Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 12/94 Décision rendue le 16 août 1994

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE:

ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

BANQUE TORONTO-DOMINION l'intimée

DÉCISION DU TRIBUNAL

TRIBUNAL: Keith C. Norton, c.r., B.A., LL.B. - Président Judith H. Alexander, LL.B. J. Grant Sinclair, c.r.

ONT COMPARU: René Duval et Eddie Taylor, avocats de la Commission canadienne des droits de la personne

Ian Scott et John Tyynela, avocats de l'Association canadienne des libertés civiles

Robert P. Armstrong, c.r., et Steven Tenai, avocats de la Banque Toronto-Dominion.

DATES ET LIEU Les 13 au 15 octobre 1993 DE L'AUDIENCE: Les 18 au 20 octobre 1993 Les 10 au 14 janvier 1994 TORONTO (ONTARIO)

TRADUCTION

TABLE DES MATIERES

1. La plainte

2. Les dispositions législatives

3. Les faits

4. Les témoignages des experts

5. La thèse des parties

1) La plaignante/la commission

2) L'intimée

6. Analyse des questions en litige

1) La loi protège-t-elle les personnes qui souffrent de dépendance envers des drogues illicites?

2) La plaignante a-t-elle fourni une preuve prima facie de discrimination pour le motif de distinction illicite qui a été allégué?

3) Si le tribunal a commis une erreur en concluant qu'il n'y a pas discrimination pour un motif de distinction illicite, s'agit-il en l'espèce de discrimination directe ou de discrimination par suite d'un effet préjudiciable?

4) L'accommodement

5) L'EPJ

6) La Charte

7. Ordonnance

1. LA PLAINTE

La présente plainte a été portée par l'Association canadienne des libertés civiles conformément à l'art. 10 la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 et ses modifications (la LCDP ou la Loi).

La plainte, dont on trouve le texte dans la formule de plainte datée du 22 avril 1991 (pièce HR-1, onglet 1), porte pour l'essentiel ce qui suit :

[TRADUCTION]

La Banque Toronto-Dominion applique une politique qui est susceptible d'annihiler les chances d'emploi de certaines personnes en ce qu'elle oblige tous ses employés nouveaux et réembauchés à subir un test de dépistage des drogues en raison d'une déficience (dépendance présumée envers la drogue), ce qui contrevient à l'art. 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

En vertu du programme de dépistage des drogues récemment annoncé par l'intimée, les nouveaux employés doivent subir une analyse d'urine dans les 48 heures qui suivent l'acceptation de l'offre d'emploi. En cas de refus, l'employeur peut mettre fin immédiatement à l'emploi. Lorsque le résultat d'un test de dépistage s'avère positif, l'employé est tenu de participer à un programme spécial d'aide aux employés. A la fin du programme, un nouveau test est effectué. L'employé s'expose à être congédié s'il refuse de subir le test ou si celui-ci est positif.

L'intimée commet un acte discriminatoire en appliquant une telle politique à l'égard de ses employés en raison d'une déficience (dépendance présumée envers la drogue).

2. LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

La plainte a été déposée conformément à l'art. 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 et ses modifications, dont voici le texte :

Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite et s'il est susceptible d'annihiler les chances d'emploi ou d'avancement d'un individu ou d'une catégorie d'individus, le fait, pour l'employeur, l'association patronale ou l'organisation syndicale :

a) de fixer ou d'appliquer des lignes de conduite; b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l'engagement, les promotions, la formation,

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l'apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d'un emploi présent ou éventuel.

La plaignante allègue la discrimination en raison d'une déficience (dépendance présumée envers la drogue) et, en conséquence, l'art. 25 de la LCDP est pertinent. Cet article porte ce qui suit :

«déficience» Déficience physique ou mentale, qu'elle soit présente ou passée, y compris le défigurement ainsi que la dépendance, présente ou passée, envers l'alcool ou la drogue.

Il convient aussi de signaler que la plainte n'a pas été déposée par un individu ni par une catégorie d'individus prétendant avoir été victimes de discrimination. Aucune victime n'est identifiée ni identifiable. La plainte a été portée par l'Association canadienne des libertés civiles et par la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) conformément à l'art. 40 de la LCDP qui prévoit notamment :

40.(5) Pour l'application de la présente partie, la Commission n'est validement saisie d'une plainte que si l'acte discriminatoire :

b) a eu lieu au Canada sans qu'il soit possible d'en identifier la victime, mais tombe sous le coup des articles 8, 10, 12 ou 13;

Enfin, la LCDP prévoit qu'un employeur peut invoquer le moyen de défense suivant (EPJ) :

15. Ne constituent pas des actes discriminatoires :

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ils découlent d'exigences professionnelles justifiées;

3. LES FAITS

L'intimée, la Banque Toronto-Dominion (la Banque), a environ 901 succursales et emploie quelque 30 200 personnes. Comme c'est le cas pour toutes les autres institutions financières, la confiance du public est un élément important dans cette industrie. La probité professionnelle de la Banque et de ses employés joue un rôle considérable dans le maintien de cette confiance.

Aux environs de 1987, des représentants du gouvernement fédéral ont fait part aux banques et aux autres établissements financiers des inquiétudes que suscitait le recyclage éventuel de l'argent constituant un

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produit de la criminalité. Ils ont demandé aux institutions financières de revoir leurs politiques et de resserrer leurs contrôles afin de se protéger contre de telles activités.

En partie parce qu'elle voulait donner suite à cette requête et en partie parce qu'elle considérait, vu qu'elle employait plus de 30 000 personnes et que l'abus de drogues illicites était un problème répandu dans la société, qu'elle devait tenter de se protéger contre les répercussions de la consommation de drogue dans le milieu de travail, la Banque a décidé d'élaborer une politique sur l'alcoolisme et l'abus de drogues ou de médicaments.

Les dirigeants de la Banque ont fait connaître leurs inquiétudes au sujet notamment des répercussions possibles de la consommation de drogue sur la santé des employés et sur leur rendement au travail ainsi que sur la sécurité des fonds et des renseignements financiers, et de la possibilité de contacts avec des personnes s'adonnant à des activités criminelles.

Avec l'aide de consultants indépendants, le personnel de la Banque a donc élaboré une politique qui prévoit le dépistage des drogues (pièce HR- 2, page 00106) :

[TRADUCTION]

Conformément à l'engagement de la Banque à assurer un milieu de travail sain et sécuritaire pour tous les employés, à protéger les fonds des clients, de la Banque et des employés ainsi que toute information s'y rapportant, et à préserver sa réputation, les mesures suivantes ont été adoptées afin de créer un milieu de travail exempt d'alcool et de drogues illégales.

Chaque dirigeant manifeste son appui à l'engagement de la Banque d'assurer un milieu de travail exempt de drogues en subissant un test de dépistage de drogue au cours de l'examen médical annuel des membres de la direction.

Obligation pour les nouveaux employés, à temps plein ou à temps partiel, les contractuels et les étudiants acceptant un emploi à la Banque de subir un test de dépistage de drogue. Cette mesure englobe les anciens (anciennes) employé(e)s TD réembauché(e)s après une absence d'au moins trois mois.

Les employés actuels devront subir un bilan de santé qui peut comprendre ou non un test de dépistage de drogue si on a de bonnes raisons de croire que le faible rendement au travail, le comportement inhabituel, les erreurs de jugement ou les manquements aux Règles de conduite sont attribuables à l'abus d'alcool ou à l'usage de drogues illégales.

