Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 14/94 Décision rendue le 15 septembre 1994

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, ch. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE : PEGGY (JOHNSON) VERMETTE

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

l'intimée

DÉCISION DU TRIBUNAL

TRIBUNAL : Lyman R. Robinson, c.r.

ONT COMPARU : Geraldine Knudsen, avocate de la plaignante

Fiona Keith, avocate de la Commission

Roy L. Heenan, avocat de l'intimée

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE : les 7 au 9 février 1994, le 8 avril 1994 Saskatoon (Saskatchewan)

TRADUCTION

1

Aux termes de la plainte déposée en l'espèce (Pièce HR-1), l'intimée, la Société Radio-Canada, aurait commis un acte discriminatoire à l'égard de la plaignante, Peggy Johnson, en mettant fin à l'emploi de cette dernière à cause d'une déficience, en contravention de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi). La plaignante s'est mariée depuis le dépôt de la plainte, et elle a pris le nom de Vermette. Dans la transcription de l'audience, c'est sous le nom de Peggy Vermette que son témoignage est enregistré. La déficience visée dans la plainte est [TRADUCTION] «une déficience liée à l'alcool».

A la suite d'ententes conclues avec des hauts fonctionnaires du gouvernement en 1988, l'intimée a accepté de fournir des services de formation en cours d'emploi à des personnes autochtones, dans le domaine de la radiodiffusion et de la télédiffusion. Les services étaient fournis en application d'une convention de services passée entre l'intimée et le gouvernement de la Saskatchewan, en vertu de la Federal-Provincial Agreements Act. Aux termes de cette convention, l'intimée versait un salaire à chaque stagiaire et le gouvernement de la Saskatchewan remboursait par la suite ces salaires à l'intimée. La plaignante a été choisie comme stagiaire dans le cadre de ce programme et, pour pouvoir toucher la rémunération versée par le gouvernement en application du programme, elle a été engagée par l'intimée comme [TRADUCTION] «annonceure temporaire affectée à la télévision». Elle a commencé à participer au programme à la fin du mois de juin 1988.

La plaignante a suivi le programme jusqu'au lundi 29 août 1988, date à laquelle elle a informé l'agente du personnel de l'intimée à Saskatoon du fait qu'elle ne pouvait se concentrer sur son travail en raison de problèmes personnels qu'elle éprouvait avec son ami et qui la perturbaient. Elle a demandé une consultation auprès du service d'aide aux employés de l'intimée et l'a obtenue. Le ou vers le 31 août 1988, la plaignante a été admise au centre de traitement en établissement Pine Lodge, à Indian Head (Saskatchewan) et, lorsque l'intimée l'a appris, son directeur régional pour la Saskatchewan, M. Ronald Smith, a consulté Mme Sandra Coates, coordonnatrice du Native Career Development Office de la province, dont le bureau était chargé de rembourser à l'intimée les salaires que celle-ci versait aux stagiaires. Mme Coates a informé M. Smith que les fonds alloués en application de la convention de services ne pouvaient être employés qu'au paiement des stagiaires pour les heures de formation qu'ils recevaient, et elle lui a conseillé de licencier la plaignante. L'intimée a mis fin à l'emploi de la plaignante et à sa participation au programme et l'en a avisée par lettre, le 6 septembre 1988 (Pièce HR-7).

On a fait valoir, au nom de la plaignante, que ce licenciement constituait de la «discrimination par suite d'un effet préjudiciable» au sens de l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536.

A. LES DÉCISIONS RENDUES EN MATIERE PROCÉDURALE

Avant d'aborder le fond de la plainte, je traiterai de plusieurs décisions procédurales qui ont été rendues pendant l'instance.

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1. La demande d'autorisation de l'avocate de la Commission visant la présentation d'un témoin expert malgré l'absence de l'avis de trente jours

Le 4 février 1994, soit trois jours avant la date prévue pour le début de l'audience, l'avocate de la Commission a demandé d'être autorisée à présenter un témoin expert. Elle a expliqué, dans sa lettre de demande, que la Commission désirait soumettre un témoignage d'expert portant sur la nature et les objets des programmes spéciaux ainsi que sur les obstacles à l'emploi auxquels les personnes autochtones se heurtent. Au cours d'une conférence téléphonique organisée pour entendre la demande, l'avocat de l'intimée a élevé une objection en faisant valoir qu'il n'avait pas reçu l'avis de quatre semaines et que la définition des «programmes spéciaux» visés à l'article 16 de la Loi était une question de droit et non de fait.

Après la conférence téléphonique, j'ai décidé de rejeter la demande pour les motifs suivants. Au mois de septembre 1993, avait eu lieu une conférence préalable à l'audience, présidée par M. Raymond W. Kirzinger. A la suite de celle-ci, M. Kirzinger avait préparé, le 14 septembre 1993, un protocole d'entente énonçant les points sur lesquels les parties ou leur avocat s'étaient entendus. Le paragraphe 6.1 de ce protocole est ainsi conçu :

[TRADUCTION]

6.1 La Commission fait savoir qu'elle fournira aux autres parties, au moins quatre semaines avant l'audience, un résumé des titres et compétences du témoin expert ainsi que du témoignage qu'il présentera.

L'audience devait s'ouvrir le 7 février 1994, et elle a bien commencé à cette date. Plutôt que de donner à l'intimée l'avis de quatre semaines énonçant les compétences et l'expérience de l'expert et résumant son témoignage, l'avocate de la Commission a demandé au Tribunal de rendre une ordonnance permettant la présentation d'un témoin expert à trois jours d'avis (dont deux jours de fin de semaine). La production d'un témoignage d'expert suivant un préavis aussi court aurait pu causer à l'intimée un préjudice considérable. En effet, celle-ci n'aurait pu bénéficier, en seulement quelques jours, d'une possibilité raisonnable de prendre connaissance du témoignage que la Commission entendait présenter et de chercher, si elle l'estimait souhaitable, à se constituer elle aussi un témoin expert qui soit en mesure de venir témoigner à Saskatoon.

La Commission avait été informée, par un avis daté du 8 décembre 1993, de la date prévue pour l'audience, savoir le 7 février 1994, et la conférence préalable à l'audience avait eu lieu au mois de septembre 1993. La Commission avait donc amplement le temps de choisir les témoins qu'elle voulait présenter et de donner à l'intimée l'avis de quatre semaines prévu au paragraphe 6.1 du protocole d'entente.

2. La demande d'ajournement de l'audience afin de présenter un témoin expert et de faire produire, par subpoena, des documents de Pine Lodge

Après l'interrogatoire et le contre-interrogatoire de la plaignante et de M. Cardwell, l'avocate de la Commission a informé le Tribunal qu'elle n'avait plus de témoins pouvant déposer pour le moment. Elle a indiqué (Transcription, vol. 2, à la p. 191) qu'elle désirait soumettre d'autres éléments de preuve concernant la question de

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l'alcoolodépendance de Mme Vermette et qu'elle pensait présenter le témoignage de l'ancien directeur du centre de réadaptation Pine Lodge lequel, apparemment, était également médecin. Elle a informé le Tribunal que ce médecin était à Regina et qu'elle n'avait pas encore pu obtenir confirmation qu'il pouvait venir témoigner. Elle a également fait mention d'une feuille médico-administrative préparée par le centre au sujet de Mme Vermette, et elle a expliqué qu'elle voulait signifier un subpoena à l'établissement pour qu'il produise le dossier de la plaignante et envoie un employé témoigner quant à ces documents, mais qu'elle ne savait pas encore quel employé assigner. De toute évidence, cette personne n'était pas là pour témoigner et elle n'aurait pu se présenter pour le faire pendant le reste de la période prévue pour la présentation de la preuve au cours de cette semaine-là du mois de février. L'avocate de la Commission a demandé un ajournement afin de pouvoir présenter ces témoins. L'avocat de l'intimée s'est opposé à la présentation d'un témoignage d'expert parce que l'intimée n'avait pas reçu le résumé des titres et compétences du témoin ainsi que du témoignage de celui-ci au moins quatre semaines avant l'audience, ainsi que le prévoyait le paragraphe 6.1 du protocole d'entente.

J'ai statué que le témoignage d'expert que l'avocate voulait obtenir du médecin était irrecevable parce que l'intimée n'avait pas reçu l'avis de quatre semaines requis par le paragraphe 6.1 du protocole d'entente, que je répète ici :

[TRADUCTION]

6.1 La Commission fait savoir qu'elle fournira aux autres parties, au moins quatre semaines avant l'audience, un résumé des titres et compétences du témoin expert ainsi que du témoignage qu'il présentera.

J'ai également refusé d'ordonner un ajournement pour permettre à la Commission d'appeler à témoigner un expert en matière d'alcoolodépendance ou d'assigner une personne de Pine Lodge pour qu'elle produise des documents relatifs au séjour de la plaignante dans cet établissement. Le protocole d'entente établi par suite de la conférence préalable à l'audience du mois de septembre 1993 prévoyait clairement que la Commission présenterait un témoignage d'expert concernant l'alcoolodépendance et qu'elle assignerait un employé de Pine Lodge. Voici, à cet égard, un extrait du paragraphe 4.2 du protocole :

[TRADUCTION]

4.2 La plaignante prévoit présenter les témoins suivants (sous réserve du dépôt d'un exposé conjoint des faits et de la portée de celui-ci) :

c) un représentant de Pine Lodge (durée prévue du témoignage : 30 à 45 minutes), concernant les communications qui avaient eu lieu avec l'intimée avant le licenciement,

d) un témoin expert dans le domaine médical de la dépendance (durée du témoignage actuellement inconnue), concernant l'alcoolodépendance comme déficience.

La Commission avait reçu un avis daté du 8 décembre 1993 l'informant que l'audience devait commencer le 7 février 1994. Elle avait donc tout le temps voulu pour choisir et assigner les témoins dont elle avait besoin. L'octroi d'un ajournement signifiait une remise d'au moins deux mois pour

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permettre à la Commission de clore sa preuve avant que le Tribunal commence à entendre celle de l'intimée. Les témoins de l'intimée étaient présents et prêts à déposer pendant la semaine du 7 février 1994, et certains s'étaient déplacés d'Ottawa ou de l'Alberta. Si j'avais accordé l'ajournement, ces témoins auraient dû revenir plus tard à Saskatoon. Pour l'intimée, cela signifiait des frais abusifs et pour les témoins, des inconvénients inacceptables.

3. La demande de l'avocate de la plaignante de rappeler sa cliente en interrogatoire principal

Au début de l'audience, l'avocate de la Commission a avisé le Tribunal qu'elle représentait la Commission, mais non la plaignante. Elle a indiqué clairement que la plaignante, qui est partie à la présente instance, était une partie distincte de la Commission et qu'elle n'était pas représentée par avocat. Le paragraphe 1.1 du protocole d'entente préparé par M. Raymond W. Kirzinger à la suite de la conférence préalable à l'audience du mois de septembre 1993 énonce ce qui suit :

[TRADUCTION]

1.1 La plaignante souhaite que la Commission agisse en son nom relativement à la plainte dans la mesure où il y a concordance entre ses propres intérêts et l'intérêt public (que défend la Commission). La plaignante comprend qu'elle a le droit d'agir en tant que partie distincte si cette concordance venait à disparaître.

La plaignante a été le premier témoin appelé par l'avocate de la Commission. A la fin de son interrogatoire principal, l'avocate lui a demandé si elle désirait dire quelque chose de plus en son nom. La plaignante a répondu qu'elle ne voyait pas quoi ajouter. Après le contre- interrogatoire et un réexamen, je lui ai demandé si, en sa qualité de partie distincte, elle souhaitait déposer sur d'autres points. Elle a répondu par la négative. L'avocate de la Commission a donc appelé les témoins qui lui restaient. L'intimée a ensuite commencé sa preuve en abordant la question du respect du délai prévu pour le dépôt de la plainte ainsi qu'en invoquant le moyen de défense du manque de diligence. Elle a appelé deux témoins qui ont déposé quant à ces questions. A la suite de l'interrogatoire principal, du contre-interrogatoire et du réexamen de ces personnes, Me Geraldine Knudsen a comparu et a informé le Tribunal qu'elle avait reçu instruction de représenter la plaignante pour le reste de l'audience.

Immédiatement après avoir comparu au nom de la plaignante, Me Knudsen a demandé l'autorisation de rappeler sa cliente à la barre pour témoigner en son propre nom. J'ai rejeté la demande pour les motifs suivants. Un plaignant a incontestablement le droit de décider à n'importe quel moment de l'audience de se faire représenter par l'avocat de son choix. Ce droit n'emporte pas, toutefois, le droit de rouvrir sa preuve et de redéposer en interrogatoire principal, une fois que l'intimé a commencé sa preuve, comme en l'espèce. Lorsqu'un plaignant, ou toute autre partie, décide de se constituer un avocat ou d'en changer au milieu de l'audience, le nouvel avocat ne peut s'attendre à ce que l'instruction reprenne du début. Les règles généralement reconnues régissant l'ordre de présentation de la preuve et prévoyant que la preuve au soutien de la plainte est présentée d'abord, suivie de la preuve de l'intimée puis de la contre-preuve en réponse ont été établies au fil des décennies, dans le but

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d'assurer l'équité de l'instruction. Un intimé a le droit de connaître l'intégralité de la preuve faite contre lui avant de commencer la présentation de sa propre preuve. Le Tribunal commettrait une injustice à l'égard de l'intimée s'il accordait à la plaignante la possibilité de refaire sa preuve en acceptant que celle-ci revienne à la barre, alors que l'intimée est en train de présenter sa défense en fonction de la preuve qui a été soumise par la Commission et par la plaignante.

J'ai fait clairement savoir à Me Knudsen qu'elle avait entièrement le droit de contre-interroger les témoins cités par l'intimée après sa comparution et de présenter une contre-preuve en réponse si les conditions présidant à la présentation d'une telle preuve étaient réunies. Me Knudsen avait également la possibilité de plaider oralement au nom de la plaignante et elle s'en est prévalue.

4. La demande de la Commission visant à présenter une contre-preuve en réponse et à rouvrir sa preuve

Lorsque s'est terminée l'audition de la preuve, au mois de février 1994, l'audience a été ajournée au 7 avril 1994 pour les plaidoiries orales. L'avocate de la Commission a demandé, dans une lettre datée du 11 mars 1994, l'autorisation de présenter une contre-preuve en réponse et de soumettre de nouveaux éléments de preuve. L'avocate de la plaignante a appuyé la demande, mais l'avocat de l'intimée s'y est opposé.

a) La contre-preuve en réponse

Les nouveaux éléments de preuve comprenaient le témoignage de M. Roly Gatin, ancien directeur du centre de réadaption Pine Lodge. Dans sa lettre du 11 mars 1994, l'avocate de la Commission indiquait ce qui suit :

[TRADUCTION]

[...] Je prévois qu'il témoignera relativement au congé anticipé de Mme Vermette, le 6 septembre 1989.

Elle faisait également mention d'éléments de preuve documentaire qu'elle avait récemment obtenus du centre de réadaptation et indiquait qu'elle en avait envoyé copie à l'avocat de l'intimée. On peut présumer qu'elle avait l'intention de soumettre ces éléments en contre-preuve.

En général, on ne peut présenter de contre-preuve en réponse que pour réfuter des faits ou des questions soulevées en défense ou pour y apporter des réserves. Cette contre-preuve ne peut servir à la présentation d'éléments de preuve qui peuvent raisonnablement être considérés comme faisant partie de la preuve principale. Dans leur ouvrage The Law of Evidence in Canada, Sopinka et Lederman résument les principes de droit applicables aux instances judiciaires de la façon suivante (à la p. 880) :

[TRADUCTION]

Lorsque la preuve du défendeur est close, le demandeur ou la Couronne a le droit de présenter une contre-preuve pour réfuter les questions ou faits nouveaux soulevés en défense ou pour y apporter des réserves. En matière civile, la règle générale veut que les éléments qui peuvent raisonnablement être considérés comme faisant partie de la preuve principale soient exclus.

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A cet égard, les auteurs citent, en l'approuvant, la justification élaborée dans Wigmore, Evidence (Chadbourne rev. 1976) relativement à cette règle (no 1873, à la p. 672) :

[TRADUCTION]

[...] d'abord le risque d'injustice à l'endroit d'une partie adverse qui a supposé à tort que la preuve principale renfermait la totalité des éléments de preuve auxquels elle devait répondre et, deuxièmement, la confusion interminable qu'engendrerait une alternance sans fin de fragments de la preuve de chaque partie qu'il aurait été possible de rassembler dès le départ.

Dans la décision Allock, Laight & Westwood Ltd. v. Patten, [1967] 1 O.R. 18 (C.A. Ont.), on trouve le passage suivant sous la plume du juge Shroeder (à la p. 21) :

[TRADUCTION]

Il est bien établi que dans l'instruction d'un litige unique, la partie qui ouvre le débat doit soumettre d'emblée la totalité de sa preuve, et qu'elle ne peut diviser celle-ci de façon à ne présenter d'abord que des éléments de preuve prima facie, quitte, s'ils sont ébranlés par la partie adverse, à y rajouter ensuite des éléments confirmatifs (Jacobs v. Tarleton (1848), 11 Q.B. 421, 116 E.R. 534 [...]. La règle est maintenant si bien établie qu'elle se passe d'autres commentaires. Il est important qu'elle soit observée [...] dans l'instruction de litiges. Le défendeur a le droit de connaître la preuve présentée contre lui pour soumettre sa défense, et le demandeur ne peut prendre prétexte de la contre-preuve pour reconfirmer les éléments qu'il était tenu de présenter dès le départ sous peine de ne pas convaincre le tribunal.

