Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

D.T. 10/94 Décision rendue le 9 juin 1994

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. (1985), chap. H-6

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE : JOHN F. FRY

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

MINISTERE DU REVENU NATIONAL (IMPOT)

l'intimé

DÉCISION DU TRIBUNAL

TRIBUNAL : Norman Fetterly - président

ONT COMPARU : Fiona Keith, avocate de la Commission canadienne des droits de la personne

Martin Ward, avocat du ministère du Revenu national (Impôt)

John F. Fry, en personne

G.H. Fitzgerald, pour le compte du plaignant, John F. Fry

DATES ET LIEU DE 9, 10 et 11 mars 1993 L'AUDIENCE : 28, 29 et 30 juin 1993 8 et 9 septembre 1993 Halifax (N.-É.)

TRADUCTION

1

LA PLAINTE

Le plaignant, M. John F. Fry, prétend avoir été privé de biens, de services, d'installations ou de moyens d'hébergement destinés au public, ou défavorisé à l'occasion de leur fourniture, par Revenu Canada (également appelé le ministère du Revenu national), en raison d'une déficience, contrairement aux alinéas 5a) et b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Expert-comptable, le plaignant exerce sa profession à Halifax, où il habite également. Il dit avoir subi une perte progressive de l'ouïe et qu'il était à toutes fins utiles sourd lorsque les événements en cause se sont produits.

Les parties admettent que les troubles de l'ouïe constituent une déficience aux fins du par. 3(1) de la Loi. Il s'agit donc d'un motif de distinction illicite.

Dans la plainte qu'il a formulée par écrit, M. Fry dit avoir représenté un contribuable qui faisait l'objet d'une enquête menée par le ministère du Revenu national et que, le 18 octobre 1988, il a informé celui-ci par écrit de sa qualité de représentant du contribuable et demandé que toute communication ait lieu par son truchement.

La plainte fait ensuite état, de façon assez détaillée, des incidents de nature discriminatoire qui auraient eu lieu :

[TRADUCTION]

Le 17 janvier 1989, une rencontre a eu lieu dans mon bureau en présence de deux représentants du ministère du Revenu national (Impôt) et du teneur de livres du contribuable. J'ai fait part à l'un des représentants du ministère du Revenu national (Impôt) de mon problème d'audition et je lui ai précisé que si je ne pouvais pas lire sur ses lèvres, il devrait s'exprimer par écrit. Il n'y a eu, à toutes fins utiles, aucun échange entre le représentant du ministère et le soussigné, puisque le fonctionnaire a refusé de s'adresser à moi par écrit.

Le 8 ou le 9 mars, le représentant du ministère du Revenu (Impôt) s'est rendu à la résidence du contribuable. Ce dernier ne s'y trouvant pas, le représentant a appelé le contribuable à son commerce. Lorsque le contribuable lui a demandé s'il m'avait

joint auparavant, le représentant a répondu : «Non, il est sourd». Lorsque le contribuable lui a proposé de m'écrire une lettre, le fonctionnaire a répondu : «Non, ce n'est pas commode».

L'audience a débuté le 9 mars 1993 à Halifax. Elle a été ajournée pour reprendre en juin, puis en septembre 1993. Le déroulement de l'instance était singulier à plusieurs égards. En effet, le plaignant était

2

représenté par un certain M. Fitzgerald, lequel n'était pas membre en règle d'un barreau et dont la participation à titre d'«avocat» a été contestée, puis autorisée à certaines conditions. En outre, deux témoins qui ont déposé pour le compte de M. Fry, après la suspension pour l'été, ont reçu la transcription du témoignage de celui-ci, y compris en ce qui concerne les conversations qui avaient eu lieu entre eux, le plaignant et le représentant de l'intimé. Enfin, pendant toute l'instance, grâce aux prodiges de la technologie moderne, on a eu recours à la transcription simultanée des témoignages oraux qui furent retransmis sur écran, de sorte que le plaignant a pu bénéficier d'une reproduction visuelle des témoignages entendus.

DÉFICIENCE AUDITIVE

Les problèmes d'audition du plaignant remontent aux années soixante, et c'est après l'ablation d'une tumeur au cerveau que le plaignant a perdu toute acuité auditive à l'oreille droite. Cette perte de l'ouïe est décrite comme suit dans le rapport d'évaluation audiologique établi par Gordon Whitehead, MA, Aud.(C), en date du 4 janvier 1989 :

[TRADUCTION]

Oreille droite : L'oreille ne présente aucune faculté d'audition mesurable, par suite d'une opération chirurgicale visant à extirper un neurinome de l'acoustique. Se reporter à la pièce HR-5.

En ce qui concerne l'oreille gauche, il ressort du témoignage du plaignant, auquel j'ajoute foi, que, pendant les quelques années qui ont précédé le début de l'audience en 1993, son état s'est progressivement détérioré. Il dit, en somme, qu'il est complètement sourd, en ce qui a trait aux conversations, depuis au moins dix ans. Voici un autre extrait du rapport d'évaluation audiologique :

[TRADUCTION]

Oreille gauche : Surdité de perception profonde qui serait attribuable au neurinome de l'acoustique gauche. Importante détérioration du seuil d'audition correspondant à cette oreille depuis l'examen consigné au dossier en date du 28 février 1984... Outre la perte de sensibilité auriculaire mesurée par seuil, le patient présente un assez grave problème de discrimination des mots.

M. Fry dit que, depuis la date du rapport, il a perdu toute capacité de distinguer les sons et de maîtriser le volume de sa voix. L'utilisation d'un appareil acoustique est d'un secours limité, celui-ci ne lui permettant que de maîtriser, jusqu'à un certain point, le volume de sa voix. A cet égard, le manque de contrôle de la voix était manifeste pendant le témoignage oral du plaignant.

3

La perte progressive de l'ouïe a été confirmée et corroborée par l'épouse du plaignant, Mme Fry, et par un certain M. Swami, qui a témoigné pour son compte.

Ainsi, je conclus que le plaignant souffre, à toutes fins utiles, d'une perte totale de l'ouïe. Bien que la capacité auditive du plaignant n'ait pas été sérieusement débattue pendant l'audience, il m'a semblé opportun de supprimer tout doute ou toute réserve quant à l'étendue de la déficience auditive du plaignant avant d'examiner les autres questions. A cet égard, je remercie les avocats de leurs observations écrites, lesquelles ont été d'un grand secours pour circonscrire les questions en litige et analyser la preuve.

