Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

NORA BEDNARSKI

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

BANQUE DE MONTRÉAL

l'intimée

DÉCISION SUR LA COMPÉTENCE

2003 TCDP 8

2003/02/14

MEMBRE INSTRUCTEUR : Athanasios D. Hadjis

(TRADUCTION)

[1] La plaignante est atteinte d'une déficience qui l'oblige à se déplacer à l'aide d'un fauteuil roulant. Elle allègue que les succursales de l'intimée situées à proximité de sa résidence sont inaccessibles aux fauteuils roulants et qu'elle fait l'objet, par conséquent, d'une discrimination aux termes de l'art. 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi).

[2] L'intimée a présenté une requête préliminaire visant le rejet de la plainte. Elle prétend que le Tribunal canadien des droits de la personne n'a pas compétence pour instruire la plainte pour cause d'absence d'impartialité et d'indépendance institutionnelles.

[3] L'intimée soutient qu'il ne peut être porté atteinte à son droit, consacré par le par. 2e) de la Déclaration canadienne des droits (1), à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale. À son avis, ce droit est en fait une norme constitutionnelle qui s'applique à l'ensemble des tribunaux canadiens et non simplement aux cours supérieures de compétence inhérente (2). L'intimée prétend que la fonction et la structure du Tribunal canadien des droits de la personne, telles que décrites dans la Loi, ne diffèrent guère de celles qui caractérisent les cours.

[4] L'intimée fait également valoir que la Loi est un instrument permettant de préserver les droits à l'égalité consacrés par l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Par conséquent, la compétence que la Loi confère au Tribunal en matière de droits de la personne se veut le prolongement de la protection des droits constitutionnels qui est garantie en vertu de la Charte. Les procédures du Tribunal doivent donc être menées conformément aux normes d'indépendance et d'impartialité institutionnelles les plus élevées.

[5] L'intimée admet que, dans l'arrêt Ocean Port Hotel c. Colombie-Britannique, la Cour suprême du Canada a reconnu que bien que certains tribunaux administratifs puissent être appelés à rendre des décisions quasi judiciaires, le degré d'indépendance exigé d'un tribunal administratif donné est fonction de l'intention du législateur et, en l'absence de contraintes institutionnelles, il convient de respecter ce choix (3). Toutefois, l'intimée ajoute que la fonction et le rôle du Tribunal à l'égard de droits qui sont eux-mêmes dérivés de la Charte imposent précisément le genre de contraintes institutionnelles dont il est fait état dans l'arrêt Ocean Port. Par conséquent, lorsqu'il s'agit d'évaluer le degré d'indépendance du Tribunal, on ne devrait pas simplement s'en remettre à l'intention du législateur. En fait, le Tribunal devrait être jugé selon la même norme constitutionnelle que celle qui s'applique aux cours supérieures. Les cours provinciales sont déjà soumises à cet impératif constitutionnel (4).

[6] L'intimée soutient que, au regard de cette norme, au moins deux éléments du cadre législatif de la Loi soulèvent la question de l'indépendance et de l'impartialité du Tribunal. Le premier a trait au pouvoir que l'art. 27 de la Loi confère à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) de préciser, par ordonnance, les limites et les modalités de l'application de la Loi dans une catégorie de cas donnés. L'intimée fait valoir que le mandat de la Commission aux termes de la Loi est de représenter l'intérêt public à l'égard des questions liées à l'égalité, obligation qui, en dernier ressort, incombe à l'État. Par conséquent, l'État ou, plus précisément, un organe du pouvoir exécutif peut, en vertu de ce pouvoir d'émettre des ordonnances, comparaître devant le Tribunal et lui donner parallèlement des instructions quant à l'interprétation d'une loi du pouvoir législatif. Le caractère exécutoire de ces ordonnances aurait pour effet de contraindre le Tribunal à renoncer à son rôle en ce qui touche l'interprétation des dispositions de la Loi.

[7] Le deuxième élément soulevé par l'intimée a rapport aux dispositions du par. 48.2(2) de la Loi qui exigent qu'un membre du Tribunal dont le mandat est échu obtienne l'agrément du président pour terminer les affaires dont il est saisi. Selon l'intimée, l'inamovibilité des membres est soumise au pouvoir discrétionnaire du président. L'intimée soutient qu'étant donné ce pouvoir discrétionnaire, il est illusoire de s'attendre à ce que le Tribunal puisse raisonnablement être perçu comme ayant l'indépendance institutionnelle nécessaire.

[8] Pour ces motifs, l'intimée soutient qu'il existe une crainte raisonnable de partialité institutionnelle et que le Tribunal devrait, par conséquent, refuser d'instruire la plainte.

[9] La Commission est d'avis qu'elle n'a pas à répliquer directement aux arguments invoqués par l'intimée en ce qui concerne l'indépendance et l'impartialité institutionnelles du Tribunal. La Commission fait valoir que la Cour d'appel fédérale a tranché ces mêmes questions dans Bell Canada c. Canada (Commission des droits de la personne) (5), affaire qui avait trait à une plainte de discrimination salariale déposée contre Bell Canada et que la Commission avait éventuellement renvoyée au Tribunal.