Après examen des observations écrites de l'avocate, j'ai rendu une ordonnance restreignant la portée de la contre-preuve aux conversations que Roly Gatin a eues avec Dennice Stambuck, l'agente du personnel de l'intimée, dans la mesure où le témoignage de ce dernier réfuterait celui de Mme Stambuck ou lui apporterait des réserves. On peut raisonnablement considérer que le témoignage de M. Gatin sur les points suivants aurait dû faire partie de la preuve de la Commission et ne pouvait donc être reçu en contre-preuve :

a) les usages de Pine Lodge relativement à la durée du séjour des bénéficiaires au centre de réadaptation; b) l'état de Mme Vermette à son arrivée à Pine Lodge; c) le programme de réadaptation suivi par Mme Vermette à Pine Lodge; d) le congé anticipé reçu par Mme Vermette, à moins qu'il ne s'agisse de l'affirmation que cette date a été communiquée à l'intimée; e) les caractéristiques générales de l'alcoolisme ou de l'alcoolodépendance.

L'avocate de la Commission a indiqué au Tribunal, dans une lettre datée du 28 mars 1994, que M. Gatin ne se souvenait pas s'il avait parlé ou non avec Mme Stambuck, et elle ne l'a pas appelé à témoigner en contre- preuve.

b) Demande de réouverture de la preuve de la Commission

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Dans sa lettre du 11 mars 1994, l'avocate de la Commission a également demandé au Tribunal de l'autoriser à présenter de nouveaux éléments de preuve. Elle ne donnait pas de précisions sur ces éléments, mais faisait mention de la demande qu'elle avait soumise en terminant sa preuve, au mois de février, visant la présentation du témoignage d'opinion d'un expert au sujet de l'alcoolodépendance de Mme Vermette.

Il appert que par cette demande de réouverture de la preuve, l'avocate de la Commission cherche essentiellement à présenter les éléments de preuve que le Tribunal a refusé de recevoir à la clôture de la preuve de la Commission au mois de février (voir la section 2 ci-haut). L'avocate a toutefois fait valoir, dans sa demande du mois de mars, qu'elle avait donné le préavis de quatre semaines exigé par le protocole d'entente relativement à la présentation d'un témoin expert lorsqu'elle avait remis à l'intimée un résumé du témoignage que l'expert entendait donner. Elle avait en outre communiqué à l'avocat de l'intimée copie de la feuille d'admission et de la feuille médico-administrative concernant Mme Vermette.

L'octroi d'une demande de réouverture relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal. En matière civile, ce principe a été énoncé, notamment, dans les affaires B.F. Goodrich Canada Ltd. v. Mann's Garage Ltd., (1959) 21 D.L.R. (2d) 33 (C.B.R. N.-B.) et Clayton v. British American Securities Ltd., [1934] 3 W.W.R. 259 (C.A.C.-B.) et, en matière pénale, dans l'affaire R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979 (le juge Cory, aux p. 1002 et 1003).

Dans leur ouvrage The Law of Evidence in Civil Cases, MM. Sopinka et Lederman décrivent ainsi les principes applicables à l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire dans les cas où la demande de réouverture est soumise après le prononcé de la décision :

[TRADUCTION]

Hors les cas de fraude ou de surprise, il doit s'agir d'éléments de preuve récemment obtenus qui n'auraient pas pu être découverts pendant l'instruction, même en faisant preuve de diligence raisonnable, et dont la nature fait qu'ils auraient pu constituer un facteur déterminant dans la décision (à la p. 542).

Dans les cas où la demande de réouverture est soumise avant que la décision soit rendue, il a été reconnu que les tribunaux disposent de plus de latitude. Dans l'ouvrage précité, MM. Sopinka et Lederman indiquent que la réouverture peut être accordée [TRADUCTION] «lorsque l'intérêt de la justice le requiert» (à la p. 541). A l'appui de cette affirmation, ils citent notamment l'affaire Sunny Isle Farms v. Mayhew (1972), 27 D.L.R. (3d) 323 (C.S.I.-.P.-É.), dans laquelle le juge Nicholson a fait siens les propos suivants tenus par le juge Boyle dans l'affaire Sales v. Calgary Stock Exchange, [1931] 3 W.W.R. 392, à la p. 394 (C.A.Alb.) :

[TRADUCTION]

Rouvrir un procès une fois que toute la preuve a été reçue est, selon moi, un geste très grave. Cela ne devrait jamais être fait à moins qu'il ne semble impératif, dans l'intérêt de la justice, de rouvrir la preuve pour y ajouter de nouveaux éléments.

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Dans l'affaire Sunny Isle Farms Ltd. v. Mayhew, (1972) 27 D.L.R. (3d) 323, le juge de première instance avait autorisé la réouverture après avoir conclu que la défense avait induit en erreur l'avocat du demandeur en présentant en preuve des moyens de défense différents de ceux qu'elle avait plaidé par écrit. En l'espèce, personne ne soutient que l'avocate de la Commission a été induite en erreur quant aux moyens de défense invoqués par l'intimée.

Sopinka et Lederman citent une autre affaire concernant cette question, savoir Woodworth v. Gagné et al., [1935] 3 W.W.R. 49 (C.S.C.-B.), dans laquelle le défendeur avait demandé de rouvrir la preuve afin de réfuter la déclaration d'un témoin présenté par le demandeur. Le juge Fisher, après avoir repris à son compte le passage précité de la décision Sales v. Calgary Stock Exchange, a rejeté la demande.

Les deux auteurs mentionnent également l'affaire Devins c. Hannah, [1921] 3 W.W.R. 350 (C.B.R.Sask.), dans laquelle une ordonnance permettant au demandeur de rouvrir sa preuve avait été cassée en appel. La réouverture avait été demandée pour permettre la déposition d'un témoin qui avait été assigné mais qui n'avait pas pu se présenter pour témoigner. La Cour, tout en reconnaissant que le juge avait le pouvoir discrétionnaire d'autoriser une partie à rouvrir sa preuve, a conclu qu'il ne convenait pas de l'exercer en l'espèce.

L'affaire C.I.B.C. v. Hicks, (1983) 42 N.B.R. (2d) 346, 110 A.P.R. 346 (C.B.R.N.-B.) fournit un autre exemple du rejet d'une demande de réouverture fondé sur le motif de l'injustice qui en résulterait pour l'autre partie qui, selon toute probabilité, aurait présenté sa défense en fonction de la preuve soumise par le demandeur.

Dans l'affaire Gass v. Childs, (1958) 43 M.P.R. 87, à la p. 93, le juge Ritchie énonce trois critères dont un tribunal doit vérifier l'existence avant d'exercer son pouvoir discrétionnaire de rouvrir une preuve :

[TRADUCTION]

Les trois conditions énumérées ci-dessous doivent être réunies pour qu'un tribunal soit justifié d'accepter de nouveaux éléments de preuve ou d'ordonner un nouveau procès :

1. il doit être établi que même en faisant preuve de diligence raisonnable il n'aurait pas été possible d'obtenir les éléments de preuve pour présentation au procès; 2. les éléments de preuve doivent être susceptibles d'influer substantiellement sur l'issue de l'affaire, quoiqu'ils n'aient pas à être déterminants; 3. les éléments de preuve doivent être vraisemblables ou, autrement dit, ils doivent paraître crédibles même s'il n'est pas nécessaire qu'ils soient irrécusables.

Bien que la doctrine et la jurisprudence précitées s'appliquent à des procédures judiciaires, j'estime que l'extrait précité de Wigmore, Evidence (Chadbourne rev. 1976), no 1873 à la p. 672 peut viser autant des instances judiciaires que des instances portées devant un tribunal des droits de la personne.

J'ai évalué la demande de réouverture présentée par l'avocate de la Commission en fonction des critères élaborés dans l'affaire Gass v.

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Childs (précitée). Il s'agit d'abord de se demander s'il n'aurait pas été possible, en faisant preuve de diligence raisonnable, d'obtenir les éléments de preuve avant la clôture de la preuve de la Commission au mois de février. Depuis le début, la plainte faisait état d'un acte discriminatoire fondé sur une déficience, savoir l'acoolodépendance. La dépendance alcoolique figurait, au paragraphe 2.2 du protocole d'entente, au nombre des points que les parties prévoyaient soulever, et le paragraphe 4.2 du même document faisait mention, dans la liste des témoins qui y était dressée, d'un témoin expert dans le domaine médical de la dépendance que la Commission avait l'intention d'appeler pour déposer sur ce sujet. Rien n'indique qu'il n'aurait pas été possible, en s'y employant diligemment, d'obtenir cet élément et de l'intégrer à la preuve de la Commission ou de s'assurer, pour cette preuve, le témoignage du médecin qui était l'ancien directeur du centre de réadaptation Pine Lodge ou le témoignage d'un autre expert. Il n'a pas été établi non plus que même en faisant preuve de diligence raisonnable, la Commission n'aurait pu se procurer la feuille d'admission et la feuille médico-administrative de la plaignante de même que d'autres éléments de preuve documentaires en la possession de Pine Lodge afin de les intégrer à sa preuve. J'ai donc conclu que la demande ne satisfaisait pas au premier critère de l'affaire Gass v. Childs.

Cette conclusion rend inutile l'examen du deuxième et du troisième critère.

J'ai refusé la demande de réouverture de la preuve de la Commission et j'ai fait tenir une première version des motifs sous-tendant ce refus aux avocats avant l'audition des plaidoiries orales, en informant ceux-ci que les motifs définitifs seraient intégrés aux motifs de la présente décision.

B. PRÉSENTATION DE LA PLAINTE DANS LE DÉLAI PRÉVU

Relativement à la question générale du respect du délai de présentation de la plainte, l'intimée a fait valoir deux arguments. Elle a soutenu d'abord que le Tribunal devait rejeter la plainte en application de la théorie du manque de diligence. Cette théorie, qui ressortit à l'equity, affirme que l'intimé qui veut s'en prévaloir doit démontrer que le retard qu'a mis le plaignant à agir a injustement porté atteinte à sa capacité de se défendre. L'intimée a fait valoir, subsidiairement, qu'elle ne devait pas être privée du bénéfice de la prescription prévue à l'article 41 de la Loi, et que le Tribunal devait rejeter la plainte parce que celle-ci reposait sur un acte qui avait eu lieu plus d'un an avant qu'elle soit déposée devant la Commission. Avant d'examiner l'aspect juridique de ces arguments, il importe de décrire les faits sur lesquels ils reposent.

L'acte visé dans la plainte est le licenciement de la plaignante par l'intimée. Cette dernière a mis fin à l'emploi de la plaignante par une lettre qu'elle lui a envoyée le 6 septembre 1988 (Pièce HR-7) au centre de réadaptation Pine Lodge à Indian Head (Saskatchewan). Le licenciement prenait effet le 2 septembre 1988. La plaignante a témoigné qu'elle avait reçu la lettre pendant qu'elle était au centre. On ne sait pas exactement quand elle lui est parvenue, mais on peut supposer que c'était au cours de la semaine qui a suivi son envoi. J'estime que la plaignante a reçu cette lettre au plus tard le 13 septembre. C'est cette date qui marque le point

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de départ de la prescription d'un an normalement applicable au dépôt d'une plainte.

La plaignante a témoigné qu'après réception de la lettre de licenciement, elle a communiqué avec la Commission canadienne des droits de la personne pour obtenir des renseignements pendant qu'elle était encore à Pine Lodge, au mois de septembre 1988. A ce moment-là, elle a décidé de ne pas porter plainte. Elle a communiqué de nouveau avec la Commission au mois de juillet 1989. Une note confirmant cet appel (Pièce R-3) a été rédigée le 23 août 1989 par l'agente des droits de la personne du Bureau régional des Prairies, Virginia Menzie, et a été portée au dossier de la cliente. On peut y lire, notamment :

[TRADUCTION]

Lorsqu'elle a communiqué avec moi, le 20 juillet 1989, elle a affirmé être au courant de l'échéance du mois de septembre 1989 qui s'appliquait à sa plainte.

Après que la plaignante eut pris contact avec la Commission au mois de juillet 1989, un agent de cet organisme a préparé un projet de plainte. Il appert du résumé chronologique des faits préparé par la Commission (Pièce HR-14) qu'un projet de plainte a été envoyé à la plaignante le 10 août 1989. La plaignante a jugé qu'il ne présentait pas correctement les faits et en a avisé la Commission par téléphone le 14 août 1989.

La plaignante a témoigné qu'après avoir modifié le libellé du projet de plainte, elle a retourné celui-ci à la Commission au mois de janvier 1990; c'était donc environ quatre mois après l'expiration du délai d'un an prévu à l'article 41 de la Loi. Le résumé chronologique susmentionné (Pièce HR-14) indique qu'en janvier 1990, la Commission a reçu une lettre de la plaignante au sujet de la formule de plainte. La plaignante attribue son retard à renvoyer le projet au fait qu'on lui avait dit que la personne qui était chargée de son dossier était en congé jusqu'au mois de janvier 1990. A la page 96 de la transcription, on peut lire cet extrait de son témoignage :

[TRADUCTION]

J'avais des questions à lui poser et on m'a dit qu'elle «ne serait pas de retour avant le mois de janvier». Je me suis dit : «Bon, d'accord, je l'appelerai au mois de janvier». La plainte est formulée et le processus est amorcé, donc l'affaire est en cours; je travaillerai avec elle quand elle sera revenue.

Et dans l'extrait suivant, à la p. 97, elle précise :

[TRADUCTION]

Je pensais qu'un fois le processus enclenché, qu'une fois que je leur écrivais et que je leur disais que je voulais vraiment aller de l'avant -- ç'aurait pu être un appel téléphonique. J'étais en relation avec Virginia Menzie, je crois, je lui ai parlé au téléphone, et il a été question de cela, et elle m'a envoyé copie de la formule de plainte. Pour moi, cela voulait dire que le processus avait commencé; j'avais, de fait, mis le processus en branle à l'intérieur du délai d'un an.

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Elle a également déclaré, dans son témoignage, qu'elle croyait que lorsque la Commission assignait un agent à une plainte, c'est cet agent qui en suivait tout le déroulement.

Le résumé chronologique susmentionné (Pièce HR-14) indique qu'un agent de la Commission a préparé une formule de plainte modifiée qu'il a envoyée à la plaignante le 12 février 1990. La plainte (Pièce HR-1) portant la signature de la plaignante est datée du 27 février 1990.

Il appert de ce résumé chronologique que l'intimée a été avisée de la plainte le 5 avril 1990. L'avis a donc été donné environ un an et sept mois après le licenciement à l'origine de la plainte.

L'intimée a demandé que la plainte soit déférée à la Commission pour que celle-ci détermine si elle avait été déposée en temps opportun. Dans une lettre datée du 7 mars 1991 (Pièce HR-11), la Commission a informé la plaignante qu'elle avait décidé de traiter la plainte en dépit du fait que l'acte reproché remontait à plus d'un an avant la réception de la plainte par la Commission. Pour rendre sa décision, la Commission avait examiné un rapport (Pièce HR-14) préparé par Nicole E. Ritchot, agente des droits de la personne, et David L. Hosking, directeur régional, ainsi qu'une lettre du directeur du Service des relations industrielles de l'intimée, M. Claude J. Mason, datée du 8 janvier 1991 (Pièce HR-15).

Le rapport susmentionné renfermait, entre autres, les paragraphes suivants :

[TRADUCTION]

4. La plaignante a pris contact avec la Commission canadienne des droits de la personne à l'intérieur du délai d'un an suivant la commission de l'acte présumé discriminatoire.

5. Il semble que la plainte ait été déposée en retard par suite d'un malentendu entre la plaignante et la Commission canadienne des droits de la personne.

6. Il est peu probable que l'intimée en subisse un préjudice puisque les documents et les témoignages utiles doivent encore pouvoir être présentés en preuve, et qu'elle a reçu avis de la plainte au mois d'avril 1990.

...

14. La plaignante a recommuniqué avec la Commission canadienne des droits de la personne au mois de juillet 1989 et l'a informée qu'elle souhaitait aller de l'avant avec le dépôt de la plainte. Une formule de plainte a été envoyée à la plaignante pour signature le 10 août 1989. Le 14 août, cette dernière a avisé la Commission qu'il fallait apporter des modifications au projet de plainte et elle a accepté de mettre par écrit les changements demandés. La demande de changement n'a été reçue que le 15 janvier 1990.

...

16. Il est peu probable que l'intimée en subisse un préjudice car il appert que les documents pertinents existent encore et que les

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témoins peuvent encore être rejoints. De plus, comme la plaignante avait exprimé son intention de porter plainte à l'intérieur de l'année qui a suivi l'acte réputé discriminatoire, l'avis de plainte a été envoyé à l'intimée le 5 avril 1990, en conformité avec la décision rendue par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Woldemar Madisso c. Commission canadienne des droits de la personne. Bien que l'intimée ait été informée qu'au sens de la décision susmentionnée, la plainte avait été déposée dans le délai prévu, elle a contesté cette opinion et a demandé que la plainte soit déférée devant la Commission pour décision.