COMMUNICATION ET COMPRÉHENSION

Malgré sa déficience, le plaignant a continué d'exercer la profession de comptable, ayant recours à la communication écrite et à la lecture labiale aux fins de ses échanges avec autrui.

Lorsqu'on lui a demandé comment il communiquait avec les gens dans l'exercice de sa profession, M. Fry a répondu que, la plupart du temps, il s'exprimait par écrit et qu'il pouvait lire sur les lèvres lorsqu'il connaissait bien le sujet. Même alors, a-t-il dit, il pouvait se méprendre sur ce qui avait été dit.

En contre-interrogatoire, M. Fry a déposé qu'il ne pouvait lire sur les lèvres que s'il connaissait le sujet en cause et maîtrisait celui-ci.

Mme Fry a témoigné que, pour que son mari puisse lire sur les lèvres, il importait que son interlocuteur le regarde en face, soit bref et articule, ce qui demande un effort conscient. S'il avait affaire à plus d'une personne, le plaignant avait du mal à lire sur les lèvres.

Une observation de M. Westhaver, l'un des fonctionnaires de Revenu Canada, pendant son témoignage, décrit très bien la difficulté que comportait toute tentative de communication verbale avec M. Fry. A la page 861 de la transcription figure l'échange suivant :

[TRADUCTION]

Q. A-t-il compris --

R. Eh bien, je crois que la meilleure façon de décrire la situation, il -- vous savez, évidemment, je ne peux entendre ce -- je ne sais pas ce qu'il entend, mais il a semblé comprendre quelque peu la notion parce que -- il n'a pas compris la notion parce que...

M. Westhaver a ajouté que, selon lui, si M. Fry ne saisissait pas la notion, par contre, il comprenait ce qui lui était dit.

4

QUESTIONS EN LITIGE

Les prétendus actes discriminatoires soulèvent les questions suivantes :

1) Revenu Canada fournit-il aux représentants des contribuables des services destinés au public au sens de l'art. 5 de la Loi? 2) Le plaignant a-t-il été privé de certains services par Revenu Canada ou a-t-il été défavorisé à l'occasion de leur fourniture? 3) Le cas échéant, quel préjudice, s'il en est, le plaignant a-t-il subi par suite de ces actes?

Voici le libellé de l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne :

Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d'installations ou de moyens d'hébergement destinés au public :

a) d'en priver un individu; b) de le défavoriser à l'occasion de leur fourniture. 1976- 1977, ch. 33, art. 5.

En ce qui concerne la première question en litige, la preuve révèle que le contribuable, un certain M. Bitar, a signé une autorisation écrite, en date du 27 septembre 1988 (pièce HR-2), dans laquelle il désignait le plaignant à titre de représentant en matières financière et fiscale. Cette autorisation était jointe à une lettre datée du 18 octobre 1988 (pièce HR-3) et expédiée à Revenu Canada, à l'attention de M. Garry Harris, lequel était alors enquêteur spécial à ce ministère.

Une certaine confusion a régné, du moins temporairement, quant à savoir lequel de deux comptables représentait effectivement M. Bitar, mais il ne fait aucun doute que M. Harris et ses collègues ont finalement conclu qu'il s'agissait du plaignant. En janvier 1989, les parties ont convenu de se rencontrer et de discuter de l'enquête fiscale dont le client de M. Fry, M. Bitar, faisait l'objet. La rencontre a eu lieu le 17 janvier 1989 et a duré environ une heure et demie. A l'issue de celle-ci, M. Harris a promis d'écrire à M. Fry, ce qu'il a fait en lui faisant parvenir une lettre datée du 25 janvier 1989 (pièce HR-8).

M. Fry a répondu à la lettre de M. Harris au moyen d'une lettre datée du 3 février 1989, laquelle a été suivie d'une autre en date du 13 février 1989 (pièces HR-9 et HR-10 respectivement). Alors que les faits en cause n'établissent pas en soi que Revenu Canada fournit aux représentants des contribuables des services destinés au public au sens de l'art. 5 de la Loi, les aveux de M. Harris et de son collègue, M. Westhaver, recueillis en

5

contre-interrogatoire, permettent de conclure en ce sens. Voici ce que dit M. Harris à la page 729 de la transcription de son témoignage :

[TRADUCTION]

Mais, habituellement, lorsqu'un représentant s'occupe du dossier et qu'il demande à participer au déroulement de la procédure, ou bien on fait affaire avec lui et avec le contribuable simultanément, ou bien on l'informe périodiquement de ce qui se passe.

M. Harris atténue ces propos en précisant, dans son témoignage, que son service traite les comptables et les avocats différemment. Il insiste sur le fait que, dans le cas des comptables, contrairement aux avocats, son service a pour politique de communiquer directement avec le contribuable, à l'occasion, mais il ne fournit aucun exemple précis tiré de sa propre expérience. De plus, lors d'un entretien, le 7 septembre 1988, M. Harris a lui-même recommandé au contribuable, M. Bitar, de retenir les services d'un comptable pour défendre ses intérêts.

En contre-interrogatoire, M. Harris a reconnu que dans les cas d'enquête spéciale, la plupart des contribuables avaient un représentant et que, dans les faits, cela était souhaitable pour garantir l'équité du traitement et pour faciliter le déroulement de la procédure.

Considéré dans son ensemble, le témoignage de M. Harris laisse entendre que lorsqu'un contribuable demande par écrit au ministère de s'adresser à son représentant et de lui faire parvenir toute communication, cette volonté est normalement respectée.

Voici ce que la Cour d'appel fédérale a conclu, à titre de remarque incidente :

...que, par définition, les services que rendent les fonctionnaires publics aux frais de l'État sont des services destinés au public et qu'ils tombent donc sous le coup de l'article 5. Singh (Re), [1989] 1 C.F. 430, à la p. 440.

Collègue et supérieur immédiat de M. Harris à la direction des enquêtes spéciales, M. Westhaver fait l'observation suivante à la p. 870 du volume VIII de la transcription :

[TRADUCTION]

On peut s'adresser à un représentant si le contribuable le souhaite... à la condition que l'enquête suive son cours.

Toutefois, M. Westhaver a reconnu que le refus de M. Fry de fournir des renseignements à Revenu Canada n'avait pas retardé l'enquête. Se reporter au volume VIII, p. 880. La question de savoir si une démarche a pour effet

6

d'empêcher ou non l'enquête de suivre son cours fait intervenir le jugement de M. Westhaver dans l'exercice de ses fonctions.