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La demande d'emploi informe toutes les personnes qui postulent un emploi à la Banque Toronto-Dominion que l'une des conditions de l'emploi est que «tous les nouveaux employés signent une formule d'autorisation de test de dépistage de drogue selon laquelle ils acceptent de se soumettre à un examen conformément aux standards de la Banque» (pièce R-9, p. 2). La formule d'autorisation fait partie de la demande d'emploi et elle comporte notamment le paragraphe qui suit :

[TRADUCTION]

Je comprends que l'acceptation des termes et des conditions d'emploi comporte l'acceptation de se soumettre à un test de dépistage de substances illégales et de se conformer aux conditions de la Banque si les résultats du test sont positifs. L'une de ces conditions est que le professionnel de la santé désigné par la Banque est autorisé à divulguer tout renseignement pertinent au service des ressources humaines dans certains cas.

En pratique, dès qu'un nouvel employé a signifié qu'il accepte l'emploi, il doit se présenter à la clinique désignée dans les 48 heures qui suivent pour fournir un échantillon d'urine destiné au test de dépistage des drogues.

La Banque conclut des ententes avec deux compagnies privées, Mann Laboratories à Toronto et Dynacare Laboratories qui a des laboratoires à Edmonton (Alberta) et à London (Ontario). Ces compagnies exploitent les deux seuls laboratoires autorisés au Canada à effectuer des analyses pour détecter l'abus de produits intoxicants - l'un étant à Toronto et l'autre à Edmonton. Le laboratoire de Dynacare à London a présenté une demande d'accréditation.

Non seulement ces compagnies fournissent-elles les installations d'essais, mais elles désignent les cliniques qui sont autorisées au Canada à recueillir des échantillons et les renseignent sur la marche à suivre. Elles fournissent également les trousses de prélèvement qui sont utilisées.

La preuve indique qu'il existe un protocole pour la cueillette des échantillons et leur livraison au laboratoire d'essai qui prend les mesures nécessaires pour identifier l'individu en cause, pour protéger l'anonymat de l'échantillon jusqu'à ce que les résultats aient été transmis au Centre de santé de la Banque à Toronto, pour empêcher la falsification de l'échantillon et pour assurer la continuité de possession de l'échantillon tout au long du processus.

Les laboratoires analysent les échantillons afin d'y détecter la présence de cannabis (marijuana et hachisch), de cocaïne et d'opiacés (codéine, morphine et héroïne). Même s'ils pourraient effectuer des tests pour dépister de nombreuses autres catégories de drogues illicites, la preuve indique que le nombre de personnes qui consomment ces autres drogues

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est si faible dans la population en général qu'il ne vaut pas la peine d'effectuer des tests additionnels.

Le protocole d'analyse suivi par les laboratoires comporte deux étapes : la première étape est un immunoessai qui est utilisé pour dépister les cas négatifs. Si le résultat s'avère positif à cette étape, une épreuve de confirmation est effectuée par chromatographie gazeuse et par spectrométrie de masse (CGSM). Le résultat de la CGSM sert à la fois à confirmer le résultat positif et, dans certains cas, à identifier plus précisément le produit.

Les témoins experts divergeaient quelque peu d'opinion sur la précision de l'immunoessai, mais ils s'entendaient pour dire que, lorsqu'il est utilisé avec la CGSM, les résultats sont très fiables - le taux d'efficacité étant d'environ 100 %.

Lorsque le résultat du premier test est négatif, l'employé est avisé et cela met fin au processus.

Toutefois, lorsque le résultat du premier test effectué sur l'échantillon s'avère positif, sur réception du rapport au Centre de santé de la Banque à Toronto, l'employé est informé par téléphone du résultat et il est avisé qu'il devra fournir un autre échantillon pour un deuxième test au cours de sa période de probation. Le directeur des Services de santé du Centre de santé fait ensuite parvenir à l'employé une lettre dans laquelle il lui indique la date à laquelle le deuxième échantillon devra être prélevé. Cette date est fixée en fonction du temps qu'il faut à l'organisme pour éliminer le produit en cause.

A ce stade, à l'exception de l'employé, personne à l'extérieur du Centre de santé n'est au courant du résultat.

Si le premier test indique que la personne en cause consomme de la cocaïne, il y a exception à la procédure habituelle. Le dossier de l'employé est immédiatement transmis à une infirmière responsable de la réadaptation afin qu'elle effectue le suivi de l'employé. Dans les autres cas, on suit la procédure habituelle de notification d'un deuxième test.

Lorsque le premier test révèle la présence d'un opiacé (codéine, morphine ou héroïne) et que l'employé fournit une raison médicale vraisemblable pour laquelle il consomme les médicaments prescrits qui sont à l'origine du résultat obtenu, l'affaire est examinée avec le directeur des Services de santé et, habituellement, on accorde le bénéfice du doute à l'employé.

Si le résultat du test effectué sur le deuxième échantillon est négatif, l'employé en est informé et il est également avisé qu'il devra subir un troisième test au cours de sa période de probation.

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Lorsque le troisième test s'avère également négatif, l'employé en est averti et le processus de dépistage prend fin.

Toutefois, lorsque le résultat d'un deuxième test est positif, l'employé en est informé par téléphone dans les vingt-quatre heures qui suivent le moment où le Centre de santé reçoit le résultat et il est alors avisé que son dossier est transmis à une infirmière chargée de la réadaptation au Centre de santé.

L'employé reçoit ensuite une lettre de rappel lui indiquant qu'il est tenu de se soumettre à une évaluation et, si celle-ci le prescrit, à un programme de traitement. La lettre comporte en outre deux formules de consentement que l'employé doit signer pour autoriser l'échange de renseignements entre le Centre de santé et le centre d'évaluation.

L'employé doit ensuite se présenter dans les quarante-huit heures au centre de traitement désigné pour y subir une évaluation.

S'il ressort de l'évaluation qu'il n'y a pas dépendance et qu'il ne s'agit que d'une consommation occasionnelle à laquelle il peut être mis fin grâce à des séances de counselling, c'est la solution adoptée et l'employé est informé qu'il devra subir un autre test.

Par contre, lorsque l'évaluation indique qu'un traitement plus poussé s'impose, l'employé est renvoyé à son médecin traitant avec les informations nécessaires et des arrangements sont pris avec ce dernier pour que l'employé suive le programme de réadaptation approprié.

Lorsque c'est nécessaire, des dispositions sont prises pour permettre à l'employé de s'absenter du travail pour des raisons médicales non précisées. Encore une fois, à ce stade, seuls les membres du personnel du Centre de santé sont au courant de ces renseignements.

Une fois le traitement terminé, un programme de suivi est mis en place, si nécessaire. Des contrôles périodiques au hasard sont également effectués.

Lorsqu'un troisième test est positif, le Centre de santé en avertit le service des Ressources humaines et cela entraîne la cessation de l'emploi.

Il est également clair que l'employé sera congédié s'il ne veut pas coopérer à quelque stade que ce soit en refusant de fournir un échantillon, de donner son consentement ou de collaborer à sa réadaptation, et qu'il persiste dans son refus.

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4. LES TÉMOIGNAGES DES EXPERTS

En ce qui concerne la procédure de dépistage, le tribunal a conclu qu'il n'y avait que des divergences d'opinion minimes ou non fondamentales entre les deux principaux témoins experts dans ce domaine, M. Bhushan Kapur et M. David Kinniburgh.

Les experts s'entendent pour dire que lorsque l'immunoessai est suivi de la chromatographie gazeuse et de la spectrométrie de masse (CGSM), les résultats sont très fiables.

