Commission, il est allégué que l’intimé a contrevenu à l’article 14 de la Loi uniquement. Cet article précise que le fait de harceler un individu constitue un acte discriminatoire s’il est fondé sur un des motifs de discrimination illicite, y compris le sexe. Cependant, dans le cas des plaintes portées contre les syndicats, il est allégué que non seulement l’article 14 a été enfreint, mais aussi les articles 7 et 9. Aux termes de l’article 7, le fait de défavoriser un individu en cours d’emploi constitue un acte discriminatoire et, élément plus important, le fait d’empêcher l’adhésion d’un individu ou d’expulser ou de suspendre un adhérent constitue, en vertu de l’art. 9, un acte discriminatoire s’il est fondé sur un des motifs de distinction illicite, y compris le sexe. Par conséquent, la responsabilité que la Commission a cherché à imputer aux syndicats était fondée, du moins en partie, sur la façon dont ils avaient traité leur membre à la suite de ses allégations voulant qu’un autre membre de l’exécutif l’ait harcelée sexuellement.

[10] Les syndicats font valoir qu’ils auraient pu être jugés responsables, peu importe le résultat de la plainte déposée contre l’intimé. Leur avocat a indiqué que si le Tribunal devait conclure que l’intimé n’a pas harcelé la plaignante, les syndicats ne chercheraient pas à rouvrir l’entente ou à la faire invalider.

[11] On a fait remarquer que les seuls éléments importants de l’entente qui n’ont pas été divulgués sont les sommes d’argent. Compte tenu de la responsabilité distincte des syndicats, d’une part, et de l’intimé, d’autre part, les montants d’argent versés à la plaignante par les syndicats ne sont pas pertinents à l’égard des indemnités qu’elle réclame à l’intimé. La Commission a fait observer que, selon le sommaire du compte rendu du règlement mentionné ci‑dessus, l’indemnité versée à la plaignante par les syndicats visait strictement à compenser, en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la Loi, le préjudice moral qu’elle avait subi. Aucune indemnité n’a été versée à l’égard des pertes salariales (c.‑à‑d., les honoraires auxquels avaient droit les dirigeants syndicaux) ou des dépens. Revenons‑en à la présente affaire. La lettre conjointe de précisions de la Commission et de la plaignante indique que celle‑ci exige que l’intimé l’indemnise de ses dépens et lui verse une indemnité pour préjudice moral, conformément à l’alinéa 53(2)e).

[12] Par conséquent, une indemnisation pour préjudice moral a été réclamée à l’intimé de même qu’aux syndicats. La Commission a fait valoir que ces réclamations ne sont néanmoins pas reliées. La plaignante avait droit selon la Loi de réclamer contre chacun des intimés initiaux une indemnité pour préjudice moral pouvant atteindre 20 000 $ (indemnité maximale). L’avocat de la Commission m’a cité les conclusions énoncées dans Ghosh v. Domglas Inc. (No. 2) en ce qui concerne le redressement prévu par le Code ontarien des droits de la personne, qui autorise une commission d’enquête à accorder une indemnité pouvant atteindre 10 000 $ pour souffrance morale. La commission d’enquête a déclaré :

[TRADUCTION] Bien qu’il limite le montant pouvant être accordé à titre d’indemnisation pour dommages moraux, le Code n’impose pas de restrictions quant au nombre d’indemnités qu’une commission d’enquête peut ordonner de verser au terme d’une audience dans les cas où elle estime que des droits distincts ont été enfreints dans le cadre d’incidents différents ou de séries d’incidents différentes, peu importe si les intimés sont les mêmes ou s’il s’agit d’intimés différents.

Une conclusion similaire a été énoncée dans une décision rendue plus récemment par une commission d’enquête de l’Ontario dans l’affaire Moffat v. Kinark Child and Family Services.

[13] De l’avis de la Commission, on peut étendre ce même raisonnement aux mesures de redressement prévues par la Loi et notamment par son alinéa 50(2)e). Si le droit à réparation pour préjudice moral est propre à chaque plainte, les montants que la plaignante a reçus des syndicats ne peuvent être déduits de ce qu’elle réclame à l’intimé. Par conséquent, les montants que la plaignante peut avoir reçus des autres intimés ne sont pas pertinents à l’égard de l’indemnisation pour préjudice moral qu’elle a demandé à l’intimé en l’espèce.