1. Le manque de diligence

L'intimée soutient que le Tribunal devrait rejeter la plainte en application de la théorie d'equity dite du manque de diligence, parce que le retard mis par la plaignante à déposer sa plainte avait gravement porté atteinte à la capacité de l'intimée de se défendre. La décision Re Saanich Firefighters Union, Local 967 and District of Saanich (1971), 22 D.L.R. (3d) 577 (C.S.C.-B.) peut servir à justifier l'application de cette théorie dans un tel cas.

L'avocate de la Commission reconnaît que la théorie du manque de diligence peut s'appliquer à la présente affaire, mais elle fait valoir que lorsqu'il s'agit d'une enquête en matière de droits de la personne, l'intimé doit démontrer l'existence d'un préjudice concret assez grave pour empêcher le Tribunal de statuer sur l'objet de la plainte. Elle soutient que la preuve présentée en l'espèce ne satisfait pas à ce critère et cite, à l'appui de cet argument, la décision rendue par le Tribunal canadien des droits de la personne dans l'affaire Tweedie c. Hendrie and Company Ltd. (non publiée), le 25 octobre 1993. Dans cette affaire, l'intimée avait présenté une requête préliminaire demandant le rejet de la plainte pour prescription, avant que le Tribunal ait commencé à entendre la preuve relative au fond de la plainte. Entre autres éléments constitutifs du préjudice concret allégué par l'intimée, figuraient l'impossibilité de se procurer certains documents, le décès d'un témoin potentiel, la difficulté de localiser d'autres témoins potentiels et les pertes de mémoire des témoins qu'elle pouvait appeler. Le Tribunal a rejeté la requête de l'intimée avant d'entendre la preuve concernant le fonds de la plainte.

L'avocate de la Commission s'est appuyée, en particulier, sur le passage suivant de la décision Tweedie (à la p. 18) :

A notre avis, l'intimée n'a pas établi qu'en raison du temps qui s'est écoulé depuis le dépôt de la plainte, la tâche du tribunal est devenue impossible.

Dans ce passage, le Tribunal analysait la tâche qu'il avait à accomplir et cherchait à déterminer si le temps écoulé l'avait rendue impossible. Plus loin dans la décision, toutefois, c'est sur la tâche de l'intimée qu'il a fait porter son analyse. Relativement à cette tâche, il a affirmé à la p. 18 :

Il faut se rappeler que le plaignant, M. Tweedie, ne peut nullement être blâmé pour le retard reproché en l'espèce; en conséquence, il ne devrait pas être privé de la possibilité de présenter sa cause, en l'absence d'une preuve convaincante

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indiquant que l'intimée subirait un préjudice important si la cause procédait.

Il importe également de signaler que, dans l'affaire Tweedie, le Tribunal a gardé ouverte la possibilité de statuer, après avoir entendu la preuve relative au fonds de la plainte, sur la question de savoir si celle-ci devait être rejetée à cause d'une atteinte importante à la capacité de l'intimée de présenter sa défense. Le Tribunal a formulé l'observation suivante à la p. 13 de la décision :

Il se peut qu'en raison du retard dont il est question en l'espèce, il n'y ait pas suffisamment de preuve pour trancher le litige quant au fond. En outre, il est possible que la preuve présentée pendant l'audience indique que la plainte devrait être rejetée, parce que l'intimée a subi un préjudice important relativement à la présentation de sa défense.

D'autres affaires ont examiné la question de l'atteinte portée à la capacité d'un intimé de préparer pleinement sa défense par suite de l'instruction tardive plutôt que des difficultés éprouvées par le Tribunal dans la détermination des questions soulevées par la plainte. Dans l'affaire Kodellas v. Saskatchewan (Human Rights Commission) (1989), 60 D.L.R.(4th) 143 (C.A. Sask.), le problème découlait du retard causé par l'arriéré des causes pendantes devant la Commission et non d'un manque de diligence de la plaignante. Le juge Vancise a quand même examiné les incidences que ce retard avait eues sur l'intimée. Il a affirmé, à la p. 182 :

[TRADUCTION]

Si ces questions avaient été traitées sans retard, il n'aurait pas été nécessaire de fournir d'efforts ou d'engager des dépenses supplémentaires, et le risque de préjudice résultant de la diminution réelle ou potentielle des possibilités de préparation de la défense causée par les défaillances de mémoire aurait été écarté.

Dans l'affaire Douglas v. Saskatchewan (Human Rights Commission) (1989), 28 C.C.E.L. 207 (C.B.R. Sask.), c'est à la Commission et non à la plaignante que la Cour a attribué le retard. Le juge Lawton, examinant les conséquences du retard pour les intimés, a formulé la conclusion suivante (à la p. 218) :

[TRADUCTION]

Je conclus donc à l'existence d'un retard déraisonnable à l'égard duquel la Commission n'a pas fourni d'explication satisfaisante. Ce retard risque de causer préjudice à Douglas dans la préparation d'une défense pleine et entière.

Je suis donc d'avis qu'il ne s'agit pas de déterminer si le Tribunal est dans l'impossibilité d'examiner correctement la question à cause du retard survenu, mais bien de se demander si ce retard a causé à l'intimée un préjudice tel qu'elle ne peut pas présenter une défense pleine et entière à l'accusation de discrimination.

La théorie d'equity du manque de diligence a fait l'objet d'une abondante jurisprudence. Dans l'affaire Martin v. Donaldson Securities Ltd. et al (1975), 61 D.L.R. (3d) 518, à la p. 525 (C.S.C.-B.), la Cour a

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repris le résumé de la définition de cette théorie qu'avait fait Lord Blackburn dans la décision Erlanger et al. v. New Sombrero Phosphate Co. et al. (1878), 3 App. Cas. 1218, à la p. 1279 :

[TRADUCTION]

Dans l'affaire Lindsay Petroleum Company v. Hurd (Law Rep. 5 P.C. 239), on trouve l'explication suivante :

[...] dans les cours d'equity, la règle du manque de diligence n'est ni arbitraire ni technique. Lorsqu'il serait pratiquement injuste d'accorder un redressement, soit parce que, par sa conduite, l'intéressé a fait quelque chose qu'on pourrait justement considérer comme équivalant à une renonciation audit redressement, ou lorsque, n'ayant peut- être pas renoncé à ce redressement, il a par sa conduite et sa négligence mis la partie adverse dans une situation dans laquelle il ne serait pas raisonnable de la placer si le redressement devait par la suite être revendiqué, le laps de temps et le retard sont très importants dans chacun de ces deux cas. [...] Deux circonstances, toujours importantes en pareils cas, sont la longueur du retard et la nature des actes accomplis dans l'intervalle, éléments qui peuvent avoir des conséquences pour l'une ou l'autre partie et faire pencher la balance du côté de la justice ou de l'injustice selon qu'on adopte une solution ou l'autre, en ce qui a trait au redressement.

J'ai vainement cherché dans les arrêts et les ouvrages une règle plus claire et précise et vu la nature de la question à examiner, je crois que pour décider si la balance de la justice ou de l'injustice favorise l'attribution du redressement ou son refus, il s'agira toujours de se fonder plus ou moins sur la diligence raisonnablement requise ou le changement survenu.

Il incombe au Tribunal, dans l'application des normes énoncées par la théorie du manque de diligence, telle qu'elle est définie dans la décision Martin v. Donaldson Securities Ltd. et al, de mettre en balance le degré de diligence qu'on peut raisonnablement attendre de la plaignante et l'étendue du préjudice subi par l'intimée relativement à sa capacité de présenter une défense pleine et entière.

L'avocat de l'intimée a soutenu que sa cliente avait subi plusieurs types de préjudices. Le premier découlait du fait que Mme Stambuck avait jeté le registre quotidien dans lequel elle inscrivait les appels téléphoniques et autres incidents. Mme Stambuck avait jeté ce registre au mois de janvier 1990. Si la plainte avait été déposée par la plaignante et reçue par la Commission dans le délai normal d'un an (c.-à-d. au mois de septembre 1989) et si elle avait été signifiée à l'intimée dans un délai raisonnable après son dépôt, cette dernière aurait été informée de son existence avant que Mme Stambuck jette son registre. Mme Stambuck a témoigné que si elle avait été au courant du dépôt de la plainte, elle ne se serait pas débarrassée du document. Celui-ci l'aurait certainement aidée à se rappeler les dates précises de certains incidents et les propos exacts qui avaient été tenus. J'estime que la perte du registre a causé un certain préjudice à l'intimée. Le deuxième type de préjudice que l'intimée soutient avoir subi résulte du fait que les cinq années et demie écoulées depuis le licenciement de la plaignante auraient altéré la mémoire des

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témoins appelés par l'intimée. Relativement à cet argument, je suis d'avis que même si la plaignante avait déposé sa plainte dans le délai d'un an normalement prévu, il est peu probable que l'audience s'en serait trouvée rapprochée de plus de six mois; et je doute fort que la mémoire des témoins aurait été sensiblement meilleure si le Tribunal avait entendu la plainte six mois plus tôt. De plus, le phénomène de la perte de mémoire touche les témoins de toutes les parties de la même façon. De manière générale, les témoins, pour la plupart, n'ont pas éprouvé de difficultés à se rappeler les événements substantiels et à témoigner à leur égard. Quelques témoins ont eu du mal à donner des dates précises ou à se souvenir de la teneur exacte de certaines conversations, mais selon mon analyse des faits, ces lacunes occasionnelles de mémoire n'ont pas porté à conséquence.

Dans l'affaire Tweedie, le Tribunal a examiné la question des pertes de mémoire et a formulé les observations suivantes à cet égard (à la p. 12) :

En ce qui a trait aux pertes de mémoire des témoins qui sont disponibles, nous convenons que le souvenir d'événements qui se sont produits sept ans plus tôt sera, tout au mieux, imparfait. Cependant, la perte de mémoire ne constitue pas en soi un facteur suffisant. Il y a certainement des personnes qui éprouvent des pertes de mémoire après de très courtes périodes et ces pertes de mémoire constituent un inconvénient pour chaque partie concernée.

Passons à la question du degré de diligence qui peut être raisonnablement requis d'un plaignant. La plaignante a signé la formule de plainte un peu plus de cinq mois après l'expiration du délai normal d'un an. Elle a témoigné qu'elle savait que le délai applicable au dépôt des plaintes était d'un an. Elle a reçu le projet de plainte préparé par la Commission environ un mois avant l'expiration de ce délai. Il lui aurait été facile d'y apporter les changements qu'elle a faits plus tard, de signer la plainte et de la déposer auprès de la Commission dans ce laps de temps. En attendant cinq mois le retour au travail d'un agent des droits de la personne en congé, à qui elle voulait poser des questions dont la nature est demeurée inconnue, la plaignante n'a pas manifesté le degré de diligence qu'on peut raisonnablement attendre d'un plaignant. Elle a déclaré, dans son témoignage, qu'elle croyait avoir mis le processus en branle en informant la Commission de son intention de déposer une plainte, mais cette explication va, selon moi, à l'encontre de la note du 23 août 1989 que Virginia Menzie a versée au dossier de la plaignante (Pièce R-3) et qui renferme le passage suivant :

[TRADUCTION]

Mme Johnson sait que la Loi prévoit un délai d'un an pour le dépôt des plaintes. Lorsqu'elle a communiqué avec moi, le 20 juillet 1989, elle a affirmé être au courant de l'échéance du mois de septembre 1989 qui s'appliquait à sa plainte. (Mis en caractères gras par mes soins)

Il n'aurait pas été nécessaire de faire état d'un délai de «dépôt» venant à expiration au mois de septembre si la plaignante croyait qu'il suffisait de téléphoner à la Commission pour entamer le processus prévu par la Loi. Relativement à cette conversation qu'a eue la plaignante avec Virginia Menzie, la plaignante a fait la déposition suivante en contre- interrogatoire (à la p. 115 de la transcription, lignes 10 et s.) :

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[TRADUCTION]

Q. Vous nous avez dit que vous saviez que vous aviez un an. Il appert de la conversation entre vous et Mme Menzie qu'il a été question du délai d'un an expirant en août, et pourtant vous n'avez rien entrepris auprès de la Commission avant le mois de février 1990, est-ce exact?

R. Oui.

La conduite de la plaignante en l'espèce diffère considérablement de celle du plaignant dans l'affaire Tweedie c. Hendrie and Company (25 octobre 1993, décision non publiée du Tribunal des droits de la personne). Dans cette affaire, la plainte avait été déposée dans l'année qui avait suivi l'acte reproché, mais elle l'avait été auprès de la Commission ontarienne des droits de la personne alors que, constitutionnellement et juridictionnellement, la plainte relevait de la Commission canadienne des droits de la personne. La Commission ontarienne avait finalement transféré l'affaire à l'organisme canadien, mais plus d'un an s'était déjà écoulé depuis l'acte visé par la plainte. Le retard ne tenait pas à la conduite du plaignant mais à une mauvaise compréhension de la division constitutionnelle des compétences, laquelle semble avoir été partagée par la Commission ontarienne, pendant un certain temps du moins. Le Tribunal a formulé la conclusion suivante (à la p. 18) :

Il faut se rappeler que le plaignant, M. Tweedie, ne peut nullement être blâmé pour le retard reproché en l'espèce; en conséquence, il ne devrait pas être privé de la possibilité de présenter sa cause, en l'absence d'une preuve convaincante indiquant que l'intimée subirait un préjudice important si la cause procédait.

Les décisions Martin v. Donaldson Securities Ltd. et al (1975), 61 D.L.R. (3d) 518, à la p. 525 (C.S.C.-B.), et Erlanger et al. v. New Sombrero Phosphate Co. et al. (1878), 3 A.C. 1218, à la p. 1279, font obligation au Tribunal de mettre en balance le degré de diligence qui peut raisonnablement être exigé de la plaignante et l'étendue du préjudice subi par l'intimée relativement à sa capacité de préparer une défense pleine et entière. La plaignante n'a pas montré le degré de diligence qu'on pouvait raisonnablement attendre d'elle. Quant à l'intimée, elle a subi un certain préjudice du fait de la disparition du registre de Mme Stambuck, mais je ne crois pas que la perte de ce document ait diminué de façon substantielle la capacité de l'intimée de présenter une défense pleine et entière. Par conséquent, j'estime que la théorie d'equity du manque de diligence ne s'applique pas en l'espèce.

2. L'article 41 de la Loi

L'intimée a fait valoir l'argument subsidiaire voulant qu'elle ne doive pas être privée du bénéfice de la prescription prévue à l'article 41 de la Loi, et que la plainte doive être rejetée parce qu'elle repose sur un acte qui a eu lieu plus d'un an avant qu'elle soit déposée devant la Commission.

L'article 41 de la Loi prévoit ce qui suit :

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41. Sous réserve de l'article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants : ... e) la plainte a été déposée plus d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée.

L'intimée a invoqué l'affaire Société Radio-Canada c. Commission canadienne des droits de la personne et Leila Paul, une décision non publiée de la Section de première instance de la Cour fédérale (15 décembre 1993), dans laquelle la Cour a annulé la décision de la Commission de traiter une plainte en dépit du fait qu'elle visait un acte qui avait été commis plus d'un an avant son dépôt. La Cour a prononcé l'annulation parce que la Commission, pour parvenir à sa décision, avait adopté un rapport comportant des erreurs.

L'avocate de la Commission a soutenu que la décision de la Cour fédérale ne s'applique pas en l'espèce parce qu'un tribunal des droits de la personne n'a pas compétence pour réviser l'exercice par la Commission du pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par l'article 41 de la Loi. Elle a fait valoir que l'article 50 de la Loi limite la compétence d'un tribunal constitué en application de la Loi au seul examen de la plainte. Elle a cité, à l'appui de cet argument, la décision d'une commission d'enquête rendue en vertu de la Loi ontarienne dans l'affaire Sinclair v. Peel Non-Profit Housing Corporation (No. 1) 1990, 11 C.H.R.R. D/341. La Commission d'enquête a affirmé (à la p. D/341) :

[TRADUCTION]

Il n'est pas prévu dans la Loi qu'une commission d'enquête puisse examiner ce qui s'est passé devant la Commission ontarienne des droits de la personne. Une commission d'enquête constituée en application de l'article 37 a les attributions prévues à l'article 38.

Il est incontestable qu'un tribunal des droits de la personne n'a pas compétence pour annuler la décision de la Commission, rendue en vertu de l'article 41 de la Loi, de traiter une plainte déposée plus d'un an après l'acte visé. Seule la Cour fédérale peut casser les décisions de la Commission.

Dans l'affaire Sinclair v. Peel Non-Profit Housing Corporation (No. 1), la commission d'enquête a indiqué qu'il peut exister des circonstances faisant que la décision de la Commission soit un [TRADUCTION] «simulacre» et permettant d'affirmer qu'aucune décision n'a été rendue. Selon le président de la commission d'enquête saisie de l'affaire Sinclair, M. Friedland, une commission d'enquête (un tribunal des droits de la personne dans le contexte de la Loi canadienne) n'aurait pas compétence, dans de telles circonstances, pour examiner la plainte. Il s'est exprimé ainsi à la p. D/341 :

[TRADUCTION]

Il se peut que l'enquête faite par la Commission et la requête présentée au ministre soient un tel «simulacre» qu'on puisse affirmer que celle-ci n'a, en fait, rendu aucune décision. Il ne fait pas de doute qu'un tel simulacre pourrait avoir des répercussions sur la compétence de la commission d'enquête.

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Je ne crois pas que l'intimée ait prétendu que la décision de la Commission en l'espèce pouvait constituer un «simulacre» ou que le Tribunal n'avait pas compétence à cause de présumés vices dans la décision de la Commission.

