Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 17/94 Décision rendue publique le 18 novembre 1994

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE

L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE : WILLIAM CLARKE

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

FORCES ARMÉES CANADIENNES

l'intimée

DÉCISION DU TRIBUNAL

TRIBUNAL : Sidney N. Lederman, président Joanne Cowan-McGuigan, membre Miroslav Folta, membre

ONT COMPARU : Fiona Keith et Helen Beck Avocats de la Commission canadienne des droits de la personne

Alain Préfontaine et le capitaine Roger Strum Avocates de l'intimée

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE : 13 octobre 1993 6, 7, 8, 9, 10 décembre 1993 9, 10, 11, 22, 23 mars 1994 31 mai et 1er juin 1994 Ottawa (Ontario)

TRADUCTION

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LES FAITS

M. William Clarke («M. Clarke») s'est enrôlé dans les Forces armées canadiennes («FAC») le 24 septembre 1965 et a été libéré le 6 octobre 1989 à l'âge de 41 ans à la suite d'une décision du Conseil de révision médicale des carrières («CRMC») des FAC.

En 1965, après avoir terminé le programme de formation des recrues, il a joint le Princess Patricia's Canadian Light Infantry, une unité d'infanterie. Plus tard, M. Clarke a été promu au rang de caporal-chef. En 1979, il a demandé son reclassement à un autre métier, à savoir celui de métallurgiste. En raison de son reclassement, il a dû réintégrer le rang de caporal. De 1980 à sa libération des FAC, M. Clarke a travaillé en tant que métallurgiste dûment qualifié.

A Lahr en Allemagne, le 22 avril 1986, à l'âge de 37 ans, M. Clarke a eu un malaise et a consulté le médecin à la base des Forces canadiennes Baden Soellingen. Le médecin de service a diagnostiqué le malaise comme étant une indigestion. M. Clarke est retourné chez lui et le lendemain matin il a repris son travail de soudeur dans le bataillon Princess Patricia.

Environ dix jours après cette consultation, le médecin de la base l'a fait venir au poste sanitaire d'unité. Le plaignant a été informé que l'électrocardiogramme («ECG») du 22 avril avait été examiné par un spécialiste de médecine interne et que celui-ci avait conclu que le patient avait récemment subi un infarctus du myocarde. Le même jour, il a été transféré à l'hôpital de Lahr en Allemagne à des fins d'évaluation et de réadaptation. Il est resté à l'hôpital environ quatre jours, au cours desquels divers facteurs de risque ont été constatés. Il a indiqué qu'il fumait 30 paquets de cigarettes par année. Il y avait des antécédents de maladie des artères coronaires dans sa famille : son père était mort d'un infarctus du myocarde à l'âge de 42 ans; sa soeur avait eu un pontage aortocoronarien à l'âge de 40 ans; tous les oncles paternels avaient souffert de maladie coronarienne au début de la quarantaine. Au cours de son hospitalisation, une radiographie des vaisseaux sanguins a été prise, un bêtabloqueur lui a été prescrit et il a été autorisé à quitter l'hôpital. Après avoir reçu son congé de l'hôpital, il a pris un congé de maladie de six semaines. Il a été réexaminé à la fin de son congé de maladie et il est retourné travailler, d'abord à demi temps, puis à plein temps, mais en n'exécutant que de légers travaux.

En juillet 1986, M. Clarke a été transféré de Baden Soellingen à l'Unité d'entretien spécialisé des aéronefs («UESA») de Trenton, où il a assumé ses fonctions en août ou septembre 1986. Selon M. Clarke, il n'y avait pas de lien entre l'infarctus du myocarde dont il avait été victime et sa réaffectation. Ses fonctions à l'UESA de Trenton étaient celles d'un métallurgiste dans la Section de la recherche et du développement de l'atelier spécialisé; cet emploi était essentiellement du travail de bureau.

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A l'automne 1986, M. Clarke a été examiné à l'Unité pulmonaire coronaire («UPC») du Centre médical de la Défense nationale à Ottawa. On a diagnostiqué une hypothyroïdie et on lui a prescrit un médicament pour traiter sa maladie avant de lui faire passer d'autres examens cardiaques.

Le 2 décembre 1986, M. Clarke a passé une coronographie et une ventriculographie du ventricule gauche. Les résultats de ce dernier test indiquaient une légère réduction généralisée de la fonction du ventricule gauche, que l'on a considéré comme un effet secondaire du bêtabloqueur qu'il prenait comme médicament. On a jugé que le fonctionnement du système coronarien gauche n'était pas atteint par la maladie. Un long segment proximal de l'artère coronaire droite dominante était rétréci à 75 %.

Le docteur Alan J. Leach de l'UPC, qui s'occupait du dossier de M. Clarke, a diagnostiqué une athérosclérose coronarienne, qui était alors limitée à un long segment de l'artère coronarienne droite. Selon ce médecin, en avril 1986, une lésion du segment de l'artère coronarienne droite malade avait causé une interruption temporaire de la circulation sanguine, suffisante pour entraîner une petite crise cardiaque. Si l'occlusion de ce vaisseau s'était prolongée, elle aurait entraîné des dommages beaucoup plus étendus au muscle cardiaque.

M. Clarke a été traité par médication plutôt que par intervention chirurgicale. Par la suite, il a été examiné à la clinique externe de l'UPC le 3 mai 1988. Il était asymptomatique et ne fumait plus (il avait arrêté de fumer après son malaise d'avril 1986). Il a passé une épreuve d'effort sous-maximale, mais a quand même soutenu l'effort durant 7,5 minutes selon le protocole du CMDN sans manifester de symptômes et sans que l'ECG présente de changements. A la suite de cet examen, la cote médicale G403 a été recommandée en raison de sa coronaropathie («CP»).