Le tribunal est convaincu que le protocole de dépistage, y compris les mesures prises pour préserver l'échantillon, est ce qui se fait de mieux.

L'intimée a fait comparaître trois témoins experts - M. J.C. Negrete de Montréal et MM. Michael Walsh et Jacques Normand des États-Unis - afin d'établir l'existence d'un lien entre la consommation de drogues illicites et, d'une part, le rendement au travail et, d'autre part, la criminalité.

Le tribunal n'a pas l'intention de revoir l'ensemble de ces témoignages; toutefois, nous nous y reporterons plus loin dans l'analyse de la preuve et des arguments des avocats, et nous en tirerons des conclusions.

5. LA THESE DES PARTIES

1) LA PLAIGNANTE/LA COMMISSION

L'avocat de la Commission a avancé divers arguments au soutien de la thèse de cette dernière qui prétendait que les lignes de conduite de la Banque étaient discriminatoires et ne pouvaient se justifier en vertu de la Loi.

Le premier argument reposait sur la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). L'avocat a soutenu que, dans la mesure où elle exige la production d'un échantillon d'un fluide corporel, de l'urine, la politique de la Banque constitue une fouille, une perquisition ou une saisie abusive et viole les droits garantis aux employés par l'art. 8 de la Charte.

L'avocat de la Commission a affirmé qu'étant donné que le présent tribunal est une créature législative du Parlement, il est un «mandataire de l'État» et, qu'en conséquence, la Charte s'applique. Suivant cet argument, c'est l'art. 8 de la Charte qui s'applique en l'espèce, c'est-à- dire la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives; il en résulte que la Banque ne peut invoquer l'al. 15a) de la LCDP à titre d'EPJ et que le tribunal ne peut accepter un tel moyen de

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défense si cela a pour effet de justifier ou d'approuver les tests obligatoires de dépistage des drogues.

Au soutien de cet argument, l'avocat a invoqué principalement les arrêts suivants : R. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417 (Dyment); Slaight Communications c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038 (Slaight); SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573 (Dolphin); Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145 (Southam); Jackson c. Pénitencier de Joyceville, [1990] 3 C.F. 55 (Joyceville), et Re Dion and the Queen, 30 C.C.C. (3d) 108 (Dion).

L'avocat a ensuite fait valoir que, dans l'ensemble, la politique de la Banque relative au dépistage des drogues constitue de la discrimination directe parce que, dès le début du dépistage, on considère que les nouveaux employés et les employés réembauchés sont prédisposés à une dépendance envers la drogue. C'est cette «déficience présumée» qui est susceptible d'annihiler leurs chances d'emploi. Pour étayer le principe de la déficience présumée, l'avocat a invoqué l'affaire Brideau c. Air Canada (1983) 4 C.H.R.R. D/1314 (Brideau).

L'avocat a ajouté qu'étant donné qu'il s'agit de discrimination directe, la Banque n'a pas réussi à démontrer que sa politique constitue une exigence professionnelle justifiée (EPJ).

Il a invoqué l'arrêt Alberta c. Central Alberta Dairy Pool, [1990] 2 R.C.S. 489 (Alberta Dairy Pool) pour soutenir que la règle doit s'appliquer à tous les membres du groupe touché - en l'espèce, les employés de la Banque - pour établir l'existence d'une EPJ, et qu'on n'a pas réussi à le faire en l'espèce, puisque la règle ne s'appliquait qu'aux nouveaux employés et qu'aux employés réembauchés.

S'appuyant encore une fois sur l'arrêt Alberta Dairy Pool, à la p. 513, il a également prétendu que la Banque n'avait pas prouvé qu'il était impossible d'évaluer chaque cas individuellement.

Dans l'arrêt Brossard c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279 (Brossard), la Cour suprême du Canada a amélioré le volet objectif du critère en deux volets qui avait été formulé dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202 (Etobicoke), pour déterminer l'existence d'une EPJ. L'avocat de la Commission a soutenu que la Banque n'avait pas satisfait au critère de l'arrêt Brossard, c'est-à-dire que la règle doit (1) avoir un lien rationnel avec l'emploi et (2) être appliquée sans imposer un fardeau excessif.

Il a en outre fait valoir que, dans l'arrêt Procureur général du Canada c. Clarence Levac et Commission canadienne des droits de la personne, [1992] 3 C.F. 463 (Levac), à la p. 475, la Cour fédérale a limité

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davantage les cas où l'on peut invoquer le moyen de défense tiré d'une EPJ en disant que l'employeur doit prouver que la règle est absolument nécessaire et qu'il n'existe aucune solution de rechange réalisable.

Examinant les témoignages des experts relativement aux répercussions de la consommation de drogue sur le rendement au travail et à ses liens avec la criminalité, l'avocat de la Commission a soutenu que rien ne permettait d'établir un rapport entre les divers sondages et études effectués au Canada et aux États-Unis et les employés de la Banque.

Il a en outre affirmé que les motifs invoqués par la Banque pour justifier l'adoption de sa politique, c'est-à-dire que ses employés constituaient un microcosme de la société, qu'il existe un problème de toxicomanie dans la société et, de plus, qu'il y a une relation de cause à effet entre la consommation de drogue et la criminalité, relèvent de l'impression et ne sont pas corroborés par la preuve.

2) L'INTIMÉE

L'avocat de l'intimée a souligné que la LCDP indique clairement que la déficience dont il est question en l'espèce exige une dépendance envers la drogue et qu'elle n'étend pas sa protection à la consommation de drogues en soi. En conséquence, la personne qui consomme volontairement de la drogue n'est pas protégée par la Loi.

Il a ajouté qu'il existe une présomption selon laquelle toutes les lois adoptées par le Parlement font partie d'un ensemble cohérent. En conséquence, l'interprétation donnée au terme «déficience» utilisé dans la LCDP devrait être compatible avec la Loi sur les stupéfiants. Il a soutenu qu'il faudrait ainsi considérer que la protection prévue dans la LCDP ne s'étend pas aux personnes qui ont une dépendance envers des drogues illicites.

Au soutien de cet argument, il a cité Pierre André Côté, The Interpretation of Legislation in Canada, 2e Édition (Les Éditions Yvon Blais, Inc. 1991), aux p. 288 et 297 (cet ouvrage existe aussi en français).

Il s'est en outre reporté à un arrêt américain, Rothweil v. Wetterau, Inc., 820 S.W. 2d 557 (Mo. App. 1991) (Rothweil), et aux Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la justice et des questions juridiques (procès-verbaux du Comité permanent), 21 décembre 1982, à 115:44.

Subsidiairement, l'avocat a soutenu que si la Loi vise les personnes qui ont une dépendance envers des drogues illicites, elle ne protège pas le droit de consommer des drogues illicites, mais seulement les toxicomanes qui soit sont réadaptés, soit cherchent à se faire traiter. Il a laissé entendre qu'une telle conclusion était compatible avec l'interprétation que

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le ministre de la Justice a donnée à la Rehabilitation Act, 1973 des États-Unis dans les procès-verbaux du Comité permanent, le 20 décembre 1982, à 114:24.

Il a invoqué au soutien de cet argument les affaires Burka c. New York City Transit Authority, 680 F. Supp. 590 (S.D.N.Y. 1988) aux p. 599-600 (Burka), et Barr c. Niagara Mohawk Power Corporation (New York State Division of Human Rights, décision inédite, 22 septembre 1993).

Il a également rappelé l'interprétation que la Commission des droits de la personne de la Saskatchewan a donnée au Code des droits de la personne de la Saskatchewan, telle qu'elle a été exposée dans Saskatchewan Human Rights Commission, "Commission Proposes Drug Testing Policy", Newsletter, (vol. 18, no 1, printemps 1989), à la p. 7.