En un sens, l'exercice du pouvoir discrétionnaire de Revenu Canada élude la question, car un tel exercice doit être exempt de toute discrimination; se reporter à Université de la Colombie-Britannique c. Berg, [1993]) 2 R.C.S. 353. Dans cette affaire, le juge en chef Lamer fait les remarques suivantes concernant l'exercice du pouvoir discrétionnaire dans la fourniture d'un service ou d'une installation qui sont destinés au public [ou «habituellement offerts au public», au sens de la loi de la Colombie- Britannique] (à la p. 391) :

Je ne pense pas qu'une méthode d'interprétation de cette disposition, fondée sur l'objet visé, puisse permettre l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire fondé sur des motifs de distinction illicites, une fois que l'on conclut par ailleurs que les services ou les installations visés par ce pouvoir discrétionnaire relèvent de la Loi, c'est-à-dire qu'ils sont habituellement offerts au public... De même, dans le présent contexte, bien que l'existence d'un pouvoir discrétionnaire puisse signifier que la personne investie de ce pouvoir n'est nullement tenue de fournir les services ou les installations à quiconque en fait la demande, elle est sûrement obligée de prendre sa décision de manière non discriminatoire.

La question de savoir si un service est ou n'est pas destiné au public au sens de l'art. 5 est une question de fait. Se reporter à U.C.-B. c. Berg, précité.

Je conclus, de fait, que dans ses rapports avec le plaignant, Revenu Canada fournissait des biens, des services, des installations ou des moyens d'hébergement destinés au public au sens de l'art. 5 de la Loi.

Seul l'examen attentif de la preuve peut permettre de déterminer si les employés de Revenu Canada ont privé le plaignant de certains services ou l'ont défavorisé à l'occasion de leur fourniture.

En raison des circonstances, les rapports entre le plaignant et les représentants de Revenu Canada peuvent, jusqu'à un certain point, être qualifiés de contradictoires. Il est donc difficile de départager ce qui pouvait être attribuable à un simple désaccord entre les intéressés et ce qui relevait de la notion plus difficile à cerner qu'est la discrimination. Une bonne partie de la preuve porte sur les rapports entre le contribuable, M. Bitar, visé par l'enquête, et M. Harris, de la direction des enquêtes spéciales de Revenu Canada.

L'ENQUETE

7

Libanais d'origine, M. Bitar a immigré au Canada en 1976 et il s'est établi à Kentville, près d'Halifax, où il est devenu propriétaire d'une pizzeria dont il a assuré l'exploitation. C'est en juin 1988 qu'il a fait l'objet d'une enquête de Revenu Canada et que M. Harris s'est mis en rapport avec lui pour la première fois.

M. Harris était muni d'un relevé de la valeur nette du patrimoine qui comportait un important écart, sur une période de cinq à six ans, par rapport au revenu déclaré par M. Bitar pour la même période. L'explication fournie par M. Bitar n'a pas eu l'heur de convaincre M. Harris, lequel a décidé de poursuivre son enquête et a dit qu'il se mettrait en rapport avec le contribuable ultérieurement.

M. Harris a poursuivi son enquête concernant M. Bitar pendant tout l'été de 1988 et il a vérifié et analysé les dépôts et les retraits effectués dans les différents comptes bancaires établis au nom du contribuable.

Le 7 septembre 1988, M. Harris a joint M. Bitar au téléphone pour convenir d'une rencontre à sa résidence de Kentville. Il a précisé qu'il lui communiquerait alors les résultats de son enquête. Il a recommandé au contribuable de s'assurer de la présence d'un comptable ou d'un ami familiarisé avec la procédure. Lors de la rencontre et des discussions subséquentes, M. Bitar a fourni des explications quant à l'origine des dépôts bancaires en précisant qu'il s'agissait de dons ou d'avances de son père, demeuré au Liban. M. Harris a répondu que cette explication ne pouvait être acceptable que si elle était appuyée de relevés, de registres bancaires et de chèques payés provenant du Liban. Il a ajouté qu'il disposait de renseignements selon lesquels le contribuable recyclait de l'argent provenant du trafic de la drogue. Il a également accusé M. Bitar de mentir.

Le lendemain de la rencontre à Kentville, M. Bitar a joint M. Harris à son bureau d'Halifax et lui a demandé une liste écrite des éléments requis pour établir la provenance des sommes versées par son père. M. Harris a immédiatement établi cette liste et l'a fait parvenir à M. Bitar. Se reporter à la pièce HR-4.

Le 21 septembre 1988, M. Harris a reçu un appel de M. Bitar et d'un certain M. MacDonald, c.a., l'informant que le cabinet de ce dernier, sis à Kentville, représenterait désormais M. Bitar.

Après cette conversation téléphonique, M. Harris a reçu de la part de M. Fry une lettre datée du 18 octobre 1988 (pièce HR-3), qui renfermait une autorisation écrite, signée par M. Bitar, désignant M. Fry à titre de représentant.

Ne sachant évidemment plus à quoi s'en tenir, M. Harris a communiqué avec M. MacDonald et avec M. Bitar, et ce dernier lui aurait dit de ne faire

8

affaire ni avec M. MacDonald ni avec M. Fry. En effet, M. Bitar comptait se rendre au Liban pour obtenir les documents et les renseignements requis et il prévoyait être de retour dans un mois ou un mois et demi. C'est à cette occasion, selon M. Harris, que M. Bitar aurait précisé qu'il lui fournirait les renseignements à son retour.

Les documents que M. Bitar a rapportés du Liban consistaient en une attestation établie par un avocat libanais, selon laquelle le père de M. Bitar, M. Toufic Elias Bitar, avait versé à son fils 400 000 $ CAN sur une période de cinq ans, soit de 1983 à 1988. Étaient joints à cette attestation deux chèques payés aux montants de 23 992,57 $ et de 24 500 $ respectivement. Était également jointe une photo de matériel censé appartenir au père de M. Bitar. Se reporter à la pièce HR-10A.

Les documents n'ont pas été remis à M. Harris, mais ont plutôt été confiés à M. Swami, teneur de livres et ancien stagiaire de M. Fry. M. Swami avait continué de travailler en collaboration avec M. Fry après avoir mis sur pied sa propre entreprise de tenue de livres dans des locaux distincts.

Voilà un résumé des rapports entre MM. Bitar et Harris qui ont précédé la rencontre du 17 janvier 1989, au bureau de M. Fry, où se serait produit le premier incident de nature discriminatoire visé par la plainte.