Je tiens aussi à exprimer clairement que je ne considère pas qu'il appartienne à un tribunal des droits de la personne de réviser une décision rendue par la Commission en application de l'article 41 afin de déterminer si celle-ci a correctement exercé le pouvoir discrétionnaire conféré par cet article. Seule la Cour fédérale peut procéder à une telle révision. Il n'est pas pour autant interdit au Tribunal, toutefois, de trancher, en fonction de la preuve dont il dispose, la question de savoir si l'intimé doit être privé du bénéfice de la prescription que le Parlement a établie à l'article 41 de la Loi. Les observations formulées par le juge Muldoon dans la décision Procureur général du Canada c. Commission canadienne des droits de la personne et autres (1991), 36 C.C.E.L. 83 (C.F., 1ère inst., non publiée dans sa version française) sont instructives. Il s'est exprimé ainsi au sujet de l'article 41 (à la p. 28 ) :

Or, il est manifeste que si le Parlement, à l'alinéa 41e), a prévu le délai d'un an qui constitue un repère, c'est dans le but sérieux d'accorder un avantage et non simplement pour compliquer la L.C.D.P. de façon injustifiée. Cette limite d'un an semble n'apporter aucun avantage direct au plaignant. Qui le Parlement voulait-il avantager? La limite -- qui est perméable, puisqu'il revient à la Commission de décider ce qu'il convient de faire -- semble profiter directement à un employeur intimé, tel le Secrétariat d'État en l'espèce. Il va de soi que si l'employeur doit être privé de l'avantage accordé par le Parlement, la Commission doit donner une indication pertinente ou une explication des raisons pour lesquelles elle a jugé opportun d'en priver l'employeur.

Je conclus qu'un tribunal des droits de la personne a compétence pour rejeter une plainte qui a été déposée plus d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, s'il est d'avis qu'il n'existe aucune explication raisonnable justifiant que, pour reprendre les mots du juge Muldoon dans la décision Procureur général du Canada c. Commission canadienne des droits de la personne et autres, «l'employeur doi[ve] être privé de l'avantage accordé par le Parlement» par l'établissement de la prescription prévue à l'article 41 de la Loi. En se prononçant sur l'existence d'une telle justification, le Tribunal doit analyser les raisons sur lesquelles la Commission s'est fondée pour décider de traiter la plainte, mais celles-ci ne constituent qu'un des facteurs à examiner, car la preuve soumise au Tribunal peut renfermer des éléments qui n'ont pas été présentés devant la Commission. Un tribunal des droits de la personne doit prendre en considération, notamment, les facteurs suivants :

  1. la période écoulée entre l'acte ou l'omission faisant l'objet de la plainte et le moment où celle-ci est déposée devant la Commission ou reçue par elle,
  2. la période écoulée entre l'acte ou l'omission faisant l'objet de la plainte et le moment où l'intimé est avisé de l'existence de celle-ci,
  3. les motifs du retard mis à déposer la plainte ou à aviser l'intimé de l'existence de celle-ci,
  4. les motifs pour lesquels la Commission a décidé, en vertu de l'article 41, de traiter la plainte même si celle-ci a été déposée plus d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée;
  5. le préjudice que le retard a causé à l'intimé.

A l'évidence, ces facteurs recoupent quelque peu ceux qui doivent être examinés dans l'application de la théorie du manque de diligence, mais le critère déterminant est différent. Dans la théorie du manque de diligence, il faut mettre en balance la diligence raisonnable requise du plaignant et le préjudice causé par le retard, lequel retard peut empêcher l'intimé de présenter une défense pleine et entière. Ici, il faut plutôt se demander s'il existe une justification raisonnable pour priver l'intimé du bénéfice de la prescription prévue par le Parlement à l'article 41 de la Loi.

Le premier des facteurs énumérés ci-dessus est la période écoulée entre l'acte ou l'omission faisant l'objet de la plainte et le moment où celle-ci est déposée devant la Commission ou reçue par elle. En dépit du fait que la conversation qu'a eue la plaignante avec Virginia Menzie, le 20 juillet 1989, a mené à la préparation d'un projet de plainte, la plainte elle-même n'a été signée que le 27 février 1990 et n'a été «reçue» par la Commission que le 2 mars suivant. Plusieurs faits m'incitent à conclure que ce n'est pas avant le mois de janvier 1990, voire avant le 27 février, que la plaignante s'est finalement décidée à porter plainte. Ces faits comprennent notamment :

a) le laps de temps considérable qui sépare le moment où la plaignante a reçu le projet de plainte, à la mi-août 1989, et celui où elle a recommuniqué avec la Commission, au mois de janvier 1990; b) la discussion que Virginia Menzie a eue avec la plaignante au sujet de l'expiration du délai de «dépôt» de la plainte devant la Commission, au mois de septembre 1989; c) le silence que la plaignante a gardé, lorsqu'elle a rencontré Mme Stambuck par hasard, au sujet du fait qu'elle avait déposé une plainte auprès de la Commission ou qu'elle s'apprêtait à le faire.

Le deuxième facteur est la période écoulée entre l'acte ou l'omission faisant l'objet de la plainte et le moment où l'intimée a été avisée de l'existence de celle-ci. L'intimée n'ayant reçu avis de la plainte que le 5 avril 1990, cette période était donc d'un an et sept mois. Si, comme le laisse entendre le rapport Ritchot/Hosking, les contacts établis avec la Commission aux mois de juillet et d'août 1989 étaient suffisants pour remplir l'exigence du «dépôt», il était inexcusable que la Commission n'avise l'intimée qu'au mois d'avril 1990.

Quant au troisième facteur, soit les motifs du retard mis à déposer la plainte ou à aviser l'intimée de l'existence de celle-ci, les raisons qui ont été invoquées ne constituent pas, à mon avis, une explication raisonnable du retard. Le témoignage de la plaignante selon lequel elle pensait qu'elle avait amorcé le processus à l'intérieur du délai d'un an en téléphonant à Virginia Menzie est incompatible avec la note de service de cette dernière (Pièce R-3) faisant état du fait que la plaignante était au courant de l'échéance du mois de septembre 1989. Si la plaignante pensait qu'en prenant contact avec la Commission au mois de juillet 1989, elle avait satisfait à l'exigence du dépôt, il n'y aurait pas eu lieu de

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s'inquiéter de l'échéance du mois de septembre 1989. La plaignante explique sa période d'inaction d'août 1989 à janvier 1990 en affirmant qu'elle avait des questions à poser et que la personne avec qui elle avait communiqué était absente jusqu'au mois de janvier 1990. Cependant, elle ne donne aucun détail, dans sa déposition, sur les questions qu'elle estimait nécessaire de poser. Le dépôt d'une plainte est l'affaire du plaignant et n'a pas à être approuvé par la Commission ni par l'un de ses agents. La plaignante aurait facilement pu corriger le projet de plainte que la Commission lui avait fait parvenir sans discuter des modifications avec Virginia Menzie ou avec un autre agent. Lorsqu'un plaignant apprend que l'agent avec qui il a déjà discuté du dossier doit s'absenter pour une période de cinq mois, il n'est pas raisonnable qu'il attende simplement que celui-ci revienne.

Quant au quatrième facteur, il porte sur les motifs pour lesquels la Commission a décidé, en application de l'article 41, de traiter la plainte même si celle-ci a été déposée plus d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée. Il semble que pour prendre cette décision, la Commission se soit contentée d'entériner la recommandation formulée dans le rapport Ritchot/Hosking. Dans l'affaire Société Radio- Canada c. Commission canadienne des droits de la personne et Leila Paul et autres (décision non publiée de la C.F., 1ère inst., rendue le 15 décembre 1993), le juge Noël examine ce genre de décision. On peut lire l'observation suivante à la p. 16 des motifs du juge :

Dans l'arrêt Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, la Cour suprême du Canada a estimé que, lorsque la Commission rend une décision non motivée, en reprenant simplement à son compte les conclusions contenues dans le rapport d'enquête, il est loisible de considérer que ce rapport renferme les motifs de la décision.

Le rapport Ritchot/Hosking (Pièce HR-14) comporte deux omissions importantes. Premièrement, on n'y trouve aucune mention du fait que la plaignante savait qu'elle devait déposer sa plainte à l'intérieur d'un délai d'un an. Il appert clairement de la note de Virginia Menzie (Pièce R-3) que la plaignante savait qu'un délai s'appliquait au dépôt de la plainte et que celui-ci serait écoulé au mois de septembre 1989. Dans le témoignage qu'elle a donné devant le Tribunal, la plaignante a déclaré que, dès son premier contact avec la Commission, au mois de septembre 1988, elle avait été au courant de l'existence du délai d'un an. Lorsqu'elle a été interrogée à ce sujet, elle a affirmé (à la p. 97 de la transcription) :

[TRADUCTION]

Je le savais parce le mois de septembre suivant -- ou précédent, lorsque j'avais téléphoné, on m'avait dit que j'avais un an pour déposer ma plainte.

L'employé de l'intimée qui a préparé les observations que celle- ci a soumises à la Commission (Pièce HR-15) relativement à la question du respect du délai de dépôt de la plainte, M. Claude J. Mason, n'a pas mentionné ce fait. Il est fort peu probable qu'il ait su, au moment de la présentation de ces observations, que la plaignante connaissait l'existence de la prescription d'un an.

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Deuxièmement, le rapport Ritchot/Hosking ne mentionne pas le fait que Mme Stambuck, l'employée de l'intimée au bureau de Saskatoon qui avait eu les rapports les plus étroits avec la plaignante, avait jeté son registre quotidien au mois de janvier 1990, lorsqu'elle avait déménagé de Saskatoon à Ottawa. Il convient de signaler, toutefois, qu'on ne trouve nulle mention de cet incident dans les observations que M. Claude J. Mason (Pièce HR-15) a préparées en réponse audit rapport, et que M. Mason n'y conteste pas non plus l'affirmation des auteurs du rapport selon laquelle [TRADUCTION] «il est peu probable que l'intimée en subisse un préjudice puisque les documents et les témoignages utiles doivent encore pouvoir être présentés en preuve».

Le rapport présente un vice plus sérieux au paragraphe 16, lequel renferme le passage suivant :

[TRADUCTION]

De plus, comme la plaignante avait exprimé son intention de porter plainte à l'intérieur de l'année qui a suivi l'acte présumé discriminatoire, l'avis de plainte a été envoyé à l'intimée, en conformité avec la décision rendue par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Woldemar Madisso c. Commission canadienne des droits de la personne. Bien que l'intimée ait été informée qu'au sens de la décision susmentionnée, la plainte avait été déposée dans le délai prévu, elle a contesté cette opinion et a demandé que la plainte soit déférée devant la Commission pour décision.

La décision Woldemar Madisso c. Commission canadienne des droits de la personne (1988), 10 C.H.R.R. D/5680 (C.A.F.) peut-elle servir d'appui à l'affirmation contenue dans le rapport Ritchot/Hosking? Dans l'affaire Madisso, la plainte avait trait à un acte de discrimination fondée sur l'âge dans le contexte de la retraite obligatoire. Avant de déposer sa plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, M. Madisso avait intenté une poursuite civile contre son employeur, Bell Canada, devant un tribunal ontarien, relativement à la même question; il s'était même pourvu en appel devant la Cour d'appel de l'Ontario et avait été débouté. Immédiatement après la décision de la Cour d'appel, il a demandé à la Commission canadienne des droits de la personne l'autorisation de déposer une plainte. La Commission a rejeté sa demande parce qu'elle estimait, semble-t-il, qu'il s'était écoulé plus d'un an depuis l'acte fondant la plainte. M. Madisso s'est adressé à la Cour d'appel fédérale pour faire annuler la décision de la Commission. Les motifs de la décision de la Cour, prononcés par le juge Urie, sont très succincts, et je les reproduis ici intégralement :

Sans exprimer quelque opinion ou statuer de quelque façon sur le litige entre le requérant et son employeur, Bell Canada, nous sommes tous d'avis que la présente demande fondée sur l'article 28 doit être accueillie. En octobre 1985, l'employeur a prorogé la durée de l'emploi du requérant jusqu'à la date de l'issue de l'appel interjeté par le requérant à l'égard du jugement de la Haute Cour de justice de l'Ontario. La Cour d'appel de l'Ontario a rendu jugement le 25 février 1987; le jour même, selon le dossier, le requérant a demandé à la Commission canadienne des droits de la personne la permission de déposer sa plainte. Comme il n'existe aucune façon prescrite de présenter une plainte, nous estimons qu'il s'agissait dès lors de la date

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de la plainte et que, partant, aucune prorogation du délai de production de celle-ci n'était nécessaire. La Commission n'a par conséquent pas été tenue d'exercer son pouvoir discrétionnaire en matière de prorogation des délais. Il y a donc lieu d'annuler l'ordonnance de la Commission visée par le présent contrôle judiciaire et de renvoyer la question en litige devant la Commission pour nouvel examen, compte tenu du fait que la plainte du requérant a été produite dans les délais.

Il existe une énorme différence entre les circonstances de l'affaire Madisso et celles qui nous concernent en l'espèce. Dans l'affaire Madisso, l'emploi du plaignant s'est poursuivi, du consentement de l'employeur, jusqu'au jour même où il a demandé à la Commission l'autorisation de porter plainte. M. Madisso a pris des dispositions pour déposer sa plainte le jour même où il a été licencié. Il n'aurait pas pu agir avant parce que jusqu'à ce jour-là, il avait continué d'avoir statut d'employé. Par conséquent, la Cour d'appel fédérale a conclu qu'aux termes de la Loi, il pouvait revendiquer que la Commission examine sa plainte. Ces faits diffèrent considérablement des faits de la présente espèce.

La Cour d'appel fédérale affirme dans la décision Madisso qu'il n'existe aucune façon prescrite de présenter une plainte, mais il demeure qu'il doit quand même y avoir plainte. La Cour a considéré que la demande d'autorisation de porter plainte équivalait au dépôt d'une plainte parce que, devant le refus de la Commission d'examiner l'affaire, c'était tout ce que M. Madisso pouvait faire. En l'espèce, la situation est différente. Peggy Johnson n'a signé sa plainte que le 27 février 1990 et, jusqu'à cette date, nul ne peut affirmer avec certitude, pour les motifs précédemment exposés, qu'elle avait pris la décision ferme de déposer une plainte contre l'intimée.

Passons au cinquième des facteurs susmentionnés, savoir le préjudice causé à l'intimée par le retard. L'avocat de l'intimée a soutenu que sa cliente avait subi plusieurs types de préjudice. Les allégations de l'intimée en cette matière ont été décrites plus haut, je ne ferai donc que les résumer. Le premier type de préjudice découlait du fait que Mme Stambuck avait jeté le registre quotidien dans lequel elle inscrivait les appels téléphoniques et autres incidents. J'ai conclu que la disparition de ce document avait causé un certain préjudice à l'intimée. Le deuxième type de préjudice tenait au fait que les cinq années et demie écoulées depuis le licenciement de la plaignante avaient altéré la mémoire des témoins appelés par l'intimée. Ainsi que je l'ai indiqué plus haut, même si la plaignante avait déposé sa plainte dans l'année qui a suivi son licenciement, c'est-à-dire dans le délai normalement prévu, il est peu probable que l'audience s'en serait trouvée rapprochée de plus de six mois et, donc, que la mémoire des témoins aurait été sensiblement meilleure.

L'examen de tous ces facteurs m'amène à conclure qu'il n'existe aucune justification raisonnable au fait de priver l'intimée du bénéfice qu'a consenti le Parlement en prévoyant une période de prescription d'un an à l'article 41 de la Loi. En conséquence, je suis d'avis de rejeter la plainte.

Cependant, pour le cas où l'analyse que je fais de l'article 41 et la conclusion que je tire de son application aux faits seraient cassées

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en révision ou en appel, je procéderai maintenant à l'examen du fond de la plainte.

C. LE CONTEXTE FACTUEL

La plainte vise le licenciement dont la plaignante a été l'objet et qui a mis fin au stage de formation qu'elle suivait dans le cadre d'un programme mis en oeuvre par l'intimée en application d'une convention de services passée entre cette dernière et le gouvernement de la Saskatchewan. Avant d'aborder la substance de la plainte, il est nécessaire de décrire la nature du programme de formation.

1. L'élaboration du programme de formation

Le concepteur du programme est M. Ron Smith; il fut le directeur régional de l'intimée pour la Saskatchewan de 1985 jusqu'à 1990. Constatant que les principales chaînes de télévision ou de radio de la Saskatchewan n'employaient aucune personne autochtone ou métisse, il entreprit des démarches auprès de représentants du ministère fédéral des Affaires indiennes et du gouvernement de la Saskatchewan. M. Smith demanda également l'avis de plusieurs organismes autochtones, dont la Saskatchewan Federation of Indian Chiefs et l' Indian Federated College, quant au contenu du programme, et il consulta la Commission de la fonction publique et la Gendarmerie Royale du Canada, qui avaient élaboré un programme spécial de formation destiné aux Autochtones et aux Métis.

Un programme de formation fut alors élaboré dans le but d'augmenter le nombre d'Autochtones dans les domaines de la radiodiffusion et de la télédiffusion. Le programme visait à former des journalistes et des techniciens. Il était conçu pour favoriser le développement, chez les stagiaires, de compétences techniques leur permettant d'obtenir un emploi auprès de l'intimée ou d'autres organismes d'information importants. Mme Sandra Coates, la coordonnatrice provinciale du Native Career Development Program de l'Indian and Native Affaires Secretariat de la province de la Saskatchewan a déclaré, dans son témoignage, qu'il s'agissait d'un programme de haut niveau et que les stagiaires devaient avoir une certaine formation ou posséder une certaine expérience dans le domaine de la radio ou de la télévision pour y être acceptés.