[14] Cet argument est fondé sur le principe que le Tribunal sera en mesure de distinguer le préjudice moral que l’intimé a infligé à la plaignante de celui découlant de la conduite des syndicats. Il est possible que le Tribunal ne soit pas à même de faire une telle distinction. Les trois plaintes relatives aux droits de la personne et la lettre conjointe de précisions incitent toutes à croire que les faits et gestes des syndicats ainsi que leurs omissions sont survenus en bonne partie à l’époque même où l’intimé a présumément harcelé la plaignante. Si je fais droit à la plainte contre l’intimé et conclus que la plaignante a subi un préjudice moral au cours de la période visée, il se peut fort bien que je ne sois pas en mesure de distinguer le préjudice causé par la conduite de l’intimé de celui découlant de la conduite des syndicats. Le cas échéant, l’intimé pourrait soutenir qu’on ne devrait pas lui ordonner d’indemniser la plaignante pour l’ensemble du préjudice moral subi. La divulgation des sommes d’argent que la plaignante peut avoir reçues des syndicats est pertinente à l’égard d’une question en litige en l’espèce, à tout le moins pour éviter une double indemnisation de la plaignante. J’estime que le compte rendu du règlement pourrait être pertinent, ne serait‑ce que pour ce motif.

[15] Cependant, la responsabilité des syndicats est-elle aussi distincte qu’on le prétend? Il est vrai qu’il est fait mention, dans les plaintes dont les organismes syndicaux ont été l’objet, des articles 7 et 9 de la Loi et de la conduite particulière des syndicats et de leurs représentants. Toutefois, selon la lettre conjointe de précisions de la Commission et de la plaignante, qui a été rédigée avant le règlement des plaintes portées contre les syndicats, l’une des questions à trancher en l’espèce est la suivante :

Est‑ce que les syndicats intimés, soit le SEPC et l’AFPC, ont pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher les actes de harcèlement ou atténuer leurs effets sur la plaignante, comme le veut l’art. 65 de la Loi?

Le par. 65(1) est la disposition de la Loi en vertu de laquelle les actes ou omissions commis par un employé, un mandataire, un administrateur ou un dirigeant sont réputés avoir été commis par l’organisme; autrement dit, il s’agit de la disposition traitant de la responsabilité du fait d’autrui. Selon le paragraphe 65(2), l’organisme peut se disculper en faisant la preuve qu’il n’a pas consenti aux actes ou omissions en question, qu’il a pris toutes les mesures nécessaires pour les empêcher et qu’il a tenté par la suite d’en atténuer les effets.

[16] Le fait que la plaignante et la Commission fassent mention de l’article 65 laisse entendre que la responsabilité des syndicats pourrait découler de la responsabilité principale du présumé harceleur, l’intimé. Le cas échéant, les organismes peuvent être condamnés individuellement et conjointement avec leurs dirigeants, leurs administrateurs, leurs employés ou leurs mandataires à indemniser la plaignante. Voici l’explication qu’on trouve à cet égard dans la décision Moffat :

[TRADUCTION] Dans les cas où l’entreprise intimée est jugé responsable de la conduite discriminatoire de l’individu mis en cause, l’ordonnance stipule que l’entreprise intimée est individuellement et conjointement responsable avec l’individu de l’indemnisation à l’égard de cette conduite.

Dans Moffat, la commission d’enquête a ajouté que le fait de conclure à une responsabilité du fait d’autrui ne justifie pas l’octroi d’une indemnité distincte à l’égard de cette responsabilité.

[17] Par conséquent, on pourrait certainement faire valoir que la présumée responsabilité des syndicats découle de la responsabilité du fait de l’intimé et que les montants reçus en guise de règlement des plaintes portées contre les syndicats devraient être déduits de l’indemnité réclamée à l’intimé par la plaignante. Les montants versés en guise de règlement deviennent donc pertinents à l’égard de la preuve de l’intimé.