Cet exercice s'est révélé utile aux fins d'analyser les événements antérieurs à la rencontre du 17 janvier 1989, du point de vue de M. Harris et de l'intimé, mais il importe dès maintenant d'examiner les circonstances dans lesquelles M. Fry a été mêlé aux affaires de M. Bitar et de s'y attarder.

ÉVÉNEMENTS A L'ORIGINE DE LA RENCONTRE DU 17 JANVIER 1989

M. Swami, qui avait des relations dans la communauté libanaise, a présenté M. Fry à M. Bitar. Ils se sont rencontrés au bureau de M. Fry, situé au sous-sol de sa maison, le 27 septembre 1988. Les discussions se sont alors déroulées comme suit. M. Fry lisait sur les lèvres de M. Swami, qu'il connaissait depuis un certain temps, et il y avait échange de notes écrites au besoin. M. Bitar a remis à M. Fry un ensemble de documents se rapportant à sa situation financière et fiscale.

C'est lors de cette rencontre que M. Bitar a signé l'autorisation écrite (pièce HR-2) désignant M. Fry à titre de représentant «en matières financière et fiscale».

L'autorisation (pièce HR-2) a été suivie par une lettre de M. Fry datée du 18 octobre 1988 et destinée à Revenu Canada, à l'attention de M. Harris (pièce HR-3). Dans cette lettre, M. Fry confirme la désignation et joint l'original de l'autorisation. Voici un extrait de la lettre :

9

[TRADUCTION]

Veuillez à l'avenir communiquer avec le contribuable par l'entremise de mon bureau. Le contribuable et moi-même vous assurons de notre collaboration, dans la mesure du possible, afin de régler cette affaire.

Dans sa lettre, M. Fry donne suite à la demande de complément d'information concernant les registres afférents à l'entreprise et à la situation personnelle du père de M. Bitar, un résident du Liban, en demandant en vertu de quel pouvoir ce complément d'information est exigé. Il demande également à M. Harris d'expliquer par écrit, et en détail, comment il avait calculé l'«actif indéterminé».

M. Harris n'a répondu à cette lettre qu'après un certain temps. Dans l'intervalle, il a suspendu son enquête jusqu'au retour de M. Bitar du Liban. Au début de janvier 1989, M. Harris a téléphoné à M. Bitar qui était alors rentré au pays. Ce dernier lui a dit que les renseignements en cause avaient été communiqués à M. Fry et qu'il devait s'adresser à celui-ci. M. Harris a dit avoir été dans l'impossibilité de joindre M. Fry au téléphone ou de laisser un message sur son répondeur automatique. Il a ensuite tenté de se mettre en rapport avec M. Swami, dont M. Bitar avait mentionné le nom lors d'un entretien antérieur. Il a alors laissé un message et, plusieurs jours plus tard, il a de nouveau téléphoné au bureau de M. Swami et a parlé à ce dernier directement. M. Swami lui a dit qu'il était au courant de l'affaire et qu'il ferait en sorte que M. Fry le rappelle. M. Harris dit que, deux jours plus tard, il a reçu un appel téléphonique d'une dame non identifiée l'informant que MM. Fry et Swami le rencontreraient le 17 janvier 1989 au bureau de M. Fry, au sous-sol de la résidence de ce dernier.

Selon le témoignage de Mme Fry, la résidence était dotée d'un appareil d'enregistrement des messages téléphoniques dont elle assurait la surveillance. C'est elle qui fixait les rendez-vous d'affaires. Elle ne s'absentait de la maison qu'un jour par semaine, le vendredi, pour faire les courses. Ce jour-là, un message pouvait être laissé sur le répondeur automatique. Les autres jours de la semaine, c'est elle qui répondait aux appels.

Aucune explication satisfaisante n'a été donnée par M. Harris quant à savoir pourquoi il était incapable de communiquer directement avec M. Fry, à son bureau, ou de lui laisser un message.

LA RENCONTRE DU 17 JANVIER 1989

M. Harris et son supérieur immédiat, M. Westhaver, se sont rendus à la résidence de M. Fry le 17 janvier 1989. Les deux hommes ont admis qu'ils étaient déjà au courant de la déficience auditive de M. Fry. Ils ignoraient l'étendue de la déficience dont était affligé M. Fry, mais aucun

10

d'entre eux n'a pris de mesures, au préalable, pour connaître la gravité de celle-ci.

Après avoir ouvert à MM. Harris et Westhaver, Mme Fry a accompagné ceux-ci au bureau situé au sous-sol. Comme elle le faisait toujours, elle les a informés du fait que son mari était sourd et que des crayons et du papier étaient à leur disposition.

Au début de la rencontre, M. Fry a établi les règles du jeu et dit qu'il était «sourd comme un pot», en sorte que ses interlocuteurs devraient communiquer avec lui par écrit à l'aide des blocs-notes et des crayons mis à leur disposition. M. Harris était assis directement en face de M. Fry, de l'autre côté de son bureau, et il a joué un rôle actif dans ce qui s'est déroulé par la suite. M. Westhaver semble s'être contenté de jouer les observateurs. Peu après, M. Swami est arrivé. Une discussion a eu lieu quant à savoir qui représentait M. Bitar. M. Harris a donné par écrit à M. Fry des explications quant aux incidents antérieurs qui avaient semé la confusion à cet égard. Se reporter à la pièce HR-6, page 1, trois premiers points.

La discussion a ensuite porté sur le relevé de la valeur nette du patrimoine de M. Bitar. M. Harris a écrit un mot afin d'apporter une correction aux calculs de M. Fry. Se reporter à nouveau à la pièce HR-6, points 4 et 5. Outre une dernière note écrite rédigée vers la fin de la rencontre, aucune autre communication n'a eu lieu par écrit entre M. Harris et M. Fry.

Il semble qu'une enveloppe cachetée renfermant les documents obtenus par M. Bitar au Liban ait été remise à M. Fry soit à la rencontre, soit peu avant celle-ci. M. Harris a demandé à voir le contenu de l'enveloppe. M. Fry, qui n'avait apparemment pas encore ouvert celle-ci, a refusé. Après l'avoir agitée devant M. Harris, il a rangé l'enveloppe dans le tiroir de son bureau. A la même occasion, M. Fry a insisté pour que M. Harris réponde à la question posée dans sa lettre du 18 octobre 1988 quant à savoir en vertu de quel pouvoir, légal ou autre, il pouvait exiger qu'un citoyen d'un pays étranger produise ses relevés bancaires, chèques payés, etc.