L'avocat de l'intimée a en outre fait valoir subsidiairement que si la Loi protège aussi les personnes qui souffrent de dépendance envers une drogue illicite et qui ne sont pas en voie de réadaptation ou qui ne cherchent pas à solutionner leur problème, la seule obligation de l'employeur est alors de prendre des mesures raisonnables d'accommodement. Contrairement à ce qu'a allégué l'avocat de la Commission, il soutient que s'il y a discrimination, celle-ci est indirecte ou il s'agit de discrimination par suite d'un effet préjudiciable en ce que la politique s'applique à tous les nouveaux employés et à tous les employés réembauchés mais n'a un effet préjudiciable que sur ceux qui consomment des drogues illicites.

Il a soutenu qu'il existe une limite à l'obligation d'accommodement et il a invoqué à cette fin les arrêts de la Cour suprême du Canada Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, à la p. 984 (Renaud), et Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpson- Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, à la p. 555 (Simpson-Sears).

Enfin, dans le cas où l'on conclurait qu'il y a discrimination directe, l'avocat a prétendu que le congédiement d'un employé toxicomane qui ne cherche pas à se traiter est une exigence professionnelle justifiée.

Il a en outre fait valoir qu'étant donné que l'honnêteté, l'intégrité et la confiance sont si importantes dans l'industrie bancaire, l'obligation qui est faite aux employés de ne pas participer à une activité illégale est une EPJ.

6. ANALYSE DES QUESTIONS EN LITIGE

Pour rendre une décision sur la présente plainte, il n'est pas nécessaire d'examiner tous les arguments qui ont été avancés à l'audience. Toutefois, compte tenu de l'importance que cette question revêt pour les parties et pour l'ensemble de la collectivité ainsi que de la minutie avec

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laquelle les avocats ont exposé leurs arguments respectifs, le tribunal a décidé d'examiner tous les principaux arguments qui ont été présentés.

1) LA Loi PROTEGE-T-ELLE LES PERSONNES QUI SOUFFRENT DE DÉPENDANCE ENVERS DES DROGUES ILLICITES?

Comme nous l'avons déjà signalé, l'avocat de l'intimée a soutenu qu'il fallait considérer que la LCDP ne protège pas les personnes qui souffrent d'une dépendance envers des drogues illicites, qu'elle fait partie d'un ensemble cohérent de lois et qu'elle est compatible avec la Loi sur les stupéfiants.

Après avoir examiné la doctrine et la jurisprudence invoquées, le tribunal conclut qu'on n'accorde pas aux lois adoptées aux États-Unis dans le domaine des droits de la personne le même statut que celui qui est conféré au Canada à la législation sur les droits de la personne, la Cour suprême du Canada ayant à de nombreuses reprises donné un statut quasi constitutionnel à cette législation.

Dans l'arrêt Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145 (Heerspink), le juge Lamer dit aux p. 157 et 158 :

Lorsque l'objet d'une loi est décrit comme l'énoncé complet des «droits» des gens qui vivent sur un territoire donné, il n'y a pas de doute, selon moi, que ces gens ont, par l'entremise de leur législateur, clairement indiqué qu'ils considèrent que cette loi et les valeurs qu'elle tend à promouvoir et à protéger, sont, hormis les dispositions constitutionnelles, plus importantes que toutes les autres. En conséquence à moins que le législateur ne se soit exprimé autrement en termes clairs et exprès dans le Code ou dans toute autre loi, il a voulu que le Code ait préséance sur toutes les autres lois lorsqu'il y a conflit.

[...] En réalité, si le Human Rights Code entre en conflit avec «des lois particulières et spécifiques», il ne faut pas le considérer comme n'importe quelle autre loi d'application générale, il faut le reconnaître pour ce qu'il est, c'est-à-dire une loi fondamentale. (Non souligné dans le texte original.)

Il ressort de la lecture de la Loi qu'aucune distinction n'est faite entre les drogues licites et les drogues illicites en ce qui concerne la protection conférée à une personne souffrant de toxicomanie. Le tribunal conclut que la Loi accorde une telle protection dans les deux cas.

Toutefois, le tribunal est également d'avis qu'il n'y a aucun conflit entre la Loi sur les stupéfiants et la LCDP. Ces deux lois ont des objets fort différents. La LCDP ne tolère ni ne protège l'activité illégale

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qu'est la consommation de drogues illicites. Elle protège cependant les personnes qui souffrent de toxicomanie contre les congédiements sommaires. Si ces personnes commettent un acte illégal, c'est la Loi sur les stupéfiants qui prévoit la sanction appropriée une fois qu'elles ont été reconnues coupables après application régulière de la loi. Il n'appartient pas à l'employeur d'agir comme le juge des faits et de se charger d'appliquer le droit criminel.

2) LA PLAIGNANTE A-T-ELLE FOURNI UNE PREUVE PRIMA FACIE DE DISCRIMINATION POUR LE MOTIF DE DISTINCTION ILLICITE QUI A ÉTÉ ALLÉGUÉ?

Il est important de signaler que le dépistage obligatoire prévu dans la politique de la Banque n'est pas effectué avant que le candidat soit engagé, mais une fois seulement qu'il l'a été. Il est donc clair que le postulant ne se voit pas refuser un emploi avant d'être réellement engagé.

En pratique, les employés éventuels apprennent l'existence de la politique dans la demande d'emploi et ils signent alors une autorisation. La demande porte :

[TRADUCTION]

Je comprends que l'acceptation des termes et des conditions d'emploi comporte l'acceptation de se soumettre à un test de dépistage de substances illégales et de se conformer aux conditions de la Banque si les résultats du test sont positifs. (pièce R-9)

Le tribunal conclut que l'obligation de se conformer à la politique de la Banque est une condition d'emploi. La LCDP ne renferme aucune disposition interdisant une telle exigence. L'avis qui accompagne cette condition comporte d'autres exigences :

- remise d'au moins trois références écrites satisfaisantes; - réussite d'un stage probatoire à la satisfaction de l'employeur; - confirmation que le postulant est médicalement apte à occuper le poste et examen médical à cette fin, si nécessaire; - participation au programme d'invalidité de longue durée de la Banque; - autorisation d'obtenir par d'autres sources des renseignements sur la solvabilité du postulant ainsi que des renseignements personnels.

Il ressort d'un examen de la preuve dont a été saisi le tribunal que la politique, telle qu'elle est appliquée, prévoit diverses étapes où l'employé peut faire face à un congédiement :

- lorsqu'il refuse de subir une analyse d'urine; - lorsqu'il refuse de passer à la prochaine étape quand le résultat d'un premier test est positif ou à tout autre moment au cours du processus;

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- lorsque le résultat d'un troisième test est positif quand il a suivi un programme de réadaptation ou qu'il a assisté à des séances de counselling.

Le tribunal considère que, lorsqu'il est mis fin à un emploi à la suite du refus d'un employé de se conformer à la politique de la Banque, qu'il s'agisse du refus de fournir un échantillon d'urine ou d'un refus manifesté à un stade ultérieur du processus de dépistage, le congédiement découle d'une violation d'une condition d'emploi et il n'est pas nécessaire d'examiner s'il existe une «présomption de dépendance envers la drogue».

Il semble que l'extrait suivant qui est tiré du document de la CCDP intitulé Politiques 88-1 (pièce HR-1, onglet 2) et qui est relatif à la dépendance présumée envers la drogue corrobore cette conclusion :

En l'absence de l'évidence même du contraire, lorsqu'une personne est traitée défavorablement en raison du résultat «positif» d'un test, on peut supposer que c'est parce que l'employeur a présumé que cette personne était toxicomane.