Le 12 juillet 1988, l'unité des FAC à laquelle M. Clarke appartenait a recommandé l'attribution de la cote médicale G403 à M. Clarke, ce qui le rendait inapte aux tâches en mer ou en région isolée et l'exemptait des entraînements et des rassemblements. Le 17 novembre 1988, la cote médicale G403 a été attribuée de façon permanente à M. Clarke.

M. Clarke a été examiné de nouveau à la clinique externe de l'UPC le 9 mai 1989. Il était toujours asymptomatique et ne fumait toujours pas. Ses médicaments cardiaques demeuraient inchangés. L'épreuve d'effort était sous-maximale au plan du rythme cardiaque, mais il a marché durant 8 minutes. L'ECG ne montrait aucune ischémie. Il a été recommandé de surveiller sa fonction thyroïdienne et ses taux de cholestérol; en outre, si ces derniers demeuraient anormaux alors que la fonction thyroïdienne était normale, on recommandait de lui administrer des médicaments visant à réduire le taux de lipides.

Les rapports d'évaluation du rendement de M. Clarke de janvier 1987, 1988 et 1989 indiquaient qu'il accomplissait ses fonctions de façon satisfaisante, et il était mentionné, dans chacun de ces rapports, qu'il était capable d'exécuter les tâches du niveau hiérarchique supérieur.

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Le 12 janvier 1989, l'officier de sélection du personnel de la base, le capitaine C.R. Gilman, a procédé à une évaluation de M. Clarke pour les fins du CRMC et a tiré les conclusions suivantes :

[TRADUCTION]

Le caporal Clarke a progressé régulièrement au cours de sa carrière militaire et, selon les rapports d'évaluation, son rendement a toujours été de niveau acceptable. Son commandant ne considère pas que son rendement a baissé considérablement en raison de son état de santé et ce commandant a recommandé son maintien dans le groupe professionnel militaire (GPM) auquel il appartient.

Toutefois, cette recommandation n'a pas été acceptée et M. Clarke a été libéré le 6 octobre 1989 en raison de la décision prise par le CRMC.

Il convient d'ajouter que, quelques années plus tard, soit le 6 février 1993, M. Clarke a été victime d'un arrêt cardiaque causé par une fibrillation ventriculaire, et qu'il a été sauvé grâce à une opération de réanimation. Il faut noter qu'au moment de son admission à l'hôpital, il a indiqué qu'il avait recommencé à fumer après avoir été libéré des FAC. On a diagnostiqué que ses trois principales artères coronariennes étaient très malades et recommandé qu'un pontage lui soit fait; cette intervention chirurgicale a été pratiquée au début de 1994.

M. Clarke a déposé une plainte contre les FAC en alléguant que celles- ci avaient agi de façon discriminatoire à son endroit à cause de sa déficience (CP), en violation de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne («LCDP»), en le libérant des FAC même s'il était encore capable d'accomplir ses tâches de façon satisfaisante. Il allègue également que la politique des FAC sur la classification des personnes atteintes d'une CP (OSSFC 26-01) a annihilé ses chances d'emploi et continue d'annihiler les chances d'emploi d'autres personnes atteintes d'une CP en raison de leur déficience, en violation de l'article 10 de la LCDP.

LES RISQUES EN MATiERE DE SÉCURITÉ EN TANT QU'EPJ DANS LES FAC

Les FAC ont explicitement reconnu que M. Clarke avait été libéré à cause d'une déficience physique, notamment la CP; par conséquent, il y a, à première vue, discrimination directe au sens du paragraphe 3(1) de la LCDP. Toutefois, selon les FAC, les personnes atteintes d'une CP courent plus de risques d'être blessées que les personnes qui ne sont pas atteintes de cette maladie. Par conséquent, la restriction d'ordre géographique imposée à M. Clarke et, par la suite, sa libération étaient fondées sur une exigence professionnelle justifiée (EPJ) au sens de l'alinéa 15a) de la LCDP.

Les FAC ont fait valoir que la libération des membres qui sont atteints d'une CP est nécessaire pour deux raisons. D'abord, l'état de santé de ces personnes les empêche d'exécuter les tâches de leur métier militaire dans toutes les circonstances et conditions où ces tâches doivent être accomplies. Puis, ces personnes sont plus susceptibles d'avoir une crise cardiaque. Si une telle personne a subitement une crise cardiaque

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invalidante au moment où elle est en poste dans une région éloignée, les risques de blessures et de mort pour cette personne sont considérablement plus élevés. Vu ce risque, les FAC font valoir que leurs politiques et pratiques, dont l'application peut entraîner la libération de certains militaires qui sont atteints d'une CP, constituent une EPJ.

Les FAC se fondent surtout sur trois décisions récentes de la Cour d'appel fédérale concernant des membres des FAC qui étaient atteints d'une «déficience» : Canada (Procureur général) c. St. Thomas, [1994] 1. C.F. F- 7; Canada (Procureur général) c. Robinson, 26 mai 1994, non publiée; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. FAC (Husband), 14 avril 1994, non publiée.