M. Harris n'a pas admis par écrit, lors de cette rencontre, qu'il n'était pas investi d'un tel pouvoir. Ce n'est que par la suite, dans une lettre datée du 25 janvier 1989 (pièce HR-8), qu'il a reconnu ne pas avoir ce pouvoir. Il prétend en avoir fait part à M. Fry, verbalement, pendant la rencontre. M. Swami ne se rappelle pas que M. Harris ait précisé à l'intention de M. Fry qu'il n'était pas investi d'un tel pouvoir. M. Harris a continué d'exiger la production des documents que M. Fry avait en sa possession tout en l'accusant de dissimulation de renseignements.

11

Il semble que, à ce point tournant de la rencontre, les rapports soient devenus plutôt tendus. On a l'impression que MM. Fry et Harris ont échangé des propos enflammés, puis qu'ils ont changé d'attitude, le premier se contentant d'acquiescer en silence, le second s'ingéniant à éviter systématiquement le premier et adressant ses remarques à M. Swami, tout en manifestant une réticence à rédiger des notes à l'intention de M. Fry.

M. Swami a accepté de prendre des notes relativement à la discussion avec MM. Harris et Westhaver. Ces notes figurent aux deuxième et troisième pages de la pièce HR-6.

Cette pièce est constituée d'une photocopie de l'original, et la présence d'une ligne, à la deuxième page, entre les points [1] et [2], ainsi qu'entre les points [6] et [7], semble indiquer une fin de page et marquer une séparation entre les points énumérés. Ce qui m'amène à conclure, et de fait, je conclus que les points [1] et [2], à la deuxième page de la pièce HR-6, ont été consignés pendant la rencontre elle-même, et que les points [1] à [5], à la troisième page, ainsi que les points [6] et [7], à la deuxième page, ont été consignés après le départ de MM. Harris et Westhaver, par M. Swami, à l'intention de M. Fry. Cette conclusion concorde avec le témoignage de M. Swami.

Je tiens pour acquis que les notes prises par M. Swami immédiatement après la rencontre reflètent, de manière raisonnablement fidèle, la teneur des discussions qui ont eu lieu. M. Swami m'a semblé être un témoin honnête et juste, malgré certains trous de mémoire. Il a assisté à la rencontre comme il le faisait toujours lorsqu'il amenait des clients à M. Fry, afin de faciliter les choses et d'aider au bon déroulement de l'entretien. Il n'était pas présent à titre d'interlocuteur principal, et son rôle, en l'espèce, consistait à vérifier les registres bancaires sous la direction de M. Fry. A mon avis, aucune des hypothèses de MM. Harris et Westhaver, voulant que M. Swami ait joué un rôle plus important, n'est fondée.

Il ressort du témoignage de M. Swami, ainsi que des notes qu'il a prises pendant et après la rencontre, que l'attitude de M. Harris était accusatrice et agressive. M. Harris a en effet prétendu que M. Bitar mentait, il a évoqué la possibilité d'une nouvelle cotisation et de poursuites s'il n'était pas donné suite aux demandes de renseignements et il a accusé M. Fry de dissimuler des renseignements que les représentants de Revenu Canada n'étaient pas légalement en droit d'exiger.

Il a été question, à la rencontre, d'un autre dossier que MM. Fry, Swami et Westhaver avaient antérieurement été appelés à régler. En effet, dans l'affaire Ahir, des renseignements donnés de plein gré à Revenu Canada avaient été utilisés pour étayer une accusation de nature criminelle portée contre le contribuable en cause. Voici un extrait des notes de M. Swami (troisième page, point [4]) :

12

[TRADUCTION]

Si aucun accord n'intervient à l'issue de cette rencontre, une cotisation sera établie et des accusations seront portées comme dans le dossier Ahir.

M. Swami mentionne à deux reprises, dans ses notes, que MM. Harris et Westhaver étaient disposés à rencontrer de nouveau [TRADUCTION] «M. Fry une dernière fois afin d'en arriver à un accord». Se reporter au point [4] de la troisième page de la pièce HR-6.

Dans la note de service adressée à M. Fry, en guise de conclusion, M. Harris dit ce qui suit :

[TRADUCTION]

Je rédigerai une lettre donnant des explications relativement à vos questions, et nous confirmerons par écrit le fait que, selon nous, vous dissimulez des renseignements concernant votre client. Se reporter à la première page de la pièce HR-6.

Environ une semaine plus tard, M. Harris a fait parvenir à M. Fry une lettre, en date du 25 janvier 1989 (pièce HR-8), dans laquelle il confirme, entre autres choses, que la valeur exacte dudit «actif indéterminé» est de 313 548,65 $. Des explications y sont également demandées quant à l'affectation de certains fonds. M. Fry a répondu dans une lettre datée du 13 février 1989 (pièce HR-9) en remettant en question le fondement juridique ou le caractère raisonnable de la demande de renseignements formulée par M. Harris concernant l'utilisation de certains fonds.

Le 13 février 1989 également, M. Fry a transmis une autre lettre à M. Harris en y joignant les documents rapportés du Liban par M. Bitar. Se reporter à la pièce HR-10A. La photocopie de deux chèques payés aux montants de 23 992,57 $ et de 24 500 $ respectivement était jointe à la lettre destinée à M. Harris pour attester la provenance des sommes versées par le père de M. Bitar. Ces mêmes chèques avaient déjà été remis à M. Harris pendant l'enquête. Dans sa lettre, M. Fry précisait qu'il avait rencontré M. Bitar afin de discuter de la situation et que ce dernier allait écrire à sa famille, au Liban, afin d'obtenir la preuve afférente à d'autres dons.

Les renseignements fournis par M. Fry n'ont pas satisfait M. Harris. Aux pages 735 et 736 de la transcription, M. Harris fait les observations suivantes :

[TRADUCTION]

...il y avait certaines choses à l'égard desquelles j'aurais peut-être dû... ou peut-être devrais-je dire que certains éléments de la pièce HR-10 nécessitaient une réponse, comme la lettre de M. Fry en date du 13 février 1989 - mais je suis d'avis qu'il y a, au cours d'une enquête, des choses qui sont importantes et des choses qui ne le sont pas...

13

M. Harris dit que la lettre de M. Fry en date du 13 février lui est parvenue, à son bureau, le 21 du même mois et qu'il n'a pu en prendre connaissance que quelques jours plus tard.