Il semblerait que la Commission ne considère qu'il y a présomption de dépendance envers la drogue que lorsqu'un employé reçoit un traitement préjudiciable une fois que le résultat d'un test s'est révélé positif.

Toutefois, lorsqu'un employé suit le programme et que les tests sont positifs, la conclusion pourrait être différente.

Lorsque le premier test est positif, l'employé n'est pas congédié; il est informé du résultat, qui est gardé confidentiel par le Centre de santé, et de l'obligation de subir un autre test. Il semble, à ce stade, qu'on ne veuille pas priver la personne de son emploi et la réaction de la Banque est à tout le moins autant en accord avec sa préoccupation avouée concernant la consommation de drogues illicites qu'avec toute présomption de dépendance.

Lorsque le résultat d'un deuxième test s'avère positif (sauf dans le cas de consommation de cocaïne, la personne étant alors renvoyée à un spécialiste après le premier test positif), l'employé n'est pas encore congédié mais il est mis en rapport avec une infirmière chargée de la réadaptation et dirigé vers un centre d'évaluation. Si l'évaluation indique qu'il y a dépendance ou toxicomanie, un traitement ou des séances de counselling sont prescrits.

Il ne s'agit pas ici d'une présomption de dépendance envers la drogue, mais d'un diagnostic posé par un professionnel. Néanmoins, l'employé n'est pas encore congédié, mais il reçoit toute l'aide qui peut lui être nécessaire, aux frais de la Banque.

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Que l'évaluation indique qu'un traitement est nécessaire ou non, l'employé doit subir un troisième test même s'il n'est qu'un consommateur occasionnel qui persiste dans son habitude. Si ce troisième test est positif, le processus de congédiement est alors engagé.

Le congédiement suit un troisième test positif peu importe que l'évaluation indique que la personne souffre de toxicomanie ou consomme à l'occasion une substance illégale sans dépendance, et cette mesure est compatible avec la politique déclarée de la Banque relativement à la consommation de substances illégales.

Le tribunal conclut que le congédiement final ne découle pas d'une présomption de déficience (dépendance envers la drogue), mais plutôt de la consommation répétée d'une substance illégale même si, dans certains cas, la personne visée peut souffrir de toxicomanie. Par conséquent, la politique de la Banque ne constitue pas de la discrimination pour un motif de distinction illicite au sens de la LCDP.

3) SI LE TRIBUNAL A COMMIS UNE ERREUR EN CONCLUANT QU'IL N'Y A PAS DISCRIMINATION POUR UN MOTIF DE DISTINCTION ILLICITE, S'AGIT-IL EN L'ESPECE DE DISCRIMINATION DIRECTE OU DE DISCRIMINATION PAR SUITE D'UN EFFET PRÉJUDICIABLE?

Le droit applicable dans les cas analogues à l'espèce a considérablement évolué au cours des dix dernières années par suite des diverses décisions rendues en la matière par la Cour suprême du Canada et par la Cour fédérale. Dans l'affaire Thwaites c. Forces armées canadiennes, décision rendue le 7 juin 1993, le tribunal a effectué un examen minutieux du droit qui représente probablement l'analyse la plus complète pour l'instant.

A la fin de son analyse, le tribunal a dit ce qui suit aux p. 46 et 47 :

Cette analyse nous conduit logiquement à conclure qu'on ne peut établir presque aucune distinction significative entre ce qu'un employeur doit prouver pour se défendre contre une allégation de discrimination directe et ce qu'il doit prouver pour répondre à une allégation de discrimination indirecte. La seule différence est peut-être d'ordre sémantique[...]. Dans le cas de la discrimination directe, l'employeur doit justifier sa règle ou sa pratique en montrant qu'il n'existe pas d'autre solution raisonnable et que la règle ou la pratique est proportionnée au but visé. Dans le cas de la discrimination indirecte, la règle neutre n'est pas contestée, mais l'employeur doit tout de même montrer qu'il n'aurait pas pu composer autrement avec l'individu lésé particulièrement par cette règle. Dans les deux cas, que les mots clefs soient «autre solution raisonnable»,

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«proportionnalité» ou «accommodement», l'examen a le même objet : l'employeur doit montrer qu'il n'aurait pu prendre aucune autre mesure raisonnable ou pratique pour éviter les conséquences fâcheuses pour l'individu.

En conséquence, le genre de discrimination commise est peut-être moins important qu'il ne l'était auparavant.

Toutefois, comme les parties en l'espèce ont formulé des conclusions contraires quant au genre de discrimination en cause et que cette question, ont-elles soutenu, pourrait avoir des répercussions sur les moyens de défense pouvant être invoqués, le tribunal a décidé de l'examiner.

Le tribunal conclut que s'il avait jugé que la politique de la Banque établit une discrimination contre ses employés en raison d'une déficience, la dépendance présumée envers la drogue, il s'agirait de discrimination par suite d'un effet préjudiciable. La politique (ou la règle) s'applique de manière égale à toute une catégorie d'employés (les nouveaux employés et les employés réembauchés). L'emploi n'est refusé qu'à une très petite minorité de personnes pour lesquelles les tests effectués à trois occasions distinctes indiquent la consommation d'une drogue illicite.

4) L'ACCOMMODEMENT

En supposant qu'il s'agit d'un cas de discrimination indirecte ou de discrimination par suite d'un effet préjudiciable, examinons maintenant si la Banque a fait des efforts raisonnables pour composer avec les personnes lésées.

Après avoir examiné le droit applicable, le juge Wilson dit à la p. 517 de l'arrêt Alberta Dairy Pool :

Par contre, lorsqu'une règle crée une discrimination par suite d'un effet préjudiciable, il convient de confirmer la validité de cette règle dans son application générale et de se demander si l'employeur aurait pu composer avec l'employé lésé sans subir des contraintes excessives.

De plus, examinant certains des facteurs qui peuvent servir à déterminer ce qu'est une contrainte excessive, elle dit à la p. 521 :

J'adopte d'abord à cette fin les facteurs identifiés par la commission d'enquête en l'espèce - le coût financier, l'atteinte à la convention collective, le moral du personnel et l'interchangeabilité des effectifs et des installations. L'importance de l'exploitation de l'employeur peut jouer sur l'évaluation de ce qui représente un coût excessif ou sur la

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facilité avec laquelle les effectifs et les installations peuvent s'adapter aux circonstances.

En l'espèce, lorsque le premier test s'avère positif, la Banque garde l'employé parmi les membres de son personnel et exige qu'il subisse un deuxième test. Si ce deuxième test est également positif, l'employé doit se soumettre à une évaluation dans une clinique et il reçoit ensuite le traitement indiqué dans l'évaluation - des séances de counselling à un programme de traitement en établissement.

Pendant toute cette période, l'employé demeure inscrit sur la liste de paye, et ce n'est qu'une fois qu'il a suivi un traitement et que le résultat d'un troisième test est positif qu'il est mis fin à son emploi.