Il faut mentionner au départ que l'employeur qui invoque des raisons de sécurité pour établir une EPJ doit faire la preuve que le groupe de personnes qui est exclu par les pratiques d'emploi présente «un risque d'erreur humaine suffisant» (Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, p. 210). Dans des décisions antérieures, il a été jugé qu'une augmentation «minime» du risque était suffisante pour constituer une EPJ (Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux, [1985] 2 R.C.S. 561, p. 584 et 588; Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Mahon), [1988] 1 C.F. 209, p. 221 et 224). Cette norme a été jugée trop restrictive par le juge Wilson dans l'arrêt Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489, p. 513 et par le juge Linden dans l'affaire Canada c. Rosin, [1991] 1 C.F. 391, qui ont affirmé que la preuve d'un risque faible ou négligeable n'est pas suffisante pour constituer une EPJ. Toutefois, dans les affaires Husband et Robinson, la Cour d'appel fédérale a statué que les déclarations des juges Wilson et Linden n'étaient que des opinions incidentes et que l'arrêt Alberta Dairy Pool n'avait pas réellement infirmé les arrêts Bhinder ou Mahon dans la mesure où l'on peut dire qu'ils avaient établi le critère du risque suffisant. La Cour d'appel fédérale a nettement statué que l'arrêt Alberta Dairy Pool n'a pas substitué le nouveau critère du «risque important» au critère du «risque suffisant» établi dans l'arrêt Etobicoke. Les juges majoritaires, dans l'affaire Husband, n'étaient pas non plus d'accord avec l'affirmation du juge MacGuigan, dans l'affaire Air Canada c. Carson et autres, [1985] 1 C.F. 209 (C.A.) p. 232, selon laquelle le «risque d'erreur humaine suffisant» indique la reconnaissance d'un certain degré de risque «acceptable» plutôt que d'un risque «minime».

Par conséquent, le tribunal doit comprendre que, dans l'état actuel du droit, les mots «risque d'erreur humaine suffisant» employés par le juge McIntyre dans l'arrêt Etobicoke, veulent dire (selon l'interprétation de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Mahon, précitée) que la preuve doit démontrer suffisamment que le risque est réel et qu'il ne repose pas sur de simples conjectures. Dans l'affaire Mahon, le juge Marceau a affirmé que l'adjectif «suffisant» en question se rapporte au caractère réel du risque et non à son degré. Toutefois, dans l'affaire Husband (p. 17), le juge en chef Isaac a qualifié cette affirmation de «pas très heureuse car le terme "suffisant" renvoie à la notion de degré». Par conséquent, il ressort clairement de ces décisions qu'une augmentation minime du risque d'erreur humaine constitue un risque suffisant pour établir une EPJ.

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En ce qui concerne les FAC, le risque doit être interprété à la lumière du principe du «soldat d'abord», c'est-à-dire que la norme médicale en cause doit être examinée en tenant compte de l'exigence qui veut que tous les membres des FAC sont susceptibles de devoir affronter des conditions de combat dans des milieux très hostiles, lorsqu'ils en reçoivent l'ordre ou lorsque les circonstances l'exigent. Ce principe se reflète dans le paragraphe 33(1) de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), c. N-5, qui prévoit que les membres de la force régulière sont en permanence soumis à l'obligation de service légitime. Cette politique du «soldat d'abord» a été énoncée par le juge en chef Isaac dans l'affaire St. Thomas, précitée, à la p. 8 :

A mon avis, l'examen de cette question doit faire entrer en ligne de compte un élément contextuel que le tribunal n'a pas suffisamment pris en considération, à savoir qu'en l'espèce un soldat est en cause. En sa qualité de membre des Forces canadiennes, M. St. Thomas était d'abord et avant tout un soldat. En tant que tel, il devait vivre et travailler dans des conditions inconnues dans la vie civile et être capable de fonctionner, à bref délai, dans des conditions de stress physique et émotionnel extrême et dans des endroits où des installations médicales n'étaient peut-être pas disponibles aux fins du traitement de sa maladie ou, si elles l'étaient, n'étaient peut- être pas adéquates. Tel est, me semble-t-il, le contexte dans lequel la conduite des Forces canadiennes devrait être évaluée en l'espèce.

Le résultat ultime de l'application de la norme du risque «minimal» a été bien exposé par le juge Robertson, dissident, dans l'affaire Robinson, précitée, à la p. 24 :

Je dois souligner que la reconnaissance et l'application de la politique du «soldat d'abord» et du critère du risque «minimal» auraient ensemble pour effet de donner effectivement carte blanche aux FAC pour libérer des Forces toute personne atteinte d'une déficience. Il me paraît clair que pratiquement toute personne atteinte d'une déficience quelconque présentera un risque d'erreur humaine «réel» en situation de combat. Si le législateur a eu l'intention de mettre les FAC à l'abri de toute plainte relative à une déficience fondée sur l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, l'application combinée de ces politiques a, sans contexte, donné effet à cette intention. C'est là une hypothèse que je ne peux, en droit, tenir pour avérée.

La réintroduction de la norme du risque «minimal» représente donc un recul important pour toutes les personnes atteintes de «déficience» qui servent dans les FAC.

LE RISQUE LIÉ A L'ÉTAT DE SANTÉ DE M. CLARKE

Il n'y a pas de doute qu'au moment de sa libération, l'état de santé de M. Clarke représentait un risque suffisant pour constituer une EPJ, que l'on utilise le critère du risque «minimal» ou un critère plus exigeant. En ce qui concerne les risques, les observations suivantes figurent dans le

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rapport du docteur Gordon Cumming, cardiologue, qui a témoigné pour les FAC :

- [TRADUCTION] Dans l'évaluation des risques liés aux maladies coronariennes, il faut tenir compte du risque de progression, or dans le cas de M. Clarke, ce risque ne pouvait guère être pire (p. 1).

- Le cas de M. Clarke ne peut être examiné sans tenir compte de tous ses facteurs de risque. Il ne s'agit pas du patient habituel présentant une seule artère malade et ayant obtenu des résultats passables à l'épreuve d'effort. En 1982, les risques de crise cardiaque étaient extrêmement élevés et, en 1989, même s'il avait peut-être cessé de fumer les risques de problèmes futurs étaient toujours très élevés à cause de ses facteurs de risque (p. 10).

...