Quoi qu'il en soit, M. Harris a pris la décision, que M. Westhaver a approuvée, de faire affaire directement avec M. Bitar et de faire fi de M. Fry.

LA RENCONTRE DU 8 MARS A KENTVILLE

Ainsi, MM. Harris et Westhaver se sont rendus à Kentville, le 8 mars 1989, sans en informer M. Fry et sans avoir donné suite à leur promesse de tenir une rencontre finale avec lui ni avoir répondu à sa lettre du 13 février 1989.

Une discussion a alors eu lieu entre MM. Bitar et Harris, M. Westhaver s'en tenant à son rôle habituel d'observateur.

En contre-interrogatoire, le témoignage de M. Bitar concernant ses rapports avec M. Harris pendant la durée de l'enquête, est décousu, contradictoire et truffé de nombreux trous de mémoire. Ces lacunes sont peut-être imputables à une connaissance restreinte de la langue anglaise, à une certaine appréhension face à la possibilité de nouveaux rapports déplaisants avec Revenu Canada ou à d'autres raisons que le tribunal ignore. Suivant le conseil de son avocat, M. Bitar a demandé et obtenu la protection que prévoit la Loi sur la preuve au Canada.

En fin de compte, M. Bitar n'a jamais été accusé de quelque infraction en application de la Loi de l'impôt sur le revenu ou du Code criminel. Les arriérés d'impôt sur le revenu pour les années 1982 à 1986 ont fait l'objet d'un règlement à l'amiable. Le 2 mai 1982, Revenu Canada a accepté un règlement au montant total de 21 314,56 $ et a renoncé à tout intérêt et à toute pénalité. Se reporter à la pièce C-2. Le 24 novembre 1992, le directeur du service du recouvrement de Revenu Canada a écrit à M. Bitar pour le remercier de sa collaboration (pièce C-1).

Au moment où l'audience a débuté en mars 1993, M. Bitar, qui avait décidé de retourner dans son pays natal, le Liban, avait déjà pris des mesures en ce sens. C'est pourquoi son témoignage a été recueilli en priorité en prévision de son départ.

En ce qui concerne la discussion comme telle, non seulement les versions diffèrent entre MM. Bitar et Harris, mais, dans le cas de ce dernier, son témoignage n'est pas au même effet que les notes qu'il a prises par écrit lors de la rencontre (pièce HR-5).

14

Les parties ne s'entendent pas sur le lieu de la discussion. M. Harris prétend que la discussion a eu lieu au téléphone, lui se trouvant au restaurant, et M. Bitar à sa résidence de Kentville. M. Bitar, pour sa part, se rappelle qu'elle s'est déroulée au restaurant, en vis-à-vis. Selon le témoignage de M. Westhaver, M. Harris et lui étaient assis dans le restaurant et, comme ils avaient informé M. Bitar de leur intention de discuter de son dossier, ils ont reçu un appel de sa part auquel M. Harris a répondu. M. Westhaver dit n'avoir pas été en mesure d'entendre les propos tenus au téléphone par MM. Harris et Bitar.

Le lieu de la discussion n'est pas d'une importance vitale, ce que fera ressortir l'examen de la preuve.

Voici la version de M. Bitar, donnée après certaines remarques préalables, concernant la discussion qu'il a eue avec M. Harris :

[TRADUCTION]

R. ...il a pris un morceau de papier, il a dit qu'il voulait avoir l'adresse de mon père au Liban, qu'il avait besoin de son numéro de téléphone, qu'il avait besoin en quelque sorte d'une preuve. J'ai dit : «Je vous l'aurais donné auparavant, mais je suis surpris de la raison pour laquelle vous êtes ici. Vous devriez vous adresser à M. Fry, car c'est lui qui me représente». C'est alors qu'ils ont dit : «Nous allons nous adresser à vous directement».

Q. Vous ont-ils dit pourquoi?

R. Oui

Q. Leur avez-vous demandé pourquoi ils ne communiquaient pas avec M. Fry?

R. J'ai dit : «Pourquoi vous adressez-vous directement à moi? Pourquoi ne communiquez-vous pas avec M. Fry?» Il a dit : «M. Fry est sourd, ce n'est pas commode pour nous de faire affaire avec lui». J'ai dit : «Pourquoi ne lui écrivez-vous pas?» Il a dit : «Ça prend du temps». C'est tout. Se reporter aux pages 310 et 311 de la transcription.

Voici les notes que M. Harris a rédigées après la rencontre avec M. Bitar (pièce HR-5, avant-dernière page) :

[TRADUCTION]

Il a dit - en parlant de M. Bitar - que je devrais m'adresser à M. Fry si je voulais obtenir quoi que ce soit, parce qu'il avait remis tous les documents à ce dernier. Je lui ai dit que la seule chose qu'il avait donnée à M. Fry c'était la lettre du Liban. Je ne voulais pas parler à M. Fry parce qu'il était sourd et qu'il ne pouvait pas m'entendre.

En interrogatoire principal, M. Harris s'est rappelé ce qui suit concernant la discussion :

15

[TRADUCTION]

Alors lui - M. Bitar - «Eh bien, pourquoi n'appelez-vous pas M. Fry» et j'ai dit : «Je ne peux l'appeler parce qu'il est sourd».

Afin d'expliquer ces remarques, M. Harris a fait les observations suivantes en interrogatoire principal :

[TRADUCTION]

Je suppose -- ce que j'ai dit, «Je ne peux l'appeler parce qu'il est sourd», j'étais intransigeant avec M. Bitar parce qu'il refusait de collaborer. Il refusait de me parler. Il me disait «Appelez M. Fry». Il était inutile d'aller appeler M. Fry, car celui-ci n'était au courant de rien. Je n'ai pas dit que je refusais de communiquer avec M. Fry parce qu'il était sourd, j'ai dit : «Je ne peux l'appeler». Il est probable que je faisais alors le malin avec M. Bitar. Se reporter aux pages 720 et 721 de la transcription.

Dans un rapport manuscrit subséquent destiné au bureau du ministre du Revenu national, M. Harris donne une version quelque peu différente de sa discussion avec M. Bitar (pièce HR-17, p. 7) :

[TRADUCTION]

Il a dit - en parlant de M. Bitar - que je devrais m'adresser à M. Fry si je voulais obtenir quoi que ce soit, et j'ai dit que je ne pouvais parler à M. Fry parce qu'il était sourd et qu'il ne pouvait m'entendre ou ne m'entendrait pas».