[10] Bell Canada a soutenu devant la Cour qu'en raison de la partialité institutionnelle du Tribunal et de son absence d'indépendance, il avait été porté atteinte à son droit à la justice naturelle. Bell a précisément invoqué les mêmes dispositions de la Loi que celles auxquelles l'intimée a fait référence dans ses observations (par. 27(2) et 48.2(2)). Cependant, la Cour d'appel fédérale a statué que ni l'une ni l'autre de ces dispositions ne crée une crainte raisonnable de partialité. Bell Canada en a appelé de ce jugement devant la Cour suprême du Canada. Les plaidoiries dans ce pourvoi ont été présentés il y a quelques semaines à peine (le 23 janvier 2003). On prévoit qu'il faudra attendre plusieurs mois avant que la Cour rende sa décision.

[11] La Commission soutient que le Tribunal demeure lié par l'arrêt de la Cour d'appel fédérale portant sur ces questions, et ce sans égard à l'appel en instance. De toute évidence, il ne s'agit pas d'une chose jugée (res judicata), ne serait-ce que parce que les parties dans l'affaire Bell Canada et la présente affaire ne sont pas les mêmes. Cependant, en vertu du principe du stare decisis, un précédent ou une décision d'une cour lie les cours et tribunaux inférieurs dans la hiérarchie judiciaire (6). Je suis persuadé que l'arrêt rendu par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Bell Canada porte sur les dispositions précises de la Loi qui sont invoquées en l'espèce et que les questions de droit soulevées à l'égard de ces dispositions sont essentiellement les mêmes.

[12] Néanmoins, l'avocat de l'intimée a indiqué que je ne suis pas nécessairement lié par le jugement de la Cour d'appel fédérale. Ce jugement a été rendu avant que la Cour suprême du Canada rende publique sa décision dans l'affaire Mackin c. Nouveau-Brunswick (ministère des Finances) (7). Il est sous-entendu, par conséquent, que la Cour d'appel fédérale est parvenue à ses conclusions sans avoir bénéficié de ce jugement plus récent de la Cour suprême sur la question de l'indépendance et de l'impartialité institutionnelles.

[13] L'affaire Mackin avait trait à des dispositions législatives ayant pour effet de supprimer le système de juges surnuméraires qui existait à la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick afin de le remplacer par un tableau de juges à la retraite rémunérés sur une base journalière. La Cour a soutenu que les modifications apportées par ces dispositions aux modalités de rémunération des juges influaient sur leur sécurité financière et constituaient une violation des garanties institutionnelles d'indépendance judiciaire énoncées à l'alinéa 11d) de la Charte. La loi a été déclarée inconstitutionnelle.

[14] En énonçant dans Mackin le droit en matière d'indépendance et d'impartialité judiciaires, la Cour suprême s'est fondée sur les principes formulés dans des arrêts rendus avant le jugement de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Bell Canada, soit Valente c. R. (8) et le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale (9). L'avocat de l'intimée n'a pas expliqué comment l'analyse du droit présentée dans Mackin aurait éclairé la Cour d'appel fédérale. Il y a lieu également de mentionner que la Cour suprême a concentré son attention sur l'indépendance judiciaire et l'impartialité des cours et non des tribunaux administratifs. En outre, les conclusions de la Cour au sujet de l'inamovibilité sont d'une utilité douteuse à l'égard des arguments invoqués par l'intimée en l'espèce. Dans Mackin, la Cour suprême a statué que la suppression du système de juges surnuméraires n'influait pas sur l'inamovibilité des juges de la Cour provinciale. Pour toutes ces raisons, je ne suis pas persuadé que le fait que la Cour suprême ait rendu subséquemment son jugement dans l'affaire Mackin influe sur l'impact des conclusions énoncées dans Bell Canada sur les questions dont je suis saisi.

[15] Selon l'avocat de l'intimée, on ne fait aucunement référence dans l'arrêt Bell Canada au lien entre l'art. 15 de la Charte et la Loi. Je ne suis saisi d'aucun élément de preuve indiquant quels arguments ont été invoqués devant la Cour. En tout état de cause, je ne crois pas que cette facette des prétentions de l'intimée ajoute beaucoup à son argumentation générale. Il ne faut pas perdre de vue le fait que ce qui est au cœur de l'argumentation de l'intimée, c'est son affirmation voulant que le pouvoir de la Commission d'émettre des ordonnances, en vertu du par. 27(2) de la Loi, et le pouvoir discrétionnaire dont jouit le président aux termes du par. 48.2(2), créent une crainte raisonnable de partialité institutionnelle. La Cour d'appel fédérale s'est penchée sur ces mêmes éléments et a statué qu'ils ne portaient pas atteinte à l'indépendance et l'impartialité institutionnelles du Tribunal.