Étant donné la gravité des facteurs de risque de M. Clarke : les antécédents de maladie dans sa famille beaucoup plus négatifs que ceux indiqués au tableau 3, le taux de cholestérol très élevé; l'obésité - de 70 à 100 livres en trop, la mauvaise forme physique et le fait qu'il avait été un gros fumeur avant 1986, M. Clarke courrait beaucoup plus que 15 fois plus de risques que la population normale, il courait peut-être jusqu'à 50 fois plus de risques qu'une personne normale (p. 10).

...

Le taux de mortalité, dans le cas de M. Clarke, était estimé à 450 % (p. 10).

...

A mon avis, depuis 1982, le risque que M. Clarke ait des problèmes était très élevé. En 1989, il était certain qu'aucun cardiologue n'aurait pu sérieusement affirmer que cet homme : 1) ne courait pas un risque très élevé que sa maladie coronarienne progresse; 2) ne courrait pas un grand danger s'il était en poste dans une région éloignée; 3) était apte à exécuter des tâches militaires dans des conditions très exigeantes (p. 16).

Le docteur Alan J. Leach, directeur de l'Unité pulmonaire coronaire du Centre médical de la Défense nationale et médecin traitant de M. Clarke, a témoigné pour les FAC sur l'état de santé de M. Clarke et sur les risques liés à son état. Dans son rapport soumis en preuve, le docteur Leach a tiré les conclusions suivantes :

[TRADUCTION]

Il était connu que sa coronaropathie pouvait, sans avertissement, entraîner des complications qui mettraient sa vie en danger. Selon les critères cliniques, M. Clarke était dans notre meilleur groupe quant aux pronostics, avec un taux de mortalité annuel de 1 à 2 % et un taux d'infarctus du myocarde

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annuel de 2 à 4 %. A première vue, ces risques semblent faibles, mais ils sont au moins 5 fois plus élevés que les risques courus par un Canadien de sexe masculin en bonne santé ayant le même âge.

Le risque que M. Clarke ait des problèmes cardiaques était susceptible d'augmenter plutôt que de rester stable, étant donné qu'habituellement la coronaropathie progresse ... le manque de ressources médicales en mesure de traiter les complications liées à la coronaropathie réduit les chances de survie et augmente la gravité de la déficience qui en résulte.

Le docteur Wielgosz, chef de la division de cardiologie de l'hôpital général d'Ottawa, a témoigné pour la CCDP et pour M. Clarke. Il a agi comme consultant auprès de la Division des conseillers médicaux, Médecine aéronautique civile du ministère de la Santé nationale et du Bien-être social; il a également participé à la rédaction des Lignes directrices pour l'évaluation de l'état cardio-vasculaire des pilotes au Canada (1988). Selon ces lignes directrices, les personnes qui répondent à des critères médicaux stricts peuvent obtenir un permis de pilote professionnel civil sans que cela compromette la sécurité aérienne, même si ces personnes ont souffert d'un infarctus aigü du myocarde. Dans son témoignage, le docteur Wielgosz a indiqué que le risque que M. Clarke ait un accident cardiaque subit, mortel ou non, était de l'ordre de 2 à 5 % par année. Selon lui, c'était un risque acceptable, car cela plaçait M. Clarke dans la même catégorie de risque que le militaire du même âge et du même sexe, dont la santé cardiaque n'est pas clairement définie.

Le docteur Gordon Cumming, qui est cardiologue et travaille dans l'industrie de l'assurance, a témoigné qu'en établissant le risque d'accident cardiaque entre 2 et 5 % par année, on faisait une évaluation raisonnable des dangers que courait M. Clarke à l'époque.

Le docteur Wielgosz n'était pas d'accord avec le docteur Leach sur la question du caractère acceptable du risque. Selon le docteur Wielgosz, le risque que M. Clarke ait un deuxième accident cardiaque était raisonnablement faible dans les circonstances. Cependant, une fois que le docteur Wielgosz a été informé des exigences liées au service militaire découlant de la politique du «soldat d'abord», il a reconnu que le risque en question était réel. Examinons l'échange suivant dans le cadre du contre-interrogatoire du docteur Wielgosz :

(p. 213 à 215)

[TRADUCTION]

Q. Vous avez reconnu sincèrement que vous ne connaissiez pas les demandes physiques que supposait la vie dans les FAC?

R. Exact.

Q. Vous ne connaissiez pas non plus, si je comprends bien, le métier de métallurgiste?

R. Exact.

Q. Ni dans les FAC ni comme métier civil?

R. Exact.

Q. Saviez-vous qu'en tant que membre des FAC, M. Clarke pouvait notamment devoir livrer un combat s'il était requis de le faire?

R. Je ne le savais pas de façon certaine, mais cela ne me surprendrait pas.

Q. Et que livrer combat signifie supporter des conditions physiques et émotionnelles très exigeantes?

R. Oui.

Q. Est-ce une juste -- êtes-vous d'accord avec ça?

R. Cela fait partie du jeu.

Q. Parce que le stress émotionnel est causé par le fait que votre vie et celle de vos collègues sont en danger.

R. Oui.

Q. Et le stress physique vient du fait que vous devez fournir un effort ardu à pied levé, sur commande.

R. Oui.

Q. Et cela est très exigeant sur le plan physique?

R. Exact.

Q. Est-ce que vous recommanderiez à une personne, dont l'état de santé est semblable à celui de M. Clarke, de se livrer à ce type d'activités?

R. Non.

Q. Pourquoi?

R. Dans de telles conditions extrêmes, pour toute personne souffrant de la moindre maladie coronarienne, les risques d'avoir un accident cardiaque sont accrus et, par conséquent, je ne recommanderais pas à de telles personnes de se livrer à ces activités si elles ont le choix. (p. 227 à 230)

Q. Dans votre évaluation du risque que court M. Clarke, ce risque est-il accru par le fait que M. Clarke peut devoir exécuter ses tâches de membre des Forces canadiennes loin de tout service médical?