Il importe de signaler, à mon sens, que, dans ses notes, M. Harris s'exprime de manière très différente par rapport aux versions subséquentes de la discussion. Dans la version écrite originale, il dit qu'il ne veut pas parler à M. Fry parce qu'il est sourd et ne peut l'entendre. [C'est moi qui souligne]. Dans les deux versions ultérieures, il remplace le verbe «vouloir» par le verbe «pouvoir».

L'explication fournie par M. Harris relativement à ces remarques désobligeantes me semble insatisfaisante. J'en arrive à la conclusion que M. Harris ne voulait pas parler à M. Fry en raison de sa surdité et parce qu'il trouvait incommode de prendre des mesures à cet égard.

Pour quelque motif, le fait que son enquête n'avançait pas frustrait M. Harris et le rendait impatient même si l'intervention de M. Fry, dans le dossier, a plutôt été de courte durée.

Peu après cette discussion avec M. Harris, M. Bitar en a communiqué la teneur à MM. Swami et Fry, lequel pouvait lire sur les lèvres de M. Swami. M. Fry a rédigé une note, concernant leur discussion, qu'il a invoquée en contre-interrogatoire. En voici le libellé :

16

[TRADUCTION]

14 h 00 -- deux hommes, les mêmes - à savoir MM. Harris et Westhaver - joints au téléphone - à la question : Avez-vous appelé M. Fry? Réponse : Non, M. Fry est sourd. N'ont pas voulu écrire non plus parce que ce n'était pas commode.

M. Fry a proposé à l'avocat de l'intimé de produire cette note en preuve, mais celui-ci a décliné l'offre.

En contre-interrogatoire, M. Bitar a été interrogé quant à savoir pourquoi il se rappelait si bien la conversation qu'il avait eue avec M. Harris, alors qu'il avait du mal à se rappeler d'autres événements et entretiens qui s'étaient déroulés pendant l'enquête. Voici ce qu'il a répondu (page 52 de la transcription) :

[TRADUCTION]

A. Bien, parce que lorsque j'ai entendu ce qu'il m'a dit, je n'ai jamais pu oublier ses propos, car ils me blessaient également. Ils me faisaient mal en dedans, de sorte que je devais toujours me les rappeler. Q. Pourquoi les propos en question vous blessaient-ils? R. Bien, parce que j'ai été -- M. Fry a travaillé pour moi, m'a représenté, et pendant tout ce temps ils l'ont évité, ils ont cessé de s'adresser à lui, ils m'ont laissé dans l'ignorance, et si quelqu'un venait vers vous et vous disait «M. Fry est sourd, il n'est plus commode de faire affaire avec lui», vous savez, vous ne pourriez oublier des propos aussi désobligeants pour le reste de votre vie.

La preuve dans son ensemble, y compris les notes que M. Harris a rédigées peu après la conversation qu'il a eue avec M. Bitar le 8 mars, relativement à celle-ci, ainsi que la version de l'entretien que M. Bitar a donnée à MM. Fry et Swami, étaye et confirme les conclusions que j'ai déjà tirées relativement à l'interprétation des remarques en question.

L'attitude et le comportement des représentants de Revenu Canada, pendant les événements qui se sont déroulés en janvier, en février et en mars 1989, révèlent l'existence d'une démarche caractéristique. Par exemple, les représentants ont omis de s'adresser à M. Fry directement ou de lui laisser un message concernant la tenue d'une rencontre et ils n'ont pas pris la peine de s'informer de la gravité de sa déficience auditive. Mentionnons également leur conduite vis-à-vis de M. Fry pendant la rencontre du 17 janvier 1989, dont j'ai fait état de façon assez détaillée, leur décision de faire fi de M. Fry tout en ne répondant pas à ses lettres du 3 et du 18 février 1989, le non-respect de leur promesse de le rencontrer à nouveau et, enfin, les remarques faites par M. Harris à M. Bitar, selon lesquelles il ne voulait pas s'adresser à M. Fry parce que celui-ci était sourd et qu'il n'était pas commode de procéder ainsi (c'est-à-dire que cela aurait pris du temps).

17

Voici comment la Cour suprême du Canada a défini la discrimination :

...J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société.

Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 174 (le juge McIntyre).

Intentionnellement ou non, Revenu Canada, par l'entremise de ses représentants, a agi de façon discriminatoire envers le plaignant en le privant de services, d'installations ou de moyens d'hébergement destinés au public ou en le défavorisant à l'occasion de leur fourniture, et ce, en raison de sa surdité, ce qui constitue un motif de distinction illicite.

Néanmoins, je n'arrive pas à la conclusion que M. Harris ou M. Westhaver a consciemment ou intentionnellement défavorisé M. Fry en raison de sa surdité. Ces hommes ont fait preuve d'une énergie et d'une détermination admirables dans l'accomplissement de ce qu'ils estimaient être leur devoir, à titre d'enquêteur, vu la lenteur de l'enquête et la frustration qui en découlait. Leurs soucis à cet égard les ont probablement détournés des obligations inhérentes à la situation particulière dans laquelle ils se trouvaient.

RÉPARATION

Le plaignant demande réparation pour les services professionnels qu'il a rendus, mais qu'il n'a pas facturés au client. La somme demandée correspond à six heures de services non appuyés de pièces justificatives, rendus en 1988, et à trente-six heures de services appuyés de pièces justificatives, rendus en 1989 (voir pièce HR-7), à raison de 75 $ l'heure. La somme totale réclamée se monte à 3 150 $, soit quarante-deux heures à 75 $ l'heure.

La demande est formulée en application de l'alinéa 53(2)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, dont voici le libellé :

A l'issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée peut... ordonner... :

18

c) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu'il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte;

L'indemnisation fondée sur l'alinéa c) comporte des difficultés parce que la Loi canadienne sur les droits de la personne ne définit pas le mot «salaire», et il semble qu'aucun autre tribunal ou cour de justice n'ait interprété ce terme dans le contexte des dispositions législatives applicables.

Voici comment le Shorter Oxford English Dictionary, 3e édition, volume II, Clarendon Press, Oxford définit le mot «salaire» (wage) à la p. 2495 :

[TRADUCTION]

Salaire... une somme versée à une personne pour services rendus; plus particulièrement, de nos jours, le montant versé périodiquement pour le travail ou les services d'un ouvrier ou d'un employé.