[18] Pour tous ces motifs, je suis persuadé que le compte rendu du règlement est pertinent à l’égard d’une question à trancher en l’espèce, soit celle qui consiste à déterminer le montant que l’intimé peut être tenu de verser en guise d’indemnité s’il est jugé responsable.

II. LE DOCUMENT LITIGIEUX EST‑IL PRIVILÉGIÉ?

[19] Dans ses arguments écrits, l’avocat des syndicats a fait observer que, dans la pratique, les parties aux négociations en vue d’un règlement s’engagent à préserver la stricte confidentialité des négociations, [TRADUCTION] et ce afin de les inciter à concilier leurs divergences et à éviter des poursuites judiciaires. L’intérêt qu’a la société à l’égard de l’entente est protégé grâce au processus d’examen et d’approbation auquel doit se livrer la Commission, conformément à l’article 48 de la Loi, pour que le règlement puisse être exécuté.

[20] Afin de favoriser la réalisation de ces objectifs, les tribunaux protègent en fait contre la divulgation les communications faites en vue d’une réconciliation ou d’un aménagement. Toutefois, comme l’ont expliqué Sopinka, Lederman et Bryant, si les négociations ont été couronnées de succès et mènent à une entente mutuelle et que c’est l’interprétation ou l’entente elle-même qui est en litige, il est alors possible d’utiliser les communications comme preuve du règlement. Je note que l’analyse que les auteurs ont faite de ce privilège semble graviter autour des communications ayant mené au règlement, et non autour de l’entente proprement dite. Je conclus implicitement que le compte rendu du règlement ne serait pas visé par le privilège. Quoi qu’il en soit, je suis persuadé que les questions touchant l’évaluation du redressement pour préjudice moral sont des éléments qui ont trait à l’interprétation de l’entente proprement dite. Je ne suis donc pas convaincu que le compte rendu du règlement est privilégié.

III. CONCLUSION ET ORDONNANCE

[21] J’ordonne à la Commission et à la plaignante de communiquer à l’intimé, avant 16 h le jeudi 13 février 2003, le compte rendu du règlement conclu avec l’AFPC et le SEPC. Cette communication prendra la forme de copies du document, conformément au paragraphe 6(3) des Règles de procédure provisoires du Tribunal.

[22] Afin de dissiper certaines des préoccupations en matière de confidentialité, j’ordonne la divulgation du document aux conditions suivantes :

  • l’intimé ne doit consulter le document qu’aux fins de l’audience;
  • l’intimé ne doit pas divulguer ni le document ni son contenu à qui que ce soit, sauf à son avocat, s’il en a un;
  • l’intimé ne doit pas faire de copies du document en question et doit retourner celui‑ci à la Commission dans la semaine qui suivra la clôture de l’audience en l’espèce.

[23] Toute préoccupation similaire concernant la recevabilité du document en preuve à l’audience pourra être examinée dans le cours de celle‑ci, peut-être dans le cadre d’une requête visant à tenir les délibérations à huis clos.


Athanasios D. Hadjis

OTTAWA (Ontario)

Le 11 février 2003

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No :

T722/2702

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Connie Bushey c. Arvind Sharma

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL :

le 11 février 2003

ONT COMPARU :

Connie Bushey

en son propre nom

Ceilidh Snider

au nom de la Commission canadienne des droits de la personne

Arvind Sharma

en son propre nom

Alliance de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord‑Ouest (Ministre du Personnel), [2001] D.C.D.P. no 44 (T.C.D.P.)(QL), par. 8; Hutchison v. British Columbia (Ministry of Health), 2001 BCHRT 30, [2001] B.C.H.R.T.D. No. 29 (QL), par. 36.

(1992), 17 C.H.R.R. D/216 (Comm. d’enq. de l’Ont.).

Ibid., par. 118.

[1999] O.H.R.B.I.D. No. 15 (Comm. d’enq. de l’Ont.)(QL).

Ibid., par. 37.

Ibid., par. 41.

J. Sopinka, S. N. Lederman, A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1999), p. 807.

Ibid., p. 816 et 817.

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