Le document de la Commission des droits de la personne qui est intitulé Politiques 88-1 (pièce HR-1, onglet 2) et qui énonce la politique de la Commission en matière de dépistage des drogues porte ceci : «L'employeur peut être requis lorsque raisonnablement possible, éviter [sic] toute pratique pouvant avoir un effet discriminatoire sur l'employé (i.e. consentir, au besoin, à des adaptations raisonnables)». Il prévoit ensuite ce qui suit :

Il peut s'agir d'envoyer un employé ayant obtenu un résultat «positif» à un programme d'aide aux employés à des fins d'évaluation et, en cas de besoin, de counselling et de réadaptation. L'obligation de consentir à des adaptations raisonnables a toutefois des limites. Par exemple, si l'employeur inscrit un employé à un programme de réadaptation et que l'employé ne surmonte pas sa dépendance, on considérera qu'il a respecté son obligation.

Le tribunal estime qu'en faisant subir une évaluation à l'employé lorsqu'un deuxième test s'avère positif, qu'en défrayant les coûts de tout traitement indiqué et qu'en gardant l'employé parmi les membres de son personnel, la Banque fait un effort raisonnable pour composer avec l'employé.

La Banque est une grande entreprise dont on peut exiger qu'elle fasse un tel effort pour composer avec ses employés, alors qu'une petite entreprise pourrait considérer qu'un tel programme entraînerait pour elle de graves contraintes financières. Toutefois, il serait déraisonnable d'exiger que la Banque offre davantage que ce programme de traitement qui, dans certains cas, pourrait se poursuivre sur une période de plusieurs mois à compter de la date de l'engagement de l'employé et au cours de laquelle celui-ci pourrait être totalement improductif ce qui, de l'avis du tribunal, créerait une contrainte excessive.

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5) L'EPJ

Si nous avons également tort de conclure qu'il n'y a pas eu de discrimination pour un motif de distinction illicite ou qu'il s'agit de discrimination par suite d'un effet préjudiciable, et qu'il y a en réalité discrimination directe en l'espèce, examinons si la Banque a réussi à établir l'existence d'une EPJ.

Dans l'arrêt Etobicoke, le juge McIntyre énonce à la p. 208 les éléments subjectif et objectif désormais familiers du critère en deux volets qui s'applique pour déterminer s'il existe une EPJ :

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction[...] doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général.

La réponse à la seconde question dépend en l'espèce, comme dans tous les cas, de l'examen de la preuve et de la nature de l'emploi concerné. [...] Lorsque le souci de la capacité de l'employé est surtout d'ordre économique, c'est-à-dire lorsque l'employeur s'intéresse à la productivité, et que les conditions de travail ne requièrent aucune qualification particulière susceptible de diminuer sensiblement avec l'âge, ou ne comportent pour les employés ou le public aucun danger exceptionnel qui peut augmenter avec l'âge, il peut être difficile, voire impossible, d'établir que la retraite obligatoire à un âge déterminé, sans égard à la capacité d'une personne en particulier, peut valablement être imposée en vertu du Code. Dans un emploi de ce genre, à mesure que la capacité décline, et que ce déclin devient évident, les employés peuvent être, à juste titre, congédiés ou mis à la retraite.

A la p. 311 de l'arrêt Brossard, précité, rendu en 1988, le juge Beetz de la Cour suprême du Canada a amélioré le critère formulé dans l'arrêt Etobicoke :

Le juge McIntyre laisse entendre dans l'arrêt Etobicoke que le critère objectif sert à déterminer si l'exigence en matière d'emploi est «raisonnablement nécessaire» pour assurer

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l'exécution du travail. Je crois qu'en l'espèce cette «nécessité raisonnable» peut être examinée en fonction des deux questions suivantes :

  1. L'aptitude ou la qualité a-t-elle un lien rationnel avec l'emploi en question? C'est là un moyen de déterminer si le but visé par l'employeur en établissant l'exigence convient objectivement au poste en question. [...]
  2. La règle est-elle bien conçue de manière que l'exigence quant à l'aptitude ou à la qualité puisse être remplie sans que les personnes assujetties à la règle ne se voient imposer un fardeau excessif? Cela nous permet d'examiner le caractère raisonnable des moyens choisis par l'employeur pour vérifier si l'on satisfait à cette exigence dans le cas de l'emploi en question. Par exemple, l'âge de la retraite obligatoire à soixante ans dans l'affaire Etobicoke était d'une sévérité disproportionnée à son objectif qui était de s'assurer que tous les pompiers possédaient la force physique nécessaire pour s'acquitter de leurs fonctions.

Le juge Wilson dit à la p. 514 de l'arrêt Alberta Dairy Pool, précité :

Lorsque, à première vue, une règle établit une distinction fondée sur un motif de discrimination prohibé, sa justification devra reposer sur la validité de son application à tous les membres du groupe touché. [...] Ou bien on peut validement établir une règle qui généralise à l'égard des membres d'un groupe ou bien on ne le peut pas. [...] Si tant est qu'elles puissent être justifiées, c'est dans leur application générale qu'elles doivent l'être. Voilà pourquoi la règle doit être annulée si l'employeur ne réussit pas à démontrer qu'il s'agit d'une EPN.

Examinant l'arrêt Alberta Dairy Pool, le juge Marceau de la Section d'appel de la Cour fédérale a dit ce qui suit à la p. 475 de l'arrêt Levac, précité :

Il se peut que cet arrêt limite encore plus qu'auparavant les cas où le moyen de défense tiré d'une EPJ peut être invoqué. Jusqu'à maintenant, l'opinion la plus répandue voulait, je crois, que pour être justifiée, une exigence professionnelle justifiée devait, pour reprendre les termes employés dans l'arrêt Etobicoke (à la page 208), être [...] Il semble que désormais elle doive

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être non seulement «raisonnablement» mais absolument nécessaire, c'est-à-dire qu'il n'existe aucune solution de rechange réalisable et moins rigoureuse.

Comme nous l'avons déjà indiqué dans l'exposé des faits et comme il en a été brièvement question dans la partie traitant des témoignages des experts, la Banque a invoqué divers facteurs pour justifier l'adoption de sa politique. L'un des premiers facteurs mentionnés dans les témoignages était que la Banque, qui emploie plus de 30 000 personnes, considérait que son personnel constituait un microcosme de la société canadienne et que les problèmes d'abus de drogues illicites qui existent dans la société en général et dans les écoles et les universités en particulier, se reflétaient probablement au sein de ses employés.

De plus, les dirigeants de la Banque ont fait valoir qu'elle craignait les contacts entre ses employés et les éléments criminels de la société. En effet, si ses employés consomment des drogues illicites, ils obtiennent celles-ci de personnes qui violent la loi. Les témoins experts ont également indiqué que parmi les personnes qui violent la loi, nombreuses sont celles qui consomment des drogues illicites, et ce, tant au Canada qu'aux États-Unis.

Un autre facteur sur lequel on a insisté était l'effet de la consommation de drogues illicites sur le rendement au travail. Au soutien de cet argument, l'intimée a présenté par l'intermédiaire de M. Michael Walsh deux rapports qui ont été préparés par le Service des recherches et du développement du personnel, bureau de la sélection et de l'évaluation, à l'aide des données recueillies dans le cadre du programme de dépistage de drogues préalable à l'emploi du United States Postal Service (pièces R-48 et R-49). C'est ce qu'a en outre confirmé M. Jacques Normand. Ces rapports montraient qu'il existe suivant divers paramètres une corrélation entre le résultat positif obtenu à un test de dépistage des drogues préalable à l'emploi et les problèmes de rendement au travail.

En ce qui concerne l'élément subjectif du critère formulé dans l'arrêt Etobicoke, le tribunal est prêt à conclure que les dirigeants de la Banque satisfont à l'exigence selon laquelle ils doivent agir honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que la politique est adoptée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question.