Le Black's Law Dictionary, 4e édition, 1968 donne la définition suivante du mot «salaire» (wages) à la p. 1750 :

[TRADUCTION]

Toute forme de rémunération due pour une période donnée, à une personne, pour les services rendus par celle-ci, y compris le salaire, la commission, la paye de vacances, l'indemnité de départ, la prime et l'allocation raisonnable de pension, de loyer, de logement ou d'hébergement, la rémunération en nature, le pourboire et tout autre avantage semblable accordé par l'employeur ou directement en rapport avec le travail accompli pour celui-ci.

Dans Re. Hollingsworth Este, 37 Cal, App., 2 d, 432, cité dans le Black's Law Dictionary, il est statué ce qui suit :

[TRADUCTION]

Au sens juridique, le mot «salaire» désigne le prix payé pour l'accomplissement d'un travail, la rétribution de celui-ci, la somme dont le versement est convenu en contrepartie de services fournis pendant une période donnée ou la somme déterminée qui est versée à l'égard d'une prestation convenue.

Dans Davenport vs. McNiven, [1930], 4 D.L.R., 386, le tribunal a conclu que, n'eût été la définition prévue par la loi, le mot «salaire» (wage) aurait eu le sens restreint qu'en donnait le dictionnaire, c'est-à-dire :

[TRADUCTION]

La somme versée périodiquement, que ce soit chaque jour, chaque semaine ou chaque mois, pour le travail ou les services d'un ouvrier ou d'un employé.

19

Dans cette affaire, l'art. 2 de la Minimum Wage Act, 1929 (B.C.), ch. 43 définissait le «salaire» (wages) comme étant la rémunération versée pour le travail ou les services (c'est moi qui souligne). Le tribunal a conclu que la définition était suffisamment large pour s'appliquer au pharmacien qui travaillait pour un autre pharmacien (le juge McDonald, J.C.A.).

La Loi canadienne sur les droits de la personne se contente d'employer, à l'alinéa c), le mot «salaire». Contrairement à la loi applicable dans Davenport vs. McNiven, précité, il n'y a aucun élargissement du sens de ce terme ni aucune définition de celui-ci.

La caractéristique commune qui ressort de la définition donnée par les différents dictionnaires est la stipulation d'une période ou d'une périodicité en fonction de laquelle une rémunération, sous forme de salaire, de commission, de paye de vacances, d'indemnité de départ, de prime, est versée pour des services personnels rendus.

Aucun accord préalable ferme n'est intervenu entre MM. Bitar et Fry quant au montant des honoraires ni quant à la période pendant laquelle ceux-ci seraient exigibles. Pareille situation n'est évidemment pas inhabituelle dans le cas où un professionnel s'engage à fournir des services à un client. Il est généralement impossible d'estimer avec exactitude le temps requis pour l'exécution des services.

On a soutenu que la Loi, et en particulier l'alinéa 53(2)c), doivent, dans la mesure du possible, être interprétés de la manière qui soit la plus large, la plus généreuse et la plus susceptible de remédier à la situation, vu le caractère quasi constitutionnel de la Loi et l'objectif de réparation qu'elle vise.

Il est cependant impossible de faire fi du sens littéral des termes qui sont employés à l'alinéa c) et, spécialement, du mot «salaire». Je suis donc d'avis que le mot «salaire» doit être interprété en fonction de la définition étroite qu'en donne le dictionnaire. Je ne peux malheureusement pas accorder d'indemnité pour perte de salaire au plaignant.

On a fait valoir que, s'il y avait eu discrimination, celle-ci n'était pas la cause directe de la perte de «salaire» subie par le plaignant. Enfin, on a prétendu que la demande de M. Fry, dont l'objet était une perte non mesurable, était nulle parce qu'indéterminée.

M. Fry a choisi de ne pas facturer à son client les services qu'il lui avait rendus, pour le motif qu'il n'avait pas obtenu de résultats. A cet égard, M. Fry explique que Revenu Canada, après avoir envisagé une cotisation fondée sur la valeur nette, a invoqué l'existence d'un revenu non déclaré en s'appuyant sur des dépôts bancaires.

20

Dans une lettre adressée à M. Bitar (pièce HR-14), M. Harris insiste sur le «revenu non déclaré». Une copie de cette lettre a été transmise à M. Fry. Selon lui, Revenu Canada avait, de fait, changé les règles du jeu. Il allait donc falloir repartir à zéro. Se reporter au témoignage de M. Fry, vol. I, p. 79.

Le 5 septembre 1989, M. Fry s'est officiellement retiré du dossier. Dans l'intervalle, il avait recommandé à son client un avocat, un certain M. Newton, qui avait de l'expérience dans le domaine fiscal.

En supposant que je commette une erreur dans l'interprétation de l'alinéa 53(2)c), les remarques de M. Fry, susmentionnées, m'amènent à conclure que c'est en raison de la modification de la stratégie adoptée par Revenu Canada, le ministère ne se fondant plus sur la valeur nette mais sur l'existence d'un revenu non déclaré, et non à cause de la discrimination exercée antérieurement par Revenu Canada, que M. Fry a décidé de ne pas facturer son client. Par conséquent, et à titre subsidiaire, je suis d'avis de rejeter la demande d'indemnisation pour perte de «salaire» pour ces motifs.

Vu ces conclusions, il ne m'apparaît pas nécessaire d'examiner la question du caractère indéterminé de la perte ou de la difficulté de mesurer celle- ci.

PRÉJUDICE MORAL

Après la rencontre du 17 janvier 1989, M. Fry était visiblement vexé lorsqu'il a eu l'occasion de prendre connaissance des notes prises par M. Swami. M. Swami et Mme Fry ont tous deux témoigné à cet effet.

Selon Mme Fry, son mari est un homme fier dont la compétence en matière fiscale est reconnue dans le milieu. Jusqu'alors, il avait généralement été en bons termes avec Revenu Canada.

Il va sans dire que la déficience auditive du plaignant était une source de préoccupation dans ses rapports avec le public et avec Revenu Canada.

La rencontre du 17 janvier 1989, ainsi que la conduite et les remarques des représentants de Revenu Canada, à Kentville, en mars 1989, constituent une atteinte à la dignité et à la réputation professionnelle de M. Fry. Je crois que le plaignant a été profondément et sincèrement blessé par les remarques qui ont été faites concernant sa surdité.

En conséquence, j'accorde la somme de deux mille dollars (2 000 $) au chapitre du préjudice moral, majorée d'intérêts simples, au taux préférentiel de la Banque du Canada, à compter de la date de la signature de la plainte.

21

Fait à Anglemont (C.-B.), le 7 mai 1994.

(signature) Président

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.