L'intimée a signé deux ententes relativement à ce programme de formation : une entente de participation à laquelle le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial étaient également parties et une convention de services, passée avec le seul gouvernement provincial. Cette dernière entente, annexée à un décret pris par le lieutenant-gouverneur en conseil de la Saskatchewan, a été déposée en preuve sous la cote R-9. Aux termes de la convention de services, le gouvernement s'engageait à financer le programme pendant un an.

2. Le financement du programme de formation

La convention de services prévoyait que l'intimée, qui y était partie en qualité d'«entrepreneur», versait un salaire à chaque stagiaire, et que celui-ci lui était remboursé par le gouvernement de la Saskatchewan. L'annexe 1 de la convention énonçait les dispositions d'ordre financier, et son paragraphe C était ainsi conçu :

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[TRADUCTION]

C. Dispositions financières Quatre stagiaires sont couverts par la présente convention à l'égard de la période de formation allant du 20 juin 1988 au 16 juin 1989. L'Indian and Native Affairs Secretariat assume initialement la rémunération des stagiaires (Voir l'annexe 1, à la p. 2) pour la période allant du 20 juin 1988 au 31 mars 1989. La convention peut être modifiée si le programme de formation donne lieu à d'autres dépenses à l'égard de la période allant du 1er avril au 16 juin 1989.

L'Indian and Native Affairs Secretariat rembourse directement l'entrepreneur sur réception de la formule Demande de remboursement - Native Career Development Program dûment signée et accompagnée du talon de chèque de paye du stagiaire visant la période de facturation indiquée.

Conformément à la convention de services, l'intimée a inscrit chaque stagiaire sur sa liste de paye et leur a versé un salaire pendant leur période de formation. Sur réception d'attestations (Pièce R-4) signées par l'intimée et par les stagiaires et certifiant le nombre d'heures de formation fournies pendant une période de paye, le gouvernement provincial remboursait à l'intimée la rémunération que celle-ci versait aux stagiaires. Était également remboursé le salaire versé à l'égard des congés fériés. L'intimée assumait le versement des primes d'assurance-chômage, des cotisations au régime de pensions du Canada, des payes de vacances annuelles ainsi que le coût des autres avantages sociaux accordés aux stagiaires.

3. La mise en oeuvre du programme de formation

Avant que débute le programme, M. Smith avait rencontré le personnel de l'intimée à Regina et à Saskatoon afin d'en expliquer les objectifs, et l'intimée avait également fait en sorte qu'un consultant donne des séances de sensibilisation interculturelle à ses employés. Les séances de sensibilisation visaient à préparer les employés à travailler avec des Autochtones.

4. L'inscription de la plaignante au programme

La plaignante a été choisie pour faire partie des stagiaires en journalisme du programme. Dans une lettre datée du 26 avril 1988 (Pièce HR-3), l'intimée a informé la plaignante qu'elle occuperait un poste [TRADUCTION] «d'annonceure temporaire affectée à la télévision». La plaignante a été assignée au bureau de Saskatoon. La lettre précisait la durée de son emploi, savoir du 30 mai 1988 au 28 mai 1989. La date du début du stage a été reportée au 27 juin 1988, du consentement mutuel des parties, parce qu'il était déjà prévu que la plaignante subirait une intervention chirurgicale au cours de la deuxième semaine de mai. Cette dernière entente est constatée dans une lettre non datée (Pièce HR-4). Quelles qu'aient été les dispositions de la convention de services concernant la période pendant laquelle le gouvernement de la Saskatchewan financerait le programme, il semble qu'il y ait eu une certaine souplesse quant aux dates de début et de fin des stages.

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Pour chaque stagiaire, un plan de formation a été arrêté. Pour Peggy Johnson, ce plan décrivait, en deux pages, un programme comportant six étapes (Pièce HR-5). Après l'étape préparatoire, la stagiaire passait par les étapes de l'orientation technique, de la rédaction pour la mise en ondes, de la production et du montage et de l'acquisition de techniques de recherche et d'entrevue, pour finir par le passage en ondes. M. Smith a témoigné que le programme visait à donner, en douze mois, le genre de formation qui s'acquérait en trois ou quatre ans dans les écoles de journalisme.

5. Le licenciement de la plaignante

Le lundi 29 août 1988, la plaignante s'est présentée au travail au bureau de l'intimée. Dans sa déposition, elle a déclaré qu'elle avait du mal à se concentrer, ce matin-là, parce que des incidents survenus au cours de la fin de semaine et concernant son ami l'avaient bouleversée. Au cours de la matinée, la plaignante est allée voir Mme Stambuck, l'agente des ressources humaines au service de l'intimée à Saskatoon et, a-t-elle déclaré dans son témoignage, elle a informé cette dernière qu'elle était perturbée à cause d'une [TRADUCTION] «violente dispute avec son ami». Elle a demandé si elle pouvait se prévaloir du programme d'aide aux employés et, après discussion avec Mme Stambuck, cette dernière a accepté. Mme Stambuck a confirmé, dans son témoignage, les éléments essentiels de la discussion qu'elle a eue avec la plaignante. Elle a déclaré, en outre, que la plaignante ne l'avait jamais informée qu'elle avait bu pendant la fin de semaine et n'avait jamais laissé entendre qu'elle était alcoolodépendante ou qu'elle avait un problème d'abus d'alcool. La plaignante a reconnu, en contre-interrogatoire, qu'elle n'avait rien dit à Mme Stambuck concernant sa consommation d'alcool.

Les services offerts par le programme d'aide aux employés étaient fournis par un entrepreneur indépendant, Cardwell & Associates, qui avait été engagé par un comité constitué d'employés et de cadres. La plaignante est allée consulter cet entrepreneur. Après l'entrevue initiale, elle a été dirigée vers le conseiller Mickey Locke, qu'elle a décrit comme un [TRADUCTION] «conseiller en matière d'alcoolodépendance». Après avoir fait état de ses problèmes au conseiller, la plaignante a témoigné qu'elle avait décidé, par suite de la recommandation du conseiller, de s'inscrire au centre de réadaptation en établissement d'Indian Head (Saskatchewan). A la question de savoir pourquoi elle avait pris une telle décision, elle a répondu (à la p. 76 de la transcription) :

[TRADUCTION]

Parce que c'est ce qui m'avait été recommandé. J'avais décidé de faire tout ce qu'on me demanderait de faire pour régler mon problème d'alcoolisme, qu'il s'agisse d'un traitement en clinique externe ou en établissement ou d'une série de cent réunions en cent jours.

La plaignante a déclaré qu'elle avait été admise au centre le 31 août 1988.

Mme Stambuck s'est souvenue que la plaignante n'était pas venue au travail le mardi 30 août 1988, soit le lendemain de l'entretien qu'elle avait eu avec elle et au cours duquel celle-ci lui avait demandé de se prévaloir du programme d'aide aux employés. Mme Stambuck a commencé à s'inquiéter de l'absence de la plaignante lorsqu'elle a reçu la visite de

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la fille de cette dernière, plus tard dans la semaine, et que celle-ci lui a demandé si elle savait où se trouvait sa mère. Mme Stambuck n'a pu se rappeler la date exacte de cette visite. Après celle-ci, elle a informé M. Smith de l'absence de la plaignante et du fait que sa fille ne savait pas où elle se trouvait.

Mme Stambuck s'est souvenue que, plus tard dans la semaine du 29 août 1988, elle avait reçu un appel d'une personne travaillant chez Cardwell & Associates, l'informant que la plaignante souffrait d'un abus d'intoxicants. Elle n'a pu toutefois se rappeler la date de cet appel. C'était la première fois que Mme Stambuck entendait des propos indiquant que la plaignante souffrait d'un problème d'abus d'intoxicants. Elle a témoigné qu'elle croyait avoir reçu un second appel de Cardwell & Associates l'informant que des mesures avaient été prises pour que la plaignante soit traitée au centre de réadaptation Pine Lodge. Par la suite, elle a parlé avec un employé du centre, dont elle ne peut se rappeler l'identité; elle croit, sans en être certaine, que c'est elle qui a téléphoné au centre, dans le but de savoir quelle serait la durée du traitement. Dans son témoignage, elle a déclaré que l'employé du centre à qui elle a parlé n'avait pu la renseigner à ce sujet. Mme Stambuck se souvient d'avoir transmis ce renseignement à M. Smith.

La plaignante n'avait jamais informé l'intimée qu'elle avait ou avait eu un problème d'alcoolodépendance ou d'abus d'intoxicants. L'intimée n'avait rien remarqué qui pût suggérer l'existence d'un tel problème. Après son entretien du 29 août 1988 avec Mme Stambuck, la plaignante n'a jamais communiqué avec l'intimée pour l'informer qu'elle serait absente du programme de formation ou qu'elle entreprenait un traitement en établissement. Elle a expliqué son comportement en disant qu'elle pensait que l'intimée serait mise au courant par Cardwell & Associates ou par le conseiller Mickey Locke.

M. Smith a déclaré, dans son témoignage, qu'il se rappelait avoir été informé par Mme Stambuck, au cours de la semaine du 29 août, de l'absence de la plaignante ainsi que du fait que celle-ci avait été dirigée vers Cardwell & Associates. Il se souvenait également que Mme Stambuck l'avait mis au courant du fait que la fille de la plaignante avait voulu savoir où se trouvait sa mère. Selon ses souvenirs, c'est la semaine suivante que Mme Stambuck l'a informé qu'elle avait appris l'admission de la plaignante au centre de réadaptation Pine Lodge. Il a alors demandé à Mme Stambuck combien de temps la plaignante demeurerait au centre et celle- ci lui a répondu que l'établissement l'avait avisée que la durée du séjour ne pouvait être précisée. M. Smith a témoigné qu'avant de recevoir ces renseignements, il n'avait rien vu ni entendu qui pût indiquer que la plaignante avait un problème d'alcoolodépendance ou d'abus d'intoxicants.

Après avoir appris l'admission de la plaignante au centre de réadaptation Pine Lodge et s'être fait dire que la durée de son séjour était incertaine, M. Smith a appelé la coordonnatrice du Native Career Development Program du gouvernement provincial, Mme Coates, dont le bureau était chargé de rembourser à l'intimée les salaires qu'elle versait aux stagiaires. Il voulait savoir quels seraient les effets que l'absence de la plaignante du programme de formation aurait sur le financement du stage de cette dernière par le gouvernement. Après avoir décrit ce qu'il connaissait de la situation, il a demandé à Mme Coates ce qu'il devait faire. D'après ses souvenirs, elle lui aurait fait la réponse suivante :

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[TRADUCTION]

«Nous vous payons pour former, pas pour réadapter. Pas de formation, pas d'argent».

Mme Coates, quant à elle, se rappelle avoir prononcé une phrase comme : [TRADUCTION] «Nous payons pour de la formation, non pour de la réhabilitation».

Mme Coates a affirmé, dans son témoignage, qu'elle se souvenait d'avoir reçu deux appels téléphoniques de M. Smith. Au cours du premier appel, vers la fin du mois d'août 1988, il l'avait avisée que la plaignante était absente et qu'il ne savait pas où elle se trouvait. Contre- interrogée par Me Knudsen, Mme Coates a déclaré que M. Smith avait également demandé si les employés du Native Career Development Program avaient eu des nouvelles de la plaignante, et qu'elle lui avait répondu que ni elle ni les autres consultants travaillant pour le programme n'en avaient eues, bien que les stagiaires eussent apparemment été informés qu'ils pouvaient communiquer avec les consultants travaillant pour le programme s'ils avaient besoin d'aide.

Mme Coates a témoigné qu'elle avait reçu un second appel de M. Smith concernant la plaignante, au début de la semaine suivante. Celui-ci lui annonçait que la plaignante se trouvait dans un centre de traitement et lui demandait ce qu'il fallait faire. Elle a alors voulu savoir pourquoi la plaignante avait été admise dans un tel centre, mais se souvient que M. Smith ne semblait pas en connaître la raison. Lorsqu'elle a demandé quelle serait la durée du traitement, M. Smith a laissé entendre que ce serait assez long et il a demandé si le programme continuerait d'assurer le versement de son salaire. Mme Coates se souvient d'avoir répondu de la façon suivante :

[TRADUCTION]

Les fonds prévus pour le programme ne doivent pas servir à d'autres fins que la formation; ils ne sauraient être versés à l'égard de périodes où les stagiaires sont absents du travail.

Dans sa déposition, Mme Coates a déclaré qu'elle avait répondu ce qui suit lorsque M. Smith lui avait demandé ce qu'il convenait de faire :

[TRADUCTION]

Je lui ai recommandé de mettre fin à l'emploi de Peggy et de lui donner la -- de lui offrir la possibilité de se soigner et de recommuniquer avec le Native Career Development Program - c'était le nom de notre service à ce moment-là - ou avec la Société Radio-Canada lorsqu'elle se sentirait mieux, afin de voir quelles possibilités pourraient alors être offertes à ce moment-là, quand elle irait mieux, quant elle serait rétablie.

Après cette conversation avec Mme Coates, M. Smith a informé Mme Stambuck qu'il fallait licencier la plaignante et, à cette fin, lui a donné instruction de préparer une lettre de licenciement et de l'envoyer à la plaignante. Il l'a avisée que la lettre devait inviter la plaignante à [TRADUCTION] «vérifier avec la SRC si d'autres possibilités pouvaient être offertes». M. Smith a témoigné que l'intimée ne pouvait promettre à la plaignante qu'elle serait réadmise plus tard au sein du programme de formation parce qu'elle ne savait pas si on continuerait d'attribuer des fonds à cette initiative.

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Mme Stambuck, suivant les instructions de M. Smith, a rédigé et envoyé à la plaignante une lettre, datée du 6 septembre 1988 (Pièce HR-7), dont le texte est reproduit ci-dessous :

[TRADUCTION]

Nous vous avisons que votre emploi temporaire à la SRC à Saskatoon prend fin le 2 septembre 1988.

Vous serez payée jusqu'au vendredi 2 septembre inclusivement et, en application de l'article 14.3 de la convention collective conclue avec le SCFP (GP & B), vous toucherez trois jours supplémentaires de salaire tenant lieu d'avis.

Peggy, lorsque vous aurez terminé votre traitement, téléphonez- moi s'il-vous-plaît. Nous pourrions peut-être prendre un café ensemble ... J'aimerais vous voir.

Sincères salutations.

La lettre a été envoyée à la plaignante au centre de traitement Pine Lodge à Indian Head (Saskatchewan). La plaignante a reconnu, dans sa déposition, l'avoir reçue pendant qu'elle se trouvait à Pine Lodge.

Dans son témoignage, M. Smith a déclaré que l'intimée a suivi, pour mettre fin à l'emploi de la plaignante, la procédure appliquée à tous les employés en stage probatoire et les employés temporaires ayant moins de trois mois de service.

M. Smith a expliqué que puisque les stagiaires étaient inscrits sur la liste de paie de l'intimée, ils étaient régis par la convention collective conclue entre l'intimée et le Syndicat canadien de la Fonction publique. La lettre informant la plaignante de sa nomination en qualité d'annonceure temporaire (Pièce HR-3) mentionnait que ce poste [TRADUCTION] «était inclus dans l'unité de négociation du SCFP (GP & B)». Des exemplaires de la convention collective applicable pendant la période où la plaignante était en relation avec l'intimée ont été déposés sous la cote R-10. Aux termes de cette convention collective, tout nouvel employé effectuait un stage probatoire d'une durée de trois mois. L'article 14.2.4 prévoyait que l'employeur pouvait, pendant la durée de ce stage, congédier l'employé n'importe quand, sans que le congédiement puisse faire l'objet d'un grief, sauf s'il était fondé sur une distinction de sexe, de couleur, de croyance, de nationalité ou d'activité syndicale. Personne n'a prétendu que l'intimée a mis fin à l'emploi de la plaignante pour l'un des motifs énumérés à l'article 14.2.4. Par conséquent, cette dernière n'avait pas accès à la procédure de grief prévue par la convention collective et elle n'a jamais déposé de grief.

La plaignante est demeurée à Pine Lodge jusque vers la fin du mois de septembre. Elle n'a jamais essayé de communiquer avec Mme Stambuck ni avec M. Smith pour donner suite à l'invitation exprimée dans le dernier paragraphe de la lettre du 6 septembre 1988. L'intimée n'a pas fait d'autre tentative pour communiquer avec la plaignante. Cette dernière a rencontré Mme Stambuck par hasard au mois de novembre 1989 au cours d'une conférence à laquelle elles assistaient toutes les deux. Mme Stambuck a déclaré, dans son témoignage, qu'elle se souvenait que la plaignante lui avait dit être [TRADUCTION] «mécontente de toute cette situation», mais

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qu'elle ne lui avait pas donné l'impression qu'elle allait porter plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne. Mme Stambuck n'a apparemment pas fait de propositions à la plaignante concernant de futurs programmes de formation susceptibles d'être offerts par l'intimée en collaboration avec le Native Career Planning Program.