R. Nous parlons de deux risques différents. Il y a le risque, lorsqu'une personne subit un infarctus du myocarde, d'avoir besoin de soins médicaux; ce risque est le même pour toute personne à qui cela arrive dans un poste isolé, elle est désavantagée du fait de ne pas avoir accès à des soins médicaux sur les lieux.

L'autre risque dont vous parlez, je crois, est le fait de savoir si M. Clarke a plus de chances d'avoir un accident cardiaque en raison de la nature de ses fonctions dans les Forces canadiennes. Je crois que ce risque, s'il est accru, n'est pas significativement plus élevé pour lui que pour les autres militaires.

Q. Mais les deux risques que vous avez distingués sont aggravés du fait de leur coexistence, n'est-ce pas?

R. Si vous avez un accident -- si vous avez plus de chances de subir un accident cardiaque et qu'un tel accident survient alors que vous êtes dans un poste isolé, vous êtes désavantagé. C'est évident.

Q. Et vous faites face à un type de risque beaucoup plus élevé?

R. De ... ?

Q. Risque, un risque beaucoup plus élevé. Si vous faites partie de ce groupe de personnes qui sont plus susceptibles d'avoir une crise cardiaque ---

R. Oh, «si», oui, certainement.

Q. -- Si une personne a une crise cardiaque dans une région isolée loin des services médicaux, cette personne est nettement désavantagée. Ses chances de survie diminuent considérablement.

R. Vous n'avez même pas besoin de parler du premier risque. Le deuxième risque, à lui seul, vous place déjà dans une situation désavantageuse - le fait d'avoir un accident cardiaque dans un poste isolé - et cela peut arriver à n'importe qui.

Q. Oui. Vous comprenez docteur, cela fait partie intégrante des fonctions des membres des Forces canadiennes de remplir ces fonctions dans des postes isolés.

R. Oui.

Q. Mais cela ne fait pas partie intégrante des fonctions de la population en général. Les membres de la population générale ne sont pas requis de servir dans des postes éloignés.

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R. Oui.

Q. Ils peuvent choisir de le faire s'ils le souhaitent.

R. Oui.

Q. --, mais ils ne sont pas requis de le faire. C'est la différence, car les FAC peuvent, elles, dire à M. Clarke : «vous partez dans le Nord exécuter votre travail de métallurgiste ou d'autres tâches à cause de contraintes militaires» et M. Clarke doit s'y conformer.

R. Oui.

Q. C'est ce type de risque que les FAC tentaient d'évaluer en 1989 et j'essaie de savoir si l'évaluation qui a été faite vous paraît raisonnable, en essayant d'évaluer l'emploi, en essayant d'évaluer l'homme et en essayant de voir si le fait que cette personne occupait l'emploi lui faisait courir un risque plus élevé.

R. Sûrement, nous pourrions nous entendre sur le fait que ce serait un risque plus élevé. Je ne suis pas certain d'être en mesure d'établir précisément de combien il était plus élevé, et la question de savoir si ce risque demeure à un niveau acceptable est une autre histoire.

Ce que j'ai dit c'est que dans le cas de M. Clarke, il ne s'agit pas de dire péremptoirement qu'il est atteint d'une coronaropathie ou qu'il n'est pas atteint d'une coronaropathie, car nous connaissons la gravité et l'étendue de sa maladie et nous savons, par application des meilleurs paramètres cliniques d'évaluation du risque, qu'il tombe dans la catégorie de personnes qui courent un très faible niveau de risque, bien que ce risque soit faible ou moins élevé que celui que court une autre personne atteinte d'une coronaropathie plus étendue. Le fait d'être placé dans un contexte militaire dans un poste éloigné le défavorise-t-il? Oui, il est désavantagé.

(p. 231 à 236)

Q. S'il est vrai que les médicaments nécessaires pour le soigner ne sont pas disponibles dans la pharmacie, recommanderiez-vous à M. Clarke de servir dans un tel environnement?

R. Oui. Je ne serais pas inquiet que M. Clarke soit dans un tel environnement, car je crois que le risque d'un infarctus du myocarde aigu demeure faible. Certains autres militaires risquent également d'être victimes d'un infarctus du myocarde aigu; si je craignais vraiment qu'une personne subisse un infarctus dans un poste isolé, je m'assurerais que les médicaments et le personnel médical nécessaires sont disponibles sur les lieux.

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Tout le monde risque de faire un infarctus. Mais dans le cas de M. Clarke, je crois que le risque est faible, et que c'est un risque raisonnablement faible compte tenu des exigences liées au poste et à l'environnement.

Q. Qu'est-ce que vous entendez par «risque raisonnablement faible»?

R. Bien, je ne peux pas dire qu'il n'y a pas de risque, comme je ne peux pas dire qu'il n'y a aucun risque qu'un militaire affecté à un poste isolé fasse une crise cardiaque, mais je crois que ce risque est si faible que je ne m'inquiéterais pas si M. Clarke était affecté à ce genre de poste. Je peux imaginer un patient ayant un profil différent de maladie et de risque, pour lequel je serais inquiet.

Q. Je suppose que vous pourriez.

Maintenant examinons les tâches de M. Clarke en tant que métallurgiste. Le métallurgiste est celui qui pose tout ce qui est métallique sur un avion.

R. Oui.

Q. Il doit exécuter des tâches qui demandent passablement d'efforts. Par exemple, il doit monter dans des échafaudages et en redescendre pour réparer l'avion sur lequel il travaille.