Cependant, nous devons examiner relativement à l'élément objectif du critère le lien rationnel entre le but visé par la politique et l'exécution du travail ou la «nécessité raisonnable» dont le juge Beetz a traité dans l'arrêt Brossard.

Comme l'a dit le juge Beetz, il faut tout d'abord à cette fin examiner l'exigence imposée par l'employeur afin de déterminer si elle est, d'un

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point de vue objectif, appropriée, et ensuite la méthode qu'il a choisie pour vérifier s'il a satisfait à cette exigence.

Nous pouvons en outre nous inspirer à cette fin du critère formulé par le juge Wilson dans l'arrêt Alberta Dairy Pool selon lequel si une exigence générale peut être justifiée, c'est dans son application générale à tous les membres du groupe qu'elle doit l'être.

Le tribunal est d'avis que la Banque s'est fondée pour agir sur des hypothèses relevant de l'impression. Il n'y a aucune preuve de fond montrant que les employés de la Banque constituent un microcosme de la société canadienne. Lorsque l'on examine des facteurs tels la formation, la répartition entre les sexes, la motivation professionnelle, l'âge, etc., on pourrait fort bien constater que la composition des effectifs de la Banque diffère considérablement de celle de la population en général. Rien dans la preuve n'indique que ses employés forment un échantillon statistiquement valide de la population en général.

Aucune recherche n'a été faite auprès des employés de la Banque pour vérifier l'hypothèse de type impressionniste selon laquelle il pourrait exister parmi eux un problème de toxicomanie suffisant pour justifier l'adoption d'une telle politique.

De plus, même si certains éléments de preuve indiquent qu'il existe pour les personnes traitées pour toxicomanie (au Canada) et pour celles qui sont appréhendées (aux É.-U.) une corrélation entre la criminalité et la consommation de drogue, aucune relation de cause à effet n'a été établie. En fait, il n'a été question dans la preuve que d'un seul cas de vol par un employé de la Banque qui souffrait de toxicomanie et cette personne était un représentant de la direction qui n'aurait pas été visé par la politique en cause.

Il convient également de signaler qu'au cours d'une période de dix-huit mois, cinquante-sept vols ont été commis par des employés de la Banque - aucun de ces vols n'étant lié à la consommation de drogue.

Les rapports fondés sur l'étude effectuée par le United States Postal Service indiquaient clairement l'existence d'une corrélation dans divers domaines entre un test de dépistage dont le résultat est positif et le rendement au travail. M. Negrete a corroboré dans son témoignage les effets de la consommation de drogue sur le rendement au travail. Le tribunal accepte ce témoignage, mais, en l'absence d'éléments de preuve montrant qu'il existe un problème au sein du groupe des employés de la Banque, il ne voit pas comment il pourrait servir de fondement à une EPJ en l'espèce.

Rien dans la preuve n'indique qu'il existe une correspondance démographique entre les employés du service postal et les employés de la

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Banque ni de points de comparaison d'ordre social qui nous autoriseraient à extrapoler les données obtenues et à tirer des conclusions relativement aux employés de la banque canadienne. En fait, après plus de deux ans au cours desquels quelques milliers de tests de dépistage ont été effectués, il semble que le nombre d'employés nouveaux ou réembauchés qui consomment de la drogue soit très faible.

Il s'agit manifestement en l'espèce d'un cas où l'employeur a des préoccupations d'ordre économique, qu'il s'agisse de la question des vols, de la productivité des employés ou de la réputation de la Banque. Il ne comporte «pour les employés ou le public aucun danger exceptionnel». Ainsi, si l'on se reporte aux termes utilisés par le juge McIntyre dans l'arrêt Etobicoke, il peut être difficile, voire impossible, d'établir qu'une telle condition (le dépistage des drogues) puisse être imposée sans égard à la capacité d'un employé en particulier de s'acquitter des fonctions de l'emploi.

De plus, cette politique est-elle «raisonnablement nécessaire» pour assurer l'exécution efficace et économique du travail? Comme la Banque fonctionne malgré tout, cela montre sûrement qu'elle ne l'est pas. La majorité des employés ne sont pas visés par la politique de dépistage obligatoire des drogues et ceux qui le sont, si le résultat du premier test s'avère négatif ou s'ils réussissent à passer à travers le programme initial de dépistage, ne font l'objet d'aucun autre dépistage, à moins qu'un supérieur constate qu'il y a des motifs raisonnables de soupçonner l'existence d'un problème.

Si le dépistage obligatoire était raisonnablement nécessaire pour assurer le rendement au travail et pour assurer un milieu de travail sain et exempt d'activités criminelles, il serait alors sûrement nécessaire que tous les employés subissent un tel dépistage régulièrement et celui-ci ne serait pas effectué une fois seulement au cours de la carrière de certains employés lorsqu'ils acceptent l'emploi qui leur est offert.

Si nous présumons, en appliquant le critère formulé dans l'arrêt Brossard, que l'objectif de l'employeur est d'éliminer les drogues illicites dans le milieu de travail de ses employés en raison des effets qu'elles peuvent avoir sur le rendement au travail, le tribunal conclut qu'il s'agit d'un objectif approprié.

Par contre, nous concluons après examen que la preuve est insuffisante en ce qui concerne la crainte de contacts avec des éléments criminels de la société et les risques qu'il y ait recyclage de l'argent. Certes, le fait que l'employé commet un acte criminel en consommant des drogues illicites est un sujet de préoccupation, mais cette question relève aussi des autorités chargées de l'application de la loi.

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Après avoir examiné le caractère raisonnable de la méthode choisie par l'employeur, le tribunal conclut que cette méthode - c'est-à-dire, l'analyse d'urine obligatoire - a un caractère attentatoire. Cette politique générale représente une étape importante dans l'invasion de la vie privée de nombreux individus dans le domaine de l'emploi. Cette méthode ne pourrait être jugée raisonnable qu'en présence d'une preuve de fond indiquant l'existence d'une menace grave pour les autres employés de la Banque et pour le public, ses clients.

Il est évident qu'il n'existe pas une telle preuve en l'espèce. La Banque n'a pas agi en se fondant sur la preuve de l'existence d'un problème, mais elle s'est plutôt appuyée sur des impressions et sur certains éléments de preuve obtenus d'autres sources, un grand nombre de ceux-ci provenant des États-Unis et étant peu pertinents dans la situation actuelle de la Banque.

Si la surveillance constitue la méthode d'évaluation individuelle pour la majorité des employés, pourquoi n'en serait-il pas de même pour les nouveaux employés et pour les employés réembauchés même si la preuve a indiqué qu'il s'agissait d'une méthode imparfaite? Il convient tout au moins de signaler qu'il n'existe aucune politique de ce genre dans aucune autre banque canadienne et que l'Association des banquiers canadiens n'a pas jugé nécessaire d'adopter une position de principe sur cette question.

En conséquence, le tribunal conclut que si la Banque pouvait invoquer une EPJ comme moyen de défense, celle-ci ne pourrait être retenue.

6) LA CHARTE

L'article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés qui fait partie de la Loi constitutionnelle de 1982 porte :

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

De plus, sous la rubrique Application de la charte, la Loi prévoit ce qui suit :

32.(1) La présente charte s'applique :

a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord-Ouest;

b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

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En l'espèce, la plainte concerne la politique d'une entreprise du secteur privé, la Banque, en ce qu'elle vise un groupe de ses employés. A la lecture de la Charte, il semblerait que celle-ci ne s'applique pas étant donné que ni le Parlement ni le gouvernement ou ses mandataires ne sont directement concernés.