6. Le succès global du programme de formation

M. Smith et Mme Coates ont tous deux exprimé l'opinion selon laquelle le programme de formation avait été un succès. Les gouvernements ont continué à verser des fonds au programme, même si, au moment du licenciement de la plaignante, personne ne savait s'ils le feraient. A la date de la mutation de M. Smith en Alberta, le programme avait permis la formation d'environ vingt-deux personnes autochtones ou métisses.

D. LE FARDEAU DE LA PREUVE

Avant d'aborder l'examen des questions en cause, il serait utile de rappeler les propos tenus par le juge McIntyre dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, relativement au fardeau de la preuve incombant à chaque partie dans une instance comme la présente espèce. Le juge a écrit, à la p. 558 :

Suivant la règle bien établie en matière civile, ce fardeau incombe au demandeur. Celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver. Donc, selon la règle énoncée dans l'arrêt Etobicoke quant au fardeau de la preuve, savoir faire une preuve suffisante jusqu'à preuve contraire de l'existence d'un cas de discrimination, je ne vois aucune raison pour laquelle cela ne devrait pas s'appliquer dans les cas de discrimination par suite d'un effet préjudiciable. Dans les instances devant un tribunal des droits de la personne, le plaignant doit faire une preuve suffisante jusqu'à preuve contraire qu'il y a discrimination. Dans ce contexte, la preuve suffisante jusqu'à preuve contraire est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l'absence de réplique de l'employeur intimé.

E. LES QUESTIONS

1. L'exigence de l'assiduité était-elle une exigence professionnelle justifiée?

L'intimée demandait aux stagiaires qu'ils se présentent avec régularité à ses bureaux pour participer au programme de formation. L'avocate de la Commission a reconnu que cette exigence constituait une exigence professionnelle justifiée. Le programme de formation était un programme intensif qui, dans le cas des stagiaires en journalisme comme la plaignante, visait, selon le témoignage de M. Smith, à donner en un an une formation équivalente à celle que recevaient normalement les étudiants inscrits dans un programme d'études s'étendant sur plusieurs années. Au moment du licenciement de la plaignante, la convention de services liant l'intimée et la province n'attribuait des fonds au programme que jusqu'au

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16 juin 1989. J'estime donc qu'en exigeant que les stagiaires se présentent avec régularité à ses bureaux pour participer au programme de formation, l'intimée imposait une exigence professionnelle justifiée.

L'avocate de la Commission, bien qu'elle ait reconnu le caractère d'exigence professionnelle justifiée de la règle de l'assiduité, a fait valoir que la présente espèce constituait un cas de discrimination par suite d'un effet préjudiciable et que, par conséquent, l'intimée assumait une obligation d'accommodement raisonnable à l'égard de la plaignante relativement à sa déficience découlant de l'alcoolodépendance et qu'elle avait manqué à cette obligation. Je reviendrai plus loin sur les questions de la discrimination par suite d'un effet préjudiciable et de l'obligation d'accommodement.

2. Quel était le fondement du licenciement de la plaignante

La preuve établit que la décision de l'intimée de mettre fin à l'emploi de la plaignante reposait sur les renseignements et les motifs suivants :

a) Mme Stambuck avait été informée du fait qu'après son admission au centre de réadaptation en établissement Pine Lodge à Indian Head, le 31 août 1988, la plaignante resterait probablement au centre pendant quatre semaines environ; b) la plaignante ne serait pas en mesure de suivre le programme de formation pendant la durée de son séjour au centre de réadaptation; c) le programme de formation en journalisme suivi par la plaignante était un programme intensif d'une durée de douze mois, et une absence de quatre semaines l'aurait empêchée de le terminer avant l'échéance prévue dans la convention de services conclue avec le gouvernement provincial; d) lorsque le financement octroyé en vertu de la convention de services a pris fin, au mois de juin 1989, il n'existait aucune garantie que le programme pourrait recevoir d'autres fonds; e) Mme Coates, coordonnatrice du Native Career Development Program pour la province de la Saskatchewan, dont le bureau administrait les fonds octroyés en vertu de la convention de services, avait informé M. Smith que ces fonds ne devaient être utilisés que pour le versement du salaire des stagiaires qui suivaient le programme de formation et ne pouvaient servir à rémunérer un stagiaire se trouvant dans un centre de réadaptation; f) Mme Coates avait donné instruction de licencier la plaignante.

La plaignante n'avait averti aucun superviseur de l'intimée qu'elle était alcoolodépendante ou qu'elle avait un problème d'abus d'alcool. Les cadres de l'intimée n'avaient rien remarqué dans le travail ni dans le comportement de la plaignante qui pût indiquer qu'elle avait une déficience découlant de l'alcoolodépendance. Lorsque la plaignante est entrée au centre de traitement en établissement, elle n'a pris aucune mesure pour informer l'intimée qu'elle s'absenterait du travail, qu'elle avait été admise dans un centre de traitement en établissement ou qu'elle avait des problèmes d'alcoolodépendance. Les seuls renseignements dont disposait l'intimée à ce sujet avaient été obtenus par Mme Stambuck après l'admission de la plaignante à Pine Lodge et ils laissaient entendre qu'elle était traitée pour abus d'intoxicants.

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Dans l'affaire Motorways Direct Transport Ltd. c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), (1991) 50 Admin. L.R. 222 (C.F., 1ère inst., version française non publiée), le juge Walsh a examiné la question de l'absence de lien entre les motifs de licenciement et l'alcoolisme, et ses propos sont éclairants. Le plaignant soutenait que Motorways avait agi de façon discriminatoire à son endroit en refusant de continuer à l'employer à cause de sa déficience (l'alcoolisme). Avant de citer un extrait pertinent de la décision, il me faut signaler qu'en l'espèce rien n'indique que la plaignante (Peggy Johnson) ait jamais été ivre pendant qu'elle suivait le programme de formation au bureau de l'intimée ou que son licenciement ait découlé de sa conduite au travail. A la p. 9 de la décision Motorways, le juge Walsh écrit :

Si M. Hinrichsen souffre effectivement d'une alcoolodépendance, aucune mesure n'a été prise contre lui pour ce motif. C'est plutôt sa conduite au travail qui lui a valu son congédiement. En effet, cette conduite était tout simplement exécrable. Si elle découle d'une alcoolodépendance, la Loi ne lui permet pas de bénéficier d'un traitement plus indulgent de la part de son employeur. Or, c'est ce qu'il tente d'obtenir par le biais de cette plainte. La conduite au travail de M. Hinrichsen n'aurait pas été tolérée chez un employé qui ne souffrait pas d'une alcoolodépendance. Par conséquent, il est faux de prétendre que M. Hinrichsen a fait l'objet d'un acte discriminatoire en raison d'une telle dépendance. La Loi n'oblige pas l'employeur à accorder un traitement privilégié aux personnes atteintes d'une déficience. Elle exige seulement que l'employeur ne pose pas d'actes ou ne fixe pas de ligne de conduite qui serait discriminatoire à leur endroit pour un motif de distinction illicite.

Selon moi, l'intimée a mis fin à l'emploi de la plaignante en raison de l'incapacité où cette dernière se trouvait de suivre avec assiduité le programme de formation, et parce qu'il lui aurait été impossible de terminer ce programme avant l'expiration de la convention de services. J'estime qu'il n'a pas été établi en preuve que le licenciement de la plaignante découlait d'une déficience liée à l'alcoolodépendance.

3. La discrimination par suite d'un effet préjudiciable

Il a été soutenu, au nom de la plaignante, que l'acte reproché en l'instance constituait de la «discrimination par suite d'un effet préjudiciable». Le juge McIntyre a décrit cette notion dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536. Il explique, à la p. 551 :

D'autre part, il y a le concept de la discrimination par suite d'un effet préjudiciable. Ce genre de discrimination se produit lorsqu'un employeur adopte, pour des raisons d'affaires véritables, une règle ou une norme qui est neutre à première vue et qui s'applique également à tous les employés, mais qui a un effet discriminatoire pour un motif prohibé sur un seul employé ou un groupe d'employés en ce qu'elle leur impose, en raison d'une caractéristique spéciale de cet employé ou de ce groupe d'employés, des obligations, des peines ou des conditions restrictives non imposées aux autres employés.

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Les motifs de distinction illicite sont énumérés à l'article 3 de la Loi. En l'espèce, la plainte ne fait état que d'un seul motif, savoir la déficience liée à l'alcoolodépendance. L'article 25 de la Loi définit ainsi le terme «déficience» :

«déficience» Déficience physique ou mentale, qu'elle soit présente ou passée, y compris le défigurement ainsi que la dépendance, présente ou passée, envers l'alcool ou la drogue.

On a soutenu, en l'espèce, que l'obligation d'assiduité au programme de formation que l'intimée imposait aux stagiaires était une règle neutre à première vue parce qu'elle s'appliquait à tous les employés, mais qu'elle avait un effet discriminatoire sur la plaignante parce que celle-ci était incapable de suivre régulièrement le programme à cause d'une déficience liée à l'alcoolodépendance. Il incombait donc à l'intimée, a-t- on plaidé, de trouver un moyen de composer avec la déficience de la plaignante.

a) La preuve permet-elle de conclure à l'existence d'une dépendance présente ou passée envers l'alcool?

Lorsqu'un plaignant soutient être l'objet de discrimination par suite d'un effet préjudiciable, il faut d'abord déterminer si la preuve permet de conclure qu'il avait une déficience liée à une dépendance présente ou passée envers l'alcool. Il n'est pas suffisant de simplement affirmer que le plaignant est alcoolodépendant. Avant d'examiner la preuve, il s'impose d'interpréter l'article 25 de la Loi, lequel inclut dans la déficience la «dépendance, présente ou passée, envers l'alcool ou la drogue».

Je me reporte, quant à la signification du mot «dépendance», à la définition que le Dorland's Illustrated Medical Dictionary, 26e édition, donne du mot «dependence» à la p. 359, et qui est ainsi libellée :

[TRADUCTION]

État psychophysique d'une personne toxicomane caractérisé par le besoin de prendre la dose habituelle ou des doses croissantes de la substance toxicomanogène afin de prévenir l'apparition de symptômes de sevrage.

En ce qui concerne la «dépendance passée» envers l'alcool, l'article 25 signifie, selon l'interprétation que j'en fais, que si la plainte est fondée sur une «dépendance passée envers l'alcool ou la drogue», la plaignante doit prouver que subsiste une certaine déficience liée à cette dépendance passée, et que celle-ci s'est manifestée entre le moment où la plaignante a commencé à participer au programme et celui où elle a été licenciée en raison de la dépendance passée. Si la dépendance passée n'a pas produit d'effets invalidants pendant la période en cause, elle n'est pas pertinente.

En ce qui concerne la «dépendance présente» envers l'alcool, l'article 25 signifie, selon moi, que si la plainte est fondée sur une «dépendance présente envers l'alcool ou la drogue», la plaignante doit prouver que cette dépendance et la déficience qui en résulte existaient entre le moment où elle a commencé à participer au programme de formation et son licenciement.

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La preuve pouvant permettre d'établir la dépendance passée de la plaignante envers l'alcool comprend les éléments suivants : (i) La plainte (Pièce HR-1), dans laquelle la plaignante déclare:

[TRADUCTION]

J'ai déjà été alcoolodépendante. Je ne suis plus dépendante et je n'éprouve plus, à l'heure actuelle, de problème d'abus d'alcool.

Cette déclaration ne précise pas à quelle époque la plaignante a été alcoolodépendante ni à quelle date la dépendance a cessé.

(ii) Un passage du témoignage de la plaignante, dans lequel elle déclare (à la p. 45 de la transcription) qu'au moment où le programme de formation a débuté elle se considérait comme une [TRADUCTION] «alcoolique en voie de guérison». Interrogée sur ce qu'elle entendait par cette expression, elle a expliqué :

[TRADUCTION]

Cela signifie que je ne buvais pas, que je suivais un programme de désintoxication.

(iii) Un autre passage du témoignage de la plaignante, dans lequel elle affirme (à la p. 69 de la transcription) :

[TRADUCTION]

[...] je n'ai jamais pensé que je pourrais retomber dans l'alcoolisme [...].

(iv) Le témoignage de Mme Lanceley, la fille de la plaignante, dans lequel elle déclare (à la p. 501 de la transcription), en réponse à la question de savoir pourquoi elle était inquiète lorsqu'elle a été sans nouvelles de sa mère pendant plusieurs jours à la fin du mois d'août 1988 :

[TRADUCTION]

Parce que, depuis quelque temps, elle était déprimée et je craignais qu'elle ne se remette à boire [...].

Ces éléments constituent à tout le moins une preuve prima facie de la dépendance passée de la plaignante envers l'alcool. L'intimée n'a pas sérieusement contesté le témoignage de la plaignante sur cette question et j'incline à conclure qu'avant d'être admise au programme de formation, la plaignante avait souffert d'alcoolodépendance.

La dépendance passée de la plaignante envers l'alcool a été établie, mais les éléments de preuve susceptibles d'étayer la conclusion selon laquelle la plaignante continuait à présenter une déficience liée à cette dépendance pendant la période allant du moment où elle a commencé à suivre le programme de formation jusqu'à celui où elle a été licenciée, sont rares voire inexistants. La plaignante a affirmé, dans son témoignage, qu'elle avait cessé de prendre de l'alcool un certain temps avant son opération, au mois d'avril 1988 et n'avait rien bu jusqu'à la fin de semaine précédant le 18 juillet 1988, et qu'elle n'avait consommé de l'alcool qu'une autre fois pendant sa participation au programme de formation. Rien dans la preuve n'indique que sa dépendance passée envers l'alcool ait amoindri sa capacité d'exécuter les tâches qu'elle devait accomplir dans le cadre du programme de formation. J'estime donc que la preuve existante ne permet pas de conclure que la plaignante avait, pendant

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la période visée par la présente plainte, une déficience découlant d'une dépendance passée envers l'alcool.

Existe-t-il des éléments de preuve pouvant étayer la conclusion selon laquelle la plaignante a souffert d'une déficience découlant d'une dépendance présente envers l'alcool entre le moment où elle a commencé à participer au programme et la date de son licenciement?

La déclaration contenue dans la plainte (Pièce HR-1) :

[TRADUCTION]

«J'ai déjà été alcoolodépendante. Je ne suis plus dépendante et je n'éprouve plus, à l'heure actuelle, de problème d'abus d'alcool»

ne nous aide pas beaucoup parce qu'elle n'indique pas à quelle époque la plaignante a «déjà été alcoolodépendante» et quand elle a cessé de l'être.

Lorsqu'elle a témoigné devant le Tribunal, la plaignante a déclaré qu'elle n'avait pris de l'alcool qu'à deux occasions pendant sa participation au programme de formation. Elle avait bu une première fois pendant la fin de semaine précédant le 18 juillet 1988 et elle avait dû, à cause de cela, s'absenter du programme les 18 et 19 juillet 1988. Elle a déclaré à l'intimée qu'elle avait été malade, mais n'a fait aucune mention de sa consommation d'alcool. A la question de l'avocate de la Commission lui demandant pourquoi elle n'avait pas expliqué à l'intimée que c'est parce qu'elle avait trop bu qu'elle devait s'absenter, la plaignante a répondu (à la p. 69 de la transcription) :

[TRADUCTION]

R. J'avais extrêmement honte; je n'avais jamais pensé que je pourrais retomber dans l'alcoolisme et qu'il -- Je voulais tellement réussir dans cet emploi. Je pense que j'avais trop honte, tout simplement. Je me suis dit que j'irais à des réunions, que je trouverais l'appui dont j'avais besoin et que je réglerais le problème, et qu'il n'était donc pas nécessaire de leur en parler.

Q.Lorsque vous parlez de réunions, de quoi s'agit-il? R. Des Alcooliques anonymes. Q. A quelle fréquence participiez-vous à ces réunions? R. La semaine qui a suivi cette fin de semaine-là, je crois que j'y suis allée deux ou trois fois.

La seconde fois qu'elle a consommé de l'alcool, c'était le samedi 27 août 1988. Le lundi suivant, soit le 29 août 1988, elle informait Mme Stambuck qu'elle avait des problèmes. Elle a expliqué à cette dernière qu'elle avait eu une [TRADUCTION] «violente dispute avec son ami», mais n'a rien dit qui puisse laisser entendre qu'elle souffrait d'une dépendance ou qu'elle avait un problème d'alcool.

La plaignante n'a jamais informé ses superviseurs à la SRC qu'elle était alcoolodépendante. Mme Stambuck, l'agente des ressources humaines de l'intimée à Saskatoon, a témoigné qu'elle voyait la plaignante presque chaque jour ouvrable, pendant que celle-ci participait au programme, mais qu'elle n'avait jamais rien remarqué à son sujet qui puisse donner à penser qu'elle avait un problème d'alcoolodépendance ou d'abus d'alcool. Quant à M. Smith, il a affirmé, dans son témoignage, que, pendant la période où la plaignante avait été stagiaire, il n'avait rien

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observé, en rapport avec cette dernière, et n'avait reçu aucun renseignement la concernant qui indiquât qu'elle puisse être alcoolodépendante ou avoir quelque problème d'alcool que ce soit.

Au mois d'août 1989, une agente des droits de la personne au service de la Commission avait préparé un projet de plainte (Pièce R-6) et l'avait envoyé à la plaignante pour qu'elle le signe. On pouvait y lire la phrase suivante :

[TRADUCTION]

[...] bien que je n'aie jamais consommé d'alcool pendant les heures de travail, j'éprouvais quand même, du fait de ma consommation d'alcool, des difficultés d'ordre fonctionnel au travail.