[16] Il est tout à fait possible que la Cour d'appel fédérale ait tenu compte dans ses conclusions des répercussions constitutionnelles - s'il en est - sur la compétence du Tribunal. Il serait très présomptueux de ma part de tenter de me démarquer des conclusions formulées dans un arrêt de la Cour d'appel fédérale qui porte directement sur les questions particulières dont je suis saisi, simplement parce qu'un certain argument juridique n'y est pas énoncé, d'autant plus que je ne suis saisi d'aucun élément de preuve me donnant à croire que cette question n'a pas en fait été soulevée par les avocats dans le cadre des observations qu'ils ont présentées à la Cour.

[17] En outre, je n'admets pas l'idée que je puisse faire abstraction des conclusions de la Cour d'appel fédérale simplement parce que la Cour suprême du Canada est maintenant saisie de la question. Dans Hujdic c. Air Canada (10), Air Canada a déposé une requête dans laquelle elle prétendait qu'il existait une crainte raisonnable de partialité institutionnelle à l'égard du Tribunal. La requête en question a été présentée après que la Cour d'appel fédérale eut rendu sa décision dans Bell Canada. Dans sa décision portant sur la requête, la présidente a déclaré :

À mon avis, le fait que Bell Canada demande l'autorisation d'en appeler de la décision de la Cour d'appel fédérale n'est pas pertinent. À ce moment-ci, la décision de la Cour d'appel fédérale est un prononcé formel valide et représente l'état du droit (11).

[18] La décision Hujdic a été rendue par le Tribunal avant que la Cour suprême décide d'accorder à Bell Canada l'autorisation d'en appeler du jugement. Je ne suis pas persuadé que le fait que l'affaire ait maintenant été instruite et prise en délibéré par la Cour suprême fasse une différence. Le jugement de la Cour d'appel fédérale continue de représenter l'état du droit tant que cette cour ou la Cour suprême n'en n'a pas décidé autrement.

[19] Par conséquent, la requête de l'intimée est rejetée.

DÉPENS

[20] L'avocate de la Commission est d'avis que, compte tenu du caractère impératif du jugement prononcé par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Bell Canada, la requête de l'intimée était dénuée de tout fondement et que, par conséquent, la Commission devrait se voir adjuger les dépens. La Commission allègue que [TRADUCTION] beaucoup de ressources et de deniers publics ont été consacrés [TRADUCTION] à la préparation et à l'audition de la requête ainsi qu'aux déplacements y afférents. L'avocate de la Commission admet que la Loi ne comporte aucune disposition qui accorde le pouvoir d'adjuger les dépens à la Commission. Cependant, elle soutient qu'en l'absence d'une interdiction expresse à cet égard, le Tribunal peut rendre une telle ordonnance du fait qu'il est maître de sa propre procédure.

[21] Je ne suis pas convaincu que le comportement de l'intimée à l'égard du dépôt de cette requête ait été aussi malveillant que la Commission le laisse entendre. Le Tribunal accorde généralement à toutes les parties la possibilité de soulever des questions préliminaires, lesquelles sont examinées, s'il y a lieu, bien avant le début de l'audience sur le fond de la plainte. Je suis persuadé que l'intimée avait le droit de présenter cette requête. Chose certaine, le fait que l'intimée ait soulevé ainsi une crainte raisonnable de partialité lui donne une certaine assurance qu'elle ne sera pas réputée avoir renoncé à son droit de soulever à nouveau cette question si la Cour suprême du Canada infirme la décision rendue par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Bell Canada (12).

[22] Pour ce qui est de la question à savoir si, en tout état de cause, le Tribunal a le pouvoir d'adjuger les dépens à la Commission, nous l'examinerons un autre jour.

ORDONNANCE

[23] La requête de l'intimée est rejetée. La demande de la Commission visant à lui adjuger les dépens est rejetée elle aussi.

Originale signée par


Athanasios D. Hadjis

OTTAWA (Ontario)

le 14 février 2003

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No : T728/3302

INTITULÉ DE LA CAUSE : Nora Bednarski c. Banque de Montréal

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : le 14 février 2003

ONT COMPARU :

Andrea Wright au nom de la Commission canadienne des droits de la personne

Lukasz Granosik au nom de l'intimée

1. 1 L.C. 1960, ch. 44.

2. 2 Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, [1997] 3 R.C.S. 3.

3. 3 [2001] 2 R.C.S. 781, par. 24.

4. 4 Ibid., par. 23.

5. 5 Bell Canada c. Canada (Commission des droits de la personne), [2001] 3 C.F. 481 (C.A.), infirmée [2001] 2 C.F. 392 (1re inst.).

6. 6 A. Mayrand, Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit, 3e éd. (Cowansville, Québec : Yvon Blais, 1994), pages 493 et 494.

7. 7 2002 SCC 13; [2002] S.C.J. No. 13 (QL).

8. 8 [1985] 2 R.C.S. 673.

9. 9 Supra, note 2.

10. 10 Hujdic c. Air Canada (1er novembre 2001), T658/4601 (T.C.D.P.).

11. 11 Ibid., par. 7. Voir aussi Larente c. Société Radio-Canada, [2001] D.C.D.P. no 24 (T.C.D.P.) (QL).

12. 12 Zündel c. Canada (Commission des droits de la personne) [1999] 3 C.F. 58 (1re inst.), par. 12 à 16.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.