R. Exact.

Q. Et il peut être obligé de le faire un certain nombre de fois par jour.

R. Exact.

Q. En le faisant, il peut être obligé de transporter de l'outillage et des feuilles de métal.

R. Exact.

Q. Est-ce que vous croyez que M. Clarke peut exécuter ces tâches sans danger?

R. Je lui recommanderais même de le faire.

Q. Seriez-vous préoccupé si M. Clarke devait accomplir ces tâches dans un lieu éloigné?

R. Cela ne me préoccuperait toujours pas.

Q. Par exemple, si M. Clarke devait faire partie d'un escadron tactique d'hélicoptères déployé sur le terrain et qu'il devait vivre sous la tente et faire des réparations dans la boue, cela ne vous inquiéterait pas?

R. Je voudrais bien savoir ce qu'en pense M. Clarke. S'il n'est pas disposé à le faire, j'aurais alors des inquiétudes, mais ---

Q. Considérez que la discipline militaire fait que les Forces canadiennes ne tiennent pas compte des sentiments des militaires. Si les Forces canadiennes lui disent «Vous y allez» il y va. Ce sont les conditions du service militaire.

R. Exact.

Q. Cela dit, quelle est alors votre évaluation du risque?

R. Je persiste à croire que c'est un risque acceptable. Je suppose que M. Clarke démissionnerait des Forces canadiennes s'il n'était pas d'accord avec une telle affectation.

Q. Docteur, vous allez être surpris d'apprendre que l'on ne peut pas démissionner des Forces canadiennes. Vous devez demander aux Forces canadiennes de vous libérer; elles peuvent accepter ou refuser. Si elles refusent, vous devez rester.

R. Je ne le savais pas. Je croyais, en fait, que l'on pouvait se retirer des Forces canadiennes, et je pense qu'il s'agit là d'une porte de sortie importante; j'ignorais qu'elle n'existait pas.

Q. Évidemment, en temps de paix, vous ne serez pas surpris d'apprendre que les Forces canadiennes acceptent de libérer les militaires. Mais ça ne se fait pas du jour au lendemain, si je puis m'exprimer ainsi.

R. Exact.

Q. Reprenons l'exemple que l'on vient d'examiner, si M. Clarke n'est pas heureux dans son métier de métallurgiste au sein d'un escadron tactique d'hélicoptères déployé sur le terrain et veut quitter les FAC, ces dernières peuvent accepter de le libérer, mais dans six mois. Dans ces conditions, votre évaluation du risque est- elle modifiée?

R. Oui.

Q. Quel est l'effet sur ...

R. Je crois que cela augmenterait le risque qu'il ait un accident cardiaque, car cela ajouterait un stress psychologique.

Q. Recommanderiez-vous qu'il serve dans ces conditions?

R. Non, je ne le recommanderais pas. (p. 241-242)

Q. Par conséquent, étant donné son état de santé, c'est-à-dire sa coronaropathie, est-il juste de dire qu'il ne peut accomplir 100 % de ses tâches?

R. Non, je ne dirais pas ça. Je crois qu'il peut accomplir 100 % de ses tâches, et c'est pour ça que je ne serais pas inquiet s'il reprenait son poste et ses fonctions de militaire.

Je crois que les conditions que vous avez exposées ne sont pas saines pour personne au plan cardiaque. Pour cette raison, je dirais à M. Clarke : «si vous pouvez les éviter, évitez-les et je vous recommande de les éviter». Mais s'il n'a pas le choix, je crois qu'il peut poursuivre ces activités, mais il est évident que cela lui fait courir un risque accru.

Q. Donc, l'essentiel est que le risque qu'il court n'est pas de ne pas être en mesure d'accomplir ces tâches, c'est plutôt le fait que s'il les exécute, il s'expose à un risque accru d'être victime d'un malaise?

R. Il y a une légère augmentation du risque. Je dois le reconnaître, absolument.

Q. Et le milieu dans lequel il exécute ces tâches, c'est-à-dire la disponibilité immédiate de soins médicaux, peut aggraver ce risque?

R. Cela peut sûrement aggraver la situation. Oui.

Étant donné le critère préliminaire peu exigeant établi par la Cour d'appel fédérale concernant le risque associé à l'obligation qu'ont les membres des FAC d'accomplir leur devoir de «soldat d'abord», il est certain que l'augmentation du risque que M. Clarke ait un accident cardiaque subit engendrant l'incapacité était suffisante pour justifier une restriction d'ordre géographique et, après un examen complémentaire, sa libération des FAC. La seule présence d'une CP, indépendamment de toutes les autres circonstances atténuantes, augmente le risque - même si ce n'est que de façon minime - que M. Clarke ait un autre accident cardiaque. Les trois médecins qui ont témoigné étaient généralement d'accord sur le taux annuel du risque que M. Clarke ait un deuxième infarctus du myocarde subit, vu sa situation. Évidemment, cela serait facilement englobé dans le critère du risque «minimal» dans le contexte de la politique du «soldat d'abord». Par conséquent, compte tenu des principes établis par la Cour d'appel fédérale, nous devons rejeter la plainte de M. Clarke.

AUGMENTATION ACCEPTABLE DU RISQUE

Avant de continuer, nous devons dire que notre conclusion aurait été différente si le critère retenu pour déterminer le caractère suffisant du risque avait été celui qui a été établi dans l'affaire Thwaites c. Forces armées canadiennes, (1994) 19 H.R.R. D/259, confirmée par la C.F. (1re

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inst.) le 25 mars 1994 (non publiée), c'est-à-dire que les FAC devaient établir que l'état de santé de M. Clarke présentait une augmentation des risques qui soit plus que minime ou faible. Si on applique ce critère, un risque accru, mais dans des limites acceptables, ne serait pas suffisant pour constituer une EPJ.

L'insuffisance - sur le plan du moment et du caractère adéquat - de l'évaluation de l'état de santé de M. Clarke par les FAC a empêché la détermination juste et équitable de l'étendue du risque. Nous croyons que, s'il y avait eu une évaluation complète et juste de l'état de santé de M. Clarke à l'expiration d'une période de réadaptation cardiaque, les FAC auraient bien pu conclure que l'accroissement du risque d'une deuxième crise cardiaque était faible ou négligeable.