Après avoir reçu le projet, la plaignante a informé la Commission par téléphone, le 14 août 1989, que le projet ne décrivait pas correctement les faits. Elle a apporté des modifications à cette phrase, qui a pris la forme suivante :

[TRADUCTION]

[...] j'éprouvais des difficultés d'ordre fonctionnel au travail.

Dans la plainte officielle signée par la plaignante (Pièce HR-1), c'est encore une autre version qui a été utilisée :

[TRADUCTION]

[...] j'éprouvais des difficultés d'ordre fonctionnel au travail à cause de problèmes personnels.

Il convient de signaler que dans la nouvelle version, il n'est pas question de difficultés d'ordre fonctionnel au travail induites par la consommation d'alcool.

La preuve ne démontre pas que la plaignante avait «besoin» de prendre «la dose habituelle ou des doses croissantes» d'alcool «afin de prévenir l'apparition de symptômes de sevrage», au sens où ces mots sont employés dans la définition du mot «dependence (dépendance)» énoncée dans le Dorland's Illustrated Medical Dictionary.

La définition de ce terme, citée plus haut, décrit [TRADUCTION] «l'état psychophysique d'une personne toxicomane». Relativement à l'état psychophysique de la plaignante ou à son état de santé, la preuve présentée au Tribunal n'est constituée que de la propre conclusion de celle-ci selon laquelle elle était une «alcoolique en voie de guérison» et de la crainte qu'elle a exprimée d'être retombée dans l'alcoolisme parce qu'elle avait consommé de l'alcool pendant la fin de semaine des 16 et 17 juillet 1988. Le fondement de l'opinion de la plaignante selon laquelle elle était alcoolique n'a pas été établi. M. Mickey Locke, le conseiller vers lequel Cardwell & Associates ont dirigé la plaignante et qui, selon cette dernière, a recommandé qu'elle entre au centre de réadaptation en établissement Pine Lodge n'a pas été appelé comme témoin. Par conséquent, ni les compétences et l'expérience de ce conseiller en matière d'alcoolisme ni les motifs pour lesquels il a recommandé que la plaignante fasse un séjour dans un centre de réadaptation n'ont été prouvés. M. Cardwell a bien été appelé comme témoin, mais il n'a jamais eu de contact avec la plaignante. Cette dernière a témoigné qu'elle n'a jamais été examinée par un médecin en relation avec sa consultation auprès de Cardwell &

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Associates. Aucun élément de preuve n'établit quelle était la nature des programmes offerts au centre Pine Lodge. Peut-être l'expert que l'avocate de la Commission a tardivement voulu faire témoigner aurait-il pu fournir ces éléments de preuve mais, pour les motifs que j'ai exposés plus haut, j'ai refusé l'autorisation d'appeler ce témoin. En l'absence d'une telle preuve, on peut tout aussi bien conclure que la plaignante devait suivre un traitement en établissement résidentiel pour soigner une dépression ou d'autres problèmes personnels que pour se débarrasser d'une dépendance envers l'alcool. La fille de la plaignante, du reste, avait affirmé dans son témoignage (à la p. 501 de la transcription) qu'elle s'inquiétait au sujet de sa mère juste avant l'admission de celle-ci à Pine Lodge, parce que [TRADUCTION «depuis quelque temps, elle était déprimée». La crainte que sa mère «ne se remette à boire» qu'a exprimée la fille de la plaignante ne constitue que l'expression d'une préoccupation et ne prouve pas que la mère souffrait d'une dépendance présente envers l'alcool, même si la fille pouvait donner un témoignage d'opinion sur cette question.

Compte tenu de la définition, citée ci-dessus, que le juge McIntyre a donnée dans l'arrêt Ontario Human Rights Commission c. Simpsons- Sears, [1985] 2 R.C.S. 536 (précitée), du fardeau de la preuve incombant à chaque partie, le Tribunal estime que la preuve présentée n'est pas suffisante pour étayer la conclusion voulant que la plaignante ait eu, pendant la période visée par la plainte, une déficience découlant d'une dépendance présente ou passée envers l'alcool.

Il découle de cette conclusion qu'il n'y a pas eu de discrimination par suite d'un effet préjudiciable.

b) L'effet de l'obligation d'accommodement sur l'exigence professionnelle justifiée

Si j'avais conclu qu'il y avait eu discrimination par suite d'un effet préjudiciable, il aurait alors fallu que je détermine si l'intimée avait rempli l'obligation d'accommodement qui lui incombait. Pour le cas où mes conclusions antérieures seraient renversées par suite d'un appel ou d'une demande de révision judiciaire, je vais examiner la question de l'obligation d'accommodement.

Dans l'arrêt Ontario Human Rights Commission c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, le juge McIntyre décrit ainsi, à la p. 552, l'effet de l'obligation d'accommodement sur l'exigence professionnelle justifiée :

La règle ou la condition de travail n'est pas annulée, mais son effet sur le plaignant doit être étudié [...] un accommodement quelconque s'impose de la part de l'employeur au profit du plaignant.

c) L'étendue de l'obligation d'accommodement

Lorsque l'existence d'une discrimination par suite d'un effet préjudiciable est reconnue, il s'ensuit que l'employeur assume une obligation d'accommodement même si la règle, neutre par ailleurs, n'a d'effet préjudiciable que sur une minorité ne comptant pas plus d'une personne (Voir Alberta (Human Rights Commission) c. Central Alberta Dairy Pool, [1990] 2 R.C.S. 489, à la p. 514. Dans l'arrêt Central Okanagan

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School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, le juge Sopinka a indiqué ce qui suit (à la p. 984) :

Il faut plus que de simples efforts négligeables pour remplir l'obligation d'accommodement.

d) Les limites de l'obligation d'accommodement

L'obligation d'accommodement n'est pas illimitée. Dans l'arrêt Ontario Human Rights Commission c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, le juge McIntyre examine les limites de cette obligation et il conclut, à la p. 555 :

Si on accepte la thèse selon laquelle une obligation d'accommodement incombe à l'employeur, il devient nécessaire de la délimiter de façon réaliste. L'obligation dans le cas de la discrimination par suite d'un effet préjudiciable [...] consiste à prendre des mesures raisonnables pour s'entendre avec le plaignant, à moins que cela ne cause une contrainte excessive : en d'autres mots, il s'agit de prendre les mesures qui peuvent être raisonnables pour s'entendre sans que cela n'entrave indûment l'exploitation de l'entreprise de l'employeur et ne lui impose des frais excessifs.

e) Qu'est-ce qui constitue une contrainte excessive?

L'employeur doit prendre des mesures raisonnables pour s'entendre avec le plaignant à moins que cela ne lui impose une contrainte excessive. Dans l'arrêt Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, le juge Sopinka, rendant jugement au nom de la Cour, s'est exprimé ainsi (à la p. 984) :

L'utilisation de l'adjectif «excessive» suppose qu'une certaine contrainte est acceptable; seule la contrainte «excessive» répond à ce critère. Les mesures que l'auteur de la discrimination doit prendre pour s'entendre avec le plaignant sont limitées par les expressions «raisonnables» et «sans s'imposer de contrainte excessive.

Dans l'arrêt Alberta (Human Rights Commission) c. Central Alberta Dairy Pool, [1990] 2 R.C.S. 489, le juge Wilson a énuméré plusieurs facteurs susceptibles d'être examinés pour déterminer si les mesures d'accommodement imposeraient une contrainte excessive à l'employeur. Elle a écrit, à la p. 521 :

J'adopte d'abord à cette fin les facteurs identifiés par la commission d'enquête en l'espèce - le coût financier, l'atteinte à la convention collective, le moral du personnel et l'interchangeabilité des effectifs et des installations. L'importance de l'exploitation de l'employeur peut jouer sur l'évaluation de ce qui représente un coût excessif ou sur la facilité avec laquelle les effectifs et les installations peuvent s'adapter aux circonstances.

Le juge Wilson a également inclus la sécurité dans les facteurs à considérer, mais cet élément n'est pas pertinent en l'espèce. Elle a

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précisé, de plus, que l'énumération ci-haut mentionnée n'était pas exhaustive.

Relativement à l'effet des mesures d'accommodement proposées sur les autres employés, le juge Sopinka, rendant jugement pour la Cour dans l'affaire Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, s'est exprimé ainsi aux p. 984 et 985 :

La crainte de l'effet sur d'autres employés qui, dans l'arrêt Hardison, a incité le tribunal à adopter le critère de minimis, est un facteur à considérer pour déterminer si l'ingérence dans l'exploitation de l'entreprise de l'employeur serait excessive. Toutefois, il faut établir l'existence de plus qu'un inconvénient négligeable pour pouvoir contrecarrer le droit de l'employé à un accommodement. L'employeur doit démontrer que l'adoption de mesures d'accommodement entraînera une atteinte réelle, non pas anodine mais importante, aux droits d'autres employés.

Il a ajouté à la p. 988 :

La réaction des employés peut jouer au moment de déterminer si des mesures d'accommodement constitueraient une ingérence excessive dans l'exploitation de l'entreprise de l'employeur. Dans l'arrêt Central Alberta Dairy Pool, le juge Wilson a mentionné le moral des employés comme l'un des facteurs à prendre en considération. Ce facteur doit être appliqué avec prudence. Il faut tenir compte de l'opposition des employés qui résulte de craintes légitimes que leurs droits soient lésés. Par contre, les oppositions fondées sur des attitudes incompatibles avec les droits de la personne ne sont pas pertinentes.

f) L'obligation de l'employé de faciliter l'exécution de l'obligation d'accommodement

L'obligation d'accommodement de l'employeur a comme corollaire l'obligation de l'employé de faciliter la mise en oeuvre de la mesure d'accommodement proposée. C'est dans les motifs rendus par le juge Sopinka dans l'arrêt Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, que le contenu de cette obligation est le plus clairement défini. Le juge écrit, à la p. 974 :

La recherche d'un compromis fait intervenir plusieurs parties. Le plaignant a également l'obligation d'aider à en arriver à un compromis convenable et il faut donc examiner sa conduite pour déterminer si l'obligation d'accommodement a été remplie. Lorsque l'employeur fait une proposition qui est raisonnable et qui, si elle était mise en oeuvre, remplirait l'obligation d'accommodement, le plaignant est tenu d'en faciliter la mise en oeuvre. Si l'omission du plaignant de prendre des mesures raisonnables est à l'origine de l'échec de la proposition, la plainte sera rejetée.

Plus loin, aux p. 994 et 995, on peut également lire :

Lorsque l'employeur fait une proposition qui est raisonnable et qui, si elle était mise en oeuvre, remplirait l'obligation

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d'accommodement, le plaignant est tenu d'en faciliter la mise en oeuvre. Si l'omission du plaignant de prendre des mesures raisonnables est à l'origine de l'échec de la proposition, la plainte sera rejetée. L'autre aspect de cette obligation est le devoir d'accepter une mesure d'accommodement raisonnable.

L'existence de cette obligation incombant à l'employé a également été reconnue dans l'arrêt Ontario Human Rights Commission c. Simpsons- Sears, [1985] 2 R.C.S. 536. En effet, le juge McIntyre a écrit, à la p. 555 :

L'employeur doit, à cette fin, prendre des mesures raisonnables qui seront susceptibles ou non de réaliser le plein accommodement. Cependant, lorsque ces mesures ne permettent pas d'atteindre complètement le but souhaité, le plaignant, en l'absence de concessions de sa propre part, comme l'acceptation en l'espèce d'un emploi à temps partiel, doit sacrifier soit ses principes religieux, soit son emploi.

L'obligation de l'employé, toutefois, ne va pas jusqu'à imposer à celui-ci le devoir de proposer une solution. Le juge Sopinka n'a laissé aucun doute sur cette question lorsqu'il a écrit, dans l'arrêt Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, à la p. 994 :

Cela ne signifie pas qu'en plus de porter à l'attention de l'employeur les faits relatifs à la discrimination, le plaignant est tenu de proposer une solution. Bien que le plaignant puisse être en mesure de faire des suggestions, l'employeur est celui qui est le mieux placé pour déterminer la façon dont il est possible de composer avec le plaignant sans s'ingérer indûment dans l'exploitation de son entreprise.

g) Quels gestes de l'intimée peuvent être considérés comme des mesures d'accommodement?

L'avocat de l'intimée a soutenu que sa cliente avait rempli son obligation d'accommodement. Il a souligné que l'intimée avait reporté la date à laquelle la plaignante devait commencer le programme de formation pour permettre à celle-ci de subir une intervention chirurgicale. Bien que ce geste constitue une forme d'accommodement à l'égard de la plaignante, il n'est pas lié à une déficience de celle-ci découlant de la dépendance envers l'alcool.

L'avocat de l'intimée a également fait valoir que la plaignante avait eu droit à plus de congés de maladie rémunérés que n'en prévoyait la convention collective du SCFP. Cela constitue une mesure d'accommodement, mais à l'époque où l'intimée l'a accordée, elle ne savait pas que la plaignante pouvait avoir une déficience découlant de la dépendance envers l'alcool.

La seule mesure d'accommodement que l'intimée a prise après avoir appris l'admission de la plaignante à Pine Lodge a été l'invitation à l'appeler quand le traitement serait terminé, formulée par Mme Stambuck dans la lettre de licenciement, ainsi que le souhait exprimé par celle-ci de voir la plaignante. Il se peut que M. Smith et Mme Coates aient tous

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deux eu l'intention d'encourager la plaignante à représenter sa candidature à des programmes de formation similaires, mais cela n'a pas été exprimé explicitement dans la lettre de licenciement. La lettre n'explique pas non plus les raisons motivant le licenciement.

L'avocate de la Commission a présenté plusieurs mesures que l'intimée aurait pu prendre pour essayer de répondre aux besoins de la plaignante, en soutenant que le défaut de l'intimée de les mettre en oeuvre, en totalité ou en partie, constituait un manquement à l'obligation d'accommodement. Toutes les mesures mises de l'avant par l'avocate de la Commission ainsi que la preuve qui s'y rattache ou la réponse donnée sont décrites ci-dessous.

Proposition (i)

L'intimée aurait pu rencontrer la plaignante et un représentant du SCFP pour examiner des façons de permettre à la plaignante de poursuivre le programme de formation.

Preuve et réponse

La lettre de licenciement invitait la plaignante à appeler Mme Stambuck à la fin de son traitement. La plaignante n'a jamais donné suite à cette invitation. Il aurait été inutile que l'intimée rencontre le syndicat puisque la plaignante n'avait manifesté d'aucune façon à l'intimée qu'elle était intéressée à revenir au programme de formation.

Proposition (ii)

L'intimée aurait pu avancer à la plaignante des congés de maladie ou des congés annuels jusqu'à ce que la date où elle obtiendrait son congé puisse être confirmée.

Preuve et réponse

Aux termes de la convention collective conclue entre l'intimée et le SCFP, les congés de maladie et les congés annuels sont accumulés au rythme de 1,25 jour par mois. Lorsque la plaignante a laissé le programme de formation, le 29 août, elle avait déjà pris plus de congés de maladie que la durée de sa participation au programme ne lui avait permis d'accumuler, et elle n'avait accumulé que 2,5 jours de congés annuels. Elle aurait eu droit, si elle avait accompli les douze mois du programme, à un total de quinze jours de congé annuel. Or, la durée prévue de son séjour à Pine Lodge était de quatre semaines, soit vingt jours de travail. La coordonnatrice du Native Career Development Program avait déjà informé l'intimée que les fonds alloués au programme ne devaient servir qu'à rémunérer les stagiaires pour la période de formation réellement suivie.

Proposition (iii)

L'intimée aurait pu essayer de communiquer avec la plaignante après le départ de celle-ci de Pine Lodge afin de voir avec elle s'il n'était pas possible qu'elle poursuive le programme de formation.

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Preuve

L'intimée a répondu qu'elle ne savait pas où joindre la plaignante après le départ de celle-ci de Pine Lodge. Toutefois, rien dans la preuve n'indique que l'intimée se soit efforcée de localiser la plaignante. Quoi qu'il en soit, la lettre de licenciement invitait expressément la plaignante à communiquer avec Mme Stambuck une fois son traitement terminé, et la plaignante n'a pas répondu à cette invitation. Étant donné ce silence, j'estime qu'il aurait été déraisonnable de s'attendre à ce que l'intimée fasse d'autres démarches pour communiquer avec la plaignante.

Proposition (iv)

L'intimée aurait pu demander des fonds supplémentaires.

Preuve

La convention de services octroyait déjà le maximum des fonds disponibles pour le programme. Il aurait fallu s'adresser au Cabinet du gouvernement de la Saskatchewan pour obtenir des fonds supplémentaires, et il est très improbable que celui-ci aurait accepté d'en accorder avant d'avoir en main une évaluation du programme initial. J'estime qu'il n'aurait pas été raisonnable de s'attendre à ce que l'intimée s'engage dans cette voie.

Proposition (v)

L'intimée aurait pu proposer aux gestionnaires du Native Career Planning Program des mesures qui auraient permis à la plaignante de réintégrer le programme de formation après avoir recouvré la santé.