Toutefois, comme nous l'avons signalé, l'avocat de la Commission a soutenu que le présent tribunal est un mandataire de l'État et qu'il ne doit donc pas rendre une ordonnance qui aurait pour effet de permettre une atteinte à la protection conférée par l'art. 8 de la Charte. Il a donc prétendu que le tribunal ne pourrait pas, par exemple, conclure que la politique de dépistage des drogues de la Banque est une EPJ et rejeter la plainte.

Dans l'arrêt Dyment, l'un des arrêts qui ont été cités, le médecin qui soignait un conducteur blessé dans un accident d'automobile a prélevé un échantillon du sang de son patient sans le consentement de ce dernier et il l'a ensuite remis au policier chargé de l'enquête qui n'avait pas demandé le prélèvement de l'échantillon de sang et qui n'avait aucun mandat. L'analyse a montré que le taux d'alcoolémie dépassait la limite permise, ce qui a mené à la condamnation du conducteur.

La Cour suprême du Canada a conclu que l'acte du policier constituait une saisie abusive et violait l'article 8 de la Charte. La preuve a donc été jugée inadmissible.

Toutefois, le juge Laforest dit ce qui suit à la p. 431 de l'arrêt :

A mon avis, il y a saisie au sens de l'art. 8 lorsque les autorités prennent quelque chose appartenant à une personne sans son consentement. (Non souligné dans le texte original.)

Il ajoute plus loin, à la même page : «L'article 8 a été conçu pour accorder une protection contre les actions de l'État et de ses mandataires.»

Il est clair dans l'arrêt Dyment que le policier est un mandataire de l'État dans l'exercice de ses fonctions. C'est l'action du policier qui compte et non celle du médecin qui a prélevé l'échantillon sans y être autorisé. Il est possible que les actes du médecin contreviennent à la déontologie, mais ils ne sont pas en soi visés par la Charte parce que le médecin n'est pas un mandataire de l'État.

Dans l'arrêt Slaight, précité, un arbitre a été chargé conformément au par. 61.5(6) du Code canadien du travail d'entendre une plainte de congédiement injuste. Il a rendu deux ordonnances : la première portait que l'employeur devait préparer une lettre de recommandation renfermant

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certains renseignements précisés dans l'ordonnance; la deuxième prévoyait que l'employeur ne pourrait répondre aux demandes de renseignements supplémentaires au sujet de l'employé qu'en envoyant un double de la lettre. L'employeur a interjeté appel en soutenant que l'ordonnance portait atteinte à la liberté d'expression qui lui est garantie par l'al. 2b) de la Charte.

La Cour suprême du Canada a souligné que l'arbitre était une créature de la loi et qu'il tirait tous ses pouvoirs de la loi. Ainsi, suivant les termes utilisés dans l'arrêt Dyment, il agissait en sa qualité d'«autorité» ou de «mandataire» de l'État.

Il convient toutefois de signaler que, dans l'arrêt Slaight, l'acte répréhensible était un acte direct de l'autorité. L'ordonnance, en soi, violait la Charte. Elle ne tirait pas une conclusion neutre ou objective relativement aux actes d'un particulier. L'ordonnance elle-même limitait la liberté de l'individu et violait la Charte.

Le tribunal conclut qu'il est facile de faire une distinction entre les faits de l'espèce et ceux des arrêts Dyment et Slaight. Dans l'arrêt Dyment, l'acte répréhensible était un acte direct d'un mandataire de l'État, un policier. Dans l'arrêt Slaight, l'ordonnance répréhensible était encore une fois un acte direct d'un mandataire de l'État. Par contre, en l'espèce, la politique dont il est question est celle de la Banque qui est une entreprise du secteur privé et, même si le tribunal est une créature de la loi et serait incapable, comme dans l'arrêt Slaight, de rendre une ordonnance portant directement atteinte à l'un des droits garantis par la Charte, il s'acquitte tout simplement du mandat de rendre une décision que lui confère la loi.

Certains éléments de cette question sont analogues à ceux dont il s'agissait dans l'arrêt Dolphin, précité. Dans cet arrêt, le juge McIntyre de la Cour suprême a examiné cette même question en ce qui concerne les tribunaux. Il y dit ce qui suit à la p. 598 :

J'estime donc que l'art. 32 de la Charte mentionne de façon précise les acteurs auxquels s'applique la Charte. Il s'agit des branches législative, exécutive et administrative. Elle leur est applicable peu importe que leurs actes soient en cause dans des litiges publics ou privés.

Il ajoute à la p. 599 :

Il est difficile de définir l'élément d'intervention gouvernementale nécessaire pour rendre la Charte applicable dans un litige par ailleurs privé.

Et plus loin, à la p. 600 :

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Les tribunaux sont évidemment liés par la Charte comme ils le sont par toute autre règle de droit. Il leur incombe d'appliquer les règles de droit, mais, ce faisant, ils sont des arbitres neutres et non des parties opposées dans un litige. Considérer l'ordonnance d'un tribunal comme un élément d'intervention gouvernementale nécessaire pour invoquer la Charte aurait pour effet, me semble-t-il, d'élargir la portée de l'application de la Charte à pratiquement tous les litiges privés. Toute affaire doit se terminer, si elle est menée à terme, par une ordonnance d'exécution et si la Charte empêche de rendre une telle ordonnance dans le cas où il y aurait atteinte à un droit qu'elle garantit, tous les litiges privés seraient alors, semble-t-il, assujettis à la Charte. A mon avis, ce point de vue n'apporte pas de réponse à la question. Pour que la Charte s'applique, il doit exister un lien plus direct et mieux défini entre l'élément d'action gouvernementale et la revendication qui est faite.

Dans l'arrêt Dolphin, il s'agissait d'une intervention plus directe du tribunal que l'action envisagée par l'avocat dans son argumentation. Dans cet arrêt, la cour avait accordé une injonction afin d'empêcher le piquetage secondaire. En l'espèce, tout ce qui serait envisagé est une conclusion objective au sujet des actes de particuliers.

Le tribunal considère que les termes du juge McIntyre sont très utiles. Si nous devions conclure que le dépistage et l'utilisation ultérieure des résultats obtenus ne sont pas une EPJ au sens de la LCDP, une telle conclusion ainsi qu'une ordonnance rejetant la plainte ne constitueraient certainement pas une intervention suffisante de l'État pour transformer un acte de nature privée qui n'est pas visé par la Charte en une violation de cette dernière.

Autrement, en agissant tout simplement comme un arbitre neutre, le tribunal contribuerait à élargir la portée de l'application de la Charte à toutes les questions d'ordre privé dont il est saisi.

Dans tous les autres arrêts qui ont été cités, Southam, précité, Joyceville, précité, et Dion, précité, l'acte répréhensible était l'acte direct d'un mandataire ou d'un organisme de l'État et se distinguait donc pour ce motif.

Ainsi, même si la Charte lie le tribunal, elle ne s'applique pas en l'espèce pour restreindre notre pouvoir de rendre une décision neutre et objective et de prononcer l'ordonnance qui s'impose à la condition que celle-ci, en soi, ne viole pas la Charte.

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7. ORDONNANCE

Pour les motifs qui précèdent, le tribunal conclut que la plainte n'a pas été corroborée et elle est en conséquence rejetée.

FAIT A OTTAWA, CE 13e JOUR DE JUILLET 1994.

Keith C. Norton, c.r., président

FAIT A OAKVILLE, CE 14e JOUR DE JUILLET 1994.

Judith H. Alexander, LL.B., membre

FAIT A TORONTO, CE 18e JOUR DE JUILLET 1994.

J. Grant Sinclair, c.r., membre

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