Les FAC ont procédé à une évaluation individuelle de l'état de santé de M. Clarke, et elles se fondent sur cette évaluation pour étayer leur défense d'EPJ. C'est pourquoi le tribunal se devait d'examiner le caractère adéquat de l'évaluation. Le juge Gibson dans l'affaire Thwaites, précitée, a été clair (p. 22- 23) sur ce point :

Mais que l'évaluation individuelle soit ou non obligatoire en droit, les FAC ont prétendu avoir fait cette évaluation individuelle dans le cas de M. Thwaites et se sont fondées sur cette évaluation pour étayer leur défense d'EPJ. En d'autres termes, les FAC ont choisi de défendre leur EPJ comme étant raisonnablement nécessaire en se fondant sur leur évaluation de M. Thwaites. Le Tribunal se devait donc d'examiner l'évaluation individuelle qui avait été faite, comme élément de son examen de la norme du «raisonnablement nécessaire» applicable à la défense d'EPJ. Je suis d'accord avec la conclusion du Tribunal que, en raison de ses insuffisances, le processus d'évaluation individuelle ne pouvait pas appuyer l'EPJ, compte tenu de la norme du «raisonnablement nécessaire».

Selon les témoignages des docteurs Weilgosz et Cumming, les personnes souffrant d'une coronaropathie d'une seule artère, surtout s'il s'agit de l'artère coronaire droite descendante, qui ont une bonne tolérance à l'effort et qui contrôlent bien les facteurs de risque pourraient reprendre des tâches exigeant des efforts dans un poste isolé. Selon les deux médecins, ces personnes ne présenteraient pas un risque beaucoup plus grand que les personnes qui ne souffrent pas d'une coronaropathie. Par conséquent, la coronaropathie, seule, n'augmente pas de façon substantielle le risque auquel ferait face un membre des FAC obligé d'exécuter ses fonctions de «soldat d'abord», dans la mesure où la coronaropathie est limitée à l'artère droite descendante et que tous les facteurs liés au mode de vie sont rigoureusement contrôlés, notamment le taux de cholestérol, la pression artérielle, la non-consommation de tabac, un régime alimentaire sain et un niveau d'exercice physique approprié.

Étant donné la localisation et la nature de la coronaropathie de M. Clarke, ce dernier était tout désigné pour la réadaptation, en dépit des antécédents inquiétants de maladie cardiaque de la famille de M. Clarke. Le contrôle des facteurs liés au mode de vie fait partie intégrante d'un

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programme de réadaptation cardiaque approprié. Dans le cas de M. Clarke, il est évident qu'aucun véritable programme de réadaptation n'a été appliqué, exception faite de la recommandation de changer de mode de vie. Certains médicaments lui ont été administrés, mais ce n'était que pour prévenir un deuxième accident cardiaque. Le docteur Cumming ne comprenait pas pourquoi une médication tendant à baisser le taux de cholestérol sanguin n'avait pas été administrée à M. Clarke ni pourquoi un programme de mise en forme physique ne lui avait pas été fourni. M. Clarke n'a donc jamais vraiment été en mesure de contrôler son taux de cholestérol.

Il est vrai que M. Clarke aurait pu ne pas se plier aux traitements et, par conséquent, le risque qu'il subisse une autre crise cardiaque n'aurait jamais été abaissé à un niveau acceptable. Les FAC ont cependant été négligentes, car elles ont laissé tout le problème entre les mains de M. Clarke. Elles auraient dû entreprendre un programme de réadaptation complet et énergique durant au moins un an afin de déterminer si le risque que présentait M. Clarke pouvait être abaissé à un niveau qui aurait permis de réduire le risque concomitant à un niveau acceptable et de permettre à M. Clarke d'exécuter ses fonctions militaires. Comme le déclarait le tribunal dans l'affaire Thwaites, précitée, à la p. D/283 :

S'ils sont jugés beaucoup plus grands, il faut alors se demander si d'autres mesures raisonnables peuvent être prises qui réduiraient ces risques au minimum et les rendraient acceptables -- c'est-à-dire comparables aux autres risques tolérés.

On peut se demander pourquoi les médecins des FAC n'ont pas collaboré avec M. Clarke pour établir des mesures de réadaptation destinées à réduire le risque au minimum.

Une analogie peut être faite avec le cas d'un membre des FAC qui se brise une jambe. Sa fracture constitue une déficience qui l'empêche d'accomplir ses fonctions de «soldat d'abord», or personne ne s'attendrait à ce que les FAC évaluent la capacité d'accomplir les fonctions du «soldat d'abord» au moment où il subit sa fracture. Les FAC appliquent plutôt un programme de réadaptation destiné à assurer la guérison de la jambe du militaire concerné afin que celui-ci puisse reprendre toutes ses activités sans danger. Évidemment, cet exemple est simpliste. Nous reconnaissons qu'il est plus facile de prédire la guérison d'une jambe que la réadaptation d'une personne atteinte d'une CP. Toutefois, les FAC auraient dû s'occuper du traitement de M. Clarke de la même façon qu'elles le font lorsqu'un militaire se brise une jambe. Évidemment, au cours de la période de traitement, une cote médicale temporaire doit être attribuée à la personne visée afin de lui imposer une restriction d'ordre géographique. Toutefois, après une période de traitement convenable, une évaluation finale du risque peut être faite en ce qui concerne la personne souffrant d'une fracture de la jambe et la personne atteinte d'une CP. Lorsqu'il manque des facteurs indiquant que la personne peut reprendre - à un niveau de risque acceptable - ses activités, il est alors justifié d'attribuer une restriction permanente qui pourrait conduire à la libération de la personne visée. Cette mesure serait conforme à la propre politique des FAC sur la CP, de laquelle il sera question ci-dessous.