Preuve

En contre-interrogatoire, Mme Coates a été interrogée sur la question de savoir si M. Smith s'était informé de la possibilité de geler pendant un mois les fonds devant servir à la formation de la plaignante. Je reproduis ci-dessous les questions posées et les réponses données à ce sujet, telles qu'elles figurent dans la transcription de l'audience, à la p. 382, lignes 10 et s. :

[TRADUCTION]

R. Il est possible qu'il l'ait fait, mais ça n'était pas prévu par le programme -- les règles applicables au programme n'auraient pas permis d'agir de cette façon. Q. Vous souvenez-vous si cette question a été abordée? Excusez-moi, vous secouez la tête, êtes-vous -- R. Non, j'essaie de voir si je me souviens d'avoir discuté de cette question. Je ne me souviens pas. Q. Vous souvenez-vous d'autres sortes d'options ou de propositions que M. Smith aurait présentées concernant la situation de Peggy? R. Ce qu'il m'a demandé, c'est : «Qu'est-ce qu'on peut faire, qu'est-ce que le programme permet de faire?». Le programme payait pour -- les règles prévoyaient que le programme payait pour les journées de formation suivies par le

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bénéficiaire, non pour du temps passé à l'extérieur du travail, sauf les congés fériés. On ne payait donc pas pour la réadaptation ou pour d'autres choses du genre. Les fonds alloués au programme étaient réservés à un type particulier de formation.

Mme Coates ne se souvenait pas si M. Smith s'était informé de la possibilité de geler les fonds attribués à la formation de la plaignante, mais sa réponse indique clairement qu'elle n'aurait pas approuvé une telle proposition. Je ne puis donc conclure qu'il aurait été raisonnable de s'attendre à ce que l'intimée s'engage dans cette voie.

Aucune des propositions avancées par l'avocate de la Commission ne peut, selon moi, être considérée comme une «mesure raisonnable» que l'intimée aurait été tenue de prendre pour remplir son obligation d'accommodement.

M. Smith a affirmé, dans son témoignage, que l'absence d'un stagiaire n'aurait pas eu d'effet sur la programmation de l'intimée ou sur les autres activités commerciales de celle-ci et n'aurait pas compromis la progression des autres stagiaires dans le cadre du programme de formation. Il a indiqué, cependant, qu'il craignait que l'absence prolongée de la plaignante puisse nuire au programme dans son ensemble parce qu'elle pourrait susciter l'hostilité des employés réguliers à son égard, si ceux- ci estimaient que les stagiaires bénéficiaient de règles particulières d'assiduité. Dans l'arrêt Central Alberta Dairy Pool, le juge Wilson a inclus l'effet de la mesure d'accommodement sur le moral des employés parmi les facteurs pouvant être pris en considération pour statuer sur l'existence de contraintes excessives relativement à l'examen de l'obligation d'accommodement d'un employeur. Dans l'arrêt Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, toutefois, le juge Sopinka a apporté cette réserve aux p. 984 et 985 :

La crainte de l'effet sur d'autres employés [...] est un facteur à considérer pour déterminer si l'ingérence dans l'exploitation de l'entreprise de l'employeur serait excessive. Toutefois, il faut établir l'existence de plus qu'un inconvénient négligeable pour pouvoir contrecarrer le droit de l'employé à un accommodement. L'employeur doit démontrer que l'adoption de mesures d'accommodement entraînera une atteinte réelle, non pas anodine mais importante, aux droits d'autres employés.

Il a ajouté à la p. 988 :

La réaction des employés peut jouer au moment de déterminer si des mesures d'accommodement constitueraient une ingérence excessive dans l'exploitation de l'entreprise de l'employeur. Dans l'arrêt Central Alberta Dairy Pool, le juge Wilson a mentionné le moral des employés comme l'un des facteurs à prendre en considération. Ce facteur doit être appliqué avec prudence. Il faut tenir compte de l'opposition des employés qui résulte de craintes légitimes que leurs droits soient lésés. Par contre, les oppositions fondées sur des attitudes incompatibles avec les droits de la personne ne sont pas pertinentes.

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La crainte de M. Smith que les employés réguliers ne se mettent à manifester de l'hostilité envers le programme ne satisfait pas au critère énoncé par le juge Sopinka parce qu'aucun des droits de ces employés n'est touché. Si j'avais conclu à l'existence d'une obligation d'accommodement, cette crainte n'aurait donc pu libérer l'intimée de son obligation.

Dans l'arrêt Central Alberta Dairy Pool, le juge Wilson mentionne également le coût financier comme un facteur de contrainte excessive pouvant être pris en considération pour déterminer si un intimé a rempli son obligation d'accommodement. Il a été soutenu, au nom de la plaignante, que l'intimée, qui est une importante société d'État, disposait de ressources personnelles pour permettre à la plaignante de poursuivre le programme de formation, même si le gouvernement de la Saskatchewan ne lui octroyait pas de fonds en application de la convention de services. Dans son témoignage, toutefois, M. Smith a indiqué que, pendant cette période, l'intimée avait vu son budget se réduire considérablement et avait dû, en conséquence, mettre à pied des employés réguliers à temps plein. Je suis d'avis qu'en exigeant de l'intimée qu'elle puise dans ses propres fonds pour répondre aux besoins de la plaignante de la façon proposée, on lui aurait imposé, ainsi qu'à ses employés réguliers, une contrainte excessive.

h) La plaignante a-t-elle rempli son obligation de faciliter l'exécution de l'obligation d'accommodement?

La plaignante assumait, elle aussi, une obligation, soit celle d'aider à en arriver à un compromis convenable. Il importe donc d'examiner également sa conduite pour déterminer si l'intimée a rempli son obligation d'accommodement.

Pour faciliter l'exécution de l'obligation d'accommodement, il est nécessaire de communiquer. Après avoir quitté le bureau de Mme Stambuck, le 29 août 1988, la plaignante n'a jamais tenté de communiquer avec M. Smith ni avec Mme Stambuck ou avec quelconque de ses superviseurs à la SRC pour leur faire savoir où elle se trouvait ou pour s'informer des possibilités de réintégrer le programme de formation. Elle n'a pas pris contact non plus avec Mme Coates ou avec une personne travaillant au Native Career Development Program pour leur donner ses coordonnées après le 29 août 1988. La plaignante a témoigné que la réception de la lettre de licenciement l'avait plongée dans la stupeur. Une personne qui recevrait sans s'y attendre une lettre de licenciement appellerait certainement son employeur pour lui demander des explications. La lettre invitait expressément la plaignante à appeler Mme Stambuck lorsque son traitement serait terminé, mais la plaignante ne l'a pas fait. Dans ces circonstances, l'intimée ne savait pas si la plaignante était même intéressée à réintégrer le programme.

Il ne fait pas de doute que l'obligation d'accommodement d'un employeur ne peut s'accomplir sans que l'employé ne réponde à l'invitation qui lui est faite de rencontrer l'employeur et sans qu'il n'exprime un intérêt minimal à réintégrer le programme si des mesures d'accommodement sont prises.

i) Conclusion relative à l'obligation d'accommodement

J'ai déjà exprimé ma conclusion voulant que la plaignante n'ait pas fait l'objet de discrimination par suite d'un effet préjudiciable et

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que, par conséquent, l'intimée n'était pas tenue de prendre des mesures visant à l'accommoder. Mais si j'avais conclu à l'existence d'une telle discrimination, aurait-il été possible de conclure que l'intimée avait rempli son obligation d'accommodement?

C'est à l'intimée qu'il incombe de démontrer qu'elle a exécuté son obligation. Le juge McIntyre a décrit la nature du fardeau assumé quant à cette preuve, dans l'arrêt Ontario Human Rights Commission c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536 (aux p. 558 et 559) :

Lorsque l'existence de discrimination par suite d'un effet préjudiciable [...] est démontrée et que la règle incriminée est raisonnablement liée à l'exercice des fonctions, comme en l'espèce, l'employeur est tenu non pas de la justifier, mais plutôt de démontrer qu'il a pris, en vue de s'entendre avec l'employé, les mesures raisonnables qu'il lui était possible de prendre sans subir une contrainte excessive. Il me semble évident que, dans ce type d'affaire, le fardeau de la preuve doit encore incomber à l'employeur puisque c'est lui qui dispose de l'information nécessaire pour démontrer l'existence d'une contrainte excessive et que l'employé est rarement, sinon jamais, en mesure d'en démontrer l'absence. Ce fardeau ne sera pas toujours nécessairement lourd. Dans certains cas, cette démonstration n'appellera aucune preuve[...]; mais lorsqu'il y a preuve suffisante jusqu'à preuve contraire qu'il y a effet discriminatoire, il incombe encore à l'employeur de démontrer qu'il subira une contrainte excessive si on lui demande de prendre plus de mesures d'accommodement qu'il ne l'a fait.

Si j'avais conclu à l'existence de discrimination par suite d'un effet préjudiciable et d'une obligation résultante d'accommodement, j'aurais jugé que l'intimée a satisfait à cette obligation. La lettre de licenciement envoyée à la plaignante invitait cette dernière à communiquer avec l'intimée après son traitement. La plaignante n'a jamais répondu à cette invitation et n'a jamais manifesté à l'intimée le moindre intérêt à réintégrer le programme de formation. L'emploi des fonds alloués au programme était assujetti à des conditions restreignant les objets auxquels les fonds pouvaient servir et la période pendant laquelle ils étaient disponibles, et ç'aurait été soumettre l'intimée et son personnel régulier à des contraintes excessives que de lui demander de financer sur ses propres deniers des mesures d'accommodement prises en relation avec un programme de formation prévoyant que le gouvernement de la Saskatchewan assumait le versement des salaires des stagiaires.

F. LES PROGRAMMES SPÉCIAUX VISÉS A L'ARTICLE 16 DE LA LOI

Aux termes du paragraphe 16(1), ne constitue pas un acte discriminatoire le fait d'adopter ou de mettre en oeuvre des programmes spéciaux destinés à supprimer, diminuer ou prévenir les désavantages que subit ou peut vraisemblablement subir un groupe d'individus pour des motifs fondés, directement ou indirectement, sur leur race, leur origine nationale ou ethnique, leur couleur, leur religion, leur âge, leur sexe, leur état matrimonial, leur situation de famille ou leur déficience en améliorant (entre autres) leurs chances d'emploi.

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L'avocat de l'intimée a fait valoir que le programme de formation auquel la plaignante était inscrite était un programme spécial pour Autochtones et Métis au sens de l'article 16 de la Loi et qu'il ne serait pas discriminatoire, par conséquent, de ne pas composer avec les personnes ayant une déficience. Il a ajouté que l'intimée mettait en oeuvre d'autres programmes de promotion sociale à l'intention de ces personnes.

L'avocate de la Commission a soutenu que même si le programme de l'intimée était un programme spécial visé à l'article 16 de la Loi, les personnes qui y participaient continuaient d'avoir droit à la protection de la Loi, et pouvaient, entre autres, revendiquer le droit à des mesures raisonnables d'accommodement dans le cas où l'existence d'une discrimination par suite d'un effet préjudiciable était établie.

L'avocate de la Commission a également plaidé que pour bénéficier de la protection prévue à l'article 16 de la Loi, le programme devait comporter des mesures de soutien convenables et adaptées aux besoins des personnes qui y étaient inscrites. Elle a également fait valoir que, dans le contexte d'un programme de formation offert aux personnes autochtones, la dépendance envers l'alcool constituait [TRADUCTION] «un désavantage raisonnablement susceptible d'affecter Mme Vermette, en tant qu'Autochtone». Le défaut de prévoir, relativement au programme, des mesures de soutien s'adressant expressément aux personnes alcoolodépendantes privait, selon l'avocate, le programme de la protection accordée par l'article 16 de la Loi.

L'argument de l'avocate de la Commission voulant qu'un programme spécial doive prévoir des mesures de soutien adaptées aux besoins des personnes qui y sont inscrites afin de bénéficier de la protection prévue à l'article 16 n'est appuyé d'aucune citation de doctrine ou de jurisprudence. Je ne puis, en l'absence de telles sources, recevoir l'argument selon lequel ce genre de mesures constitue une condition essentielle d'un programme spécial. Aucune preuve n'a été présentée au Tribunal pour étayer l'affirmation de l'avocate de la Commission voulant que la dépendance envers l'alcool constitue [TRADUCTION] «un désavantage raisonnablement susceptible d'affecter Mme Vermette, en tant qu'Autochtone». L'avocate de la Commission a demandé à Mme Coates, la coordonnatrice du Native Career Development Program pour le gouvernement de la Saskatchewan, si elle avait connaissance de cas d'alcoolodépendance ou de toxicomanie parmi les personnes participant au Native Career Development Program. Cette dernière a témoigné qu'il lui arrivait rarement de rencontrer des personnes autochtones ou métisses qui lui déclaraient souffrir d'alcoolodépendance ou de chimiodépendance ou d'abus d'intoxicants.

J'estime que le programme de formation pour personnes autochtones ou métisses offert par l'intimée constituait un programme de promotion sociale au sens de l'article 16 de la Loi. Dans la décision Roberts v. Ontario (Ministry of Health), (1989) 10 C.H.R.R. D/6353 (Commission d'enquête de l'Ontario) [confirmée par la Cour divisionnaire de l'Ontario, 14 C.H.R.R. D/1], la commission d'enquête, interprétant une disposition similaire, a déclaré qu'il n'était pas nécessaire que de tels programmes cherchent [TRADUCTION] «[...] à éliminer immédiatement toutes les formes de discrimination [...] (à la p. D/6374)».

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G. DÉCISION

La plainte est rejetée.

H. MESURES CORRECTIVES

Malgré le rejet de la plainte, j'ai résolu de statuer sur les mesures correctives demandées, pour le cas où ma décision serait renversée en appel ou à la suite d'une demande de révision judiciaire. La plaignante a demandé les mesures correctives suivantes :

a) le versement d'une compensation pour le salaire qu'elle a perdu entre le moment où elle a été licenciée et celui où elle s'est trouvé un autre emploi, en avril 1989; b) la présentation d'excuses, lesquelles seraient versées au dossier de la plaignante conservé par le bureau du personnel de l'intimée; c) le versement d'une indemnité pour préjudice moral.

En plus de ces mesures, la plaignante a demandé, lorsqu'elle a témoigné devant le Tribunal, [TRADUCTION] «que des changements soient apportés à l'interprétation de l'expression «programmes spéciaux» et que les lacunes qui découlent de l'interprétation actuelle quant aux droits des Autochtones soient corrigées. Il faudra toutefois attendre, relativement à ces demandes, que les tribunaux statuent sur cette question ou que le législateur modifie la Loi.

a) La compensation pour perte de salaire

La plaignante a été licenciée le 2 septembre 1988. Elle a commencé à travailler pour un organisme appelé Working Women le 3 avril 1989. Elle travaille toujours à cet endroit.

Le salaire qu'aurait touché la plaignante si elle avait travaillé pour l'intimée du 2 septembre 1988 au 3 avril 1989 (soit une période de sept mois) est le suivant :

Salaire annuel prévu dans la lettre d'engagement 24 900,00 $ Salaire annuel majoré de 3,5 % à compter du 3 juillet 1988 en application de la convention collective 25 771,50 $ Salaire mensuel touché à partir du mois d'août 1988 2 147,63 $ Compensation demandée pour la période du 2 sept. 1988 au 3 avril 1989 (7 mois à 2 147,63 $ par mois) 15 033,41 $

Les plaignants ont l'obligation de limiter les dommages liés à la perte de salaire en tentant de trouver d'autres sources de revenus. Après avoir obtenu son congé du centre de réadaptation Pine Lodge, la plaignante est allée vivre à Esterhazy (Saskatchewan), une petite localité où elle avait, semble-t-il, des parents ou des amis. Elle a cherché du travail à Esterhazy ainsi qu'à Yorkton, la ville la plus proche d'Esterhazy. Dans ces deux villes, ses recherches n'ont pas porté fruit. Elle n'a donc perçu aucun revenu d'emploi entre la date de son licenciement et la date à laquelle elle a commencé à travailler pour Working Women, soit le 3 avril 1989. Elle a demandé et touché des prestations

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d'assurance-chômage. Dans sa déclaration de revenus relative à l'année d'imposition 1988, dont un exemplaire a été déposé en preuve sous la cote HR-9, la plaignante a indiqué qu'elle avait touché 2 328 $ de prestations d'assurance-chômage. La déclaration de revenus visant l'année d'imposition 1989 fait état d'un montant de 5 936 $ au titre des prestations d'assurance-chômage. Une partie de ce montant avait trait à une période de chômage remontant en 1988, à l'égard de laquelle les prestations n'avaient été versées qu'en 1989. Le montant total des prestations d'assurance-chômage que la plaignante a reçues à l'égard de la période allant du 1er septembre 1988 au 3 avril 1989 s'élevait à 8 264 $. Compte tenu de ces circonstances, j'estime que la plaignante a satisfait à son obligation de limiter les dommages. L'indemnité pour perte de salaire doit donc être réduite de ce montant.

Compensation demandée pour perte de salaire (voir ci-dessus) 15 033,41 $ Moins les prestations d'assurance-chômage (8 264,00 $) Compensation demandée 6 769,41 $

La plainte ayant été rejetée, je ne prononce aucune ordonnance quant au versement à la plaignante d'une compensation financière pour perte de salaire et quant au paiement d'intérêts relativement à cette compensation.

b) Les excuses

La plainte ayant été rejetée, je ne prononce aucune ordonnance quant à la présentation d'excuses à la plaignante.

c) La compensation pour préjudice moral

La plainte ayant été rejetée, je ne prononce aucune ordonnance quant à la demande de compensation pour préjudice moral.

Fait à Victoria (Colombie-Britannique), le 9 juillet 1994.

Lyman R. Robinson, c.r.

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