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Dans le cas de M. Clarke, le problème vient de ce qu'aucun programme de réadaptation cardiaque digne de ce nom n'a été appliqué et, par conséquent, aucune tentative de réduire le risque que présente sa CP n'a été faite.

Selon le docteur Leach, une fois qu'une personne est atteinte d'une CP, peu importe la localisation et la nature de cette maladie, cette personne présente un risque trop grand pour la laisser reprendre ses fonctions à plein temps et ce, même si elle contrôle rigoureusement tous les facteurs liés à son mode de vie. Nous préférons le témoignage des docteurs Weilgosz et Cumming sur ce point et nous croyons que si M. Clarke avait fait l'objet d'un programme de réadaptation et d'un contrôle rigoureux des facteurs liés à son propre mode de vie, il y aurait eu une probabilité réelle que le risque qu'il présentait n'ait pas été important, mais ait été ramené à des limites acceptables. Si ces mesures avaient été prises, il n'aurait pas été nécessaire de lui attribuer une restriction d'ordre géographique permanente. Évidemment, nous ne saurons jamais s'il aurait pu être réadapté ou non. Comme nous l'avons souligné, M. Clarke n'aurait peut-être pas suivi le programme ou, pour un certain nombre de raisons, les facteurs liés à son mode de vie n'auraient pas fait l'objet d'un contrôle satisfaisant. La réalité est que les FAC n'ont rien fait pour appliquer un programme de réadaptation à M. Clarke. Par conséquent, les FAC ne devraient pas être autorisées à se fonder sur leur évaluation individuelle de M. Clarke pour établir une EPJ. L'attribution d'une cote temporaire et l'application d'un programme de réadaptation et de traitement ne constituent pas des mesures d'accommodement à l'endroit de M. Clarke, elles font plutôt partie intégrante d'une évaluation adéquate du risque que présente son état de santé à long terme.

POLITIQUE RELATIVE A LA CP

La politique des FAC relativement à la CP (OSSFC-26-01) prévoit notamment ce qui suit :

CATÉGORIES

4. On doit attribuer temporairement à tout militaire qu'on présume atteint d'une coronaropathie la catégorie G4 04 (et A7 pour les membres d'équipage aérien) jusqu'à ce que l'investigation et le traitement, si nécessaire, aient été effectués. Cette catégorie sera maintenue pendant une période allant jusqu'à 12 mois après l'investigation et le traitement s'il existe une possibilité très nette que la catégorie soit changée à la fin de cette période. Dans les cas de traitement chirurgical, la catégorie temporaire sera maintenue systématiquement pendant 12 mois après la date de l'intervention chirurgicale.

...

6. Lorsque l'investigation recommandée est terminée et qu'on a tiré le maximum de bienfait du traitement, la recommandation pour une catégorie permanente devra être adressée, conformément aux

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dispositions de l'OAFC 34-33, au DSSS pour étude. Les patients atteints d'une coronaropathie confirmée et qui demeurent symptomatiques ou qui refusent l'investigation ou le traitement recommandés se verront attribuer une catégorie ne dépassant pas G4 04 (et A7 pour les membres d'équipage aérien). Lorsque le patient devient complètement asymptomatique à la suite du traitement médical ou chirurgical, la catégorie G4 03 (et A7 pour les membres d'équipage aérien) sera habituellement approuvée, bien qu'une catégorie supérieure puisse être accordée dépendant des résultats cliniques et de la présence ou absence de facteurs de risque.

Même si la politique recommande l'attribution de la cote restrictive G403 au membre qui présente une CP mais qui est asymptomatique, cette attribution n'est pas obligatoire. Par conséquent, même si la politique recommande l'attribution d'une cote théorique, elle prévoit qu'une catégorie supérieure peut être accordée dépendant des résultats cliniques. Il est vrai que le docteur Leach a interprété la politique comme voulant dire que si une personne est atteinte d'une CP elle ne peut se voir attribuer une catégorie supérieure à G403, même si cette personne est asymptomatique. Selon le témoignage du docteur Leach, l'application de la politique des FAC relativement à la CP est telle que les personnes chez qui on a diagnostiqué une CP ne se verront pas attribuer une catégorie médicale supérieure à G403 à moins que tous les signes visibles de la maladie n'aient été éliminés des artères par angioplastie et qu'un angiogramme ne le démontre clairement. Ce n'est pas, cependant, ce que prévoit la politique. C'est l'interprétation du docteur Leach qui crée un problème, ce n'est pas le libellé de la politique.

La CCDP a fait valoir que la plainte déposée en vertu de l'article 10 ne vise pas uniquement la politique en elle-même, mais également son application par le docteur Leach au cas de M. Clarke et aux autres membres des FAC atteints d'une CP. C'est peut-être le cas, mais, comme nous l'avons souligné, il semble que, si l'on applique le faible critère préliminaire du risque établi par la Cour d'appel fédérale, la seule présence d'une CP est suffisante pour justifier la catégorie attribuée à M. Clarke, et peut-être à d'autres, puisqu'elle constitue une augmentation minime du risque. Pour ce motif, la plainte déposée en vertu de l'article 10 doit être rejetée. Comme nous l'avons indiqué ci-dessus, nous croyons qu'un résultat différent aurait été justifié dans le cas de M. Clarke, si la norme du «faible ou négligeable» avait prévalu et avait été appliquée. En l'occurrence, l'application générale de la politique des FAC sur la CP aurait également été mise en question.

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Fait à Ottawa (Ontario), ce 14e jour d'octobre 1994.

SIDNEY N. LEDERMAN Président

JOANNE COWAN-McGUIGAN Membre

MIROSLAV FOLTA Membre

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